Je suis retourné à Hagenberg pour terminer la série de podcasts. Je voulais également partager avec Horst les informations que j’avais glanées sur Karl Hass, lui raconter mon voyage à Albuquerque, lui parler de la famille Lucid, lui faire part enfin des leçons de science que j’avais reçues. Il n’y avait apparemment pas de raison d’exhumer son père une fois de plus. Je voulais aussi aborder un autre sujet avec Horst. Dans le traitement d’un nombre important de documents, il y a en effet toujours quelque chose qui vous échappe : en l’occurrence, une lettre qui semblait avoir été involontairement versée aux archives de Charlotte, un court e-mail que Horst avait envoyé à son neveu Otto, troisième du nom, plusieurs années avant notre rencontre.
Dario, son neveu de Palerme, s’était installé à Hagenberg pour rafraîchir le château qui tombait en ruines. Dario est le fils de Liesl, la sœur de Horst qui devait accueillir les restes d’Otto après son exhumation du cimetière de Campo Verano à Rome, dix ans après son premier enterrement. Le grand hall était propre désormais ; les fenêtres avaient été réparées et nettoyées ; au centre était dressée une grande table couverte d’une nappe blanche avec quatre couverts. Nous avons parlé au cours du déjeuner.
Horst a reconnu qu’une exhumation serait problématique. « Merci de vos efforts continus afin de découvrir la vérité sur la mort de mon père1 », m’avait-il écrit après l’enquête de l’expert. Il était apparu qu’il n’avait aucun droit sur la tombe de son père parce qu’il n’avait pas participé à son entretien. Une de ses nièces, la fille de sa sœur Traute, avait hérité de la maison de ferme à Fieberbrunn et s’en occupait. Il lui avait demandé la permission d’exhumer le corps, mais il n’avait jamais reçu « la moindre réponse ». La seule solution était d’obtenir une autorisation du maire de Fieberbrunn en le « persuadant de l’importance de mon père et de son destin final ».
Horst était indifférent aux exposés scientifiques des professeurs Black et Pinzani, et sceptique quant à la cause du décès, la lepto-spirose. L’idée d’un empoisonnement était plus séduisante. « Je ne comprends pas pourquoi Wiesenthal haïssait tant mon père », déclara-t-il une fois de plus, tout en concédant que, selon toute vraisemblance, le chasseur de nazis n’était pas un empoisonneur. Il reconnut aussi que les Américains ne passaient généralement pas leur temps à empoisonner des gens.
Restaient donc les communistes et Karl Hass. Agissant pour les Soviétiques, celui-ci demeurait le principal suspect. « Mon père savait qu’il allait être tué par les Soviétiques », marmonna Horst, parce qu’il préférait les Ukrainiens et qu’il était anticommuniste. « Je suppose que Karl Hass est allé voir mon père pour lui proposer de travailler pour les Américains. » Nous avions déjà évoqué cette possibilité, Horst l’avait alors rejetée, mais c’était désormais une option plausible.
Nous sommes revenus sur les actions de son père, sur la comparaison entre l’exécution publique des 50 Polonais à Bochnia en décembre 1939 et les assassinats des Fosses ardéatines en mars 1944 qui avaient valu à Hass une condamnation pour « crimes contre l’humanité ». Selon Horst, les deux événements étaient différents : Bochnia était un « assassinat de représailles » que toute armée est susceptible d’effectuer. « Ce n’est pas mon père qui a décidé de les tuer, c’est un juge quelconque de la Gestapo. » Mais il y a assisté, ai-je dit, ajoutant que j’espérais retrouver des photos le vérifiant. « Il devait être présent » parce qu’il était le représentant du gouvernement de Cracovie, me répondit Horst, et il cita la lettre adressée à Charlotte : « Il a écrit : “demain je dois faire exécuter publiquement 50 Polonais”. Il ne disait pas : “je suis heureux de devoir tuer ces gens”, ou “je veux les tuer” – il écrivait qu’il devait les tuer. » Pour Horst, le texte allemand était sur ce point très clair.
