« Pour accorder aux jeux de culture le sérieux ludique que demandait Platon, sérieux sans esprit de sérieux, sérieux dans le jeu qui suppose toujours un jeu du sérieux, il faut être de ceux qui ont pu, sinon faire de leur existence, comme l'artiste, une sorte de jeu d'enfant, du moins prolonger très tard, parfois tout à long de la vie, le rapport au monde de l'enfance (tous les enfants commencent leur vie comme des bourgeois, dans un rapport de puissance magique sur les autres et, par eux, sur le monde, mais ils sortent plus ou moins tôt de l'enfance). »
(Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 56)
Socialement disposé à se prendre au jeu des luttes qui se déroulent dans les champs littéraire et artistique, disponible pour ces luttes, Guy Debord – ou Guy-Ernest Debord, selon une pratique courante chez les lettristes consistant à se choisir un second prénom – est l'un des rares qui, au sein du groupe de l'Internationale lettriste, demeure actif dans ces champs tout au long de la décennie 1950. Il se distingue également par sa capacité à édifier un programme d'avant-garde qui, à défaut d'être tout à fait original, est au moins explicite et susceptible d'ouvrir à des développements prometteurs. Ceci explique certainement qu'il parvienne à occuper une place déterminante dans les orientations du groupe – même s'il est difficile d'établir précisément à partir de quand et jusqu'à quel point il exerce un leadership (de fait, il est toujours accompagné d'un ou deux amis dans sa tâche d'animation). On peut d'emblée noter que, compte tenu de la répartition implicite des rôles qui sera en vigueur dans l'Internationale situationniste fondée à l'été 1957 à partir de l'alliance entre Debord et plusieurs peintres réunis autour d'Asger Jorn, c'est à nouveau lui qui s'imposera comme son principal théoricien, assurant de ce fait une continuité très forte entre les prises de position de l'IL et celles de l'IS (voir chapitre 8). C'est dire que le choix de consacrer un chapitre à la fabrique sociale de Guy Debord ne témoigne en rien d'une fascination à son égard. Plutôt que de postuler l'importance de Guy Debord dans l'histoire du mouvement situationniste, ce chapitre entend mettre au jour les conditions sociales qui ont rendu possible tout à la fois son appropriation progressive de l'IL et la formulation d'un programme d'avant-garde propre à ce groupe. Ainsi, après avoir analysé la genèse de la vocation intellectuelle du jeune Debord, nous tenterons de mettre au jour les ressources qui lui sont propres.
La correspondance adolescente de Guy Debord atteste de la formation chez lui, au moins vers la fin des années de lycée, c'est-à-dire autour de 1950 (on ne dispose pas de documents antérieurs) et alors qu'il a autour de vingt ans (il accuse quelques années de retard scolaire, qui s'expliquent par sa santé fragile et les déménagements successifs de sa famille durant la guerre{308}), de ce qu'on pourrait appeler avec Bourdieu une libido littéraire ou artistique : il attribue à la littérature, et en particulier à la poésie, une valeur spécifique{309}. Cette croyance en l'importance des jeux de culture préside à l'existence chez l'adolescent Guy Debord d'une ambition d'intervenir dans la littérature et les arts en général, dans la détermination de leurs évolutions futures. Le jeune Debord ne se contente pas de rédiger des poèmes (pratique sans doute relativement « commune » chez les jeunes bourgeois scolarisés en filière littéraire au lycée dans les années 1950), ni de déclarer son amour pour la poésie (« c'est beau la poésie{310} ») : dans les lettres qu'il adresse à son ami Hervé Falcou (lycéen comme lui) à partir de 1949, il exprime sa volonté explicite de la rénover. Par exemple, il lui fait part de sa quête d'un « poème mouvant », d'« une expression qui se rapproche de notre vie – de notre vie ! et fluide comme elle{311} ». Dans une lettre ultérieure, il écrit également à son camarade (sous une forme qui évoque une ébauche de manifeste) : « Nous devons définir ensemble beaucoup de choses. Qu'est-ce que la littérature ?, comme dit Sartre. Et la condition humaine, on accepte ou non ? C'est à prendre ou à laisser. Tu paries, dit B. Pascal{312} ? » Qui plus est, selon une pratique courante chez les aspirants artistes, il cherche à entrer en contact avec des aînés reconnus{313}. Il lui arrive d'ailleurs d'en croiser, par exemple lors de séances de cinéma (il aurait ainsi aperçu l'écrivain et spécialiste du cinéma Georges Sadoul lors d'une projection d'un film d'Eisenstein{314}). Ces rencontres demeurent sans doute trop rares du point de vue du jeune Guy Debord. Celui-ci réside en effet à Cannes. Aussi encourage-t-il à maintes reprises son ami parisien Hervé Falcou à prendre contact avec André Breton ou Isidore Isou. Il lui demande même de l'engager dans l'un de ces deux mouvements, présentant cela comme « vital{315} ». En d'autres termes, le lycéen Guy Debord remplit la première condition implicite d'une « entrée » dans le champ littéraire, à savoir l'adhésion au jeu.
