43.
Rome, 2017

C’est au printemps 2017 que j’ai communiqué à Horst le résultat de nos recherches sur Hartmann Lauterbacher et Karl Hass. Il était heureux de connaître l’identité du « vieux camarade » chez qui Otto avait passé le week-end au lac Albano, mais intrigué aussi d’apprendre que Hass était un agent américain, qu’il avait travaillé pour un Juif au sein de l’Organisation internationale pour les réfugiés, et qu’il avait été un agent double soviétique. Ce dernier élément était un bonus.

Horst était maintenant persuadé que son père était mort à la suite d’un empoisonnement. Les preuves étaient relativement minces, mais les nouveaux éléments que je lui ai présentés l’ont apparemment convaincu. Il n’avait pas mentionné l’empoisonnement lorsque nous nous étions vus pour la première fois en 2012, ou lorsque nous avions organisé la conversation publique à Londres en 2014. Trois ans plus tard, au moment où nous envisagions un voyage à Rome, une simple possibilité était devenue un fait incontestable. L’empoisonnement avait l’avantage de faire d’Otto une victime plutôt qu’un bourreau.

Le Dr Wollenweber n’étant plus suspect, Horst pensait que le coupable pouvait être Karl Hass. Il m’a donc encouragé à approfondir les recherches sur les activités de cet homme qui, à Berlin en 1937, avait travaillé dans le même bâtiment que son père, et s’était trouvé aussi à ses côtés en Italie en 1945. Hass était-il au service des Américains, des Polonais, des Juifs, des Soviétiques ? Pour Horst, toutes les hypothèses étaient possibles. Hass avait été condamné pour « crimes contre l’humanité » en raison de sa participation aux représailles des Fosses ardéatines, un événement qui faisait écho aux tueries ordonnées par Otto à Bochnia ? Horst ne semblait pas s’en préoccuper.

Il pensait que ce serait une bonne idée d’aller à Rome, de visiter les lieux mentionnés dans les carnets de son père et de rencontrer certaines de ses connaissances. On pourrait aller au monastère de Vigna Pia où Otto avait vécu, et à l’hôpital de Santo Spirito où il était mort. On pourrait également visiter le cimetière de Campo Verano où il avait d’abord été enterré, tenter d’accéder au collège de l’Anima où avait travaillé l’évêque Hudal, et peut-être même voir les Fosses ardéatines. On pourrait enfin aller au lac Albano où son père avait nagé pour la dernière fois. Horst avait quelques amis à Rome qui nous recevraient peut-être : parmi eux, Irmgard, la fille des Ettingshausen, et le fils d’un autre ami de ses parents, un professeur qui souhaitait garder l’anonymat.

Horst et moi avons donc fait le voyage à Rome en mai 2017, accompagnés de James Everest et de Gemma Newby, la productrice du podcast. Horst souhaitait aussi être accompagné et protégé : à sa demande, Osman, le coiffeur, se joignit à nous.

Irmgard Ettingshausen accepta de nous rencontrer et de nous parler à condition qu’on lui offre un bon déjeuner. J’espérais un peu de couleur, ou des détails sur les Wächter. Irmgard était dans sa quatre-vingtième année, mais elle semblait un peu plus jeune ; elle était resplendissante avec ses longs cheveux noirs et son pantalon blanc très chic. Elle portait des lunettes de soleil aviator alors que nous étions dans une pièce située au sous-sol et dépourvue de fenêtres.

La rencontre fut brève : elle ne se souvenait de rien, ou du moins ne souhaitait pas évoquer la période. Ce que son père Georg et Otto, avocats nazis, avaient fait ne semblait pas particulièrement l’intéresser, pas plus que ce qui s’était produit entre Otto et sa mère Helga lorsqu’il lui avait rendu visite après les années passées à la montagne avec Buko. Elle avait lu des choses à propos d’Otto sur Internet, mais elle ne faisait pas confiance à ce moyen de communication.

Otto et Charlotte Wächter, Tyrol, 1948.

