« Les statues sont les plus dociles des cadavres. »
(Christian Dotremont, « Le Surréalisme révolutionnaire »,
Les Deux sœurs, mai 1947)
Dans les années de l'après-Seconde Guerre mondiale, le surréalisme connaît un processus de vieillissement social. Au moment même où il commence à être célébré comme l'une des principales écoles artistiques et littéraires, il est en effet fréquemment assimilé par ceux des artistes et écrivains qui se font les porteurs des principes d'originalité et/ou de rupture « révolutionnaire », à un passé révolu (l'entre-deux-guerres) et/ou à une révolte inoffensive (le scandale littéraire) – et ce d'autant plus facilement que les différents traits qui lui sont associés (esthétiques, techniques d'autopromotion, postures collectives, etc.) se sont routinisés.
Pour comprendre la crise du mouvement surréaliste, il faut aussi prendre en compte la conjoncture politique de l'après-Seconde Guerre mondiale et la redistribution des positions dans le champ littéraire. À la Libération s'impose en effet une nouvelle génération littéraire qui s'est cristallisée dans la Résistance et qui est représentée par des écrivains comme Sartre, Camus, Vercors. En élaborant sa théorie de la responsabilité et de l'engagement, Sartre contribue de manière déterminante à la dévaluation de la valeur de radicalité politique du surréalisme{40}. Dans le même temps, du fait du rôle de l'URSS dans la victoire des alliés et du rôle des communistes français dans la Résistance (de « l'effet Stalingrad » et de « l'effet parti des fusillés » pourrait-on résumer), le PCF étend son audience dans la population et devient pour plusieurs années une des principales forces politiques de gauche{41}. Il occupe aussi des positions décisives dans la nouvelle presse ainsi que dans diverses instances culturelles issues de la Résistance (en particulier au sein du CNÉ et de sa revue Les Lettres françaises), et bénéficie d'un certain rayonnement chez les intellectuels (Joliot-Curie, Picasso, Éluard, Benda, Léger, etc.){42}. Dans cette nouvelle configuration, les surréalistes sont renvoyés malgré eux à « droite » de l'échiquier politique.
Tout ceci n'est pas sans affecter l'espace des possibles des nouveaux venus dans la poésie et les arts en général, et en particulier de ceux qui, comme Guy Debord et ses premiers compagnons de l'Internationale lettriste, ont été marqués par les récits glorifiant les exigences de radicalité et les transgressions éthiques du surréalisme des années 1920-1930. En vertu même des principes sous-jacents aux discours de rupture tenus par les surréalistes de l'entre-deux-guerres, le succès artistique du surréalisme apparaît à ces nouveaux venus comme le plus sûr indicateur de sa perte. Ainsi, au terme d'un processus qui n'est pas sans analogie avec l'histoire d'autres mouvements littéraires (comme le Parnasse{43}) et en définitive avec la routinisation du charisme du prophète telle qu'elle fut étudiée par Max Weber, le surréalisme s'est vu dévaluer à la bourse des valeurs de radicalité{44}, de rupture et d'anticonformisme.
L'œuvre du mouvement surréaliste des années 1920-1930 peut être caractérisée comme un balisage des différents possibles à « l'avant-garde » des lettres et des arts. Dans une dynamique de surenchère expérimentale déclenchée au début du XXe siècle par le futurisme{45} puis Dada, le mouvement surréaliste adopte une posture de rupture et pousse le refus de l'art et de la consécration littéraire ou artistique jusqu'à ses plus extrêmes développements : au nom du merveilleux poétique, les surréalistes revendiquent un abandon de la médiation littéraire et une esthétisation de l'attitude même du sujet créateur{46}. Comme le montre Norbert Bandier, c'est alors par diverses interventions éthiques et politiques que le groupe surréaliste parvient à « manifester sa radicalité subversive tout en conservant une position dans le champ littéraire que la seule définition du mouvement comme rapport direct au monde interdisait{47} ». L'engagement éthique et politique « radical » s'impose ainsi comme la garantie d'une rupture authentique avec les conventions culturelles en place. Ce qui amène à l'adhésion momentanée, dans la seconde moitié des années 1920, de plusieurs surréalistes au Parti communiste{48}.
Une telle formule combinant radicalités esthétique, éthique et politique rencontre dans les années 1920-1930 les attentes d'un nombre croissant d'intellectuels qui, à la faveur d'un recrutement social plus large des étudiants et des modifications de leur formation scolaire, sont sensibles à la figure de l'intellectuel engagé dans une transformation de la société{49}. En témoigne par ailleurs un mouvement plus général de remise en cause du modèle des « écoles littéraires » formées sur une communauté esthétique, au profit « des mouvements qui rassemblent, sur une base identitaire, des écrivains nouveaux venus ou marginaux : littérature régionaliste, littérature catholique, littérature populiste, littérature prolétarienne{50}... ». Dès la seconde moitié des années 1920, le surréalisme acquiert droit de cité dans le milieu littéraire et artistique et attire plusieurs nouveaux entrants dans les lettres et les arts{51}, obligeant les différents agents des champs littéraire et artistique à se situer par rapport à lui{52}. La décennie suivante, alors que les principaux écrivains surréalistes sont déjà parvenus à faire publier une partie de leur œuvre chez les éditeurs les plus prestigieux du champ littéraire français, la tenue de plusieurs expositions internationales (en 1936 à Londres et en 1938 à la Galerie des Beaux-arts de Paris) entérine la consécration artistique de la peinture surréaliste. Dans le même temps, le surréalisme fait son entrée dans les ouvrages d'histoire littéraire (par exemple, Marcel Raymond, en passe d'être reconnu comme un des « grands » de la critique littéraire, publie en 1933 De Baudelaire au surréalisme, qui sera réédité en 1940, 1947, 1952...){53}.
Dans les années de l'après-Seconde Guerre mondiale, les écrivains et artistes de la première ou deuxième génération surréaliste forment ainsi une partie importante de ce qu'on pourrait appeler le personnel littéraire et artistique central (même si une grande partie d'entre eux, depuis plusieurs années maintenant, n'ont plus guère de rapports avec le surréalisme). Pour ne parler que du monde des lettres, on peut citer Louis Aragon (actif au sein du Comité National des Écrivains – CNÉ – et de la revue Les Lettres françaises, deux institutions qui disposent jusque vers 1953 d'une très forte légitimité littéraire), Raymond Queneau (membre du comité de lecture de Gallimard, et directeur, à partir de 1954, de la collection « Bibliothèque de la Pléiade », mais aussi membre, à partir de 1951, de l'Académie Goncourt), Michel Leiris (collaborateur à la revue Les Temps modernes, laquelle tend à dominer l'espace des revues littéraires et intellectuelles à la Libération), ou encore Philippe Soupault (chroniqueur littéraire aux Lettres françaises de 1946 à 1947, directeur de la collection de littérature étrangère aux éditions Charlot, qui est le principal éditeur de la France libre à Alger pendant la guerre et un éditeur important des années d'après-guerre, avant de disparaître à la fin des années 1940 sous les pressions financières){54}.
