49.
Albuquerque, 2018

Quelques semaines après mon entrevue avec Viktor, j’ai pris l’avion pour le Nouveau-Mexique. Je me suis retrouvé dans la cuisine d’une petite maison située dans une rue calme de la banlieue d’Albuquerque. Des documents et des photos d’un autre âge étaient étalés sur la table. J’étais dans la maison de l’un des demi-frères de Viktor ; j’ignorais si celui qui m’accueillait savait qu’il avait un demi-frère.

La scène était improbable. J’étais à Albuquerque, je prenais le thé avec le fils d’un agent américain dont l’employeur, la CIA, était responsable à la fois de la traque d’Otto Wächter et du réseau d’espionnage qui avait peut-être tenté de le recruter. Lorsque j’ai rencontré Horst pour la première fois, je ne pouvais l’imaginer.

La cuisine, les papiers appartenaient à Thomas Lucid junior, le deux­ième fils de Thomas A. Lucid, officier commandant du 430e détachement du CIC. J’avais trouvé son nom dans un article de journal, et j’avais pu obtenir un numéro de téléphone à Albuquerque. J’ai laissé un message, Thomas Lucid junior m’a aussitôt rappelé. Il serait heureux de me rencontrer et de parler des activités de son père durant la guerre, me dit-il.

Tom junior s’est montré cordial : des yeux chaleureux et pétillants, une masse de cheveux blancs qui m’a rappelé celle de Viktor Williams. Je ne lui ai pas parlé de cette ressemblance sur la route que nous avons empruntée depuis l’aéroport, ni au cours de notre déjeuner fait de tacos épicés, ni même lors du café que nous avons pris dans un restaurant Twisters – celui qui a servi de décor à Los Pollos Hermanos1, le célèbre fast-food de ma série préférée, Breaking Bad. Je me suis tu pour une raison simple : j’ignorais ce que savait Tom junior du premier enfant de son père, le fils qu’il avait laissé en Italie, et je ne savais pas si j’avais le droit de le lui dire.

Tom junior est né en 1947, à Gmunden en Autriche, le QG du 430e détachement du CIC. C’est là que travaillait son père, là que celui-ci avait eu un entretien avec le commandant Hass avant de lui confier la direction du projet Los Angeles – cela s’était passé quelques semaines seulement après la naissance de son deuxième fils (le premier enfant qu’il avait de son épouse). Je n’ai rien dit de cela.

À dix-sept ans, Tom junior a lui-même rejoint l’armée. Il a passé du temps aux États-Unis, puis à Taïwan, avant de s’inscrire à l’Université du Maryland en Allemagne. Lorsqu’il a obtenu son diplôme en 1972, son père, atteint de la maladie de Parkinson, avait déjà pris sa retraite. Tom junior est devenu professeur dans le secondaire à El Paso, au Texas, où s’étaient installés ses parents, avant de déménager à Albuquerque. Il a épousé Michelle Lippman – le père de Michelle, Bruno, poursuivi par Otto et ses collègues qui traquaient les Juifs, avait fui l’Autriche après l’Anschluss. Tom junior a été réserviste au sein de l’armée et de la Garde nationale pendant trente-deux ans ; rappelé le 11 Septembre, il a été instructeur à l’école militaire américaine destinée aux forces spéciales (US Army Special Forces School).

Tom me parla affectueusement de ses parents. « Mon père était toujours au centre des événements, dit-il, affable, un grand sens de l’humour, un patron juste et fiable, très aimé. » Un mémoire d’un collègue de la CIA le décrit comme « un officier professionnel dévoué, extraverti, aimant la fête, Irlandais catholique, doté d’une belle voix de ténor, marié à une belle femme irlandaise qui l’accompagne avec grâce dans sa vie mondaine ».