Si l'on se base sur les lettres qu'il envoie en 1949-1951 à Falcou (en gardant à l'esprit que ses relations avec lui n'épuisent pas l'ensemble de ses relations sociales), il est principalement inspiré à cette époque par le surréalisme. Dans les premières lettres de cette correspondance lycéenne, les noms de Paul Éluard, Louis Aragon, Pablo Picasso, André Breton, Jacques Prévert, Robert Desnos, Julien Gracq, apparaissent tour à tour{316}, indiquant ainsi son intérêt porté aux plus connus des poètes et artistes surréalistes. Ce sont notamment les figures d'André Breton (« Mr A. Breton Ajamais m'impressionne{317} ») et dans une moindre mesure de Jacques Prévert qui se détachent (vers la fin des années du lycée, Prévert voit en revanche sa valeur brusquement dévaluée aux yeux des deux amis, à en juger par le « Cadavre » qu'ils écrivent à son intention{318}). Parallèlement, Debord pratique avec Falcou quelques « jeux surréalistes », comme celui des « questions réponses »{319} et s'amuse à poursuivre le « Plan d'embellissement de Paris » présenté dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution en 1933{320}. Plusieurs lettres de 1950 témoignent du fait qu'il a lu ou s'apprête à lire Nadja, Anthologie de l'humour noir et L'Amour Fou d'André Breton, Le Paysan de Paris d'Aragon, Seuls demeurent et Feuillet d'Hypnos de René Char{321}. Debord lycéen est donc indubitablement un lecteur des écrits surréalistes. En témoigne aussi l'évocation à son ami d'une revue surréaliste confidentielle, éditée non loin de chez lui (à Nice, où sa famille a vécu un temps), Popocatepetl {322}. Il ne fait guère de doute non plus qu'il est fortement séduit par de tels écrits : « Le mouvement Dada est à refaire. [...] Si la question se posait, je me rallierais facilement à André Breton », écrit-il en 1949{323}. À la fin de l'année 1950, dans une lettre où il exprime à Hervé Falcou tout le bien qu'il pense de sa poésie (« si quelque chose survivait à ce brouillard, si quelque chose dit ce qu'il était presque facile de réussir, c'est ta poésie Hervé »), il précise au passage que certains vers de Breton, d'Éluard « et peut-être de Guillaume » (Apollinaire), sont parmi les plus beaux qu'il a « à l'esprit en ce moment{324} ». En 1951, il écrit en forme d'aveu : « je dois reconnaître que la pensée surréaliste m'est essentielle.{325} »
Cet intérêt pour les surréalistes s'accompagne plus généralement d'un intérêt pour ses principales figures tutélaires : le poète inventeur du plagiat Lautréamont (qu'il dit dans une lettre de 1951 avoir lu en entier{326}), le libertin Sade, l'aventurier Arthur Cravan, le dandy Jacques Vaché, ou encore Baudelaire. Il évoque aussi positivement les poètes Villon{327}, Apollinaire (d'abord référence omniprésente, mais dont il dit dans une lettre de 1951, qu'après avoir relu ses Calligrammes, il « a beaucoup baissé à [ses] yeux{328} »), Edgar Poe, Maïakovski{329}, et lit très certainement la littérature contemporaine (il évoque à ce titre Henri Michaux, Jean Genet, Blaise Cendrars, etc.). À l'inverse, les représentants d'une littérature plus « scolaire » et du genre romanesque (Zola, Hugo, Balzac, etc.), largement absents parmi les noms figurant dans cette correspondance, semblent – lorsqu'il est question de l'un d'eux – disqualifiés : « Victor Hugo vient de tomber dans le domaine public. C'est bien fait », écrit-il en 1950{330}. Debord lit aussi à cette époque Sartre, tout en affichant d'emblée une indifférence à son égard (« je me fous de Sartre{331} »). Comme l'a montré Boris Donné, en dépit de ce rejet affiché, il reprendra du roman de Sartre L'âge de raison le personnage d'Ivich, « qui n'aime pas qu'on la touche », pour le constituer en idéal féminin et mythe nouveau de « l'amour de l'impossible{332} ». C'est sans doute aussi à Sartre qu'il empruntera vers le début des années 1950, lorsqu'il commencera à forger son propre projet d'avant-garde, le terme de « situation »{333}. Il n'en reste pas moins que Sartre ne compte pas parmi les références affichées explicitement par Debord, ce qui permet de mieux saisir ses schèmes de classement de la littérature au moment où il commence à manifester son ambition littéraire et artistique : dans les goûts affichés par Debord – tels qu'ils se révèlent en tout cas dans sa correspondance « de jeunesse » avec Falcou – se dessine un espace de références littéraires/artistiques structuré selon une hiérarchie qui va du genre et des auteurs les plus « avant-gardistes » (la poésie surréaliste et ses figures tutélaires, puis à partir de 1950 les lettristes et Isidore Isou) aux genres et auteurs les plus « scolaires » et « académiques » en passant par divers représentants de la littérature contemporaine (comme Michaux et Cendrars) et le roman existentialiste (Sartre).
