Un collègue de l’université m’a présenté le professeur Massimo Pinzani1, expert mondialement connu des maladies du foie. Basé lui aussi au University College de Londres, il dirige l’Institut du foie et de la santé digestive au Royal Free Hospital, tout à côté de Hampstead Heath où j’habite. Je suis maintes fois passé sous ses fenêtres.
Vêtu d’un beau costume bleu, le professeur Pinzani est un homme corpulent et robuste, aux sourcils prononcés et aux yeux chaleureux. Il m’a demandé de lui communiquer la documentation que j’avais rassemblée sur la maladie contractée par Otto en 1949. Je lui ai envoyé le « dossier de soins », les lettres qu’Otto avait adressées à Charlotte après être tombé malade, le bref compte rendu du Dr Marchesani, et les deux lettres de Heidi Dupré à Charlotte.
Le professeur est un scientifique, il procède de manière méthodique et raisonnée. Il m’a dit qu’il ne s’exprimerait que sur des faits connus et ne ferait pas de spéculations, même s’il était prêt à échanger des potins et à partager des anecdotes. Nous avons donc analysé les lettres d’Otto de manière ordonnée et par ordre chronologique.
Lundi 4 juillet 1949. Otto écrit à Charlotte qu’il a une forte fièvre, 41 ou 42 degrés. « À ce stade, ça peut être n’importe quoi », dit le professeur Pinzani gravement. « Une infection virale, pas nécessairement liée à un repas particulier ou à la natation. »
La fièvre est montée et descendue, Otto a vomi et pris de la quinine. Ce n’était sans doute pas pour traiter la malaria, remarqua le professeur ; simplement, il n’y avait pas beaucoup d’aspirine à cette époque. La quinine était la méthode traditionnelle pour faire chuter la température du corps.
Mardi 5 juillet. Otto se sent tellement faible qu’il peut à peine aller aux toilettes. « La maladie progresse », diagnostique le professeur Pinzani.
Mercredi 6 juillet, le quatrième jour, les médecins se demandent s’il a le typhus ou « quelque chose de gastrique ». La jaunisse est mentionnée pour la première fois. « Un médecin constatant les symptômes de Wächter aurait conclu à la maladie la plus commune à cette époque à Rome, ce qui explique la référence au typhus. »
Le professeur Pinzani est italien, il sait qu’il y avait des problèmes d’égouts et beaucoup de rats à Rome. La mention d’un problème « gastrique » lui semblait cependant mystérieuse. « Ce n’est qu’un adjectif, relatif à des problèmes d’estomac, expliqua-t-il. Peut-être a-t-on soupçonné à l’époque une intoxication alimentaire. »
Sur la suspicion de jaunisse : les médecins ont dû repérer la coloration jaune du teint d’Otto. La jaunisse peut avoir deux origines. Une infection sévère d’abord, une « hémolyse intravasculaire », c’est-à-dire l’endommagement des globules rouges par une contamination qui conduit à l’accroissement massif de l’hémoglobine ; celle-ci est ensuite transformée par le foie, d’abord en biliverdine puis en bilirubine. Le foie élimine enfin la bilirubine en l’envoyant dans la bile qui, elle-même, s’introduit dans l’intestin.
La jaunisse peut aussi s’expliquer par un dysfonctionnement du foie, incapable de gérer cette « nouvelle charge ». Mais sans examen biochimique, il était alors impossible de savoir si le foie était atteint. « La bilirubine conjuguée présente dans la bile est le résultat d’un foie endommagé. » Aujourd’hui, lorsque le foie est endommagé, les tests révèlent un taux des enzymes du foie très élevé.
Le professeur Pinzani m’a rappelé qu’en 1949 les modes de traitement étaient en Italie très différents de ceux dont on dispose aujourd’hui. La pénicilline était prescrite depuis peu de temps ; elle était peut-être disponible pour les soldats américains, mais pas pour quelqu’un comme Otto, « une personne ordinaire en Europe ».
