47.
Exhumation

Après notre voyage à Rome, Horst pensa qu’il serait peut-être bon d’exhumer son père. Il m’envoya un document de deux pages1 que j’avais déjà vu dans les papiers de Charlotte : la copie du dossier d’Otto Wächter trouvé dans les archives de Rome. Horst ne savait pas d’où venait ce papier, une simple copie – non certifiée – d’un document original daté du 14 juillet 1949 et intitulé « Dossier de soins, Ospedale Santo Spirito ».

« Le patient Reinhardt a été admis le 9 juillet 1949. » Quelqu’un avait inscrit le prénom du patient à la main, « Alfred » peut-être, l’écriture n’était guère lisible.

Le dossier contenait des données personnelles contradictoires. La première page mentionnait que le patient était « célibataire » ; la deuxième qu’il était marié et père de cinq enfants.

Le patient indique qu’il est incapable de manger depuis le 1er juillet, qu’il a développé une forte fièvre le 2 juillet, que des symptômes de jaunisse sont apparus le 7 juillet. Le patient est diabétique, l’examen clinique révèle une maladie du foie : une atrophie jaune aiguë (icterus gravis).

Le dossier spécifiait ensuite : « À la suite d’une attaque d’urémie le patient est mort le 14 juillet. »

La date de la mort était différente de celle – 13 juillet – donnée par l’évêque Hudal. J’ai pensé qu’Otto était peut-être mort tard dans la soirée du 13.

Puis le texte du dossier précisait :

Le même jour (selon l’usage pour tous les décès ayant lieu à l’hôpital), une autopsie a été réalisée. Celle-ci révèle une suspicion de maladie de Weil (Leptospirosis icterohemorrhagiae)2.

Horst n’était pas prêt à accepter ce diagnostic. Il était convaincu qu’il s’agissait d’un meurtre, mais il convenait désormais que les coupables n’étaient pas les Américains. Il pensait maintenant aux Soviétiques, ou peut-être à Simon Wiesenthal, le fameux chasseur de nazis, qui nourrissait, selon Horst, une hostilité particulière vis-à-vis de son père.

Le dossier de deux pages n’emportait plus l’adhésion de Horst. Les mémoires de l’évêque Hudal lui avaient inspiré de nouvelles théories, de même que la conversation entre Charlotte et Hansjakob Stehle dont il ignorait le contenu jusqu’alors. « Lorsqu’elle est arrivée à Rome, il était mort, couché là, noir comme un Nègre », avait dit sa mère à l’historien. « Un corps ne devient généralement pas noir en l’espace de quelques heures », répétait Horst. « On ne devient pas noir quand on meurt. »

Après le voyage à Rome, Horst songeait donc à déterrer son père. Il voulait tester sa théorie : « Si nous l’exhumons, la présence du poison s’imposera. » Il s’exprimait avec la certitude d’un apôtre.

Je doutais des résultats d’une telle entreprise. Otto avait été enterré en 1949, exhumé dix ans plus tard et, après avoir passé quelques années dans le jardin de Charlotte à Salzbourg, il avait été enterré dans le cimetière de Fiederbrunn en 1974, avant d’être à nouveau transporté après la mort de Charlotte en 1985. Ce fut son cinquième et dernier enterrement.

Horst voulut néanmoins s’assurer que l’exhumation était possible. Il contacta un expert3 de St Johann in Tirol qui fit une enquête préliminaire. L’expert confirma qu’une exhumation était possible, mais il avertit Horst des difficultés qu’il allait rencontrer. L’enquête établit également qu’il n’y avait pas de traces des funérailles d’Otto en 1974 et que la tombe dans laquelle il était enterré avait été « descendue » lors de la mort de Charlotte en 1985. Enfin, la tombe avait été déplacée de vingt centimètres dans le cadre d’un réaménagement général du cimetière en 1993. Ainsi, « il n’était pas possible d’affirmer avec certitude que l’on trouverait les restes de Mr Otto Wächter lors d’une exhumation ». Si des restes existaient, il serait possible de pratiquer une analyse ADN et un examen toxicologique. L’expert donna une estimation du coût de l’opération : entre cinq mille et huit mille euros.

Horst ne fut pas découragé, mais il concéda qu’il était préférable de s’informer davantage avant de s’engager. « Peut-être pourriez-vous trouver un expert ? » suggéra-t-il. Je n’avais guère envie de le faire. Lors d’un dîner à Londres, j’ai cependant rencontré le directeur de la Royal Society, l’Académie des sciences créée au xviie siècle. Au moment du dessert, nous avons parlé de l’histoire d’Otto et, dans le fil de la conversation, nous avons évoqué l’analyse de restes humains. Le directeur m’a conseillé de m’adresser à un membre de la Royal Society, Dame Sue Black4, professeure d’anatomie et d’anthropologie médico-légale à l’Université de Dundee. La professeure Black avait une longue expérience dans ce domaine ; elle avait enquêté sur des « crimes contre l’humanité » et sur le « génocide » en ex-Yougoslavie, en Sierra Leone, en Irak et ailleurs. Je l’ai donc contactée, et nous avons eu deux discussions, en présence de l’une de ses collègues, la professeure Niamh Nic Daéid5, directrice du centre de médecine légale de l’université.

