« Qu'est-ce j'ai à faire dans le monde ? Les autres s'évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! »
(Gustave Flaubert, L'éducation sentimentale,
Paris, Gallimard, 1948 [1870], pp. 300-301)
« Nous voulons faire le grand saut sans hésitations et sans suicide intellectuel ou physique. Nous venons de consacrer trois et quatre années à nous débarrasser de toutes les cultures de routines et à réapprendre toutes les “maladies” dont on avait voulu nous guérir : poétique et plastique ; paresse exemplaire ; alcoolisme et vol à la tire ; goût (très vif) de l'irrémédiable, entre autres ; ce qui fait que nous nous trouvons maintenant entièrement disponibles. »
(Henry de Béarn, Yvan Chtchegloff, Lettre à Blaise Cendrars, 1950.
Éditée in Jean-Marie Apostolidès, Boris Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu,
Paris, Allia, 2006, pp. 40-41)
Au tournant des années 1950, une partie des aspirants poètes (généralement nés entre la fin des années 1920 et le début des années 1930) sont attirés par le mouvement lettriste. Acquis au principe du dépassement permanent et peu disposés à demeurer durablement dans une position de disciple, la plupart d'entre eux rompent néanmoins rapidement avec Isidore Isou pour fonder leurs propres groupes, qui ont pour nom : « Internationale lettriste », « soulèvement de la jeunesse », « mouvement externiste », « ultra-lettrisme », etc.{220} Il faut s'arrêter sur le premier d'entre eux, puisque c'est en son sein que sont posées, entre 1952 et 1957, les bases à la fois théoriques et pratiques du mouvement situationniste. Il s'agira ici plus particulièrement de comprendre ce qui a conduit les jeunes gens rassemblés dans l'IL à perpétuer, à travers ce groupe, la tradition des mouvements poétiques et artistiques « d'avant-garde » – dont les principales références dans le contexte français sont le futurisme, le dadaïsme et le surréalisme – c'est-à-dire à en épouser les principes, répertoires d'action et problématiques. Leur seule position de nouvel entrant ne saurait l'expliquer. À l'évidence, il existe d'autres manières d'entrer dans les champs littéraire ou artistique des années 1950, ainsi que l'indique par exemple le cas des écrivains rassemblés sous le label du « nouveau roman »{221}. Les pratiques et postures collectives adoptées par l'IL répondent, autant qu'on peut en juger à partir des rares informations biographiques existantes, à certaines propriétés sociales spécifiques de ses membres. On a affaire en l'occurrence, avec les principaux animateurs du groupe, à des adolescents bourgeois mais qui, pour différentes raisons, sont en rupture avec leur famille et/ou avec l'école. Comme pour affirmer leur incapacité d'hériter de la bourgeoisie, ils s'insèrent de manière précoce dans les sociabilités – nocturnes et parisiennes – au sein desquelles la valeur charismatique des figures du poète et de la bohème s'estime en commun.
Au tournant des années 1950, le groupe lettriste devient un pôle de ralliement de plusieurs jeunes poètes et artistes nés autour de 1930, tels que François Dufrêne (1930-1982), Maurice Lemaître (1926-), Marc,O. (alias Marc-Gilbert Guillaumin, né en 1927), Gil Joseph Wolman (1929-1995), Jean-Louis Brau (1930-1985), ou encore Guy Debord (1931-1995). Certains signes laissent alors à penser que ceux-ci sont attirés en premier lieu par l'image de radicalité et d'avant-gardisme que le lettrisme parvient à incarner, tant par l'effet de rupture produit par sa poésie basée sur la lettre et le cri (et par ses expérimentations dans le cinéma), que par les différents éléments de posture adoptés par lui : le scandale (avec notamment le « scandale de Notre-Dame » en 1950, lors duquel plusieurs jeunes gens associés au lettrisme défrayent la chronique en perturbant la messe de Pâques) ; la jeunesse (avec notamment le thème du « soulèvement de la jeunesse »).
Ces nouveaux arrivants dans le groupe lettriste apparaissent en revanche parfois assez distants à l'égard des prises de position d'Isidore Isou. À en juger par les textes qu'ils publient dans les revues Ur et Ion au début des années 1950, plusieurs d'entre eux se situent en effet déjà hors (ou à la marge) des prises de position d'Isou sur les arts : leur objectif n'est pas tant de créer des œuvres belles par leurs sonorités lettriques, que de trouver des moyens d'action physiques ou psychologiques sur le spectateur, c'est-à-dire – même si cela ne se dit pas forcément dans ces termes – de faire de l'art un moyen de transformation de la vie, projet qui se situe surtout dans la continuité de la révolte éthique du surréalisme. Ainsi, les trois jeunes lettristes Claude-Pierre Matricon, Jean-Louis Brau et Gil-Joseph Wolman publient en 1950 un article intitulé « Pour une mort synthétique », dans lequel ils entendent poser les données de base d'un « art intégral » qui fonctionnerait comme « expression néantissante du coït » et qui serait « agi comme stimulus par tous les sens de l'homme, simultanément »{222}. Dans l'optique de constituer des moyens d'action sur le spectateur, Wolman invente également la « mégapneumie », poésie basée non plus sur la lettre (car la lettre pourrait réintroduire des correspondances conceptuelles) mais sur le souffle : la mégapneumie « s'oppose aux correspondances son-langage, pour ne viser que l'ouïe, qui ne frappe pas l'intelligence, mais le système nerveux{223} ». Dans la même optique mais portée cette fois dans le cinéma, Wolman veut se passer de l'image (encore utilisée par Isou), pour retrouver le « mouvement » (qu'il appelle « L'Anticoncept »), lequel « rend le concept subjectif et muable par la réaction des spectateurs » et « commence une phase physique »{224}.