Un court moment, des souvenirs refirent surface lorsque Horst montra une photo de ses parents – je ne l’avais jamais vue auparavant – prise chez les Ettingshausen près du petit village tyrolien de Going en 1948. « C’est peut-être mon père qui a pris cette photo, dit-elle, il avait un Leica après tout, et il aimait prendre des photos. »

La photo représentait Charlotte et Otto assis dans l’herbe baignée de soleil, avec au fond le massif du Kaiser. Otto souriait, les mains autour des genoux, la veste et le pantalon portés de manière négligée. Charlotte le regardait amoureusement, une veste traditionnelle drapée autour de ses épaules. La photo incita Irmgard à évoquer Tante Lotte avec chaleur. Toujours joyeuse, toujours avec des cadeaux. « Je me souviens de sa voix, je l’ai encore en tête. » Elle ne savait rien de la mort d’Otto. Non, elle n’avait jamais entendu Charlotte dire qu’il avait pu être empoisonné. Horst était manifestement déçu. « Elle voulait peut-être dire quelque chose », ajouta Irmgard d’un ton encourageant, « mais elle ne l’a jamais fait ».

Je lui ai donné une copie du poème, touchant, écrit avec le cœur, plein d’émotion, qu’Otto avait composé pour Helga. Ce n’était pas un poème d’amour, dit-elle avec emphase. « C’était une époque poétique ; des amis s’écrivaient alors ce genre de choses. »

Nous rendîmes ensuite visite au professeur dont les parents avaient connu Otto et Charlotte, celui qui ne voulait pas révéler son identité. Il était intelligent, humain, et il se montra intéressé lorsque nous évoquâmes la famille et l’amitié. Pourquoi ses parents avaient-ils aidé Otto ? Un geste chrétien, de gentillesse, dit le professeur ; ses parents ne savaient probablement pas ce dont Otto s’était rendu responsable pendant la guerre.

Je lui dis que le contenu des documents permettait une interprétation différente.

Savait-il ce que ses parents avaient fait pendant la guerre ?

« Pas vraiment, reconnut-il.

Avait-il envie de savoir ?

Il me regarda silencieusement pendant un long moment, et répondit finalement « non ». Il ne voulait pas savoir.

Après le bon déjeuner que j’avais promis à Irmgard, nous sommes allés au monastère de la Vigna Pia, quelques kilomètres au sud de la place Saint-Pierre, non loin du coude que forme le Tibre. Créé au milieu du xixe siècle1 par le pape Pie IX pour recueillir des enfants nécessiteux, le bâtiment avait été acheté par l’organisation Sacra Familia dans les années 1920 pour héberger vingt-cinq jeunes garçons. À l’arrivée d’Otto, ils étaient cent cinquante. Aujourd’hui, le bâtiment accueille une école internationale.

En compagnie de Rocco Baldassari, un prêtre local qui en assurait le fonctionnement, nous nous sommes retrouvés sous une verrière, dans un large hall qui, comme Otto l’avait justement décrit, avait l’allure d’une aile de prison. « On a tourné beaucoup de films ici », fit remarquer le curé en nous guidant vers l’étage supérieur où une multitude de petites chambres donnaient sur les coursives qui longeaient les quatre côtés du bâtiment. La cellule de moine qui avait peut-être été celle d’Otto avait un plafond voûté, haut et incurvé, et une seule petite fenêtre qui offrait une belle vue sur la ville. « Impossible à maintenir propre », avait écrit Otto. L’ancien mobilier avait disparu, nous devions donc faire appel à notre imagination pour voir le vieux bureau, le prie-dieu vermoulu et le sol couvert de journaux.

Nous sommes allés sur le toit où Otto faisait sa gymnastique du matin « avec vue sur la ville et la Campagna », devant une grande fenêtre cintrée. On distinguait la basilique Saint-Jean, le parc à côté du Colisée et le monument Vittorio Emanuele II connu sous le nom de « machine à écrire ». Le Tibre coulait juste en dessous, à un jet de pierre. On y accédait par un tunnel sous la voie de chemin de fer. « Je ne pourrai pas résister », avait écrit Otto à sa femme en parlant de l’endroit où il aimait nager. Dans le loin, on voyait la Campagna où il aimait courir.

Sur le toit, nous avons entendu les mouettes et vu la fumée rouge, blanche et verte des avions militaires : la République célébrait ce jour-là la fin de la monarchie2. Soixante-dix ans plus tôt, Otto avait manqué la parade. « J’étais dans ma cellule, je n’ai entendu que le bruit des avions au-dessus de Rome3 », avait-il dit à Charlotte.