Debord, peut-être en raison d'un rejet social des « professeurs » existentialistes (Sartre cumule les différentes marques de l'excellence scolaire et intellectuelle, quand les poètes surréalistes incarnent une certaine marginalité sociale), mais aussi sans doute du fait d'autres facteurs comme l'influence du groupe des pairs, apparaît dès ces années lycéennes pris par la logique caractéristique des milieux restreints de la poésie confidentielle, celle de la surenchère dans la radicalité. Si l'existentialisme sartrien conteste la radicalité des surréalistes à la Libération (et d'abord leur radicalité politique), lui-même n'incarne pas forcément, aux yeux des différents aspirants écrivains, une plus grande radicalité sous un rapport particulier ou sous l'ensemble des rapports (littéraire, éthique, politique, etc.), d'autant que Sartre lui-même présente le surréalisme comme une « extrême-gauche littéraire{334} ». Compte tenu du fait que Debord adhère à la nécessité pour le poète de transgresser le rapport légitime à la lecture (« Et les lecteurs ? Je les ai toujours méprisés. Souviens-toi du système typographique que j'avais imaginé pour saboter la lecture : Nitempspassénilesamoursreviennent »{335}), il adhère dans le même temps à une échelle de perception de la radicalité littéraire dans laquelle Sartre, lorsqu'il tente de réhabiliter le langage et le public dans sa conception de la littérature engagée (« La force d'un écrivain réside dans son action directe sur le public, dans les colères, les enthousiasmes, les méditations qu'il provoque par ses écrits{336} »), apparaît moins « radical » que les surréalistes, « en recul » par rapport aux « avant-gardes ».
De tels classements privilégiant la poésie « d'avant-garde » n'empêchent aucunement des opérations de renversements de valeurs culturelles par la promotion d'objets dénués a priori de valeur symbolique. Aussi le jeune Debord écrit-il à Hervé Falcou en 1951 : « J'ai été très mystérieusement touché par la lecture de certains passages d'un livre pour gosses intitulé Henri IV{337}. » C'est notamment dans le cinéma qu'il se plaît à renverser les hiérarchies établies, retrouvant une tradition de célébration du « mauvais cinéma » (du « mauvais goût » dans le cinéma, du cinéma de « série B. », etc.), à laquelle ont sacrifié avant lui les surréalistes des années 1920-1930{338}, et à laquelle sacrifient à la même époque les jeunes surréalistes qui publient L'Âge du cinéma (Ado Kyrou, Robert Benayoun){339} ; annonçant du même coup la diffusion du thème de la « contre-culture » en tant que revendication d'un renversement des hiérarchies culturelles dans plusieurs genres artistiques comme la musique rock ou la bande dessinée, à la faveur sans doute de l'extension de l'accès aux études supérieures à partir des années 1960-1970{340}.
