Fondée en 1957 et auto-dissoute en 1972, l'Internationale situationniste défie les classements sociaux habituels. Elle se joue des catégories et récuse toute appartenance disciplinaire ou professionnelle. Les situationnistes affirment en effet que la division sociale du travail, la spécialisation des activités qui en découle et la coupure entre professionnels et profanes qu'elle instaure, sont amenées à disparaître avec l'avènement de la révolution communiste, mettant fin au règne de la rareté. Les professions seront remplacées par une nouvelle pratique : la « construction des situations », entendue indissociablement comme création, par tout un chacun, de sa propre vie, et comme réappropriation collective de l'histoire humaine. Le mouvement situationniste se réclame ainsi tout à la fois de poètes comme Lautréamont et Arthur Cravan, de philosophes comme Hegel, Marx, Feuerbach, ou encore de l'histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire.
Par conséquent, son étude met à l'épreuve certains concepts élaborés par les sociologues pour analyser le fonctionnement des sociétés modernes, en particulier le concept de champ forgé par Pierre Bourdieu pour penser le procès de différenciation et de spécialisation des activités. Les champs (le champ littéraire, le champ médical, le champ politique, etc.) sont appréhendés par Bourdieu comme des espaces de lutte relativement autonomes découpant l'espace social général. Ils agrègent et confrontent autour d'enjeux et intérêts spécifiques, à commencer par la délimitation des frontières du champ (« Qu'est-ce que l'art authentique ? » par exemple), différents protagonistes en lutte pour l'accumulation du capital spécifique au champ (c'est là même la principale condition de leur présence dans le champ, celui-ci exigeant par ailleurs une connaissance pratique de ses règles de fonctionnement). La manière la plus simple de faire comprendre cette notion est de recourir à l'analogie sportive : « On ne pourra faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes{1}. » Dans ses versions les plus systématisées et vulgarisées, cette notion tend à supposer l'attachement des individus à un champ.
Or le mouvement situationniste présente la particularité de s'être repositionné au cours de son histoire d'un microcosme à l'autre, du champ artistique au champ politique pourrait-on dire très schématiquement. Du reste, il se caractérise tout au long de son histoire par la recherche d'un décloisonnement des frontières entre l'art, l'architecture, la poésie, la politique, la philosophie, etc. Ce qui ne veut pas dire que les sociologues se trouvent désarmés face à cet objet : le refus hétérodoxe des classements qui fondent la vision dominante du monde{2}, de même que le multipositionnement{3} ou plus spécifiquement ici la transgression des frontières entre spécialités artistiques et intellectuelles{4}, sont autant de caractéristiques fondées en raison et dont la distribution dans l'espace social n'est pas universelle. Elles sont par conséquent justiciables d'une analyse sociologique.
Par la filiation qu'il se reconnaît{5}, les principes de valorisation qu'il mobilise, les objectifs qu'il retient ou encore les instruments de manifestation publique qu'il emploie, le mouvement situationniste s'apparente au moment de sa fondation à ce qu'on a coutume d'appeler un mouvement d'avant-garde artistique. Encore faut-il s'accorder sur ce qu'on entend par là. La tentative de définition n'est pas chose aisée tant la multiplicité des usages effectués au cours de l'histoire de la notion d'« avant-garde » l'ont saturée de sens. Poser une définition préalable peut même s'avérer contre-productif compte tenu des enjeux symboliques de légitimation et délégitimation que cette même notion recouvre. Les distinctions devenues classiques en histoire de l'art après les travaux de Renato Poggioli, Peter Bürger, Jean Weisgerber, entre « avant-garde » et « modernisme » ou entre « avant-garde historique » et « néo-avant-garde », sont en effet rendues hautement problématiques par leur aspect normatif{6}. Comme l'a noté Anna Boschetti{7}, elles se fondent généralement sur une interrogation axiologique à propos du rôle positif ou négatif, en termes de « véritable » avancée ou de « simple » recyclage, de rupture « totale » ou de rénovation « partielle », qu'aurait joué tel ou tel artiste ou groupe d'artistes. Elles ont par conséquent pour fonction moins d'expliquer que de classer et hiérarchiser les biens symboliques. À l'inverse, il s'agira ici, par un mouvement de recul qu'on ne saurait réduire à un simple désengagement politique, de prendre pour objet d'étude les luttes symboliques de classement pour l'authentification et la légitimation en tant qu'avant-garde. Autrement dit, plutôt que de définir et délimiter l'avant-garde, tout l'enjeu de ce travail est de mettre en lumière ce qui se joue autour de la revendication et de la reconnaissance du titre, c'est-à-dire dans le fait de se situer et d'être situé en avance par rapport à ses contemporains.