Les deux professeures m’ont demandé de leur transmettre les éléments que j’avais en ma possession. Je leur ai fait parvenir le document de deux pages, le dossier de soins de l’hôpital, divers bulletins médicaux ainsi que la description des symptômes évoqués par Otto dans sa correspondance avec Charlotte.

J’ai beaucoup appris sur le corps humain post mortem au cours de ces échanges. Mes interlocutrices m’ont posé des questions sur l’état des restes d’Otto, sur le cercueil d’origine, le drap mortuaire et les vêtements dans lesquels il avait été enterré. J’avais peu de choses à leur offrir – il avait déjà été exhumé une première fois de sa tombe à Rome, leur ai-je expliqué. Les restes avaient été conservés dans une boîte enterrée dans le jardin de Charlotte, puis transportés vers une autre maison, puis ré-enterrés à Fieberbrunn dans le Tyrol. Si elles ont été surprises par ce que je leur ai raconté, elles n’ont rien laissé paraître.

N’y avait-il que les ossements ? Je ne le savais pas.

Y avait-il des cheveux ou des ongles ? Je ne le savais pas.

Le cercueil d’origine avait-il été levé et enchâssé dans un autre ? Les restes d’Otto avaient-ils été retirés du cercueil et transférés dans un autre récipient ? Le drap mortuaire d’origine avait-il été transporté avec le corps ? Subsistait-il des traces de l’un de ces objets ? Là encore, je ne savais pas.

Les professeures m’ont expliqué pourquoi elles posaient ces questions. Une multitude de facteurs affectent le corps après un enterrement : la profondeur de la tombe, la nature du sol et son acidité, les niveaux d’eau, la présence de rongeurs et d’insectes. Si l’environnement n’est pas humide, les cheveux sont généralement mieux préservés sous des températures chaudes. Le bois du cercueil d’origine, son capitonnage, un drap mortuaire renferment des indices car les fluides corporels – qui contiennent potentiellement du poison – ont pu les imbiber.

Sue m’a fait une démonstration très visuelle : « Lorsque le corps et ses tissus se décomposent, et si les fluides ne sont pas drainés, le corps baigne dans une sorte de soupe de fluides. Ceux-ci sont légèrement acides, ils entament donc les parties molles. Les restes sont osseux, couverts d’une sorte de film brun. Cela ressemble à un glaçage au chocolat – si l’image peut vous aider à imaginer ce qui reste d’un corps. Les fluides suintent et se déposent au fond du cercueil, sur son capitonnage et, s’il y a lieu, sur le drap mortuaire. »

Sue avait donc besoin de plus d’informations sur le contenu exact du cercueil d’Otto Wächter lors de son deuxième enterrement. Horst m’avait dit qu’il n’avait jamais ouvert la boîte que sa mère gardait au fond du jardin ; de toute façon, ajouta Sue, ces informations ne lui permettraient pas de se prononcer sur la cause du décès. Cela relevait de la compétence d’un médecin qualifié. « Nous ne pouvons pas émettre d’opinion sur les causes d’une mort, en particulier parce que la leptospirose ou la maladie de Weil, causes possibles de la mort, sont des maladies cliniques. »

Mon interlocutrice n’était pas non plus experte en poisons – seul un toxicologue pouvait nous renseigner précisément. Certains poisons se manifestent dans les tissus corporels, m’expliqua-t-elle, mais si le seul tissu disponible est osseux, il est difficile d’obtenir un résultat probant. Contrairement aux cheveux ou aux ongles, les os ont un taux de renouvellement cellulaire lent. Dans le cas d’Otto, les os n’avaient sans doute pas pu absorber un poison ayant transité par le système gastro-intestinal dans un temps aussi court : entre l’absorption du poison – peut-être lors du repas avec Karl Hass le samedi 2 juillet – et le moment du décès, seulement onze jours plus tard. « Les os ne se renouvellent pas si rapidement, pas en moins de deux semaines. »

Le temps était donc le facteur clé. Le poison, s’il y a bien eu empoisonnement, a-t-il été administré en une ou plusieurs fois durant les semaines et les mois qui ont précédé la mort ? « Wächter était-il déjà malade, avant d’être empoisonné ? » L’écart entre le moment de la mort et l’analyse des restes est également déterminant, dit la professeure Black. Plus le temps passe, moins il est facile d’identifier un poison. Soixante-dix ans est une période très longue. L’analyse était encore compliquée par le fait que la dépouille d’Otto avait été déplacée et conservée dans des conditions inconnues.