Et la décision de créer le ghetto de Cracovie, d’y enfermer les Juifs ? Horst concéda que c’était un acte grave, et il le regrettait, mais on ne pouvait pas confondre la création du ghetto et le futur destin des Juifs obligés de s’y installer. « On ne savait pas ce qui allait arriver, ce n’était pas un pur acte de meurtre. » À ce stade de notre conversation, Horst ajouta qu’August von Scheindler, le grand-père de Charlotte, était peut-être juif : c’est pour cette raison que sa mère n’avait jamais obtenu son Ariernachweis, le certificat d’aryanité.
Notre discussion fut tranchante, nos différends étaient flagrants, mais Horst ne souhaitait pas interrompre notre relation ; il considérait que j’étais un homme ouvert. « Je pensais que vous alliez changer d’avis, évoluer, mais notre relation a tout de même progressé », affirma-t-il. Il voulait être positif. « Je suis satisfait que vous soyez toujours intéressé par toute cette histoire, mon impression est bonne. » Mais il le redit, il n’avait pas aimé le documentaire car celui-ci cherchait à faire de son père un criminel.
Par ailleurs, il espérait que le podcast éviterait les clichés sur les nazis, encouragerait les auditeurs à garder l’esprit ouvert, à comprendre pourquoi Otto était devenu nazi, à apprécier aussi le grand amour qu’avaient vécu ses parents. Le monde devait savoir cela. Otto et Charlotte, ajouta-t-il, aimeraient nous voir lire leurs papiers. Après tout, dit Horst, Charlotte avait passé les dernières années de sa vie à encourager les journalistes et les historiens à en prendre connaissance : « C’est pour cela qu’elle a gardé les documents. » Il pensait qu’un programme de la BBC l’aurait rendue heureuse, car elle adorait l’Angleterre – il avait apparemment oublié que, dans une de ses lettres, sa mère s’était plainte des reportages qu’une station de radio autrichienne avait consacrés à Otto. « Elle a cherché à conserver la mémoire de cette époque, à expliquer à ses enfants et à ses petits-enfants comment c’était, quelle était la réalité. » Sa réalité, ai-je peut-être précisé.
La réalité de Charlotte se trouve sur une cassette enregistrée lors du 28e anniversaire de la mort de son mari. Elle l’avait offerte à ses enfants en signe de reconnaissance.
« Otto était un homme sensible, joyeux, optimiste, il était la vie même », leur avait-elle dit.
Il a pris plaisir à faire ce qu’il pensait être juste. Il est tombé malade lorsqu’on lui a imposé des choses qu’il ne voulait pas faire – en tant que soldat, gouverneur ou haut fonctionnaire responsable d’un pays, la Pologne. Jusqu’à la toute fin, il a refusé de se compromettre, mais parfois il n’a simplement pas pu faire ce qu’il jugeait juste2.
Elle leur avait adressé un message plus général : « Tout le monde a des côtés clairs et des côtés sombres. Du soleil et une noirceur tourmentée au plus profond du cœur. Nous ne devrions regarder que le bon côté de chacun. » Cette phrase éveilla un souvenir chez Horst : sa mère était persuadée que l’on ne convainc jamais personne que « l’on n’a pas voulu faire du mal ».
Le reste de la famille désapprouvait pourtant ses efforts pour réhabiliter le passé. « Je peux les comprendre », admit Horst. Il se souvint d’une dispute entre Charlotte et son neveu Otto au sujet du tapis qu’elle avait rapporté de Lemberg à la fin de la guerre. L’évocation de son neveu me donna l’occasion de lui parler du document que j’avais trouvé au fond des papiers de sa mère, ainsi que du courriel qu’il lui avait adressé le 4 décembre 2007. J’étais passé à côté de ce papier, peut-être parce qu’il était récent ou parce qu’il était saisi à l’ordinateur, en allemand, alors que je m’étais entraîné à repérer des écritures et des documents plus anciens. Parfois, on ne voit pas ce que l’on a sous les yeux.
Il a immédiatement reconnu la copie que je lui tendais. « Oui, j’ai écrit ça », reconnut-il.
« Lieber N. O. ! (Cher neveu Otto) », Horst lisait en tenant la feuille près de son visage. D’abord pour lui-même, puis à haute voix, en allemand.
Cher N. O. !
En pièce jointe deux lettres de ton grand-père dont j’aimerais comparer le contenu avec l’agenda d’Himmler le mercredi. Elles l’incriminent davantage que les documents que je connais. Cela n’aide pas. Il savait tout, il a tout observé et il a consenti en principe.