Il faut préciser que le pouvoir de définir la légitimité culturelle dans le sous-champ des avant-gardes échappe à cette époque à la consécration institutionnelle des académies{55}. Aussi le volume de capital symbolique accumulé par celui qu'on nomme généralement « le pape du surréalisme », André Breton, ne se mesure-t-il, au tournant des années 1950, aucunement à l'obtention d'un siège, ou même de prix littéraires. Il se mesure plutôt à des indicateurs non-institutionnels de charisme. C'est le cas par exemple de son accès à divers rassemblements de « grands intellectuels » ; de la célébration en 1946 de son retour en France (Maurice Nadeau écrit à cette occasion que « jamais sans doute écrivain n'a été attendu avec tant d'impatience{56} ») ; de la manière dont Jean Paulhan, personnalité ô combien importante du champ littéraire du XXe siècle à travers son rôle dans la maison Gallimard et La Nouvelle revue française (NRF), et alors même qu'il s'oppose aux prises de position du surréalisme, évoque Breton au détour d'une lettre datée des années 1950 (« Lisez dix lignes de Breton ou de Cingria, vous êtes saisi », dit-il à un membre du groupe lettriste pour justifier le sort fait par La NRF aux poèmes du leader de ce groupe, Isidore Isou{57}) ; du fait encore que plusieurs ouvrages lui sont consacrés à la fin des années 1940 : Julien Gracq, qui refusera en 1951 le Prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes, publie en 1947 André Breton, quelques aspects de l'écrivain. En 1949, Claude Mauriac (fils de François Mauriac), après plusieurs ouvrages consacrés à des auteurs tels que Cocteau ou encore Balzac, publie André Breton : essai, aux éditions de Flore, ouvrage pour lequel il obtient le Prix Sainte-Beuve.
Que la consécration artistique du surréalisme se passe en dehors des académies n'empêche pas qu'elle entraîne un processus de routinisation et de vieillissement. Étant donné que le surréalisme a construit sa position d'avant-garde à partir d'un discours de rupture avec l'art, faisant de la radicalité éthico-politique le critère même du désintéressement, sa consécration en tant qu'école artistique et littéraire ne peut que susciter, chez certains agents ayant été en quelque sorte formés par ses écrits et ses exigences « radicales », une remise en cause de sa valeur actuelle au nom de son projet initial. Le surréalisme se heurte également, de manière plus classique pourrait-on dire, à « l'usure » de son esthétique. En effet, dans un secteur du champ littéraire fortement soumis au principe de l'innovation car construit en opposition à la littérature « officielle », le fait même d'imposer ses conceptions de l'art et ses procédés risque de transformer les œuvres en conventions routinières, définissant une nouvelle « orthodoxie ». Pour le dire comme Pierre Bourdieu, la « mise en œuvre répétée et répétitive de procédés éprouvés, [...] l'utilisation sans invention d'un art d'inventer déjà inventé » et la « banalisation de l'effet de débanalisation » que les premières œuvres avaient pu exercer, sont fréquemment à l'origine d'une perte de crédit auprès d'un public de pairs et de critiques d'art situés au « foyer des valeurs » d'avant-garde{58}. De fait, dans les années de l'après Seconde Guerre mondiale, anciens compagnons ayant rejoint depuis le PCF tels que Henri Lefebvre, Roger Vailland ou Tristan Tzara ; critiques littéraires tournés vers les « nouveautés » tels que Maurice Nadeau ; représentants de la nouvelle génération littéraire tels que Jean-Paul Sartre ; animateurs des milieux intellectuels « de gauche » tels que Dionys Mascolo ; postulants au titre de l'avant-garde en poésie ou en peinture, s'ils reconnaissent tous l'importance du surréalisme dans l'histoire littéraire et artistique, convergent dans la reprise d'une rhétorique consistant généralement à renvoyer celui-ci à un passé révolu (à l'entre-deux-guerres) et à renvoyer ses dernières manifestations en date aux mondanités « bourgeoises ». Il s'agit pour eux de vieillir le surréalisme en lui contestant son image d'« hérésie » et de « rupture », ainsi que sa valeur de « radicalité » politique (avec bien sûr les diverses nuances qu'impliquent des options esthétiques et politiques différentes).
L'Histoire du surréalisme publié par Maurice Nadeau en 1945 est l'un de ces nombreux écrits de l'après-guerre qui contestent la « radicalité » et « l'actualité » du surréalisme. Son efficacité est certainement d'autant plus forte qu'il ne se présente pas comme un écrit polémique. Tout porte même à croire qu'il tient un rôle important dans la fabrique des représentations des générations successives d'artistes qui vont chercher à « dépasser » le surréalisme en renouvelant sa position, comme les jeunes poètes qui rallient momentanément le lettrisme au début des années 1950{59}. Son importance dans la vie littéraire et artistique des décennies de l'après-Seconde Guerre mondiale est encore confirmée par le fait qu'il est maintes fois réédité et que son auteur s'impose dans les années d'après-guerre comme un critique et un animateur connu et reconnu du champ littéraire (en tant que défenseur d'une littérature d'« innovation », « exigeante » et « de qualité »).