Au cours du XVIIIe siècle, à la faveur de la diffusion de nouvelles perceptions de l'histoire fondées sur la notion de progrès, le canon de l'imitation des classiques cède peu à peu la place en matière d'art à celui de l'originalité du créateur{8}. À partir du Romantisme s'impose une conception vocationnelle de l'exercice de la littérature ainsi que le principe de la révolution permanente des formes{9}. Il en résulte une lutte incessante entre orthodoxie et hétérodoxie, tradition et innovation, Anciens et Modernes, lutte qui s'avère propice à la diffusion des notions d'« art d'avant-garde » ou de « littérature d'avant-garde » pour désigner ceux qui s'opposent à l'« académisme ».
La formation au sein des champs littéraire et artistique du XIXe siècle de pôles de production restreinte – au sens où les œuvres qui y sont produites s'adressent essentiellement aux pairs – doit également être prise en compte pour comprendre les logiques auxquelles répondent ce qu'on a coutume d'appeler les avant-gardes. C'est en effet dans le cadre d'un processus historique d'autonomisation de la production littéraire et artistique par rapport à la demande des commanditaires liés au pouvoir d'État et à celle du marché{10} que se comprend l'apparition d'un principe de légitimité conférant leur valeur symbolique aux œuvres jugées radicalement novatrices et transgressives. Dans le champ littéraire du XIXe siècle, les écrivains qui occupent les positions constitutives de ces pôles de production restreinte forment, à Paris notamment mais aussi dans d'autres capitales européennes{11}, ce qui s'apparente à un microcosme social, s'accordant autour d'une conception expérimentale de l'exercice de l'art et d'un refus des conventions du monde bourgeois, méprisant les représentants de l'académisme et de l'art commercial (ce que Sainte-Beuve désignait comme la « littérature industrielle ») mais se divisant aussi autour du monopole de la délimitation de ce qui peut être tenu comme rupture authentique avec la culture en place.
Au fil des décennies, à la faveur d'un phénomène de surenchère dans le dépassement, les écrivains et artistes qui occupent ces positions – à partir du tournant du XXe siècle, il s'agit en particulier de poètes, compte tenu de la domination du roman et des romanciers sur le marché littéraire{12} – en viennent alors à dénoncer et à transgresser tour à tour l'ensemble des conventions qui régissent la production des œuvres, comme autant de normes arbitraires dénaturant la création artistique véritable{13}, jusqu'à remettre en cause l'existence de l'art lui-même.
Parallèlement, en raison de l'âpreté des compétitions littéraires et artistiques mais aussi du fait des transformations morphologiques du public lettré et de l'augmentation du nombre d'aspirants à partir de la fin du XIXe siècle{14}, les générations successives d'artistes nouveaux entrants élaborent et sédimentent un ensemble d'instruments de promotion et de légitimation de leurs conceptions de l'art, qui sont aujourd'hui souvent tenus comme caractéristiques des « mouvements d'avant-garde », et qu'on peut résumer avec Anna Boschetti{15} comme suit : regroupement, autodénomination (souvent avec un nom en « isme »), lancement de revues de groupe, publication de manifestes et autres formes de métadiscours permettant de façonner la réception des innovations proclamées, manifestations publiques et provocations éclatantes, emploi de métaphores militaires afin de mettre en scène l'antagonisme avec les positions établies (« avant-garde », « front », « assaut », etc.).
Encore faut-il rappeler que tous ceux qui sont enclins, par la position qu'ils occupent dans les champs de production culturelle, à prendre parti pour la rupture avec les conventions établies – c'est-à-dire les occupants de ce qu'on pourrait appeler les positions d'avant-garde – ne reprennent pas forcément l'ensemble des traits constitutifs des postures d'avant-garde les plus stéréotypées{16}. D'autant que la répétition de ce type de manifestations publiques collectives, par un effet de routinisation, met en cause leur efficacité symbolique de distinction et risque par conséquent de contredire le charisme revendiqué par ceux qui y ont recours{17}. On verra plus loin que l'expression « avant-garde » elle-même est souvent perçue comme dépréciative par les écrivains des années 1950-1960. Cela étant dit, la rémanence sur le temps long des instruments de légitimation cités, sous des formes plus ou moins adaptées, euphémisées ou à l'inverse exacerbées par l'hyper-référence (autre stratégie de mise à distance), justifie de parler à leur propos de « répertoire d'action collective » au sens que les sociologues des mouvements sociaux, après Charles Tilly, ont donné à cette notion : structure préexistante de moyens d'action contraignant le choix des agents tout en leur laissant une marge de liberté et d'invention{18}.