Un glissement analogue, hors de l'approche artistique isouienne, se retrouve dans la revue lettriste Ion, consacrée au cinéma et dirigée par Marc-Gilbert Guillaumin, alias « Marc,O. ». La « Mise en garde » qui ouvre cette revue laisse apparaître un curieux mélange de « culte d'Isou » (« Isou est, pour nous, le modus vivendi intégral ou la plateforme de nos plus hautes exigences{225} ») et d'aveu d'une distance amenée à s'accroître (« [Isou] est le point autour duquel nos opinions traditionnelles ou originales s'accordent pour l'instant{226} »). Marc-Gilbert Guillaumin y expose les bases d'un « cinéma nucléaire » qui, selon lui et Monique Geoffroy, dépasserait le film d'Isou Traité de Bave et d'éternité{227}. Ce cinéma utiliserait l'ensemble des éléments permettant de construire une atmosphère (son, lumière, odeurs, etc.). Il s'agirait de faire émerger un « spectateur-acteur » intervenant dans la construction même de l'œuvre. Guy Debord s'inscrit dans cette approche lorsqu'il écrit dans ses « Prolégomènes à tout cinéma futur » : « les valeurs de la création se déplacent vers un conditionnement du spectateur, avec ce que j'ai nommé la psychologie tridimensionnelle, et le cinéma nucléaire de Marc, O [sic] » ; avant de conclure par : « les arts futurs seront des bouleversements de situations, ou rien{228}. »
Enfin, l'article que publie Serge Berna (auteur du « scandale de Notre-Dame » en 1950) dans la revue Ur prend le contre-pied du refus isouien du scandale pour le scandale{229}. Alors qu'Isou ne justifie le scandale que comme un outil de propagande en réponse à une supposée « conspiration du silence », chez Berna c'est une valorisation du scandale en soi qui se dégage. Il fait l'apologie des scandales en tant que « choses qui ont été osées », « singulière[s] entreprise[s] d'un contre-courant » et se lance dans une forme de promotion ontologique du scandale comme œuvre d'art à part entière : « Ah, le bel instant que l'instant du déchaînement de la violence groupée contre le seul (et qui l'a tellement voulue jusqu'à préparer soigneusement – comme au théâtre – les détails de la mise en scène pour cette pièce mystiquement montée contre soi){230}. » Notons d'ailleurs que le « Scandale de Notre-Dame » organisé par Berna n'avait guère de lien direct avec les prises de position isouiennes. Il consistait en la lecture, par le jeune Michel Mourre déguisé en moine dominicain à la cathédrale de Notre-Dame lors de la messe de Pâques, d'un texte anticlérical rédigé par Berna. Si l'action est certes plutôt cohérente avec les prises de position politiques du lettrisme en faveur du soulèvement de la jeunesse, lorsque par exemple le texte en question accuse l'Église catholique de détourner « nos forces vives en faveur d'un ciel vide », à aucun moment le texte ne fait référence (même implicitement) à ce qui caractérise spécifiquement le mouvement lettriste dans les arts ou la politique{231}. D'ailleurs, les organisateurs de l'esclandre avaient auparavant rédigé un tract appelant à un « grand meeting des ratés » dont les prises de position contre l'arrivisme sont bien loin du discours volontiers carriériste d'Isou : « On nous présente comme des minus et nous le sommes. [...] Notre devise : pour arriver surtout ne pas partir{232}. »
L'année 1952 est une année de crise pour le groupe lettriste. Tour à tour, l'essentiel de ceux qui l'ont rejoint entre 1947 et 1951 rompt avec Isou. C'est le cas notamment de ceux qui ont fondé, au cours de l'été 1952, l'Internationale lettriste (IL) : Guy Debord, Gil J Wolman, Jean-Louis Brau et Serge Berna. Membres du groupe lettriste à partir de la fin des années 1940 pour Wolman et Brau, depuis 1951 pour Debord, ils le quittent au moment où Isou, leur aîné, qui dispose déjà d'une notoriété artistique, se désolidarise publiquement (dans le journal Combat) du scandale qu'ils ont organisé au nom de l'IL à la venue de Charlie Chaplin en France. L'IL ne s'expliquera jamais sur le sens de l'épithète « internationale » rajoutée au label « lettriste ». Cela fait peut-être référence aux prises de position d'Isou sur la vocation internationale de la poésie « lettrique »{233}. Mais l'affirmation collective de l'IL contre Isou ne passe guère par la mise en avant d'une telle vocation. Elle s'exprime plutôt par une radicalisation affichée de la rupture avec le monde de l'art officiel, appuyée par le principe du désintéressement et, dans un premier temps au moins, par le schème d'opposition jeunes vs vieux :
« La distance que certains lettristes, et Isou lui-même, ont été amenés à prendre [à l'égard de notre tract contre Chaplin], ne trahit que l'incompréhension toujours recommencée entre les extrémistes et ceux qui ne le sont plus ; entre nous et ceux qui ont renoncé à l'“amertume de leur jeunesse” pour “sourire” avec les gloires établies ; entre les plus de vingt ans et les moins de trente ans{234}. »
L'emploi de l'épithète « internationale » apparaît dès lors surtout comme une façon d'imposer une force symbolique en se faisant passer (non sans ironie) pour un mouvement étendu, ainsi que comme une référence politique aux Internationales ouvrières. Mais contrairement à ce que son nom indique, l'Internationale lettriste, lors de sa fondation comme durant les cinq années de son existence (1952-1957), n'a pas grand-chose d'international. Bien qu'attirant à lui plusieurs personnes d'origines étrangères, comme l'écrivain écossais Alexander Trocchi, les Algériens Mohamed Dahou et Abdelhafid Khatib (rappelons que l'Algérie n'est pas encore indépendante){235}, le Belge André Frankin ou encore les membres de l'éphémère « groupe suisse de l'Internationale lettriste »{236}, il s'agit le plus souvent de francophones et de résidents parisiens. Qui plus est, le « quartier général » du groupe est un bistrot parisien (Chez Moineau, situé rue du Four, à proximité de Saint-Germain-des-Prés, puis Le Tonneau d'or, situé rue de la Montagne Sainte-Geneviève, dans le Quartier latin), de sorte que ceux qui s'éloignent de Paris tendent à s'exclure dans le même temps de l'animation réelle du groupe.
Une fois la rupture consommée avec Isou, les quatre fondateurs de l'IL (Berna, Brau, Debord et Wolman), sont rejoints par quelques fréquentations du bar Chez Moineau, comme Jean-Michel Mension (et d'autres dont la participation à l'animation du mouvement est plus anecdotique voire franchement peu évidente). À l'été 1953, la première équipe, qui a édité les premiers numéros de la feuille Internationale lettriste, est largement renouvelée. La plupart ont en effet déjà quitté le groupe (c'est le cas de Berna, Brau, Mension) ou se sont éloignés (Wolman), à l'exception d'un ami a priori peu actif, Mohamed Dahou. L'IL est alors représentée par une nouvelle équipe, composée en premier lieu de Debord et d'Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain, surnom choisi en référence au « Chevalier au Lion » de la légende de la Table ronde){237}, autour desquels se réunissent plusieurs personnes dont Patrick Straram et d'autres sur lesquelles on ne dispose souvent que de peu d'informations (Gaëtan Langlais, André-Frank Conord). À l'été 1954, cette équipe disparaît à son tour, à l'exception de Conord et Dahou. En effet, peu après Langlais, c'est Chtcheglov qui quitte le groupe, son départ entraînant celui de Straram (qui n'est d'ailleurs plus en France) et d'Henry de Béarn (idem). Straram écrit alors dans un tract de rupture (à moins que ce soit Chtcheglov qui en soit à l'origine) la formule suivante : « L'Internationale lettriste n'est plus par moments pour Guy Debord qu'un moyen de supprimer ce sur quoi il ne “règne” pas{238}. ». Cela laisse à penser que Debord occupe déjà une place particulière dans le groupe, ou s'attache trop activement à la conquérir. Quoi qu'il en soit, à l'été 1954, l'IL est représentée par une nouvelle équipe (et par un nouveau bulletin : Potlatch), animée principalement par Wolman (de nouveau actif) et Debord. Elle est composée, en outre, de Michèle Bernstein et d'individus sur lesquels on ne sait que peu de choses, tels que Jacques Fillon (un ancien ami de lycée de Debord, à Cannes). Le mouvement s'attire aussi à cette époque les sympathies de jeunes écrivains qui se sont déjà fait une petite place dans le monde littéraire parisien, tels que l'écossais Alexander Trocchi et l'espagnol Juan Goytisolo (tous les deux résidents parisiens à ce moment-là).