Il évoqua le souvenir de son père chantant à l’Oktoberfest de Munich, ou mixant un cocktail « désuet » fait de bourbon ou de whisky canadien, d’une touche d’eau, d’Angostura, et de quelques morceaux de fruits. Mais, de son travail, il savait peu de choses. Après leur déménagement à Saïgon, leur mère lui avait cependant avoué : « Papa travaille pour la CIA. » Il avait quelques souvenirs : ainsi se remémorait-il la traversée de l’Atlantique en paquebot au cours de laquelle ils avaient rencontré le shah d’Iran2 ; celui-ci avait remercié Lucid pour le rôle joué par la CIA qui lui avait permis de rester au pouvoir en 1953 et de « se débarrasser d’un Premier ministre un peu gauchiste ». Tom junior possédait l’autographe du shah sur une carte postale.

Il se rappela aussi un voyage en famille en Italie. Ils avaient visité le petit village de Mondragone entre Naples et Rome. Une famille italienne s’était souvenue du jeune lieutenant Thomas Lucid, le libérateur. Il avait appris que ses parents avaient rencontré le pape Pie XII à Rome en 1946. « Le pape a prédit ta naissance. Il a dit “vous aurez un fils” », lui avait raconté plus tard Peggy. Elle ne savait pas que son mari en avait déjà un. Tom vit le jour neuf mois plus tard.

Né dans une famille catholique irlandaise du New Jersey, Thomas Lucid, après ses études, a rejoint l’armée où il a servi dans le contre-espionnage. Il a épousé en 1943 Margaret Gordon – Peggy –, américaine et écossaise. « Il a peut-être eu d’autres petites amies avant », admit Tom, « mais, après le mariage, ils étaient apparemment fidèles ». Thomas senior a débarqué en Afrique du Nord, puis en Italie où il a servi au sein d’un détachement du CIC de la 88e division de l’infanterie. Le 5 juin 1944, la première division américaine est entrée dans Rome ; elle a provoqué la fuite de Karl Hass qui s’est exilé à Parme.

À la fin de la guerre, Lucid était donc en Italie du Nord. C’est là qu’il a arrêté la femme et la fille d’Heinrich Himmler. Selon le Jersey Journal qui s’en est fait l’écho (« Un soldat local contribue à localiser Frau Himmler »)3, l’arrestation se déroula dans un chalet de montagne bien équipé, à quinze kilomètres au sud de Bolzano.

Thomas senior avait emporté quelques souvenirs de la maison des Himmler, et ils étaient désormais en possession de son fils. Thomas junior me montra une photo en noir et blanc d’une jeune adolescente, Gudrun, la fille d’Himmler (« Confidentiel » avait écrit son père au dos, « la photo est terriblement flatteuse »). Il prit aussi deux cartes de Noël4 adressées aux Himmler par Adolf Hitler en 1937 et en 1943, signées à l’encre noire.

En 1946, Thomas senior a pris le commandement du 430e détachement basé à Linz. Sa mission : le contre-espionnage, la traque et l’inter-

Thomas et Peggy Lucid, 1946.

rogatoire de hauts responsables nazis. « La priorité n’était plus la justice, rappela Tom junior, mais la chasse à l’information sur les Soviétiques. » Peggy est arrivée en Europe en été 1946. Il avait une photo prise au moment où ses parents se sont retrouvés après trois années de séparation : « Maman arrivant à la gare, juillet 1946. » Le soleil et le bonheur sont palpables. Thomas A. Lucid tient un bouquet de fleurs, Peggy est radieuse, elle paraît enchantée ; elle ignore que son mari a eu un fils.

Le père de Tom a recruté Karl Hass en 1947. Le moment venu, il a rejoint la CIA, et la famille s’est installée au Vietnam. Il a gagné des galons et gravi les échelons.

Tom me montra un cliché : Thomas A. Lucid et le Président Lyndon B. Johnson à une réception. Il énuméra les noms des autres personnes : « Il y a là Allen Dulles, Richard Helms, J. Edgar Hoover5, et le chasseur de taupes James Jesus Angleton. » Son ton était détaché ; oui, son père fréquentait les plus grands.