Je l’ai interrogé sur la possibilité d’un acte d’empoisonnement. Le professeur n’a pas mordu à l’hameçon – il ne voulait pas anticiper ses conclusions, mais procéder méthodiquement. Il a cependant risqué une interprétation : « Pour être honnête, ça ne ressemble pas à un empoisonnement. »
Les lettres d’Otto décrivent en effet une forte fièvre, un indice probant de réaction immunitaire à une infection. « Un poison peut éventuellement vous faire jaunir et mourir, mais il n’explique pas la fièvre. L’empoisonnement est un événement toxique qui n’a pas d’incidence sur le système immunitaire, or c’est lui qui fait monter la température. »
Un poison peut-il provoquer ces symptômes ? Le professeur évoqua trois possibilités : l’arsenic, le cyanure et, très banalement, la mort aux rats. La mort aux rats est un anticoagulant brutal : absorbé par le rat, il pénètre dans le sang et cause une hémorragie interne. Mais, selon lui, la mort de Wächter n’était pas due à la mort aux rats. Otto était peut-être sur la « piste des rats », en cherchant à fuir, mais ce n’est pas pour autant, pensait le Pr Pinzani, qu’il était mort empoisonné, comme un rat.
« Selon moi, il a été victime d’une grosse infection. »
Otto était en bonne forme, il nageait dans le Tibre et faisait des exercices quotidiens sur le toit du monastère de la Vigna Pia. « La forte fièvre n’est pas incompatible avec sa forme physique. La fièvre est un signe positif émis par un corps sain qui lutte fortement pour se débarrasser d’une bactérie ou d’un parasite. » Buko Rathmann avait dit qu’Otto était en bonne forme et sain. « Ces micro-organismes ne peuvent résister à une température de plus de 37 degrés ; vous les cuisez en quelque sorte en maintenant une température corporelle élevée. »
Nous avons considéré ensuite les autres documents.
La lettre du Dr Marchesani mentionnait aussi la forte fièvre et la possibilité d’une infection intestinale. Il songeait sans doute au typhus.
La lettre de Frau Dupré faisait référence à une infection, « peut-être du foie ». « Elle mentionnait le foie parce qu’il avait une jaunisse, mais la cause était peut-être une défaillance multiviscérale. »
Sa condition se détériorant, on lui avait finalement administré de la pénicilline et du dextrose pour lui redonner des forces. Il ne mangeait presque plus. Mercredi 13 juillet, dans ses dernières heures, il avait salué Frau Depré en lui disant : « Ça va mieux, beaucoup mieux. »
En réalité, il n’allait pas mieux puisqu’il mourut le soir même. Le rapport de l’hôpital Santo Spirito sur la cause du décès indique : « atrophie jaune du foie » et « icterus gravis » (jaunisse aiguë), signe de leptospirose ictéro-hémorragique, plus communément appelée maladie de Weil2.
Le rapport de l’hôpital soulignait aussi qu’Otto était diabétique. « Ça veut dire que son pancréas a lâché », m’expliqua le professeur Pinzani. L’infection a conduit à une chute des cellules bêta, provoquant un diabète instantané – mais cela ne signifie pas qu’il était déjà diabétique.
Le professeur réfléchit à haute voix en lisant le dossier de l’hôpital Santo Spirito. Il y avait, selon lui, trois types d’infection possibles.
Le typhus. Improbable, car il n’y avait pas d’autres symptômes que la fièvre.
Une hépatite fulminante due à l’hépatite A, possiblement contractée en nageant dans le Tibre ou dans le lac Albano. Également improbable, car le tableau clinique décrit dans les lettres était trop complexe et excédait la simple défaillance du foie. Quelque chose avait atteint le pancréas. « Il est probablement mort d’une défaillance pulmonaire, d’un arrêt cardiaque. »
La troisième possibilité était la leptospirose, la maladie de Weil : « ça colle avec tous les symptômes », déclara le professeur. Les médecins qui avaient traité Otto étaient arrivés à la même conclusion, preuve qu’ils connaissaient la maladie. En Italie, cette maladie était alors endémique, pas rare du tout, ajouta mon interlocuteur. 90 % des cas étaient bénins et ressemblaient à une mauvaise grippe, 10 % étaient plus sérieux et, en cas de défaillance multiviscérale, quelquefois mortels.