Les chances d’identifier un poison administré sur une période longue, sur plusieurs mois, sont plus importantes, mais tout dépend de sa nature. Tous les poisons ne sont pas également absorbés par les os, les cheveux ou les ongles. « Certains traversent littéralement le système sans laisser de trace. » Il est donc difficile de détecter un poison introduit quelques semaines avant le décès. « Je ne dis pas que ce serait impossible, mais c’est improbable. Des mois consécutifs d’empoisonnement rendraient la tâche plus facile, mais, encore une fois, tout dépend du type de poison. »

Sue m’a expliqué le mécanisme et pourquoi l’analyse des os n’était pas suffisante. Il y a en résumé deux types d’os, « ivoire » et « friable ». Les premiers ressemblent aux « touches de piano » ; ils sont compacts, ainsi le tibia ou le fémur, ou encore l’os entre le coude et le poignet. Le renouvellement des cellules se fait lentement, tous les quinze ans environ ; « identifier un poison dans un os compact est impossible si l’empoisonnement a eu lieu deux semaines seulement avant la mort ».

Les seconds sont spongieux. « Songez à une structure alvéolaire, dit Sue, analogue à l’intérieur d’un bonbon Malteser couvert de chocolat. Leur tâche est de transférer le poids dans un corps, mais ils sont plus fragiles que les autres. » C’est le genre d’os que l’on casse en tombant. Ils ont un taux de renouvellement de cellules plus élevé – tous les cinq ans –, ce qui veut dire qu’un poison les pénètre plus rapidement. Sue pensait cependant qu’il était « hautement, hautement improbable » qu’un poison, absorbé une ou deux semaines seulement avant le décès, puisse être identifié grâce aux os spongieux.

Un poison administré sur une durée plus longue devient au contraire plus facile à détecter, car il se répand dans l’ensemble du squelette. Il ne reste pas dans un seul os, ou dans une seule zone. Les maladies peuvent se manifester dans les os, expliqua Sue, mais, « en raison du renouvellement cellulaire lent, il s’agit généralement de maladies chroniques ». Sue ne pensait pas que les os d’Otto pourraient répondre à nos questions, surtout dans l’hypothèse d’un empoisonnement unique survenu peu de temps avant la mort. En revanche, si l’on était en présence d’une petite quantité de poison administrée sur une longue période – des mois ou des années –, il serait éventuellement possible de trouver quelque chose, mais sans aucune certitude.

Les cheveux ou les ongles d’Otto pourraient mieux nous renseigner. « Parce qu’il pousse, chaque ongle ou cheveu renferme un dépôt longitudinal d’informations chimiques, même sur un court laps de temps, une ou deux semaines. » L’information qu’il livre peut cependant être limitée.

Quelle est la quantité de cheveux ou d’ongles nécessaire à une analyse concluante ? C’est, selon Niamh, l’affaire du toxicologue. Son travail consiste à prélever les échantillons qui sont ensuite analysés par un spécialiste. Pour détecter la présence d’un produit chimique spécifique dans un ongle, Niamh aurait besoin de l’ongle complet. En effet, lorsque l’empoisonnement s’est produit peu de temps avant la mort, il faut aussi regarder la partie qui, à ce moment, poussait encore. « Si vous vous intéressez aux cheveux, alors il vous faut la partie la plus proche du cuir chevelu. Pour la même raison : c’est là que se dépose le produit chimique. »

La professeure n’avait cependant pas besoin des dix ongles ou d’une poignée de cheveux. Pour l’ongle, il lui suffirait d’analyser la demi-lune plus claire à la base. « C’est là que l’on trouvera le poison. »

Sue résuma : « Si Otto Wächter a été tué par poison, et si celui-ci a été administré en une seule fois environ deux semaines avant sa mort, alors la seule chance réaliste de le découvrir est de disposer d’un cheveu ou d’un ongle. » Les os, elle en était convaincue, ne pourraient suffire.

Sue souleva un dernier point : il y avait deux parties dans cette affaire, le mort et ceux – la famille – qui seraient directement affectés par l’exhumation. Certains pensent qu’une exhumation est un acte intrusif qui trouble les restes mortels, on ne doit y recourir qu’en dernière instance. S’agissant de la famille et des amis, différents facteurs et questions doivent être pris en considération. Que cherche-t-on à découvrir, et pour le compte de qui ? Faut-il résoudre un mystère ? L’opération mettra-t-elle en cause la responsabilité de quelqu’un ? Procède-t-on à l’exhumation pour clore une affaire ? Le mort l’aurait-il approuvée ? Faut-il prendre en compte la première exhumation qui remonte à plusieurs décennies ?

Je lui ai dit que je transmettrais ces questions à Horst.

Sue et Niamh m’ont fait comprendre qu’elles ne participeraient pas à l’enquête ou à l’exhumation si toutes les exigences légales n’étaient pas respectées. Elles voulaient savoir si l’exhumation allait avoir lieu pour de bonnes raisons et si la famille accepterait le résultat, quel qu’il soit.

« À leur place, avant de m’engager, j’aimerais connaître la valeur légale d’une exhumation, à qui elle profite et pourquoi, insista Sue, car il y aura des conséquences légales. »

Elle conclut brutalement. « S’il est mort du typhus ou de la lepto­spirose, ses restes ne vous diront probablement pas s’il a été effectivement emporté par ces maladies. D’après ce que vous décrivez, il sera extrêmement difficile voire impossible de confirmer l’hypothèse d’une maladie ou celle d’un empoisonnement à l’aide de restes osseux. »

Elle me conseilla de m’adresser à un spécialiste du foie.