Tom junior avait une vision générale du travail de son père, mais il n’en connaissait pas les détails. Il avait, en revanche, un vif souvenir de Joseph Luongo ; son père l’utilisait comme traducteur et ils étaient devenus proches. « Un type drôle, aimable, avec une allure vraiment italienne, il parlait comme un Italo-Américain, il adorait papa. »

Tom junior n’avait jamais entendu parler du projet Los Angeles, ni de Karl Hass ; en revanche, le nom d’Erich Priebke lui rappelait quelque chose.

« Est-ce que papa a été mêlé à l’interrogatoire de Hass ? Et Hass, travaillait-il pour les Américains ? Et d’ailleurs, cela ne signifie pas qu’il travaillait réellement pour les Américains. Otto Wächter a peut-être simplement dit qu’il travaillait pour eux. »

Je lui ai expliqué que Hass avait probablement tenté de recruter Otto pour le projet Los Angeles. Tom junior voulait en savoir plus ; je lui ai donc brossé un rapide tableau de la situation. Lorsque j’eus terminé, il me dit : « S’il avait été recruté, Wächter aurait donc survécu ! »

Je lui ai fait part de la théorie de Horst : Otto aurait été empoisonné par Karl Hass.

« L’empoisonnement n’est pas un truc américain, objecta Tom. Tuer par balle peut-être. »

Il y avait une autre piste : que Hass soit un agent double.

« Oh. » Un autre souvenir lui revint. « Je pense que papa a été impliqué dans l’arrestation de Karl Wolff 6 », pendant sa fête d’anniversaire, le 13 mai 1945. Il avait subtilisé la dague de parade de Wolff et l’avait plus tard donnée à son fils ; Tom junior l’avait échangée contre des timbres avec son ancien beau-frère.

Notre conversation durait depuis plusieurs heures, et je n’avais toujours rien dit du premier fils de Thomas senior. Le moment était peut-être venu de partager avec lui ce que je savais. J’ai rappelé à Tom qu’il m’avait demandé dans un e-mail si j’avais une découverte importante à lui annoncer. « Vous n’avez pas de coup de théâtre dans votre manche ? m’interrogea-t-il, vous n’allez pas me dire que la “filière d’exfiltration” était une idée personnelle de papa, par exemple ? »

Son père avait à l’occasion mentionné la filière. Au début des années 1980, lorsque Barbie avait été capturé en Bolivie et extradé pour être jugé en France, le sujet avait fait beaucoup de bruit et déclenché une polémique politique de premier plan. Lucid avait reçu une lettre de Langley7, le quartier général de la CIA : on voulait l’interroger. Tom junior m’a montré la lettre dans laquelle on demandait à Lucid de coopérer et de dire tout ce qu’il savait. « Peut-être regrettait-il quelque chose qu’il avait fait », s’interrogea Tom. Quelques années plus tard, le Contrôleur général des États-Unis8 avait publié un rapport accablant sur le recrutement des nazis, et leur fuite en Amérique du Sud avec l’aide de la CIA. La logique était résumée par un officier des renseignements anonyme qui aurait pu être Thomas senior : « L’Ouest mène un combat désespéré contre l’Est – contre les Soviétiques – et nous recruterons quiconque pourra nous aider à vaincre les Soviétiques – quiconque, quel que soit son passé nazi9. »

« Puis-je parler ouvertement ? » demandai-je. Barney, le jeune frère de Tom junior, et sa femme nous avaient rejoints. Barney fut le premier à réagir. « Oh, oui. »

« Absolument, répondit Tom.

– Je peux tout dire ?

– Tout », dit Tom.

Je leur ai raconté l’histoire de Viktor Williams. Il y a eu un silence lorsque j’ai évoqué le moment où Marco m’avait dit : « Le nom du père n’est pas Williams, mais Tomaso Lucito. »

Silence, puis : « Ouah ! » s’exclama Tom junior.