Maurice Nadeau (1911-2013)
Pupille de la nation, issu d'un milieu populaire, Maurice Nadeau exerce d'abord le métier d'instituteur. Militant communiste puis trotskiste, il rencontre André Breton et fréquente les surréalistes, avant de publier au sortir de la Seconde Guerre mondiale son Histoire du surréalisme (aux éditions du Seuil) qui le brouille avec le « pape » du mouvement en question. Nadeau devient à la même époque le responsable des pages littéraires du quotidien Combat lancé par Pascal Pia et Albert Camus (plus tard, il sera critique à France-Observateur puis à L'Express). Parallèlement, il officie à l'occasion comme juré de prix littéraires tels que le Prix Renaudot ou encore le Prix des critiques. Nadeau acquiert dans les années d'après-guerre une solide réputation comme critique littéraire mais aussi comme « découvreur » de talents. Alors qu'il est directeur de collection chez Corrêa, où il édite notamment Malcolm Lowry (dont le livre Au-dessous du volcan, paru en France en 1949 et demeuré longtemps confidentiel, est un livre culte pour le jeune Debord, qui l'a lu une première fois vers 1953), l'éditeur Julliard lui propose de diriger une nouvelle revue éditée par ses soins. D'abord réticent (Julliard incarne à l'époque une littérature plus « grand public »), il accepte finalement et lance en mars 1953 Les Lettres nouvelles, au sommaire de laquelle on trouve, pour sa première livraison, les noms d'Henri Michaux, Antonin Artaud, Roland Barthes (lequel, à ce moment-là, est encore très peu connu). Dans la foulée, Nadeau abandonne sa collection chez Corrêa et lance la collection « Les Lettres Nouvelles » chez Julliard.
De manière générale, les écrits de Nadeau reconnaissent le surréalisme comme courant artistique et littéraire majeur du XXe siècle tout en soulignant qu'il promettait davantage. En effet, d'un côté, Nadeau le qualifie de « magnifique explosion artistique » (dans l'« Avertissement » publié en ouverture d'Histoire du surréalisme). D'un autre côté, il affirme que le mouvement surréaliste est révolu depuis la Seconde Guerre mondiale et en appelle aux jeunes générations pour le « dépasser et [le] surmonter ». Qui plus est, il ne cache pas sa déception lorsqu'il écrit : « Tant d'énergie, tant de foi, tant d'ardeur, tant de pureté, menant à quelques nouveaux noms sur un manuel d'histoire littéraire et à l'enrichissement de quelques marchands de tableaux ? Nous sommes loin du compte avec la transformation totale de la vie qu'on se donnait pour fin{60}. » Ses articles publiés dans les pages littéraires de Combat à la Libération témoignent également d'un sentiment d'usure à l'égard des procédés littéraires du surréalisme. En 1946, il estime par exemple, à propos du poète Aimé Césaire, qu'il « est bon qu'un nouvel orage s'élève et vienne saccager les terres un peu desséchées [...] » d'une « poésie actuelle occupée à ruminer les dernières nourritures du surréalisme qui vont d'ailleurs s'affadissant et se coulant en plats tout préparés de rêve, d'amour et de délire même{61} ».
Un même sentiment de banalisation apparaît chez le philosophe Henri Lefebvre, lorsqu'il réduit en 1947 les thématiques surréalistes du merveilleux, de l'insolite et du bizarre, à l'emploi d'un « simple effet de surprise et de dépaysement{62} ». Il semble également diffus dans les milieux de la peinture d'avant-garde, notamment parmi par les tenants de « l'art abstrait » alors en plein développement (on découvre en France Kandinsky). Dans la livraison du 31 mars-1er avril 1946 de Combat, le promoteur de la peinture abstraite Charles Estienne (qui se rapprochera néanmoins des surréalistes au moment de la fondation de la galerie À l'étoile scellée en 1952) oppose ainsi au peintre surréaliste Victor Brauner (qui expose alors à la galerie Pierre) les abstraits Poliakoff et Marie Raymond avant d'ajouter : « [...] la peinture surréaliste (au mieux) et Fougeron (au pire) sont dépassés aujourd'hui par celle de tout un groupe où aux aînés cités plus haut [Kandinsky, Arp, Magnelli] s'ajoutent de plus jeunes comme Hartung et Deyrolle{63}. » Le 13 juillet 1946, il récidive à propos d'une exposition du surréaliste Chirico, en affirmant que « rénover aujourd'hui la peinture par les voies de Chirico, Tanguy (et pourquoi pas Dali, Magritte, etc.) [lui] paraît imagination de littérateur en délire{64} ». En 1955, l'Internationale lettriste (IL) écrira à son tour un texte qui exprime on ne peut mieux l'usure ressentie et/ou stratégiquement dénoncée de certains procédés attachés à la génération des années 1920. À propos de la revue Bizarre, qui compte parmi ses collaborateurs plusieurs anciens surréalistes et « pataphysiciens » adeptes de Jarry, elle écrit en effet :
« La réapparition de la revue Bizarre{65} démontre [...] l'usure totale d'un état d'esprit qui a pu s'appeler, vers 1920, “l'esprit nouveau”. [...] Il y a quelque chose de touchant dans les efforts de ces pauvres gens exploitant depuis si longtemps la même veine, usant toujours de la même façon de surprendre. [...] Ils sont atteints d'un fétichisme de l'insolite, qu'ils ont besoin de reconnaître d'abord. [...] Il faudrait surgir de bien loin, être par exemple un colon de l'extrême-sud du Maroc et n'avoir lu que feu Paul Chaack [sic]{66} pour ressentir à la lecture de Bizarre une impression, fût-elle fugitive, d'insolite. Cette hypothèse-limite mise à part, personne ne peut trouver dans Bizarre quelque chose qui soit, même à un très faible degré, surprenant – c'est-à-dire nouveau{67}. »
L'usure des procédés du surréalisme est alors, pour parler comme Bourdieu, sanctionnée et redoublée, en la rendant visible de tous, par la transformation de son public. On ne saurait dire si cette transformation du public est réelle ou supposée. Elle est en tout cas apparente, c'est-à-dire qu'elle devient constitutive d'une image diffuse du surréalisme comme tendance esthétique « digérée » ou en voie de l'être par le goût bourgeois. Ainsi, dans son pamphlet Le Surréalisme contre la révolution publié en 1948 aux éditions sociales, Roger Vailland met en regard l'attention et la bienveillance de la critique d'art dite « bourgeoise » pour l'Exposition internationale du surréalisme en 1947{68} avec l'attitude des premiers surréalistes, qui « s'étaient mis systématiquement hors du jeu artistique et littéraire{69} ». Il rappelle opportunément à propos de ces derniers qu'ils « avaient tenu à prouver qu'ils n'étaient pas des “jeunes” qui “jettent leur gourme” en insultant l'Académie française comme le faisaient au début du siècle les académiciens d'aujourd'hui », mais bien « des voyous », des « parias volontaires » qui s'étaient « mis au ban de la société »{70}.