Un sympathisant de l'IL : Alexander Trocchi
Né à Glasgow, Alexander Trocchi (1925-1984) est le fils d'un musicien d'origine italienne{239}. Avec une bourse d'étude, il se rend au début des années 1950 à Paris. Inséré dans les milieux littéraires parisiens (il anime la revue Merlin entre 1952 et 1955), il devient un consommateur assidu de drogues (et un « libertin ») et se tourne vers les marges. Alors qu'il a déjà publié quelques romans chez Olympia Press, il rejoint ainsi l'IL vers septembre-octobre 1955, mais n'y semble guère actif, ou n'y est actif que peu de temps, puisqu'il quitte Paris pour les États-Unis dès 1956 et mène dès lors une carrière littéraire entrecoupée de périodes de travaux manuels et de périodes de poursuites judiciaires (il reste néanmoins, à distance, un ami de Debord et un sympathisant de son mouvement ; aussi écrit-il dans les années 1960 un article dans Internationale situationniste, alors qu'il commence à mettre en œuvre le Projet Sigma, regroupement international d'acteurs de la « contre-culture »).
Au moment où ils participent à l'IL, la grande majorité de ces jeunes gens sont dénués de tout capital symbolique de reconnaissance et de notoriété. Plusieurs d'entre eux, tels qu'Ivan Chtcheglov ou Patrick Straram tentent à la même époque de faire publier leurs premiers manuscrits par les éditeurs parisiens. Mais en vain. Pour d'autres, et notamment les fondateurs du mouvement, ce n'est qu'après s'être intégrés au mouvement lettriste qu'ils accèdent à une première publicité, en écrivant des articles dans les revues du groupe (dans Ur pour Berna, Brau et Wolman, dans Ion pour Debord), en participant à des récitals lettristes (comme ceux d'octobre 1950 au Tabou dans le cas de Berna, Brau et Wolman), et/ou en projetant des films expérimentaux dans des ciné-clubs d'avant-garde (Wolman et Debord ont en effet réalisé chacun leur court-métrage, à la suite d'Isou, et l'ont projeté dans des ciné-clubs{240}). Par ce biais ou par l'organisation d'esclandres, certains noms propres d'animateurs de l'IL apparaîtront à l'occasion dans des journaux littéraires{241}. Reste que, sauf dans un milieu confidentiel de pairs (les habitués des cafés fréquentés, les quelques correspondants animateurs de revues sœurs et/ou rivales), les noms de « Guy-Ernest Debord », « Gil J Wolman », « Gilles Ivain »... (qui sont ici des noms d'auteurs, par ajout souvent d'un deuxième prénom{242}), ne renferment aucun capital symbolique. Ces prétendants n'ont accès à aucun éditeur, et n'obtiennent l'appui d'aucune instance de consécration littéraire ou artistique (excepté parfois l'encouragement d'un écrivain aîné). Ils n'existent dans le champ que comme « lettristes ».
Les caractéristiques de cette population de nouveaux entrants sans capital symbolique dans le champ permettent en partie de saisir leur mode d'intervention en son sein, à savoir le ralliement ou l'édification d'un mouvement d'avant-garde. Il faut d'emblée le préciser : la lutte qui se déroule dans ce champ étant en grande partie une lutte de courants qui ne cherchent pas uniquement à produire des œuvres mais aussi à instituer une définition particulière de l'art, elle incline de manière assez générale ses différents participants au regroupement, l'accumulation de capital symbolique étant souvent lié au rattachement à un label. En d'autres termes, la logique de regroupement ne se réduit pas aux seules positions les plus marginales. En revanche, tout laisse à penser que les modalités de regroupement varient selon les contraintes qui reposent sur les écrivains, en fonction notamment de leur position dans le champ. En quelque sorte, la confiance, la position, la publicité et le capital social assurés par l'éditeur et l'intégration dans un circuit de consécration (comme dans le cas des « nouveaux romanciers » avec les éditions de Minuit et les revues ou journaux littéraires auxquels ils accèdent), sont alors remplacés par la confiance, la position, la publicité et le capital social que permet le recours au répertoire des « mouvements d'avant-garde » : la formation d'un groupe, la publication (artisanale) d'une revue, l'organisation de scandales, le choix de cafés comme « quartiers généraux » du groupe (ce qui permet de pallier à un éditeur « marqué » et « marquant »), etc.
L'IL se constitue en tant que groupe organisé, délimité et discipliné, réuni autour d'une publication périodique et d'un label dont il revendique le monopole du sens. Le 7 décembre 1952, peu après la rupture des quatre fondateurs de l'IL avec Isou, ceux-ci organisent à Aubervilliers leur première « conférence », qui débouche sur l'adoption d'un « document final ». D'une manière qui évoque les groupes politiques, le document en question définit en quatre points les principes organisationnels et éthiques du nouveau mouvement :
« 1- Adoption du principe de la majorité. [...] 2- Acquisition de la critique des arts et de certains de ses apports. C'est dans le dépassement des arts que la démarche reste à faire. 3- Interdiction à tout membre de l'Internationale lettriste de soutenir une morale régressive jusqu'à l'élaboration de critères plus précis. 4- Circonspection extrême dans la présentation d'œuvres personnelles pouvant engager l'IL ; exclusion ipso facto pour tout acte de collaboration à des activités isouiennes fût-ce pour la défense de l'IL ; exclusion de quiconque publiant sous son nom une œuvre commerciale{243}. »
On est à l'intérieur ou en dehors du groupe, car celui-ci s'est doté de frontières (qui sont en quelque sorte son premier « capital »). Ces frontières sont établies par l'intermédiaire d'une liste des membres du groupe, liste fréquemment rappelée et réactualisée dans des déclarations publiques le manifestant collectivement. Cette stratégie collective d'intervention dans les champs de production culturelle apparaît aussi comme une référence à la mythologie des mouvements passés, notamment à l'histoire du surréalisme. Les pratiques de l'IL témoignent en effet souvent d'un mimétisme au moins pour partie volontaire, c'est-à-dire d'un jeu de référence. La maîtrise des frontières du mouvement est par ailleurs accentuée dans le cas de l'IL, sous la forme d'un contrôle rigoureux de l'activité de ses membres. Il s'agit de construire une posture collective d'intransigeance, de refus « radical » des compromissions et autres ambitions de succès des écrivains et artistes.
L'IL reprend donc une modalité d'intervention dans le champ utilisée auparavant par les surréalistes, sous l'impulsion de Breton, lequel, contrairement à Tzara, était soucieux de constituer un groupe cohérent, s'accordant sur des principes, agissant de concert, publiant dans une seule et même revue{244}. Elle reprend dans le même temps le mode de manifestation privilégié des surréalistes et après eux des premiers lettristes, le scandale. Ainsi, à l'instar du virulent pamphlet Un Cadavre, dans lequel les surréalistes s'attaquaient en 1924 à la figure consensuelle d'Anatole France, et qui signait leur entrée dans le débat public (c'était leur premier texte collectif){245}, les lettristes-internationaux se manifestent dans un premier temps par une intervention inopinée lors de la conférence de Presse tenue au Ritz par Chaplin : le 29 octobre 1952, Brau et Wolman parviennent à pénétrer dans la salle de conférence de presse (Debord et Berna sont quant à eux stoppés par la police qui les prend pour des admirateurs), et à y jeter quelques exemplaires du tract Finis les pieds plats, lequel « se révolt[e] contre le culte que l'on rend communément à cet auteur{246} ». Comme Anatole France au temps des surréalistes, Charlie Chaplin est en effet l'objet en France d'une célébration quasi-unanime (« sauf les lettristes, tous les Français étaient admirateurs de Chaplin{247} »). Il se voit assimilé au demeurant par les lettristes-internationaux à la morale chrétienne (« vous êtes “celui-qui-tend-l'autre-joue-et-l'autre-fesse” »), à l'art à visée marchande (« une conférence de Presse comme celle que vous avez tenue à Cherbourg pourrait lancer n'importe quel navet. Ne craignez donc rien pour le succès de Limelight ») et aux mondanités (« très réussi votre plat ventre devant la petite Elizabeth »){248}.