Parmi les traits ordinairement associés aux avant-gardes littéraires et artistiques du XXe siècle, il en est un qui retiendra ici plus particulièrement l'attention car il se situe au cœur de la problématique des conditions et limites d'une transgression des frontières entre champs. Il s'agit de leur fréquente radicalité politique.
De nombreux historiens ont en effet noté la résurgence chez les avant-gardes littéraires d'une tentative d'associer leur subversion revendiquée des conventions établies en matière d'art à une transformation plus large des représentations symboliques et des manières de vivre et à une mise à bas de l'ordre social{19} : « la réconciliation de l'avant-gardisme politique et de l'avant-gardisme en matière d'art et d'art de vivre dans une sorte de somme de toutes les révolutions, sociale, sexuelle, artistique, est sans doute le rêve permanent des avant-gardes littéraires et artistiques{20}. » Cette réconciliation ne va pas de soi a priori. Dans le cadre de la progressive autonomisation des champs littéraire et artistique avec l'avènement de « l'art pour l'art »{21}, doublée au cours de la seconde moitié du XIXe siècle d'une professionnalisation accrue des acteurs du champ politique{22}, entre autres groupes en luttes pour la délimitation des territoires d'expertise{23}, une différenciation des activités artistiques et des activités politiques s'est cristallisée, trouvant sa justification dans une dissociation naturalisée entre le jugement « esthétique » et l'efficacité « politique ». Depuis la fin du XIXe siècle, il est rare qu'un individu parvienne à obtenir une consécration artistique tout en occupant des responsabilités dans une organisation politique ou un gouvernement{24}.
L'autonomisation des champs littéraire et artistique au XIXe siècle, c'est-à-dire leur constitution comme mondes à part et soumis à des règles du jeu spécifiques, n'implique pas pour autant une « dépolitisation » totale et définitive des écrivains et des artistes, mais plutôt une recomposition de leurs modalités d'intervention en politique. Elle apparaît d'ailleurs au principe même de la naissance de la figure de « l'intellectuel », intervenant dans le champ politique au nom des valeurs de vérité, indépendance, justice : « L'autonomie du champ intellectuel [...] rend possible l'acte inaugural d'un écrivain qui, au nom des normes propres du champ littéraire, intervient dans le champ politique, se constituant ainsi en intellectuel{25}. » Depuis le « J'accuse » d'Émile Zola au moment de l'Affaire Dreyfus, les écrivains et artistes ont ainsi fréquemment revendiqué un droit ou un devoir d'intervenir sur les questions éthiques et politiques, à des titres et selon des modalités par ailleurs très différents, en fonction notamment de la position qu'ils occupent alors dans le champ littéraire ou artistique{26}. Reste que l'inclination des avant-gardes pour les positions radicales du champ politique mérite d'être étudiée plus avant afin d'en saisir les modalités concrètes. Non seulement parce que leur manière de composer cet engagement avec la revendication d'une autonomie de l'art demeure intéressante en elle-même, mais aussi parce que l'inclination en question ne se vérifie pas dans tous les cas : elle est tout au plus une tendance qui suppose un ensemble de conditions sociales et historiques pour être effectivement réalisée ; et qui peut avoir des traductions diverses en termes d'attitude politique effective, de classement sur une échelle droite/gauche par exemple{27} ou encore de solidarité exprimée avec le mouvement ouvrier. On ne saurait ainsi, pour expliquer le processus de politisation{28} et la radicalité politique de groupes comme l'Internationale situationniste, s'en remettre aux seules évidences suggérées par l'emploi commun, dans les sphères de la culture et de la politique, de la notion d'« avant-garde ». Encore faut-il prendre en compte le contexte social et historique dans lequel ils s'inscrivent, les enjeux, contraintes et ressources associés à la position qu'ils occupent (ou qu'ils revendiquent) au sein des champs de production culturelle, et les trajectoires sociales (scolaires, professionnelles) de leurs membres.