Dans les années qui suivent la Libération, compte tenu sans doute de la forte politisation du champ littéraire et du prestige nouveau du Parti communiste dû à son action résistante, c'est souvent en contestant sur un plan politique l'authenticité de la radicalité du surréalisme que l'on manifeste alors son « usure » ou son « échec ». Ceci apparaît bien sûr dans les interventions de plusieurs intellectuels communistes ou para-communistes (qui, pour avoir souvent participé ou côtoyé le mouvement surréaliste dans les années 1920-1930, apparaissent autorisés à porter sur lui un jugement). La conférence de Tzara Le Surréalisme et l'après-guerre donnée en Sorbonne le 11 avril 1947 ; le premier tome de la Critique de la vie quotidienne d'Henri Lefebvre, publié chez Grasset la même année ; le pamphlet Le Surréalisme contre la révolution de Roger Vailland, publié aux éditions sociales en 1948 ; ou encore L'écrivain et le Livre ou La suite dans les idées d'Elsa Triolet publié également aux éditions sociales en 1948, participent globalement d'une même offensive des communistes contre le surréalisme contemporain. Ils reprennent généralement un même discours consistant à le renvoyer à distance du projet révolutionnaire authentique, au pur scandale littéraire, inoffensif. Ils s'attachent ainsi à distinguer « scandale » et « révolution », « révolte » et « révolution », ou encore « révolution spirituelle » et « transformation sociale du monde ».
Cette vulgate critique du surréalisme est mobilisée au-delà des milieux intellectuels affiliés aux communistes. On la retrouve par exemple chez Jean-Paul Sartre (qui n'est pas encore, à cette époque, un « compagnon de route » du Parti). Se construisant en intellectuel prophétique, Sartre entre en concurrence directe avec le surréalisme. Tout en reconnaissant la sincérité du dégoût des surréalistes envers la classe bourgeoise{71}, il entend alors montrer que le surréalisme, bien loin de transformer le monde, s'occupe plutôt de le « mettre entre parenthèses ». Le surréalisme, dont Breton disait qu'il est à la recherche du « point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas, cessent d'être perçus contradictoirement{72} », serait de ce fait même parfaitement étranger à l'action révolutionnaire : « l'action révolutionnaire, plus que tout autre, [...] a besoin [de ces catégories] » estime Sartre, « car le prolétariat engagé dans la lutte a besoin de distinguer à chaque instant, pour mener à bien son entreprise, le passé du futur, le réel de l'imaginaire et la vie de la mort{73} ». Le surréalisme ne serait au fond qu'une version radicalisée des positions anciennes de « l'art pour l'art » :
« [...] le surréalisme [...] radicalise la vieille revendication littéraire de la gratuité pour en faire un refus de l'action par destruction de ses catégories. Il y a un quiétisme surréaliste. Quiétisme et violence permanente : deux aspects complémentaires d'une même position. [...] Nous retrouvons ici, assombrie et alourdie, la morale gidienne avec l'instantanéité de l'acte gratuit. »
Afin de couper le surréalisme de l'action révolutionnaire, Sartre souligne également que, tandis que la « force d'un écrivain réside dans son action directe sur le public, dans les colères, les enthousiasmes, les méditations qu'il provoque par ses écrits », les surréalistes n'ont aucun lecteur dans le prolétariat (« combien d'ouvriers sont entrés à l'Exposition de 1947 ? Combien de bourgeois, au contraire{74} ? »). Ils « demeurent les parasites de la classe qu'ils insultent, leur révolte demeure en marge de la révolution ». À contre-courant des avant-gardes poétiques qui, à partir de Nerval, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Mallarmé, ont inscrit dans la représentation héroïque du poète le rejet du public et qui ont érigé du même coup l'absence de public en critère même de la valeur littéraire, Sartre entend bien « sceller la réconciliation de l'auteur et du lecteur{75} ». La littérature qu'il appelle de ses vœux doit être « lu[e] à la fois par l'opprimé et par l'oppresseur, témoignant pour l'opprimé et contre l'oppresseur, fournissant à l'oppresseur son image, du dedans et du dehors, prenant, avec et pour l'opprimé, conscience de l'oppression, contribuant à former une idéologie constructrice et révolutionnaire{76} ». C'est pourquoi il confère à la prose une responsabilité spécifique : la prose, en nommant les choses, les révèlent aux lecteurs, et donc agit sur elles{77}. A contrario, la poésie est renvoyée à distance de l'action, à l'irresponsabilité. Sartre souligne en ce sens que c'est en construisant une théorie que les surréalistes se sont engagés, tandis qu'en se revendiquant de la poésie, il ne s'agissait pour eux que d'échapper à leurs responsabilités. C'est aussi dans cette optique qu'il demande au surréalisme quel public il compte atteindre et explique alors que le propos du surréalisme « ne peut être que négatif : détruire dans les esprits bourgeois qui forment son public les derniers mythes chrétiens qui s'y trouvent encore{78} ».
On retrouve une critique analogue dans les quelques pages que Dionys Mascolo consacre au surréalisme dans son ouvrage Le Communisme, Révolution ou communication ou la dialectique des valeurs et des besoins, publié en 1953 aux éditions Gallimard (livre que Debord a lu et apprécié{79}). C'est dire que la vulgate se perpétue au-delà de l'immédiat après-guerre, chez les intellectuels qui se réclament d'un projet « révolutionnaire ». Dans son essai, Mascolo commence par un éloge du « très profond mouvement de libération qu'aura été le surréalisme{80} ». Selon lui, « vingt ans durant, le surréalisme a été seul à tenter d'imposer, de l'intérieur de la société faite des détenteurs des moyens d'expression, la vue du fondement éthique de toute expression, le “communisme” de toute poésie ». Il n'en reste pas moins pour Mascolo que les surréalistes n'ont fait que « sauver l'honneur de la littérature » de l'entre-deux-guerres et qu'ils « sont maintenant en retard sur le monde » : le surréalisme, un temps en « état d'avance sur le monde », mais ayant décidé finalement de « laisser tomber le monde », de « poursuivre son avance aussi loin que possible », « en aveugle », se serait alors condamné à « perdre de vue le contenu éthique de l'expression auquel il avait dû être sensible avant tout pour commencer à prendre de l'avance ». Son avance serait ainsi devenue une « avance de spécialiste » de la littérature et aurait été contenue dans « la sphère “libre” du libéralisme ». Recourant à des concepts marxistes, Mascolo ajoute que la libération portée par les surréalistes « n'a lieu qu'à l'intérieur des superstructures ». Et reprenant la thématique de la « digestion » (qui annonce celle de la « récupération », apparue dans les années 1960), il explique que la subversion incarnée un temps par le surréalisme serait désormais « digérée » par une « jeune bourgeoisie, “intelligente” et sensible », laquelle « s'empresse de reprendre à son compte, comme nouveauté due au surréalisme, tout ce que le surréalisme avait pu laisser glisser en lui de niais, de périssable ou d'équivoque » et qui, en fin de compte, trouve le surréalisme « tout à fait compatible avec l'Église et la Famille, toutes les traditions, le Travail, la Patrie et l'Armée ».