La dimension collective du mouvement est assurée principalement par la publication d'un bulletin de groupe. Faute de moyens, les périodiques du mouvement sont réalisés de manière tout à fait artisanale. Les bulletins Internationale lettriste (1952-1954) puis Potlatch (1954-1957) se réduisent en effet, au mieux, à quelques feuillets agrafés et ronéotypés. Chaque numéro est composé de plusieurs articles – souvent très courts – disposés à la suite l'un de l'autre, sans rubriques ni illustrations. Leur diffusion est confidentielle : Potlatch serait distribué à 50 exemplaires (pour les premiers numéros), avant de l'être à 400-500 (pour les derniers, en 1957). Ce bulletin est envoyé gratuitement à la presse, à divers amis ou anciens amis et à plusieurs représentants des milieux d'avant-garde dans les lettres et les arts{249} : des adversaires (Debord explique dans une lettre que le public de Potlatch est un public « hostile en majorité », qu'il s'agit d'insulter à domicile{250}) ainsi que des possibles alliés (le peintre italien Enrico Baj transmettra le bulletin au futur situationniste Asger Jorn{251}). Bien que confidentiel, Potlatch permet de revendiquer une position propre dans le champ littéraire français, en concurrence avec d'autres « avant-gardes » (Isou et Lemaître, divers ex-lettristes, Breton et ses jeunes épigones, la revue Bizarre, etc.). Paru dans un premier temps à un rythme hebdomadaire (jusque vers août 1954), le bulletin est édité ensuite à un rythme mensuel (jusqu'en décembre 1955). Il ne comprend plus que trois numéros en 1956 et deux numéros en 1957, sans doute parce que le groupe peut à cette époque recourir à d'autres supports de publicisation et est en passe de se fondre dans un nouveau mouvement.
En vue de créer une position visible dans le champ, l'IL est par ailleurs amenée à envoyer de temps à autre des communiqués à la presse et à collaborer occasionnellement avec d'autres groupes et publications disposant d'une notoriété plus importante. Au début des années 1950, elle participe ainsi à deux enquêtes de la revue du peintre belge Magritte La Carte d'après nature (publiées respectivement en janvier et juin 1954). À l'été 1954, le groupe surréaliste français, repris en main – sous le patronage de Breton et Péret – par Gérard Legrand, Jean Schuster, Jean-Louis Bédouin, etc., propose à l'Internationale lettriste (que certains jeunes surréalistes connaissent et fréquentent dans les mêmes cafés{252}) de s'associer avec eux pour perturber l'inauguration d'un buste de Rimbaud à Charleville. Cette collaboration tourne à la polémique, les deux parties n'étant pas d'accord sur les termes de la déclaration commune. C'est ce que nous appellerons « l'affaire Rimbaud » (voir chapitre 6). À partir de 1955, les lettristes-internationaux collaborent à une autre revue surréaliste, belge cette fois et rivale du groupe surréaliste français réuni autour de Breton : Les Lèvres nues, animée par Marcel Mariën (1920-1993) et Paul Nougé (1895-1967){253}. Ils y publient des textes généralement plus aboutis que ceux qui composent leur propre bulletin. En l'occurrence, Debord, le premier à publier dans Les Lèvres nues (en septembre 1955), y fait paraître ses principaux exposés programmatiques (dont le « Mode d'emploi du détournement » rédigé avec Gil Wolman). La revue belge accueillera par ailleurs un article de Michèle Bernstein intitulé « Refus de discuter » et quelques contributions plus « littéraires » de membres l'IL, comme un « récit détourné » de Wolman, une « Description raisonnée de Paris » par Jacques Fillon, etc.
Sans nier l'existence de plusieurs registres dans les textes de l'IL, selon la temporalité dans laquelle ils s'inscrivent (temporalité longue des textes théoriques ou temporalité courte de l'événement littéraire ou artistique), on ne peut manquer leur recours fréquent à un registre injurieux, violent, blessant, menaçant : Isou est qualifié de « sous-kafka des urinoirs » et de « rétrograde » ; Breton voit son activité qualifiée de « sénile » et est traité de « partisan chauve du maccarthysme », puis affublé du sobriquet de « Dédé-les-Amourettes » ; Chaplin est qualifié de « fasciste larvé » ; Sartre d'« assez myope » (Sartre) ; Albert Camus de « médiocre, prêt à se produire sur tous les tréteaux » ; de nombreux autres sont qualifiés de « sots ». En recourant à l'injure, registre apprécié de la bohème littéraire depuis le XVIIIe siècle{254}, il s'agit ici la plupart du temps, outre de faire référence à un certain folklore non dénué d'humour, d'affirmer et d'éprouver un refus des mondanités littéraires et des conventions bourgeoises – c'est-à-dire de constituer un sentiment commun de distinction vis-à-vis des agents établis. On peut y voir également une technique permettant d'attirer l'attention{255}.
Parallèlement à cet activisme éditorial et rédactionnel de groupe{256}, les lettristes-internationaux investissent quelques cafés germanopratins ou du quartier latin (ou plus exactement des « bars » ou « bistrots » puisque, manifestement, il s'agit d'établissements où l'on consomme surtout de l'alcool). En lieu et place d'autres lieux (par exemple la Librairie de la Porte latine, première « centrale lettriste »), ils font office de repaires du groupe, c'est-à-dire de lieux de rencontres, bavardages, potinages, de réunions et mises en place de projets communs, etc. Notons à ce titre que c'est un bar (Le Tonneau d'or) qui, plusieurs années durant, est indiqué comme l'adresse du groupe pour les correspondances, ce qui rappelle un usage surréaliste du café comme lieu de liaison avec l'extérieur{257}. Le choix de ces repaires s'inscrit apparemment dans une logique de singularisation littéraire et sociale (en particulier générationnelle){258}, qui fait à nouveau écho à la pratique des surréalistes des années 1920{259}. Dans le cas des jeunes lettristes, les établissements privilégiés pour les rencontres du groupe au tout début des années 1950 (ce qui en revanche ne saurait rendre compte de l'ensemble des lieux de sociabilité fréquentés par les lettristes-internationaux pris individuellement{260}) se situent en effet dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés (lui-même au cœur du Paris « intellectuel », à proximité du « quartier latin »), mais à distance des lieux fréquentés par les existentialistes. Il s'agit d'établissements qui pratiquent des tarifs peu élevés et ont la réputation d'être « mal fréquentés » : Chez Moineau, la Pergola, le Mabillon, le Old Navy, le Bar Bac sont des lieux décrits comme « sordides », situés dans la rue du Four généralement, plutôt que des « cafés littéraires » donnant sur le Boulevard Saint-Germain (Deux-Magots, Lipp, Flore...). À plus forte raison, l'IL évite les « beaux quartiers » et autres quartiers bourgeois ou touristiques (une grande partie de l'ouest parisien, les « Grands boulevards », les Champs-Élysées, Montmartre, etc.), et fréquente à l'inverse les quartiers populaires et d'immigration du centre ou de la périphérie parisienne (Les Halles avant leur rénovation, les cafés arabes de la rue Xavier-Privas, la rue Mouffetard et la Place Contrescarpe, Aubervilliers, etc.{261}).