Dans la première moitié des années 1950, le jeune Debord est de ceux qui, tout en poursuivant l'héritage des avant-gardes littéraires, s'intéressent également de près au cinéma. Aussi sa première réalisation artistique dans le mouvement lettriste sera-t-elle un court-métrage réalisé en 1951. Durant l'adolescence, ses préférences déclarées en la matière se portent sur les œuvres les plus proches de l'avant-garde littéraire, tels que les films de Cocteau{341}, du surréaliste Buñuel, du communiste Eisenstein (loué à l'époque pour le caractère novateur de ses films sur un plan formel). Puis, à l'époque de sa correspondance avec Ivan Chtcheglov notamment (1953-1954), il se plaît également à renverser la légitimité artistique. Par exemple, dans une lettre adressée à Chtcheglov, il fait l'éloge d'un film mexicain intitulé Femmes interdites. Aux yeux de Debord, ce film présente d'abord l'intérêt que son personnage central (un vieux juge objet de la séduction vengeresse d'une prostituée qu'il a jadis condamnée) « ressemble à s'y méprendre à André Breton actuellement ». Le plaisir pris au visionnage de ce film trouve en outre son principe dans le fait que, précisément, il atteint « un sommet du conventionnel » :
« Mais à un point si rare (le maquereau ayant à tel point la tête d'un maquereau, le beau fils disant si exactement ce que dit le bon fils en pareille circonstance, l'épouse dévouée se dévouant juste comme il se doit) que le public pourtant rustique quittait la salle par travées entières. Moi-même et un de mes amis, nous poussions des cris d'enthousiasme à chaque réplique. À la fin – une stupéfiante cascade de strangulations – nous étions au plus cinq ou six dans le cinéma. Si c'est présenté à Paris, courrez-y vite{342}. »
On retrouve ici un geste de promotion artistique caractéristique du goût cultivé pour le « kitsch », et qui apparaît comme un geste de distinction sociale (« le public pourtant rustique », « à la fin [...] nous étions au plus cinq ou six dans le cinéma »). Tout indique en effet que les œuvres cinématographiques « mineures » sont appréciées par le jeune Debord d'une manière spécifique, détachée, décalée, celui-ci les célébrant surtout en ce qu'elles permettent, dans une lecture détournée, et justement par leur côté caricatural, d'exalter l'aventure, le caractère épique ou tragique de la vie, et de se projeter dans des figures légendaires. Ce jeu consistant à projeter ses propres références culturelles et identités sociales dans des œuvres existantes{343} apparaît bien fait pour garantir la cohérence d'un habitus cultivé par-delà les différents genres artistiques investis. En d'autres termes, le goût du jeune Debord pour des œuvres exclues de la légitimité culturelle (cinéma qu'on appellera de « série B », westerns, bandes dessinées, etc.), en tant que réinvestissement, ne saurait apparaître en dissonance{344} avec celles de ses pratiques qui révèlent sans ambiguïté une affinité avec la culture légitime et/ou une disposition à l'esthétisme, par exemple son intérêt pour les avant-gardes littéraires combiné ici avec une maîtrise certaine des classiques de la littérature{345}, ou encore son dégoût pour l'ameublement fonctionnel (qui se manifeste par exemple dans une lettre de 1963 où Debord évoque le « décor redoutable, d'un modernisme hideux de prétention et misérable à la fois », à propos d'un logement que lui a alors déniché son frère pour un séjour à Cannes{346}). C'est rappeler que l'accès à la légitimité culturelle ou le degré de légitimité des pratiques culturelle d'un agent ne sauraient se mesurer au seul type de produits consommés, ni même aux sous-genres au sein de ces types, idée à laquelle on tend à réduire parfois la « théorie de la légitimité culturelle » issue des écrits de Pierre Bourdieu{347}.
L'attirance de Guy Debord, dès l'époque du lycée, pour l'avant-garde surréaliste, a pour corollaire une dévaluation de la certification scolaire (ou au moins l'affichage d'un mépris pour l'école). Il faut dire que l'abandon des études et le refus de parvenir est un élément constitutif de la mythologie du mouvement surréaliste{348}.
À partir de quelques documents existants sur sa scolarité lycéenne, Debord apparaît en seconde et en première comme un élève appliqué, qui obtient de très bons résultats, voire d'excellents résultats en littérature (en revanche, il obtient des résultats très médiocres en sport){349}. En seconde, son professeur de littérature et de latin, Dor de la Souchère (un proche de Picasso) le juge « Remarquablement doué. Capable de faire tout en se jouant », tandis que le proviseur conclut par un « Excellent élève digne de sa réputation ». Le bulletin scolaire du dernier trimestre de l'année scolaire de première (1949-1950) indique qu'il est premier de la classe dans plusieurs matières (en composition française, géographie et italien). Son professeur de français dit à ce propos : « Nettement en tête de la classe. Trop facilement peut-être ». La « note du proviseur » indique alors : « Très bon élève. Application et progrès très satisfaisants ».