Dionys Mascolo (1916-1997){81}
Fils d'un immigré italien, bachelier autodidacte, Mascolo devient lecteur chez Gallimard en 1942 (où il s'occupera également d'acquisition des droits auprès d'éditeurs et agents étrangers). Entré dans la Résistance en 1943, il rejoint le PCF à la Libération. Avec Edgar Morin, Robert Antelme et Marguerite Duras, il fonde une éphémère maison d'édition – les Éditions de la Cité universelle – qui publie les premiers livres de Morin et Antelme, ainsi que des Œuvres de Saint-Just (présentées par Mascolo). À la même époque, il anime avec les mêmes le « Groupe de la rue Saint-Benoît », cercle de discussions réunissant de manière informelle, au domicile de Marguerite Duras, plusieurs écrivains et intellectuels (Claude Roy, Edgar Morin, Maurice Nadeau, Clara Malraux...). Entré rapidement en conflit avec la direction communiste à propos de l'affaire Vittorini{82}, il quitte définitivement le PCF en décembre 1949, dans le contexte du procès Rajk.
Face aux discours associant le surréalisme à « l'irresponsabilité », au « quiétisme », à la « pseudo-révolution », au « simple scandale » littéraire, à l'art « bourgeois », les représentants du mouvement surréaliste entendent bien conserver les marques de la radicalité et de la jeunesse. Expressions parmi d'autres de cette lutte contre le vieillissement, les jeunes animateurs de la revue surréaliste La révolution la nuit protestent en 1946 contre « l'exploitation artistique du surréalisme{83} » et le peintre Max Ernst est exclu en 1954 après avoir reçu le Grand Prix de la Biennale de Venise{84}. De même, André Breton affirme dans ses Entretiens de 1952 avec André Parinaud que le surréalisme demeure un mouvement vivant, prenant pour argument le fait que la jeunesse continue de lui apporter son appui et qu'il ne cesse d'enregistrer de nouvelles adhésions{85}. On peut d'ailleurs voir dans cette résistance au processus de vieillissement la raison d'être même du maintien autour de Breton d'une activité de groupe : il s'agit de s'appuyer sur l'intérêt que le surréalisme continue de susciter auprès de nouvelles générations de poètes et artistes, pour placer le surréalisme, notamment par l'édition d'une revue de groupe et de tracts, dans l'actualité culturelle. La stratégie de Breton consiste également à intégrer au surréalisme les nouveautés littéraires et intellectuelles qui s'affirment hors de lui.
Cette lutte contre le vieillissement a lieu pour partie sur le terrain de la radicalité politique. Depuis plusieurs années déjà, le mouvement surréaliste a tourné le dos au communisme officiel (celui qui est représenté à l'international par l'URSS et qui, en France, est représenté par le Parti communiste français) : en 1935, faute d'être parvenu à faire reconnaître leurs conceptions artistiques aux dirigeants et intellectuels communistes, la plupart des surréalistes rompent définitivement avec le PCF. En revanche, ils continuent, après cette rupture, à revendiquer un engagement politique auprès des minorités révolutionnaires{86}. Ainsi, en 1938, au cours d'un voyage à Mexico, André Breton rencontre Léon Trotsky. Cette rencontre donne lieu à la rédaction en commun d'une déclaration Pour un art révolutionnaire indépendant et s'accompagne de la constitution d'une éphémère Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (FIARI). En avril 1947, alors que la guerre froide se met en place en France, le groupe surréaliste, réuni autour de Breton, publie le tract Rupture inaugurale, dont le principal objectif est de réaffirmer son « attachement indéfectible à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier » en même temps que son indépendance partisane et son opposition au PCF{87}. Dans ce tract, les surréalistes se posent comme plus « révolutionnaires » que ce dernier en l'accusant de faire le choix de la collaboration de classes (est visée ici sa « participation à la conduite de l'État bourgeois »). Ils accusent également le PCF d'opter pour une politique nationaliste et germanophobe. Ils lui reprochent en outre de défendre « un art politique réactionnaire et périmé » et de perdre de vue, « pour ne plus considérer qu'une fin provisoire qui devient du même coup suspecte, la libération finale de l'homme ». Afin de justifier la radicalité politique de l'activité surréaliste elle-même, le groupe surréaliste définit dans ce texte le processus révolutionnaire comme un « chemin éthique », et comme une « Révolution [qui englobe] l'ensemble de l'homme », le libère « sous tous ses aspects à la fois ». Il défend ainsi l'importance première de « promouvoir un mythe nouveau » (ce qui serait l'entreprise spécifique du surréalisme) en ce que « rêver la Révolution, ce n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales » ; et que « déjouer l'invivable, ce n'est pas fuir la vie, mais s'y précipiter totalement et sans retour ».
De manière générale, à la lecture des déclarations et revues surréalistes dans les années 1950 (Medium, Le Surréalisme même, Bief ), on observe que le groupe surréaliste français continue de revendiquer une position « d'avant-garde » aux croisements de l'art, de la philosophie et de la politique, en faveur de la révolution sous ses différents aspects. Aussi se rapproche-t-il brièvement, au début des années 1950, des anarchistes (à travers une collaboration au journal Le Libertaire au début des années 1950). Quand bien même ce rapprochement est de courte durée (il prend fin à la suite d'un conflit sur la question du dernier ouvrage de Camus, L'Homme révolté), il indique que, pour plusieurs membres du groupe, la synthèse entre subversion des formes symboliques et de l'ordre social reste une sorte d'idéal. Dans Medium, feuilles d'informations surréalistes éditées entre novembre 1952 et juin 1953 (et dirigées à partir du second numéro par Jean Schuster), le groupe se prononce ainsi en faveur des Indiens Maroyunas en lutte au Pérou face aux « envahisseurs blancs{88} », en faveur de la résistance des Mau-Mau au Kenia face à la répression du colonisateur britannique{89}, ou encore en faveur d'un fermier noir en procès aux États-Unis{90}. Ceci ne donne d'ailleurs qu'un aperçu sommaire de l'ensemble des prises de position politiques du groupe dans les années d'après-guerre{91}.