De retour au rez-de-chaussée, nous sommes allés au réfectoire où Otto buvait du café laiteux le matin et du vin rouge le soir. Notre guide nous a apporté une copie des Annales de la Vigna Pia, avec une liste des résidents de l’année 19494. Parmi les noms figuraient Walter Rauff, alias Alfonso, sa femme et ses deux enfants. Le nom d’Otto Wächter se trouvait à la page 651, noir sur blanc.

Le lendemain, nous nous sommes rendus à l’endroit où Otto est mort. À travers les petites rues de la ville nous sommes arrivés sur le pont Vittorio Emanuele II, près du château Saint-Ange ; Horst prit une photo. Nous sommes entrés par les grandes portes d’un long bâtiment en briques et nous nous sommes retrouvés dans une cour intérieure encadrée de colonnes et d’arches, de murs en ocre passée ornés de plaques, de fresques, mais aussi de panneaux indiquant l’itinéraire vers la pharmacie ou la bibliothèque. L’hôpital Santo Spirito5 date du xve siècle : immortalisée dans la Tentation du Christ de Botticelli en 1480, l’institution incarnait le pouvoir papal de guérison. Michel-Ange et Léonard de Vinci ont visité sa salle d’opération en quête d’inspiration sur la forme du corps humain6. La fameuse horloge aux aiguilles représentées par un corps de salamandre nous dominait.

Il n’y avait pas beaucoup de monde et nous avons pu nous promener d’une cour à l’autre jusqu’à la fontaine, et découvrir la plaque qui indique le chemin vers la Sala Baglivi où Otto a passé les derniers jours de sa vie.

Vers la Sala Baglivi, hôpital Santo Spirito, juin 2017.

Horst venait ici pour la première fois. Il soupirait, mais disait ne pas avoir d’émotions particulières. « Cela changera peut-être quand je verrai la salle où il est mort, celle qu’il a décrite à ma mère. » Il se souvenait de la lettre, de la fin qu’elle annonçait. « Il savait qu’il allait mourir quand il a été admis ici », continua Horst, il a sans doute espéré que sa femme viendrait le voir.

Horst réfléchissait à son enfance sans père. « Ma mère était la figure centrale, c’est elle qui incarnait l’autorité et le pouvoir, elle était au centre de ma vie. » Il se demandait comment elle avait réussi à s’en sortir. « Peut-être ses enfants l’ont-ils aidée à vivre ? » Il s’était senti responsable d’elle. « Son plus grand souhait était de réhabiliter au mieux mon père – et elle pensait que j’y arriverais, moi, grâce aux documents qu’elle me léguait. »

« Je ne me souviens pas du tout de mon père, parce que je n’avais pas de relation intime avec lui. » À la différence de ses trois frère et sœurs aînés qui avaient passé plus de temps à ses côtés, il avait découvert son père à travers les papiers de sa mère. « J’étais vraiment surpris de constater à quel point ma mère avait fini par occuper le centre de son existence… c’était un homme à femmes, mais il avait compris que ma mère avait abandonné à peu près tout pour lui, faisait tout pour lui et ne le quitterait pas… » Sa voix se brisa, et il reprit aussitôt :

« Sa mort n’était pas écrite, il était jeune, il venait d’avoir quarante-huit ans, ce n’est pas un âge pour mourir, vous savez ? » Il fit allusion à Hass.

« Pourquoi mentionnez-vous Hass ? lui demandai-je.

– Parce que je pense qu’il a assassiné mon père et qu’il a été très bien payé, donc… »

La voix de Horst se brisa une fois de plus lorsqu’un autre souvenir lui revint, celui de l’examen qu’il avait passé l’année de la mort de son père. « Ma mère avait envoyé tous les enfants ailleurs ; moi, on m’avait envoyé en Suisse pour l’été, je n’ai donc pas été informé de ce qui était arrivé à mon père. » Horst n’était pas à Salzbourg le jour où sa mère était précipitamment partie pour Rome.