En résumé, le collectif lettriste-international emploie les principaux instruments de promotion et de légitimation qui composent le répertoire d'action des mouvements d'avant-garde. Du reste le terme « avant-garde » lui-même revient à plusieurs reprises dans Potlatch, que ce soit pour parler de l'« attitude sociale d'avant-garde{262} » des membres de l'IL, pour désigner les « représentants de fractions avant-gardistes de huit nations{263} » réunies lors du Congrès d'Alba organisé en 1956 par Asger Jorn (voir chapitre 7) ou, à l'inverse, pour ironiser sur telle « avant-garde » afin de lui ôter implicitement la reconnaissance de ce titre en la qualifiant d'« inoffensive{264} » ou de « fausse avant-garde formaliste{265} ». Et lorsque Robbe-Grillet rejette en 1957 la qualification d'avant-garde en raison de ses implications jugées réductrices{266}, il suscite le commentaire suivant de Guy Debord : « Robbe-Grillet renonce modestement au titre d'avant-gardiste (il est d'ailleurs juste, quand on n'a même pas les perspectives d'une authentique “avant-garde” de la phase de décomposition, d'en refuser les inconvénients – surtout l'aspect non-commercial){267}. » À vrai dire, Debord lui-même avance au même moment une critique de la notion d'avant-garde, mais dans une logique de surenchère, pour mieux réaffirmer la « radicalité » d'un projet qui se veut « en rupture » et qui se veut donc, implicitement au moins, « authentiquement avant-gardiste »{268}.
Dans les années 1950, en réponse à une usure du répertoire d'action en question, il s'agit donc de mettre en place un certain nombre de stratégies de distinction. Le fait même de mimer jusqu'à la caricature le mouvement surréaliste de l'entre-deux-guerres (dans ce que cela implique d'humour et donc de distance ironique), le savant dosage entre le discours outrancier et prétentieux et le sérieux théorique, puis le refus du « isme » au moment de la fondation de l'Internationale situationniste et la référence aux implications politiques du terme avant-garde{269}, sont à compter parmi les manières utilisées par les lettristes-internationaux. Ceux-ci renouvellent ainsi, en authenticité et en radicalité, des postures collectives devenues par trop routinières au fil des décennies et donc perçues comme inoffensives{270}.
Les différents traits mis au jour et qui caractérisent la manière par laquelle l'IL se manifeste dans les champs littéraire et artistique (formation et animation de « mouvements » organisés et disciplinés, usage d'un registre discursif injurieux, fréquentation des lieux de rassemblement distinctifs...) ne sauraient être déduits mécaniquement des contraintes objectives représentées par le déficit de capital symbolique de ses membres. Même si l'accumulation personnelle d'un capital symbolique rend moins urgent, plus problématique et plus contraignant le ralliement à un groupe discipliné et organisé, il existe différentes manières pour un nouvel entrant de s'inscrire dans le champ. Par exemple, les auteurs qui seront attachés au « nouveau roman » n'ont jamais intégré ni a fortiori constitué aucun « groupe d'avant-garde » au moment où ils commencent à se faire connaître pour leurs romans. Ils sont entrés dans le champ « par l'œuvre » pourrait-on dire. À l'inverse, les membres de l'IL se sont presque d'emblée inscrits dans un collectif adoptant le répertoire d'action des mouvements d'avant-garde. Pour être plus précis, les principaux animateurs du groupe lettriste-international combinent généralement quatre types de stratégies d'entrée au tournant des années 1950 : chercher l'appui de quelques poètes ou artistes aînés et admirés (Breton, Isou, Cendrars, Picasso...) par l'envoi de courriers et la fréquentation de lieux de sociabilité artistique ; s'essayer à différents genres artistiques (la poésie, le roman, la peinture, le cinéma) et tenter d'en rendre public les premières réalisations (envoi de manuscrits aux éditeurs par exemple) ; se rassembler avec un ou deux amis rencontrés souvent au lycée et partageant des ambitions artistiques analogues ; s'associer à un mouvement littéraire ou artistique déjà existant (le lettrisme en l'occurrence).
L'emploi de stratégies comme l'organisation du « tapage » et l'édification de « mouvements » organisés (avec son cortège d'alliances, de conflits, de ruptures) ne saurait tout d'abord être compris indépendamment d'une assurance d'être détenteur de l'excellence en matière de culture et d'art de vivre{271}. Michèle Bernstein, qui fréquente Chez Moineau avant d'entrer dans l'IL, a spontanément évoqué en entretien l'existence d'un sentiment partagé à l'époque par la « bande » qui se réunissait dans ce bistrot, d'être les plus intelligents parmi la microsociété intellectuelle parisienne{272}. Jean-Michel Mension de son côté, qui participe un temps à l'IL et fréquente Chez Moineau, explique que la « tribu » refusait tout contact avec les artistes « officiels », jugés « arrivistes », avant d'ajouter : « en revanche, on voulait être les plus intelligents possibles{273}. » La vie en groupe menée par les lettristes-internationaux apparaît dès lors comme une manière de produire ou reproduire selon les cas cette assurance en matière de culture. Les ressources mobilisées dans ce sentiment de distinction et dans cette revendication d'une excellence culturelle et intellectuelle relèvent de la maîtrise d'une culture « libre », c'est-à-dire largement « extra-scolaire », représentée à cette époque par la littérature et les arts dits « modernes » (par opposition aux « classiques » de la littérature enseignés dans les programmes scolaires{274}).
À l'évidence, la socialisation dans un milieu familial d'artistes induit des prédispositions à s'intéresser et à se diriger dans les milieux d'avant-garde. On ne s'étonnera donc pas de trouver parmi les jeunes gens qui s'insèrent dans les milieux lettristes ou para-lettristes, quelques personnes comptant un ou plusieurs parents déjà insérés dans les milieux de l'art. Ceux-ci se caractérisent dès lors par un accès précoce, car ancien dans leur famille, à la culture légitime{275}.
Un héritage artistique : les cas de François Dufrêne et Michèle Bernstein
François Dufrêne (1930-1982) est le fils d'un directeur artistique d'une galerie d'art à Paris, par ailleurs peintre amateur et collectionneur{276}. Il rejoint le mouvement lettriste à l'époque où il est lycéen à Paris (au lycée Louis-Le-Grand). Après avoir rompu avec Isou au début des années 1950, il s'inscrit toujours dans les à-côtés du lettrisme (il publie dans la revue Le Soulèvement de la jeunesse lancée en 1952 avec Marc, O. ; dans la revue En Marge, lancée en 1955 par Serge Berna ; dans la revue Grâmmes, lancée en 1957 par Robert Estivals et qui fait figure un temps de revue du groupe dit « ultra-lettriste ») tout en se rapprochant momentanément des surréalistes (il écrit en 1953 un article dans la revue surréaliste Medium). Dans les années 1960, il participe également au groupe des « nouveaux réalistes » fondé en 1960 autour de Pierre Restany et où l'on retrouve d'ailleurs plusieurs artistes qui, comme Dufrêne, ont fréquenté quelque temps les milieux lettristes. C'est le cas en particulier de Raymond Hains (1926-2005) et Jacques Villeglé (1926){277}, mais aussi d'Yves Klein (1928-1962), dont il faut rappeler qu'il était lui-même un parfait héritier des milieux artistiques, puisque le fils de la peintre Marie Raymond{278}.