Silence encore.

« Si c’est vrai, j’ai un frère, dit Tom junior.

– Demi-frère, c’est ça ? intervint Barney.

– Peu importe.

– Waouh, c’est ce qui s’appelle un scoop, waouh, vraiment… », balbutia Barney.

Les questions arrivèrent dans le désordre. Viktor savait-il qui était son père ? Comment était-il ? Que s’est-il passé exactement en 1945 ? Leur père, dis-je, était loin de la maison, seul, il avait une secrétaire italienne, Charlotte von Heyking, ils ont eu une liaison, elle est tombée enceinte.

Tom m’interrompit : « Vous vous souvenez, je vous ai dit pendant des années qu’il y avait un secret de famille, mais que je ne pouvais pas vous le révéler parce que… »

Il expliqua que son père avait, à la fin de sa vie, raconté son histoire à l’un de ses fils, Bill, un homme très religieux, comme leur père, un fervent Chevalier de Colomb10.

« Papa regrettait, il avait honte. Il a révélé à Bill qu’il avait un fils en Italie et que Joe Luongo savait tout. »

Thomas senior n’avait pas donné de détails à Bill ; pour protéger Peggy, il lui avait demandé de ne rien dire aux autres membres de la famille. Bill était tombé malade quelques années après la mort de leur père et il avait à son tour confié ce qu’il avait appris à Tom junior. « Ne le répète à personne », lui avait-il dit, et Tom junior avait respecté sa promesse. Bill avait trouvé Joe Luongo, il voulait en savoir davantage, mais Luongo n’avait rien voulu révéler. « J’aurais préféré que ton père ne te raconte rien, c’était son secret. » Ensuite, Tom junior avait essayé de trouver Luongo, sans succès.

« Où habite Viktor ? demanda Barney.

– Nous avons un frère », répéta Tom. Lorsque je l’avais contacté, il s’était interrogé sur ma démarche, il s’était demandé si j’allais « compléter le peu d’informations » dont il disposait. Il était persuadé que son père avait envoyé de l’argent à la mère de Viktor, et il venait d’apprendre qu’il n’en était rien. Cela le préoccupait.

Ils m’ont demandé une photo de Viktor.

« Waouh, il ressemble à Tom, dit Barney.

– Regarde son nez, il a un nez normal, pas comme le mien, objecta Tom. Et sa tête est…

– Elle a plus de cheveux », dit Barney. Mais tout le monde constata la ressemblance.

« Je n’en reviens pas, ajouta Tom, papa avec une dame en Italie. »

Je leur ai montré une photo de Karl Hass.

« Il a l’air méchant », remarqua Tom.

Je leur ai montré une photo d’Otto Wächter, en uniforme SS.

« Il a l’air très méchant », dit Tom.

Ils commençaient doucement à comprendre les liens.

Lucid. Hass. Wächter.

Tom junior, Viktor, Horst.

« Peggy était-elle au courant ? demanda Barney.

– Absolument pas », répondit Tom.

L’ex-femme de Tom, Michelle, nous a préparé un très bon repas et nous avons passé la soirée ensemble. Elle voulait tout savoir sur Hass et Wächter, ces hommes qui avaient fait du mal à son père et à sa famille – ils avaient dû fuir Vienne après l’Anschluss.

« L’histoire aurait pu être différente », dit Tom.

Le vin aidant, les langues se sont déliées.

Tom estimait qu’il avait de la chance : « Mon père a seulement sauté sa secrétaire, s’exclama-t-il. Les pères des autres ont assassiné des centaines de milliers d’individus, ou 335 Italiens.

– Si Thomas Lucid n’avait pas engagé Karl Hass, et si Karl Hass n’avait pas invité Otto Wächter à déjeuner, celui-ci ne serait pas tombé malade, et il aurait peut-être réussi à passer en Amérique du Sud, déclara Michelle.

– Et Horst serait peut-être devenu argentin », ajoutai-je.