Nous sommes arrivés à l’entrée de la Sala Baglivi, à quelques mètres de l’endroit où Otto était mort, mais nous n’avons pas pu entrer, il y avait des travaux de rénovation.

« Voici la salle, dis-je.

– Ah, c’est la salle.

– Et voici les fenêtres dont parlait votre père.

– Oui, oui. »

Nous les avons comptées, sept de chaque côté, en hauteur, grandes et rectangulaires.

J’ai montré à Horst une photo de l’intérieur prise en 1950.

« Voilà à quoi cela ressemblait quand votre père était ici.

– Oui, oui, oui. »

Horst se tut, puis reprit : « C’était une grande salle, une vaste pièce pour mourir, un espace humain avec tous ces gens autour. »

Nous sommes allés jusqu’au bout du bâtiment. Horst voulait voir la grande porte par laquelle son père était passé après sa mort, mais une barrière en métal haute de deux mètres barrait le chemin. Horst l’escalada doucement sous l’œil protecteur d’Osman, c’était un septuagénaire agile. Un garde armé crut voir un cambrioleur, il arriva en courant. Non, juste un fils qui voulait se raccorder à son père en parcourant le lieu où il était mort des années plus tôt, lui avons-nous expliqué.

Nous nous sommes assis sur un banc et avons lu la lettre de Heidi Dupré à Charlotte. « Je me sens proche de ma mère », dit Horst. « Ce qu’elle a dû endurer, ce fut sans doute le pire moment de sa vie, être ici sans savoir que faire, brisée. »

Gemma, James et moi avons visité les Fosses ardéatines situées dans les faubourgs de Rome. De son côté, Horst avait décidé de rendre hommage à ceux qui avaient perdu la vie sur la via Rasella, près du palais du Quirinal. Le 23 mars 1944, 33 soldats tyroliens chantant le « Horst Wessel Lied » avaient été attaqués et tués lors de leur défilé. Lorsque je suis revenu un an après cette visite, j’ai constaté que les murs de la rue portaient encore les traces des balles.

Pour entrer dans ce lieu de mémoire que sont les Fosses7, nous sommes passés par les vastes portails en bronze de Basaldella qui évoquent les corps tordus et torturés des 335 Italiens. Les victimes venaient de « toutes les professions et catégories sociales de la population romaine », disait la brochure. Douze d’entre elles n’avaient jamais été identifiées.

Nous avons longé un sentier étroit taillé dans la roche, long de plus de cent mètres, en passant du clair à l’obscur, du chaud au froid ; c’était un lieu glaçant. Les victimes étaient entrées par groupes de cinq dans ce lieu incorporé à la pierre, loin sous la surface ; elles s’étaient agenouillées et avaient reçu un simple coup de pistolet dans la tête. Cela avait duré une journée entière. L’événement était si traumatisant pour les exécuteurs que les nerfs des plus jeunes devaient être calmés au cognac. C’est ici qu’avaient sévi Kappler, Priebke et Karl Hass, âgé alors de trente-deux ans, exécutant l’ordre d’Hitler transmis par le Feldmarschall Albert Kesselring et le général Karl Wolff.

J’ai quitté les Fosses pour rejoindre le mémorial qui renfermait les restes des victimes dans des tombes individuelles disposées en rangées, numérotées de 1 à 335. Il y avait un nom et une photo sur la plupart d’entre elles, certaines étaient fleuries.

Antonio Pisino8, vingt-six ans, chef de la zone militaire du mouvement communiste, arrêté en janvier 1944, accusé d’espionnage, condamné à une peine de prison de trois ans.

Alessandro Portieri9, dix-neuf ans, mécanicien, communiste, arrêté dix jours plus tôt pour port d’armes.

Ettore Ronconi10, quarante-six ans, négociant en vin, arrêté par la SS et la police italienne non loin de la via Rasella le jour même de l’attaque.

Une tombe sans nom, ignoto, « inconnu ».

Et ainsi de suite. Quatorze rangées d’êtres humains, de chrétiens et de Juifs, de non-croyants, tous des hommes, tous sélectionnés après les événements de la via Rasella, pas un seul impliqué d’une quelconque manière dans l’attaque.

Un groupe de personnes rassemblées ici parce qu’elles s’étaient trouvées au mauvais endroit au mauvais moment.