Née à Paris en 1932, Michèle Bernstein dispose également d'un fort capital culturel hérité. Son père, Michel Bernstein{279} était employé à la représentation commerciale de l'URSS, avant de devenir un libraire et collectionneur renommé{280}. Sa mère exerçait pour sa part comme professeur de français et de comptabilité. De son propre témoignage, Michèle Bernstein a grandi « au milieu des choses », par l'intermédiaire notamment de son oncle et de sa tante, qui tenaient une des principales galeries d'art à Paris. Avec plusieurs amis intéressés par le théâtre – dont un autre futur membre de l'IL, Patrick Straram (1934-1988), qui est lui-même le petit-fils de Walter Straram (chef d'orchestre) et le fils d'Heinrich Straram (qui gère les Théâtres des Champs-Élysées) – Michèle Bernstein s'insère au début des années 1950 dans les lieux de sociabilité de la bohème para-lettriste (Chez Moineau), avant de devenir en 1954 une membre à part entière de l'IL (elle épouse la même année Guy Debord).
Pour autant, les principaux animateurs du groupe ne semblent pas être des « héritiers » des milieux artistiques ou intellectuels. Guy Debord est issu de la bourgeoisie industrielle et a été élevé semble-t-il dans un milieu assez peu cultivé (voir chapitre 4). Né à Paris, Gil J Wolman (1929-1995), autre figure centrale du mouvement, est vraisemblablement issu de la petite bourgeoisie commerciale (sa mère possédait une fabrique de tissus). Les dispositions à l'anticonformisme et à la contestation culturelle qui se produisent et/ou se reproduisent dans la fréquentation des lieux de sociabilité de la « bohème » et dans l'activisme au sein de mouvements organisés, renvoient ainsi dans plusieurs cas à d'autres facteurs que le seul volume de capital culturel hérité.
Rappelons avec Bourdieu que les écrivains du XIXe siècle, ceux en particulier qui inventent l'identité de « l'artiste » à partir du thème de la « bohème » et contre la « bourgeoisie », comprennent pour une bonne part des « bourgeois dévoyés ou déclassés qui possèdent toutes les propriétés des dominants moins une, parents pauvres des grandes dynasties bourgeoises, aristocrates ruinés ou en déclin, étrangers ou membres des minorités stigmatisées comme les juifs{281} ». On retrouve des traits similaires chez plusieurs des membres de l'IL dont on a pu reconstituer la biographie. Ils sont généralement d'origine bourgeoise ou petite-bourgeoise, et ont tous été scolarisés en lycée (et non dans ces établissements destinés aux enfants des classes populaires que sont les écoles primaires supérieures et les cours complémentaires{282}). S'ils ne sont pas tous héritiers des milieux artistiques, ils ont donc généralement grandi dans des conditions sociales propices à l'acquisition de la culture légitime. En revanche, ils ont souvent connu une scolarité chaotique, et arrêté leurs études de manière précoce (parfois avant même d'avoir obtenu le Baccalauréat), ne disposant en conséquence que d'un capital scolaire relativement faible (i.e. d'un fort capital culturel, mais non certifié scolairement). Ces ruptures avec l'institution scolaire (et, au moins momentanément, avec la destinée bourgeoise) peuvent elles-mêmes être replacées dans le cadre de configurations socio-familiales spécifiques. Plusieurs membres de l'IL semblent issus de fractions particulières de la bourgeoisie : leurs parents sont souvent engagés politiquement « à gauche » (communistes pour les parents de Brau et Mension et pour le père de Chtcheglov, socialiste pour le père de Bernstein), et/ou de confession juive (Wolman, Bernstein, la mère de Mension). On peut suggérer que jouent ici à la fois des dispositions familiales à la contestation (reconverties dans la « culture ») et des formes d'ébranlement (ou d'affranchissement) des héritages de la classe sociale d'origine (bourgeoise le plus souvent, populaire dans le cas de Mension). Plusieurs membres de l'IL ont par ailleurs vécu des accidents biographiques, comme la perte précoce d'un parent. C'est le cas de Guy Debord (voir chapitre 4) comme de Gil J Wolman, dont le père est mort en déportation et qui a dû se cacher durant la guerre, ne pouvant dès lors poursuivre sa scolarité{283}.
Les animateurs de l'IL sont le plus souvent en rupture (plus ou moins durable) avec leur famille. Si certains bénéficient malgré tout d'une aide financière familiale, d'autres vivent de « la débrouille » ou de « petits boulots » (tantôt intellectuels, dans la presse notamment, tantôt manuels, en faisant des chantiers par exemple). Cause ou conséquence de leur « abandon » des études, ils s'inscrivent tous, dès la fin des années 1940 ou au début des années 1950, alors qu'ils sont adolescents ou jeunes adultes, dans une vie de bohème où les ambitions littéraires et artistiques plus ou moins affirmées selon les cas (en fonction notamment de leurs ressources culturelles héritées ou acquises) se mêlent à des pratiques « déviantes » (vols, mendicité, consommation de divers psychotropes, etc.), conduisant certains (comme Jean-Michel Mension, Serge Berna, Patrick Straram, Pierre-Joël Berlé) à faire quelques passages dans des établissements de rétention chargés du contrôle social (« maisons de correction », prisons, ou institutions psychiatriques). Cette insertion dans une bohème anticonformiste, au sein de laquelle les aspirants artistes se mêlent aux « classes dangereuses » (voleurs et autres escrocs), apparaît comme une manière d'affirmer collectivement le droit de ne pas hériter de privilèges bourgeois, c'est-à-dire le droit à ne pas vieillir, à ne pas parvenir socialement, à prolonger l'expérience de la « jeunesse »{284} par un « art de vivre » se définissant, pour paraphraser Debord, par la « consommation libre de son temps{285} » (ou cherchant à se caractériser ainsi). Autant de caractéristiques qui les distinguent d'écrivains comme les auteurs rassemblés sous l'étiquette du « nouveau roman » : ceux-ci ont généralement un capital scolaire plutôt élevé et exercent des professions intellectuelles « supérieures », telles qu'avocat, ingénieur, professeur, etc., avant de commencer à publier leurs premiers romans.
Ruptures scolaires et insertion dans la bohème : les cas de Mension, Chtcheglov et Straram
Né à Paris, Jean-Michel Mension (1934-2006) est issu d'un milieu ouvrier et communiste (son père est d'abord peintre en bâtiment, avant d'occuper plusieurs postes de permanent dans des organisations communistes ou para-communistes ; sa mère, d'origine ukrainienne, fille de cordonnier, est également militante au Parti communiste, et un temps aide-comptable dans son syndicat){286}. S'il accède à une scolarité traditionnellement réservée à la bourgeoisie (après avoir été scolarisé pour raisons de santé près de Tarbes dans un établissement où l'on pratique la pédagogie Freinet, il entre au prestigieux collège Chaptal, dans le huitième arrondissement de Paris) et s'il est un temps un bon élève (« fervent de la bibliothèque municipale », lecteur de la littérature moderne : Queneau, Gide, Sartre, Anouilh, etc.), il connaît un parcours scolaire chaotique : transféré au lycée Voltaire à la fin de la troisième pour raisons de disciplines, il décide de sauter la classe de seconde afin de finir au plus vite le lycée. Il commence alors à « sécher » régulièrement les cours et à fréquenter les bistrots de Saint-Germain-des-Prés (le « Quartier »). Puis, placé par ses parents en internat au lycée Félix Faure de Beauvais (pour le remettre dans le « droit chemin »), il abandonne en cachette les études, sans diplôme. Il vit alors « dans la débrouille » (trafics, mendicité, etc.). Au cours d'un voyage en Belgique, il est arrêté et, encore mineur, il est placé en maison de correction, ce qui lui aurait conféré un certain prestige à son retour dans le « Quartier » de Saint-Germain-des-Prés qu'il fréquente alors assidûment. C'est Chez Moineau qu'il fait la connaissance de Guy Debord. Très intéressé par la poésie et la littérature modernes, il adhère à l'Internationale lettriste en 1952, mais n'en sera qu'un membre éphémère et peu actif.