Le propos de cet ouvrage est donc d'informer sur le fonctionnement d'un segment particulier des champs de production culturelle, marginal et traditionnellement méconnu{29}, à travers le cas singulier mais à maints égards exemplaires qu'est le mouvement situationniste des années 1950-1960. L'exemplarité de ce mouvement se repère dans l'attention qu'il porte à se distinguer de ceux qui sont aujourd'hui reconnus comme prototypes des « avant-gardes historiques », au moment même où il en reprend l'essentiel des postures. En d'autres termes, notre étude met au jour une traduction parmi d'autres possibles de l'effort des « avant-gardes » pour échapper à la routinisation et pour capter un héritage artistique ou intellectuel, à savoir la politisation et plus singulièrement ici la conversion du groupe en mouvement révolutionnaire.
Par « mouvement situationniste », nous entendrons de manière indifférenciée l'Internationale situationniste et l'Internationale lettriste. La fondation en 1957 de l'Internationale situationniste (IS) procède formellement de l'association de plusieurs groupes, essentiellement l'Internationale lettriste (IL) fondée en 1952 et le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (MIBI) fondé en 1953. C'est au sein de l'IL qu'ont été posées, à partir de 1953-1954, les bases du programme proprement « situationniste », si bien que l'histoire de ce groupe qui ne se baptise par encore « situationniste » occupe néanmoins une place centrale dans l'étude de la formation du « mouvement situationniste ». On pourrait montrer aussi que, quand bien même plusieurs membres de ces différents groupes de l'IL, du MIBI, ou de l'IS, ont apporté des contributions majeures aux réalisations pratiques et théoriques du mouvement, Guy Debord (1931-1994) parvient assez rapidement à s'approprier le label « situationniste », qui exprime par conséquent surtout ses vues et intérêts propres{30}.
La littérature existante à l'heure actuelle sur l'IS ou sur Guy Debord relève principalement de l'histoire intellectuelle ou de l'histoire de l'art. Elle entend à ce titre exposer les idées et œuvres situationnistes en les resituant historiquement du point de vue de leurs filiations et sources intellectuelles présumées. Peu motivé par les considérations habituelles – et parfois normatives – sur les « influences » et autres « dettes » artistiques ou intellectuelles des situationnistes, on s'intéressera ici davantage aux raisons qui président aux références et types d'emprunts privilégiés par eux{31}. Inscrivant pour la première fois l'étude du mouvement situationniste dans une perspective sociologique, ce livre porte sur les mécanismes sociaux qui régissent ses discours et ses stratégies, entretiennent ou limitent sa transgression des frontières entre les domaines de l'art et de la politique ou encore son internationalisation. En mettant à profit l'outillage conceptuel et méthodologique issu de la sociologie des œuvres forgée par Pierre Bourdieu et de l'histoire sociale des idées{32}, il s'agit de se prémunir de plusieurs écueils fréquents en ces matières : lecture téléologique et anachronique, explication tautologique des intentions, contextualisation trop large et vague pour être véritablement éclairante, idéalisation fascinée pour les grands hommes ou à l'inverse réduction malveillante à des ambitions cachées et impures (de prestige mondain ou de célébrité posthume). L'outillage conceptuel employé suppose en l'occurrence d'appréhender les idées et les œuvres d'art selon un mode de pensée relationnel, c'est-à-dire comme des prises de position au sein d'un espace de prises de position coexistantes. En vertu du même modèle, le principe de la structure et de la dynamique de cet espace des prises de position ne saurait être cherché simplement dans le jeu propre des répliques et des ripostes successives, ni réduit à des déterminants sociaux comme la lutte des classes, mais dans la structure et la dynamique de l'espace des positions objectives qui forment le champ. Par exemple, les différences de prises de position littéraires sont interprétées à l'aune des différences entre les positions occupées par les écrivains à l'intérieur du champ littéraire{33}.