En revanche, vers 1951, c'est-à-dire l'année où il passe le Baccalauréat de philosophie (toujours au lycée Carnot de Cannes), il manifeste dans sa correspondance lycéenne avec Falcou un certain détachement à l'égard de la certification scolaire. Il reste difficile pour l'heure de dire si cela se ressent alors sur son ascétisme scolaire de cette dernière année de lycée (il se serait distingué cette année-là par « un absentéisme sans faille », selon Christophe Bourseiller{350}), ainsi que sur ses résultats scolaires, ou si l'on a affaire à une simple présentation de soi entièrement déconnectée de la pratique réelle du lycéen. Ceci indique tout de même quelque chose d'important, à savoir l'adhésion de Debord à une culture qui entretient un renversement des valeurs scolaires et induit un mépris revendiqué pour la réussite professionnelle. Après avoir réussi les épreuves du Baccalauréat, il affiche alors un détachement ironique en envoyant à plusieurs amis un carton sur le modèle du faire-part de décès : lui et son camarade de lycée surnommé « Met » ont « la douleur [d'annoncer leur] brillant succès aux épreuves du Baccalauréat 2e partie – Fleurs fraîches seulement{351} ». Qui plus est, à l'été 1951, presque aussitôt obtenu cet examen, Debord quitte la Côte d'Azur pour s'installer à Paris, où il s'insère dans le mouvement lettriste et navigue dans les marges de la micro-société littéraire et artistique. Selon Christophe Bourseiller, il s'inscrit alors en faculté de droit, mais uniquement pour rassurer sa famille. Durant l'année scolaire 1954-1955, il est encore officiellement étudiant{352}, ce qui ne veut pas dire qu'il suit effectivement des études. Ceci lui permet en tout cas de repousser son incorporation militaire (ce n'est qu'en 1956 qu'il est finalement incorporé, peu de temps car il parvient rapidement à se faire réformer{353}). On s'accordera avec les biographes de Guy Debord sur ce fait qu'il ne dispose au final, comme diplôme, que du Baccalauréat – un capital de certification scolaire somme toute relativement peu élevé au regard de celui détenu généralement par les membres des professions intellectuelles telles que les professeurs, membres des professions libérales et hauts fonctionnaires ; relativement peu élevé aussi, quoique dans une moindre mesure, par rapport à celui détenu par une grande partie des écrivains reconnus par les instances de consécration littéraire{354}.
La rencontre avec la culture « libre » formée notamment par la poésie d'avant-garde du premier quart du XXe siècle (et en particulier par le surréalisme), semble donc jouer un rôle déterminant dans la trajectoire ultérieure de Guy Debord. Entretenant avec elle un contact approfondi, le jeune Debord se conçoit en révolté et en anticonformiste{355}, ce qui s'exprime notamment dans un sentiment de distinction à l'égard de ses pairs, adolescents bourgeois{356}, comme l'indique l'extrait suivant d'une lettre à Falcou :
« De toute façon, il faut tout casser. Il est à peine croyable qu'ayant poussé le surréalisme aussi loin, je sorte habituellement avec des types sans intérêt et des filles que je n'aime pas – qui ne sont même pas belles. D'ailleurs, plus personne ne pourra l'être. Je me console en constatant que je triche aux cartes sur une grande échelle, qu'avec une fille de mes amies je vole dans les magasins (4 000 balles de bas aujourd'hui) et que je me fais un peu entretenir{357}. »
Un tel sentiment de distinction – qui s'exprimera à nouveau en août 1953, dans le numéro trois de la revue Internationale lettriste : « Ne serait-ce que par orgueil, il nous déplaît de ressembler à trop de gens{358} » – a pour corollaire un sentiment d'élection (« J'attends avec impatience – mais fatigue – le moment de rentrer dans le siècle – ça pourrait lui faire mal, au siècle{359} ») qui ne s'oppose en rien avec l'affirmation d'un destin tragique (« Je finirai mal – et toi aussi j'imagine. Sinon je ne te parlerais pas{360} » ; « on n'en sortira pas vivants{361} »). La culture distinctive de l'avant-garde soutient son rejet des conventions du milieu bourgeois, des « mesquineries qui enferment les gens{362} », et de « la conception du monde d'une multitude au front de taureau{363} ». Dès l'époque du lycée, pour « passer le temps » dit-il, le jeune Debord se plaît à « faire du scandale », un scandale dirigé notamment contre les institutions cléricales{364} (notons qu'il est issu d'une famille de la bourgeoisie catholique{365}).