Un triste O. H3.
« Un triste O. H. » – un triste Onkel Horst, un triste Oncle Horst.
Je connaissais les deux lettres d’Otto à Charlotte d’août 1944 jointes au courriel. La première est de Cracovie et date du 16 août. Horst avait souligné les passages où Otto racontait qu’il y « avait beaucoup à faire à Lemberg4 » depuis le départ de Charlotte, notamment « envoyer les hommes dans les camps de travail du Reich (250 000 sont déjà partis du district !) et organiser les grandes opérations juives (Judenaktionen) ». La lettre se terminait par « Avec Hitler – tout ou rien ».
La seconde, envoyée quatre jours plus tard, portait sur la visite d’Himmler à Lemberg. Tout s’était bien passé ; les nombreux compliments que le Reichsführer lui avait adressés avaient suscité chez Otto « presque de la honte ». « C’était très agréable et amical5. »
En 2007, Horst avait saisi les implications de ces lettres, il en avait compris la signification. Otto savait tout, il avait tout vu, il avait consenti. Mais, une décennie plus tard, le malaise était palpable : entre ce qu’il avait écrit alors et ce qu’il avait dit lors de nos conversations précédentes d’une part, et cette manière nouvelle d’enjoliver les faits et d’expliquer les actions de son père d’autre part, la distance était grande.
Une fois de plus, Horst se montra pourtant agile et il trouva rapidement une explication.
« Je ne dirais plus cela aujourd’hui. » À la première lecture, les lettres lui « avaient causé un choc », car Otto disait être en harmonie avec Himmler. Mais sa position avait évolué : « C’est différent aujourd’hui parce que j’en sais tellement plus. » Il pensait aux nouveaux documents prouvant que la responsabilité de son père était limitée. Bien sûr, les lettres avaient laissé une trace, on ne pouvait les négliger. « Il était réellement coupable, il était employé, il suivait les… » Horst ne sut plus quoi dire.
« Je ne dirais pas que mon père a tué 800 000 Juifs ou quelque chose comme ça. Non, je ne le dirais pas. Je ne suis pas d’accord avec Wiesenthal. » Il reprenait le credo familial, les exigences du devoir filial : « Je dois le faire pour mes parents, je dois trouver de bonnes choses. »
Ses paroles m’ont rappelé les plaintes de Charlotte à la journaliste Melitta Wiedemann6 : « Je ne veux pas que mes enfants voient en leur père un criminel de guerre qui a assassiné des centaines de Juifs, il n’a jamais eu le pouvoir de faire cela, il n’a jamais promu cela, et il n’a pas pu l’empêcher. » Otto avait refusé de visiter les « camps juifs en Pologne », rappela-t-elle : « Je ne peux pas les aider, et si je ne peux pas les aider car j’ai les mains liées, pourquoi m’occuperais-je de cette chose que je ne vois pas d’un bon œil ? » lui avait-il écrit. Il ne voulait pas savoir ce qui ne le concernait pas, suggéra Charlotte. Et, dans une version édulcorée, elle ajouta : « On ne regarde pas les choses quand on sait que des gens sont torturés et assassinés. »
Horst aurait pu détruire les lettres lorsqu’il les avait découvertes en 2007, mais il les avait conservées.
Il avait choisi de les partager avec son neveu Otto, puis avec moi, peut-être par inadvertance.
Horst est un homme ouvert et, d’une certaine manière, il en payait le prix. Je n’ai rien dit, il n’y avait plus rien à dire. Les documents parlaient d’eux-mêmes, à l’époque et aujourd’hui.
Horst revint sur le chemin que nous avions parcouru ensemble. « Un voyage formidable », dit-il, qu’il se devait d’entreprendre et dont il m’était reconnaissant. Cette histoire l’avait incité à parler plus franchement aux autres, à être honnête ; elle lui avait aussi permis de faire réparer le château.
Horst et Otto, c. 1942.
« Ceux qui viennent me disent : “Oh, vous étiez le garçon nazi et vous écrivez votre histoire”, mais ils ne me font pas de reproches, ils ne disent pas que je veux cacher des choses. »