Afin d'opérationnaliser ce mode de pensée relationnel dans le cas particulier de l'analyse des discours d'un individu ou d'une organisation (laquelle, du reste, navigue en marge et/ou à la croisée de plusieurs champs de production culturelle et politique), et ce sans pour autant sacrifier à la tentation d'inventer autant de « champs » qu'il y a d'individualités singulières prises dans un ensemble virtuellement infini de relations, nous proposons ici la notion d'espace de positionnement. On entend par là un espace propre à un agent (un individu ou un collectif organisé), constitué par les références historiques et agents contemporains par rapport auquel il se positionne lorsqu'il revendique une position propre. L'espace de positionnement est en quelque sorte l'espace des adversaires que l'on se donne, c'est-à-dire l'espace des positions réalisées qui nous importent et dont on tient compte lorsqu'on envisage plus ou moins consciemment les différentes options possibles. Susceptible de varier dans le temps et d'être plus ou moins étendu en fonction des enjeux de pouvoir soulevés, il fournit les coordonnées à partir duquel l'agent se positionne. Le principe de sa délimitation et de ses transformations successives ne réside pas dans un « choix » pur et contingent des adversaires à affronter. Il découle en effet des aspirations et des schèmes de classification du monde qui sont socialement fabriqués au cours de la trajectoire sociale de l'agent, ainsi que de l'histoire des champs dans lesquels les aspirations en question sont susceptibles de donner à s'investir. En résumé, la démarche adoptée ici consiste premièrement à reconstituer, par le biais de leur espace de positionnement, la problématique et les différents possibles qui s'offrent devant les situationnistes à chaque étape de leur itinéraire aux marges des champs de production culturelle et politique. Elle consiste d'autre part à étudier les dispositions à l'égard de ces possibles que les situationnistes doivent aux positions qu'ils occupent dans ces champs et aux trajectoires sociales (et en particulier scolaire) qui les y ont conduits{34}.
Ces considérations théoriques ont dicté le choix de la méthode adoptée. L'analyse du contenu de la production écrite du mouvement situationniste et de ses membres (revues du groupe, déclarations publiques, livres...) procède de la restitution de ses évolutions dans le temps mais aussi de sa mise en relation avec la production écrite des rivaux du groupe{35}. À cela s'ajoute l'analyse des correspondances privées de plusieurs membres de l'IS, tantôt éditées (par la Librairie Arthème Fayard en ce qui concerne les lettres envoyées par Debord), tantôt conservées par des institutions comme le Rijksbureau voor Kunsthistorische Documentatie de La Haye où sont déposées les archives du peintre Constant, ou encore la Bibliothèque nationale de France où sont déposées depuis 2011 celles de Guy Debord{36}). Ces correspondances sont un matériau particulièrement utile. Elles explicitent en effet les stratégies adoptées et donnent à voir à la fois les débats internes au groupe, les conceptions du monde ainsi que les prises de position en cours d'élaboration. À ces premiers types de matériaux s'ajoutent un traitement quantitatif des noms cités dans la revue situationniste et une consultation de plusieurs articles de presse à propos de l'IS ou de quelques-uns de ses rivaux directs, mentionnés dans les publications du groupe ou retrouvés par le biais du dépouillement des pages littéraires/artistiques ou des sommaires de plusieurs périodiques (Combat, France Observateur, Les Lettres nouvelles, Esprit, Les Temps modernes).
L'autre versant de la démarche adoptée, celui de la reconstitution des trajectoires individuelles, n'est pas chose aisée pour ce qui concerne la majeure partie des situationnistes. En effet, parmi la petite centaine de personnes qui ont participé plus ou moins activement tantôt à l'IL, tantôt à l'IS, tantôt aux deux (selon le recensement établi d'après les signatures de tracts, déclarations et autres textes collectifs), peu ont atteint la notoriété minimale à l'existence de données biographiques publiques. Les rencontrer est par ailleurs souvent peine perdue, pour des raisons qui peuvent tenir aussi bien à l'éclatement géographique des quelques survivants, ou encore aux réticences que certains d'entre eux entretiennent vis-à-vis des universitaires et/ou de la démarche de l'enquête sociologique. En dépit de la réalisation de quelques entretiens et du recueil de plusieurs témoignages par écrit, l'analyse s'appuie à ce niveau en grande partie sur un matériau de seconde main (notices biographiques dans des catalogues d'exposition, articles de presse, etc.). Elle tire profit également de la parution récente chez des éditeurs comme Allia de plusieurs biographies (et témoignages) qui ont fait progresser notablement l'état des connaissances sur le sujet (et en particulier sur les membres de l'Internationale lettriste).