Pour autant, dans cette lutte ayant pour enjeu le statut d'avant-garde, une partie des armes nécessaires font défaut au mouvement surréaliste. La conjoncture politique des années d'après-guerre joue en leur défaveur (au moins jusqu'à la seconde moitié des années 1950). En maintenant une ligne politique très critique à l'égard du PCF et de l'URSS, alors même que la guerre froide se met en place et produit un effet de bipolarisation sur les engagements intellectuels (voir chapitre 6), André Breton et les surréalistes français s'exposent à être renvoyés à « droite » de l'échiquier politique. Breton écrit en 1946 dans Le Figaro, se détourne de la référence marxiste au profit de Charles Fourier ou encore de certains penseurs de l'ésotérisme{92}, autant d'actes interprétés comme des prises de position politiques et qui donnent prise à l'idée d'une instrumentalisation du surréalisme par la bourgeoisie ainsi qu'aux rumeurs selon lesquelles Breton travaillerait pour la CIA. S'ils ne cessent de rappeler leur attachement à la gauche révolutionnaire, les surréalistes eux-mêmes se présentent à plusieurs reprises entre 1947 et 1956 comme contraints, du fait du quasi-monopole du communisme partisan sur la politique révolutionnaire, de se retirer de cette dernière : « L'histoire, à son stade actuel, nous condamne à cette position ambivalente toute de refus et de regret », écrit Breton en réponse au livre de Mascolo{93}.
À la Libération, une autre arme fait défaut aux surréalistes dans leur lutte contre le vieillissement, à savoir ce qu'on pourrait appeler avec Gisèle Sapiro le « capital moral », et qui est collectivement accumulé à la Libération par la génération d'écrivains qui s'est cristallisée à travers son action dans la Résistance{94}. En effet, la plupart des leaders du mouvement surréaliste se sont exilés pendant la guerre (André Breton à New York notamment), se trouvant ainsi exclus symboliquement de cette génération littéraire (et à l'inverse, attachés à la génération de l'entre-deux-guerres){95}. Pour ne rien arranger, le surréaliste Benjamin Péret, en réponse à l'anthologie L'Honneur des poètes publiée en 1943 par Minuit et qui regroupait sous pseudonymes des vers d'Aragon, Éluard, Seghers, etc., publie en 1945 Le Déshonneur des poètes dans lequel il dénonce les sentiments religieux et nationalistes charriés dans les poésies de la Résistance, et leurs recours aux formes classiques que sont la rime et l'alexandrin. S'il est difficile de démontrer l'effet propre de ce déficit de capital moral, les instrumentalisations de l'absence des principaux surréalistes durant la guerre sont en tout cas manifestes, que ce soit chez Tzara en 1947 (« Après ces événements récents dont l'incontestable portée n'a pas atteint le Surréalisme, qui hors de ce monde cherchait une justification à son demi-sommeil béat, je ne vois pas sur quoi celui-ci serait fondé pour reprendre son rôle dans le circuit des idées{96} ») ; dans le Surréalisme contre la révolution de Roger Vailland{97} ; dans « Situation de l'écrivain en 1947 » de Sartre (qui explique à propos des écrivains de l'entre-deux-guerres : « Tous ont été victimes du désastre de 40 : c'est que le moment de l'action était venu et qu'aucun d'eux n'était armé pour elle. Les uns se sont tués, d'autres sont en exil ; ceux qui sont revenus sont exilés parmi nous. Ils ont été les annonciateurs de la catastrophe au temps des vaches grasses ; au temps des vaches maigres, ils n'ont plus rien à dire{98} ») ; ou encore dans la manière dont Albert Camus, au début des années 1950, face aux protestations surréalistes à propos de son livre L'Homme révolté {99}, rétorque que rien n'autorise Breton à se poser à son égard en « professeur d'insoumission{100} ».
À la Libération, si le groupe réuni à Paris autour d'André Breton s'oppose vigoureusement au communisme partisan, il n'en va pas de même pour tous les écrivains ou artistes se réclamant du surréalisme. Que ce soit pour tirer parti stratégiquement de l'affaiblissement de Breton et lui contester le leadership sur le mouvement surréaliste, ou pour ne pas couper ce dernier du « mouvement révolutionnaire » et réassurer son image de radicalité, plusieurs collectifs surréalistes aiguisent leur divergence jusqu'à rompre publiquement. En novembre 1945, le groupe surréaliste bruxellois mené par René Magritte et Paul Nougé, et qui dès l'entre-deux-guerres dispose d'une certaine indépendance vis-à-vis de son homologue parisien, décide lors d'une réunion d'adhérer à la théorie du matérialisme dialectique (ce sont ses termes). Peu après, Paul Nougé annonce officiellement le ralliement de son groupe au parti communiste{101}. En réponse à « l'occultisme » présumé de Breton, le peintre Magritte développe au même moment le projet d'un « surréalisme en plein soleil », et s'attire en retour les critiques de celui-ci dans le catalogue de l'exposition internationale Le surréalisme en 1947.
La même année, quelques jeunes surréalistes français et belges encore peu renommés, dont plusieurs ont participé à la Résistance durant l'Occupation (à travers le groupe « La Main à plume »), fondent le « surréalisme révolutionnaire ». Animé principalement par Christian Dotremont (1922-1979) à Bruxelles{102} et Noël Arnaud (1919-2003) à Paris, ce groupe condamne le « surréalisme magique et mystificateur du Breton de 1947 » au nom d'un surréalisme « scientifique » et « expérimental »{103}. Il s'agit en effet pour ces jeunes surréalistes de retrouver la dimension révolutionnaire qui fût celle du surréalisme historique. Peu avant la fondation officielle du mouvement, Dotremont expliquait à ce propos : « Le surréalisme échoue aujourd'hui dans la mesure où il réussit, c'est-à-dire dans la mesure où il est transformé par le monde : il s'agissait, il s'agit, il s'agira encore et toujours de transformer le monde{104}. » Dans le même ordre d'idée, Noël Arnaud, dans un rapport effectué devant la Conférence internationale du surréalisme révolutionnaire en octobre 1947, avance que la classe bourgeoise, qui ne possède plus « la force ni les moyens [...] d'inventer des idées nouvelles » opte désormais – « après avoir pendant des années joué de l'absolu contre la réalité » – pour la confusion et le détournement d'idées à son profit. Elle instrumentalise selon lui le surréalisme qui ne vaut néanmoins pour elle « que par son abandon du marxisme ». Or, pour Arnaud, « coupé de ses bases marxistes, [le surréalisme] devient malléable, inoffensif pour ses servants{105} ». Alors même que la guerre froide s'installe, le « surréalisme révolutionnaire » reconnaît donc le Parti communiste comme seule « instance révolutionnaire » et accorde une importance première à « l'élaboration d'une critique marxiste de l'esthétique » comme à « l'examen des possibilités d'une psychologie matérialiste »{106}.