On contracte la maladie de Weil par le contact avec l’eau contaminée d’une rivière ou d’un lac, par exemple par l’urine d’un rat ou d’un chien mort – porteur de la maladie sans être malade lui-même. Otto aurait pu attraper la maladie en nageant, en avalant une petite quantité d’eau, ou par le contact de l’eau avec les yeux ; une plaie superficielle, une coupure de rasoir par exemple, pouvait aussi être à l’origine de l’infection. Il n’en fallait pas plus pour attraper la maladie de Weil. La malchance.
Le professeur Pinzani avait fait ses propres recherches. Il y avait de nombreuses informations en ligne sur les dangers liés à la natation ou à la pratique de l’aviron dans le Tibre. Il mentionna le Circolo Canottieri Roma3, le fameux club d’aviron de Rome. « On m’a invité quelquefois », nota-t-il en riant, « pas le genre d’endroit où l’on va en tongs, ou pour manger une pizza ». Le club était un repaire d’acteurs, de parlementaires et de gens célèbres, avec une plage où l’on pouvait nager, mais dans une eau filtrée et purifiée.
L’eau du lac Albano est certes stagnante, dit-il, mais le fleuve est pire : « Songez à tous ces rats qui peuplaient les égouts de Rome en 1949. »
Il évoqua un autre élément : selon Charlotte, le corps de son mari qu’elle avait vu au funérarium de Campo Verano était « noir comme un Nègre ». L’une des caractéristiques de la leptospirose est un phénomène appelé « coagulation intravasculaire », une forme d’hémorragie sous-cutanée. Au moment de la mort, le corps peut présenter des hématomes. La peau devient plus foncée à cause de l’oxydation de l’hémoglobine qui « provoque une hémorragie sous-cutanée, une coloration noire du corps ; l’issue est fatale ».
La mort d’Otto Wächter s’explique sans doute ainsi, poursuivit le professeur Pinzani. La diffusion de l’hémorragie a été rapide car les vaisseaux sanguins étaient déjà dilatés ; la chaleur de l’été a accéléré ce processus qui progressait par étapes. « Lorsque vous arrivez à ce stade de la maladie, lorsqu’elle affecte les organes internes, vous vous décomposez, vous êtes fini. » Et, ajouta le professeur, vous « finissez tout noir » dans la mesure où l’hémorragie affecte toutes les parties du corps.
Ces symptômes sont-ils compatibles avec un acte d’empoisonne-ment ?
Il aurait fallu que ce soit un empoisonnement très sophistiqué, fit remarquer le professeur Pinzani. « Je ne vois pas un empoisonneur se procurer un échantillon de Leptospira japonica et le mettre dans le café de Wächter. » Il aurait choisi quelque chose de plus simple. Il y a cependant des fous partout, ajouta-t-il, tout est donc possible. « Mais si j’étais moi-même à la tête d’un service d’espionnage, je ne songerais jamais à la leptospirose. Et, face à un criminel nazi, je me dirais : “Arrêtons-le, envoyons-le à Nuremberg et pendons-le”, non ? Pourquoi prendre la peine de l’empoisonner ? Il valait mieux l’attraper et le juger publiquement, montrer que l’on avait mis la main sur un criminel nazi. »
Le professeur Pinzani était quasi certain de ses conclusions. Si l’on avait des restes osseux, on pourrait, à l’aide de technologies modernes d’analyse des empreintes, obtenir davantage d’informations. On découvrirait peut-être l’ADN ou l’ARN de la bactérie. Après tout, on a trouvé de l’ADN et détecté des maladies génétiques dans des ossements égyptiens vieux de 3 000 ans. Contrairement à Sue Black, le professeur pensait qu’il était possible de tirer quelque chose des restes osseux datant de 1949.
« Si je devais parier, dit-il, je dirais leptospirose, c’est le diagnostic clinique le plus vraisemblable. » Le diagnostic confirmait l’analyse des médecins romains : « Je doute vraiment qu’une souche de leptospirose ait été déposée dans sa soupe. » Ce n’est pas impossible, mais il faut pour cela posséder un laboratoire bactériologique permettant de créer une culture hautement concentrée, et l’avaler avec un liquide pas trop chaud. « Je n’ai aucune idée de la quantité nécessaire ou du goût que cela peut avoir. »
La conversation touchait à sa fin. « En tant qu’italien, vous savez, je suis captivé par cette histoire. »
Otto n’avait probablement pas été empoisonné. Il était mort parce qu’il aimait nager. Horst serait déçu.