À rebours des premiers travaux qui distinguaient de manière un peu simpliste l'IS dite « artistique » des années 1957-1962, de l'IS « politique » ou « révolutionnaire » des années suivantes{37}, on peut s'accorder avec Fabien Danesi et Patrick Marcolini sur le fait que le mouvement situationniste intervient dès ses premières années d'existence sur des débats politiques et, inversement, ne cessera jamais d'aborder plusieurs questions relatives à l'art ou à la culture{38}. Néanmoins, il y a bien, entre l'IL de 1952-1956 d'une part, l'IS de la fin des années 1950 d'autre part, et enfin l'IS à partir de 1961-1962, des déplacements en termes de composition « professionnelle » du groupe, de terrains de publicité et d'enjeux abordés par celui-ci, de thèmes et références privilégiés. La prise en compte des enjeux qui découlent des positions occupées aux différentes phases de ce parcours singulier est essentielle si l'on veut éviter l'anachronisme auquel confine nécessairement le postulat essentialiste de la cohérence d'une « théorie », ou encore de la cohérence de la vie, de l'œuvre, de l'imaginaire et de la sensibilité d'un « auteur »{39}. À l'origine, l'Internationale lettriste se positionne essentiellement par rapport aux protagonistes d'une série de controverses articulées à la revendication du titre d'« avant-garde » dans la culture (au premier rang desquels ces mouvements issus de la poésie que sont le surréalisme et le lettrisme). Avec la fondation de l'IS en 1957, son chef de file continue de se positionner principalement par rapport aux mêmes références, mais le groupe lui-même s'inscrit désormais de manière privilégiée dans un réseau formé à l'échelle internationale par plusieurs peintres, critiques d'art, musées et galeries d'avant-garde. À partir de 1961, ce sont cette fois surtout avec des penseurs, des revues intellectuelles excédant le domaine des arts, mais aussi des organisations politiques, que l'IS se situe en rivalité directe.
Comment un mouvement fondé par des artistes en est-il venu à se retirer des lieux de publicisation et légitimation des arts ? Comment un tel collectif a-t-il pu concurrencer les philosophes, sociologues ou encore les organisations politiques, sur le terrain des idées politiques, de la compréhension du monde social, de la praxis révolutionnaire ? Afin d'y répondre, le plan de ce livre suit une ligne de progression chronologique, en dépit de quelques allers-retours dans le temps qui s'expliquent notamment par la décomposition des deux processus en question, celui du retrait de l'art et celui de la transformation du rapport au politique. La première partie entend retracer les coordonnées initiales du positionnement situationniste. Elle abordera tour à tour la situation du surréalisme (chapitre 1), du lettrisme (chapitre 2), de l'Internationale lettriste (chapitre 3) et de Guy Debord (chapitre 4) dans les années qui suivent la Libération. La deuxième partie analyse l'élaboration des prises de position situationnistes en matière de création artistique (chapitre 5) et de politique (chapitre 6), entre la fondation de l'IL en 1952 et les premières années de l'IS. La troisième partie porte sur les modalités de l'insertion du mouvement situationniste, entre 1956 et 1962, dans les milieux de la peinture d'avant-garde. Après un premier chapitre consacré au parcours du peintre danois Asger Jorn (1914-1973) et aux conditions de son alliance avec Debord (chapitre 7), étant entendu que cette alliance joue un rôle central dans l'établissement du domaine d'intervention pour l'IS des premières années, nous verrons comment Debord légitime l'intervention du mouvement situationniste dans les galeries et musées (chapitre 8) puis finalement se détourne, et avec lui l'IS, des milieux artistiques (chapitre 9). Dans une quatrième et dernière partie, nous nous intéresserons aux modalités de l'insertion de l'IS dans un nouvel espace formé par les luttes entre intellectuels et organisations ambitionnant de réviser la politique révolutionnaire, depuis la fin des années 1950 jusqu'à l'autodissolution du groupe en 1972. Après avoir étudié la transformation du rapport au politique de Guy Debord – consécutif à la modification de son espace de positionnement (chapitre 10) – nous analyserons les prises de position de ce groupe hybride qu'est l'IS de l'après 1962, sur le capitalisme, le militantisme, la science et les intellectuels (chapitre 11). Le dernier chapitre s'intéressera aux conditions sociales du prestige acquis par l'IS, autour de 1968, et aux effets a priori paradoxaux de celui-ci sur le mode de fonctionnement du groupe situationniste dans les dernières années de son existence (1969-1972).