En 1951, les controverses relatives aux positions politiques du surréalisme réapparaissent au sein même du groupe français resté fidèle à Breton, lorsqu'un dénommé Michel Carrouges, promoteur du surréalisme quoique catholique convaincu, est invité à présenter celui-ci lors d'une conférence organisée par le Centre Catholique des Intellectuels Français. L'action envisagée par plusieurs surréalistes dont Henri Pastoureau afin de perturber cette réunion et rappeler l'anticléricalisme du mouvement est en effet désapprouvée par Breton, qui défend Carrouges. Pour Pastoureau, qui a adhéré au surréalisme dans les années 1930 (au moment où le mouvement se réclamait de la révolution communiste) et qui est en grande partie le rédacteur du tract Rupture inaugurale dont on a vu qu'il s'efforçait de renouveler les perspectives révolutionnaires du mouvement à la Libération, cette affaire est « l'abcès révélateur de maux chroniques dont souffre le surréalisme : l'opportunisme à l'égard d'une audience frelatée et, complémentairement, l'abandon progressif de la position révolutionnaire{107} ». Autrement dit, Breton entre autres membres du groupe surréaliste se voit reprocher d'avoir pris la mauvaise habitude, par « antistalinisme forcené{108} » et dans le dessein d'élargir l'audience du mouvement, d'accepter dans son entourage des personnes qui, si elles se disent certes favorables au surréalisme, font fi de sa position révolutionnaire.
Le surréalisme en tant que mouvement organisé connaît donc dans les années d'après-guerre une série de crises internes. Ceux des surréalistes qui sont réunis autour de Breton ont par ailleurs le plus grand mal à assurer la parution régulière d'une publication collective. Ils en sont même dénués entre 1949 et 1952 – ce que Breton explique en 1951 par le fait que les éditeurs attendent du surréalisme une revue « d'art », quand « le surréalisme, aujourd'hui comme hier, ne saurait pleinement s'accommoder que d'une revue de combat{109} ». Pour pallier cette absence, certains surréalistes collaborent à Combat entre 1949 et 1950 (à travers une chronique régulière intitulée « Aux avant-postes de Combat »), à une époque où Louis Pauwels est devenu son rédacteur en chef et où sa ligne éditoriale évolue vers la droite. De même, ils collaborent entre 1951 et 1952 à la revue Arts, dirigée par le même{110}. Une nouvelle génération de surréalistes prend alors progressivement les rennes du mouvement, composée de poètes et artistes comme Jean Schuster (1929-1995), Gérard Legrand (1927-1999), Jean-Louis Bédouin (1929-1996), pour ne citer que quelques-uns des plus actifs{111}. Cela ne saurait pourtant garantir le maintien du surréalisme à l'avant-garde des arts et de la culture. Et de fait, tout en se perpétuant comme mouvement organisé reprenant différents traits au modèle du mouvement d'avant-garde, le groupe surréaliste apparaît marginalisé au moins jusqu'à la seconde moitié des années 1950 – lorsque la crise symbolique du communisme contribue à lui donner un surplus momentané de crédibilité politique.
À l'inverse, le lancement de la revue Les Temps modernes (qui vient remplacer momentanément la mythique NRF chez Gallimard{112} et parvient à dominer l'espace des revues littéraires et intellectuelles{113}) ; la synchronisation sous le label « existentialisme », à la fois d'une littérature, d'une philosophie et d'une politique ; la ferveur inédite du public autour de ce label (qui dépasse rapidement le milieu restreint des pairs), transmue la réussite personnelle de Jean-Paul Sartre en un phénomène collectif en mesure de détrôner un surréalisme affaibli. L'existentialisme parvient à incarner « l'esprit du temps », aidé en cela par la trajectoire sociale et scolaire de son principal représentant dont, comme le formule Anna Boschetti, « tous les traits semblent conspirer pour produire un habitus intellectuel exemplaire{114} ». Fait sans précédent et perçu comme tel à l'époque, Sartre cumule en effet les attributs de « l'excellence » philosophique d'une part (ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie, rapidement reconnu par ses concurrents en philosophie comme le principal auteur de l'existentialisme français) et ceux de l'avant-garde littéraire d'autre part (il représente l'avant-garde consacrée par La NRF et incarne la « vie d'artiste » à Saint-Germain-des-Prés). À la fois penseur écrivain et romancier métaphysicien, parvenant ainsi à concentrer et à combiner toutes les espèces de capital intellectuel et n'hésitant pas à engager ce capital dans les luttes politiques du moment, Sartre incarne mieux que quiconque parmi ses contemporains la figure de l'« intellectuel total{115} ».
Les conceptions sartriennes de la responsabilité de l'écrivain, tout en étant d'emblée contestées (les degrés et les limites de cette responsabilité sont rapidement l'objet de controverses sur fond d'épuration littéraire{116}), marqueront durablement les représentations des générations successives d'écrivains français. Certes, prenant le contre-pied de la génération littéraire qui s'est imposée à la Libération, une grande partie des nouveaux courants apparus dans la littérature au tournant des années 1950 converge dans un projet analogue de (re)dissocier la littérature de la politique : les auteurs classés comme « Hussards » (Antoine Blondin, Jacques Laurent, Roger Nimier, etc.) contestent la « littérature engagée » en défendant notamment un « droit à l'innocence{117} » ; ceux rassemblés à la fin des années 1950 sous l'étiquette du « nouveau roman » (Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon, etc.) revendiquent comme seul « engagement » pour l'écrivain, non un engagement de nature « politique », mais « la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l'intérieur{118} » ; il en sera de même pour ceux qui, fédérés d'abord au sein de la revue Écrire lancée par les Éditions du Seuil, animeront à partir de 1960 la revue Tel Quel (Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier, etc.){119}. Autrement dit, dans une conjoncture où le principal obstacle à la revendication d'autonomie peut facilement être mis sur le compte d'un embrigadement politique des lettres et des arts avec l'engagement et surtout le « réalisme socialiste », cette revendication tend à être associée au thème du « dégagement ». Dans le champ littéraire, un front se constitue contre la littérature engagée qui se renforce à partir de 1953, avec le lancement de la revue Les Lettres nouvelles chez Julliard et la reparution de La NRF chez Gallimard (sous le titre de Nouvelle Nouvelle revue française){120}. Le refus de l'engagement ne concerne d'ailleurs pas que les nouveaux venus dans la littérature. On le retrouve par exemple dans le cinéma des années 1950, avec la « nouvelle vague »{121}.