Né à Paris, Ivan Chtcheglov (1933-1988) est le fils d'un exilé politique ukrainien, lui-même d'origine bourgeoise et qui parvient en France à reconstituer une position sociale dans la petite bourgeoisie commerçante (après avoir été conducteur de fiacre-automobile en Belgique puis en France, il s'établit à partir de la fin des années 1920 dans le négoce de fourrures), tout en étant inscrit au Parti communiste (mais ni permanent, ni responsable politique){287}. La mère d'Ivan, d'origine bourgeoise également, est confrontée dans sa famille au déclassement social, suite à la liquidation de l'entreprise familiale. Les deux parents disposant par ailleurs d'un capital culturel élevé (son père aurait suivi une formation lui permettant d'enseigner les mathématiques ; sa mère dessine et joue du piano), tout concourt donc à ce que l'enfant Chtcheglov soit l'objet d'un fort investissement éducatif. Mais, sujet à des problèmes de discipline, il est renvoyé de plusieurs établissements scolaires publics. Scolarisé un temps à l'École Alsacienne, école privée prestigieuse (où un professeur d'allemand l'encourage à écrire), il en est rapidement renvoyé. En septembre 1949, à 16 ans, alors qu'il doit passer la session de rattrapage du Baccalauréat, il rend copie blanche en anglais, et met un terme à sa scolarité alors qu'il n'a aucun diplôme. Dans une affiche qu'il réalise à cette époque, il affirme d'ailleurs son opposition à cet examen d'une manière qui indique son désir de prolonger la période de la jeunesse : « Postulants au Baccalauréat, on se fout de vous, on se paye votre tête et votre travail. [...] On vous ferme les portes de votre jeunesse. Par le Bac tel qu'il est compris on vous enchaîne, on vous limite, on vous conditionne{288}. » Cherchant apparemment à fuir son contexte familial, il commence à fréquenter les bars du « Quartier Latin ». Parallèlement, il peint et écrit. En 1953, après avoir rencontré Guy Debord, il adhère à l'Internationale lettriste. À la même époque, il tente sans succès de publier un premier roman.
Patrick Straram, dont on a vu qu'il est inséré par sa famille dans les milieux artistiques, abandonne de manière précoce ses études, vers 15-16 ans, pour « errer » dans les bars de Saint-Germain-des-Prés{289}. À l'époque, il découvre le jazz, les écrits de Blaise Cendrars, ceux de Sartre auquel, si l'on en croit des fragments autobiographiques conservés dans ses archives, il écrit en 1949 pour lui faire part de son adhésion à la philosophie selon laquelle l'individu, seul, « se façonne lui-même son avenir », et surtout pour lui demander conseil sur la pertinence ou non d'arrêter les études auxquelles il ne veut pas se « sacrifier ». À l'adolescence, bon nombre de ses amis sont apprentis-comédiens et, comme eux, il est tenté par le théâtre. Travaillant parfois comme ouvrier agricole, parfois dans l'édition, fréquentant les cafés germanopratins, il commence aussi à écrire des romans, ou plutôt plusieurs moutures du même roman, qu'il soumet à différents éditeurs (en vain). Parallèlement, il intègre l'IL entre juin 1953 et début 1954.
La microsociété formée par ces jeunes gens ayant en commun la fréquentation des mêmes lieux de sociabilité en marge de Saint-Germain-des-Prés, adopte comme posture collective un refus de parvenir dans les cadres habituels de la réussite sociale. Sur ce point, il faut citer le tract appelant au « Grand meeting des ratés », rédigé sans doute en mars 1950 par Serge Berna, l'un des fondateurs de l'IL : « les “honnêtes gens” nous rabâchent : “travaillez ! mais arrivez donc ! !” arriver où ? arriver à quoi ? et dans quel état ? notre devise : pour arriver, surtout ne pas partir. incapables – inutiles – oisifs. va-nu-pieds de comptoirs{290} ! » À en croire le témoignage de Jean-Michel Mension, le refus de la « carrière » littéraire ou artistique serait même une condition de la participation à cette microsociété, une règle délimitant ses frontières. Il s'apparente à une manière de faire de nécessité vertu (ils ne sont ni établis, ni en train de faire carrière, ni célèbres) et entre en tension avec le fait que, manifestement, plusieurs lettristes-internationaux tentent à cette époque de faire publier des romans chez des éditeurs parisiens. On relève d'ailleurs dans le témoignage de Mension cette tension entre le refus de parvenir en tant qu'écrivains ou artistes et la pratique assumée des arts, à travers son hésitation sur les bons termes à utiliser :
« Moi ce que je donne comme commun dénominateur à la tribu, ce qui nous différenciait complètement des autres bistrots, c'est que Chez Moineau, si quelqu'un avait dit... – quelqu'un pouvait dire : “je fais de la peinture” – mais si quelqu'un avait dit : “Je veux être un peintre célèbre”, si quelqu'un avait dit : “Je veux devenir un romancier célèbre”, si quelqu'un avait dit : “Je veux d'une façon ou d'une autre réussir”, ce quelqu'un aurait été immédiatement jeté de la salle du fond sur le trottoir sans même avoir le temps de toucher la première salle. [...] on n'avait aucun respect pour les gens qui voulaient s'établir{291}. »
En d'autres termes, l'emploi des différents clichés associés généralement aux figures anticonformistes passées à l'histoire comme représentatives de la « bohème »{292}, telles que le refus affiché de se ranger (« Tant que je vivrai, je ne veux pas me ranger, en dehors de cette fraction scandaleuse, où qu'elle se trouve » écrit par exemple Debord à Wolman en juin 1953{293}), le goût pour l'aventure (d'un « nouveau nomadisme », selon le thème d'une « conférence » de 1950 faite à Bruxelles par un ami proche de Chtcheglov, Henry de Béarn{294}), l'oisiveté (« incapables – inutiles – oisifs », dit l'appel au « Grand meeting des Ratés ») ou encore la consommation excessive d'alcools et de drogues (Debord écrit dans son projet de manifeste en 1953 : « nous nous sommes longtemps employés à obtenir des bouteilles vides, à partir de pleines » ; ou encore : « nous allions d'un bar à l'autre en donnant la main à diverses petites filles périssables comme les stupéfiants dont naturellement nous abusions{295} »), permet de revendiquer une position sociale qui s'apparente certes à celle de d'écrivain ou de l'artiste mais se situe à l'extérieur de la sphère des écrivains et des peintres « officiels »{296}.
La manifestation collective sur le modèle du mouvement surréaliste apparaît ajustée à ces jeunes aspirants poètes pétris des mythes de l'histoire des arts, disponibles aux luttes pour la revendication de la légitimité culturelle, disposés à l'insertion dans une vie de groupe leur permettant d'assurer ou de réassurer leur excellence en matière de culture et d'art de vivre. Cela étant dit, de telles pratiques et postures sont susceptibles d'être plus ou moins rapidement révisées, en fonction de divers événements biographiques ainsi que des dispositions qui se révèlent au cours des premiers appariements (retours suscités par les premiers essais d'œuvres, capacités à imposer sa ligne dans un groupe ou plus simplement à demeurer actif durablement dans les milieux d'avant-garde artistique){297}. Il faut noter à ce propos qu'au cours des années 1950, plusieurs membres de l'IL – à en juger par les données biographiques les concernant, malheureusement souvent lacunaires – semblent se retirer à un moment donné des manifestations publiques d'avant-garde (c'est-à-dire de la participation à un groupe actif, à des expositions, à des publications visibles, etc.), retrait plus ou moins délibéré et plus ou moins définitif selon les cas. Pour certains, comme pour Gil J Wolman, il s'agit de privilégier désormais un travail plus solitaire de créateur (et/ou des alliances plus souples, dans une mouvance para-lettriste). Pour d'autres, comme pour Patrick Straram ou encore pour Jean-Louis Brau, le retrait est lié à un séjour momentané ou définitif hors de Paris. Pour une grande partie des membres de l'IL, il annonce même une disparition définitive des champs littéraire et artistique.
Les destinées des lettristes-internationaux
Jean-Louis Brau, membre du groupe lettriste d'Isou puis fondateur de l'IL en 1952, quitte l'IL et Paris en 1954 : il s'engage dans l'armée pour combattre en Indochine, où il aurait exercé quelque temps comme patron d'un bordel militaire de campagne{298}. Il ne redevient actif dans les milieux artistiques français que peu après son retour à Paris, vers 1959 (après avoir exercé en outre comme bûcheron dans le sud de la France) : il collabore à nouveau avec des artistes de la mouvance lettriste (Wolman, Dufrêne, Isou...), participe à des récitals lettristes, des expositions (de groupe le plus souvent, comme la Troisième Biennale de Paris au Musée d'Art moderne, ou l'exposition lettriste de 1963 à la galerie Valérie Schmidt, etc.). En 1972, il aurait été pressenti pour le prix Renaudot, pour un roman de souvenirs autobiographiques publié chez Grasset et intitulé Le Singe appliqué.
Ivan Chtcheglov quitte l'IL en juin 1954. Il édite à cette occasion un tract intitulé Informations, qui fait le procès de Debord et d'André-Franck Conord{299}. Néanmoins, dans les années qui suivent cette rupture, ne parvenant pas à achever un projet littéraire conséquent (Apostolidès et Donné évoquent l'existence de deux ouvrages rédigés par Chtcheglov entre 1954 et 1959, mais jamais édités et aujourd'hui disparus), il se trouve cantonné au silence. Cette situation est sans doute d'autant plus douloureusement ressentie que son ancien complice, Debord, parvient quant à lui à se maintenir dans un activisme d'avant-garde ; et que, pour ce faire, il n'hésite pas à lui reprendre certaines idées{300}. À partir de la seconde moitié des années 1950, Chtcheglov s'enferme ainsi dans un mutisme, qu'il constitue parfois en vertu{301} et dont seule l'activité de Debord le fera de temps à autre sortir{302}. En 1959, Chtcheglov s'installe délibérément dans une clinique psychiatrique, qu'il aura progressivement de plus en plus de mal à quitter. S'il n'a toujours pas abandonné ses projets d'écriture dans les années 1960 et 1970, ceux-ci ne seront jamais menés à terme{303}.
Patrick Straram quitte officiellement l'IL en juin 1954, en solidarité avec Chtcheglov. Quelques semaines auparavant, il a quitté Paris pour la Colombie britannique (Canada) afin d'échapper au service militaire{304}. Là-bas, il travaille plusieurs années durant à l'écart de tout milieu artistique (comme forestier notamment). Arrivé au Québec en 1958, et ayant obtenu la nationalité canadienne (en 1960), il fonde un cinéma d'arts et essais et écrit pour une émission de radio et diverses revues artistiques. Ses projets de roman n'aboutissent que dans les années 1970. Il obtient alors une certaine notoriété dans la « contre-culture » au Québec, mais demeurera toujours dans une situation financière très précaire.
Gil Joseph Wolman, après avoir quitté l'IL au début de l'année 1957, semble réviser son mode d'insertion dans les arts au profit d'un travail de créateur n'excluant certes pas les réflexions théoriques mais évitant les grands métadiscours caractéristiques des mouvements d'avant-garde les plus connus{305}. En 1959, il participe à une exposition intitulée Nouvelle école de Paris et se réinsère dans la mouvance lettriste (en collaboration souvent avec Brau, avec qui il fonde, en compagnie de Dufrêne, une Seconde Internationale lettriste, éphémère, en 1963). Occupant un emploi dans la presse artistique (L'Officiel des galeries), il mènera sans cesse des activités de création, lesquelles seront marquées du début à la fin par une forte dimension expérimentale. À partir des années 1960, il expose régulièrement dans quelques galeries parisiennes (qu'on pourrait dire le plus souvent « de second ordre »), comme la Galerie Valérie Schmidt et la Galerie Weiller.
D'autres membres de l'IL se sont quant à eux éloignés définitivement de tout activisme artistique. Jean-Michel Mension par exemple, même s'il est resté un ami et collaborateur de plusieurs artistes (Hains, Dufrêne...), n'a eu aucune activité personnelle dans les arts, en tout cas pas avant la publication en 2001 d'une autobiographie (Le Temps gage : aventures artistiques et politiques d'un irrégulier à Paris) faisant suite à la publication d'un entretien en 1998 par les éditions Allia (il a été sollicité pour cet entretien en tant qu'ancien ami de Debord).
En résumé, l'Internationale lettriste est animée par plusieurs jeunes gens ayant en commun de cultiver leur rupture avec l'idée de réussite sociale tout en étant intéressés, pour une partie d'entre eux tout du moins, par les luttes qui font le champ littéraire et artistique. Elle fonctionne pour ces derniers comme un lieu de rassemblement momentané permettant de se placer sous un label doté d'une certaine visibilité (le lettrisme). Elle a pour fonction également de pallier, sous une forme ludique qui suppose à la fois relations d'amitié et d'amour mais aussi débats, manœuvres, conflits et ruptures, à un déficit de capital symbolique. Presque totalement confidentielle entre 1952 et 1953, l'activité du groupe prend un nouvel essor (tout relatif) à partir de l'été 1954, avec la tenue en juin d'une exposition collective (présentant des « métagraphies »), la publication en janvier et en juin 1954 de leur participation à deux enquêtes de la revue La Carte d'après nature (la revue de Magritte, rencontré en 1952{306}), leur lancement du bulletin Potlatch en juin (après avoir échoué à publier un quatrième numéro d'Internationale lettriste{307}). Le groupe fonctionne en définitive pour ses membres comme une mise à l'épreuve des individualités au terme de laquelle celles-ci prennent la mesure de leurs capacités à s'inscrire durablement dans un activisme d'avant-garde. Tandis que bon nombre de ses amis sont momentanément ou définitivement cantonnés au silence, Debord, qui s'est tacitement imposé comme le chef de file de l'IL, parvient à construire une position dans le sous-champ des avant-gardes littéraires et artistiques.