Pour autant, la politique constitue dans les années 1950 un mode privilégié de démarcation des positions dans le champ littéraire : dans un contexte de surpolitisation des enjeux littéraires, les prises de position sont en grande partie rythmées par l'opposition entre littérature « engagée » et littérature « dégagée » (autrement dit, c'est en partie le rapport au politique qui différencie les groupes), ainsi que par un affrontement entre une « gauche littéraire » (représentée par des revues telles que Les Lettres françaises, Les Temps modernes, Esprit, La Nouvelle critique) et une « droite littéraire » (dont les principaux lieux d'expression sont Le Figaro littéraire, La Table ronde, La Parisienne) : tandis que Les Temps modernes consacrent en mars 1955 un numéro à « La Gauche », La Parisienne lui répond en juin 1955 par la publication d'une conversation portant sur le thème « Existe-t-il un style littéraire de droite ? », puis par un numéro en 1956 sur « La Droite »{122}. Il faut aussi noter que le thème du « dégagement » ne s'oppose pas forcément à une conception de la littérature comme pratique libératrice, voire subversive. Les tentatives des avant-gardes prétendantes des années 1950 pour dissocier l'art et la politique relèvent souvent moins de ruptures totales vis-à-vis des modèles en vigueur (l'écrivain engagé, l'écrivain métaphysicien, le poète subversif), que de combinaisons diverses de reprises et déplacements de leurs postures.
Si l'on s'arrête sur le cas du « nouveau roman », il faut souligner que l'un de ses principaux théoriciens, Alain Robbe-Grillet, défend une conception de la littérature qui n'a guère de chose en commun, par exemple, avec celle d'un art du « divertissement » ou du pur plaisir « esthétique ». Dans son Pour un nouveau roman, quand bien même il revendique le dégagement de l'écrivain, il n'en continue pas moins de donner à ce dernier pour rôle de « mettre au monde des interrogations{123} ». Il rattache même le travail propre de l'écrivain, consistant selon lui à résoudre « de l'intérieur » les « problèmes du langage », à une optique subversive. En s'occupant de ce travail propre, l'écrivain se donnerait en effet les moyens d'aboutir à cette « conséquence obscure et lointaine de servir un jour peut-être à quelque chose – peut-être même à la révolution{124} ». De même, Robbe-Grillet présente le « nouveau roman d'aujourd'hui », comme une nouvelle manière de décrire la réalité{125}, et le justifie par la « ruine » de la métaphysique et des « conceptions essentialistes de l'homme{126} ». Il s'en prend en particulier à « l'humanisme », ce qui relève d'une prise de position autant littéraire que philosophique{127}.
Ce travail de politisation du « nouveau roman », qui s'accompagne on le voit de références aux débats philosophiques du moment, est appuyé par plusieurs commentateurs. Le philosophe et sociologue marxiste Lucien Goldmann présente ainsi les romans de Robbe-Grillet en termes de conscience critique du processus moderne de réification de l'homme en chose{128}. Par ailleurs, il faut noter que les nouveaux-romanciers, s'ils revendiquent un dégagement de l'œuvre à l'égard des contraintes politiques, s'engagent eux-mêmes en 1960 contre la guerre d'Algérie. En d'autres termes, les auteurs du « nouveau roman » s'attachent surtout à redéfinir l'engagement de l'écrivain sur le modèle de l'engagement « citoyen » (l'écrivain s'engage en tant que personne), par opposition à la littérature « à message ». On peut alors voir, avec Anne Simonin, dans ces différentes formes de politisation, une manière de construire une dimension « radicale » sans laquelle l'avant-garde littéraire n'est pas véritablement « d'avant-garde »{129}. Du reste, on observe une même difficulté à s'affranchir des attentes de radicalité politique chez d'autres tenants de la dissociation entre art et politique dans les années d'après-guerre. C'est le cas par exemple des jeunes surréalistes du « contre-groupe H », réunis en 1948 autour de la revue Néon. Bien que se réclamant d'une démarche « foncièrement a-politique », ils sont comme contraints d'expliciter ce refus et ses raisons, en faisant alors de cette démarche une autre manière de « transformer le monde » et de « changer la vie », et la seule attitude vraiment « scandaleuse » de l'époque{130}, comme si l'avant-gardisme artistique ne pouvait se situer en deçà sans risquer d'apparaître comme un recul vers une position d'« arrière-garde ».
Dans un contexte marqué par la surpolitisation des enjeux littéraires, et alors que le surréalisme, renvoyé au passé et contesté dans sa radicalité, a cédé sa place à l'existentialisme, l'espace des possibles pour les nouveaux venus semble délimité par deux options majeures. Il s'agit d'une part de la radicalisation politique, effectuée au nom du refus du scandale purement littéraire. Il s'agit d'autre part de prendre le contre-pied de l'essor de la littérature engagée en revendiquant un « dégagement » de l'art. Au-delà des prises de position et postures divergentes adoptées par les différents prétendants à une position d'avant-garde dans les années 1950 (en fonction de leurs références littéraires principales, du type de public visé, ou encore des renforts à leur disposition du côté des intermédiaires culturels{131}), on remarque qu'il est difficilement envisageable pour eux, compte tenu des attendus implicites des modèles en vigueur, d'ignorer purement et simplement les questions politiques et philosophiques. C'est ce dont témoigne aussi le mouvement lancé dans l'immédiat après-guerre par Isidore Isou, sous la désignation de « lettrisme » : tout en accusant les surréalistes d'avoir soumis l'art aux impératifs éthiques et politiques et en affirmant pour sa part reconnaître les frontières, finalités et méthodes propres des différentes disciplines, c'est en intervenant sur l'ensemble des disciplines artistiques et du savoir, dont l'économie politique, qu'Isou entend légitimer sa propre position, perpétuant ainsi l'ambition totalisante des avant-gardes du début du siècle.