Tout se passe donc comme si Guy Debord, s'appropriant lors de l'adolescence une culture hautement distinctive, développait alors un rapport positif à soi dans le négatif et le tragique de la figure du poète scandaleux, révolté, et maudit – et n'avait, par ce fait même, plus besoin d'une réussite scolaire (et professionnelle) pour assurer sa propre distinction sociale. Il convient dès lors d'interroger les conditions sociales d'une telle rencontre élective avec le surréalisme et les figures du poète révolté – « élective » au sens où elle se vit sans doute comme un choix, n'est en tout cas pas l'objet d'un apprentissage explicite et institutionnel – et du caractère déterminant de cette rencontre pour la suite de sa trajectoire socioprofessionnelle.
Né en 1931 à Paris, mais passant la plus grande partie de son enfance et de son adolescence dans le sud de la France{366}, Guy Debord, qui a perdu son père très jeune, est élevé par sa mère et sa grand-mère, deux femmes qui, quoique issues de la bourgeoisie, ne disposent semble-t-il pas d'un capital culturel important, ni du capital propre à l'univers littéraire (ce qu'on a coutume d'appeler le « goût des livres » et qu'on peut observer dans la capacité à lire, distinguer et mobiliser en situation les références littéraires légitimes, historiques et contemporaines, les œuvres qui « comptent »). La solide culture littéraire dont lui-même dispose dès l'adolescence semble ainsi initialement liée à un mode d'accès plus scolaire que familial. Elle est d'ailleurs marquée, selon Boris Donné, par la pédagogie scolaire et notamment les manuels d'histoire littéraire lansoniens (qui privilégient l'apprentissage de l'histoire des écoles et mouvements littéraires à la lecture directe d'œuvres complètes){367}, ainsi que par la littérature classique du XVIIe siècle. C'est alors par l'intermédiaire de pairs comme Hervé Falcou (et peut-être de professeurs) que Debord s'initie à la culture « libre » de la poésie surréaliste. De fait, Falcou était pour sa part prédisposé à s'intéresser à la poésie d'avant-garde, ayant hérité d'un capital culturel conséquent en matière littéraire : lui aussi orphelin de père, il est issu de la bourgeoisie culturelle parisienne. Qui plus est, sa mère, artiste peintre, fréquente de nombreux artistes et intellectuels (elle est un temps courtisée par l'écrivain Roger Caillois){368}.
Reste à comprendre le fait que la prise de connaissance par Debord, à l'adolescence, de certains écrits de la poésie d'avant-garde, ait fonctionné chez lui comme rencontre déterminante pour la suite de sa trajectoire. Notamment, on constate que Guy Debord cumule les marques d'une origine bourgeoise à fort capital économique (et donc d'une socialisation à distance de la nécessité économique), et certains facteurs objectifs favorisant une indétermination identitaire et une déviation de trajectoire, dont Gisèle Sapiro a montré le rôle dans la construction de la vocation littéraire{369}. D'un côté, il est un adolescent bourgeois, et à ce titre se situe à distance de l'urgence pratique et de la nécessité économique, de sorte que peut se développer et s'entretenir chez lui, malgré le faible volume de capital culturel de sa mère et de sa grand-mère, une disposition à l'esthétisme{370}. D'un autre côté, il est un adolescent bourgeois qui, par certains facteurs objectifs, est prédisposé à une rupture vis-à-vis des destinées professionnelles probables pour les enfants de la bourgeoisie (perte précoce du père, enfance dans une famille à la position sociale fragilisée, déménagements successifs, mise hors-jeu en termes d'héritage dans la famille recomposée{371}). Enfin, enfant à la santé fragile (asthmatique) et fils unique du premier mariage de sa mère, Guy Debord serait l'objet d'un délaissement de la part de celle-ci, et à l'inverse d'une surprotection de la part de sa grand-mère maternelle qui aurait produit un certain isolement à l'égard de ses demi-frères et demi-sœurs. Il a sans doute eu une enfance plutôt solitaire{372}, favorisant le développement précoce de dispositions à l'introspection, trouvant refuge dans l'art ou la poésie{373}.
Ces différents traits concourent à le rendre disponible aux enjeux littéraires et artistiques. Ils l'encouragent certainement à prolonger sa rupture existentielle avec les valeurs de son milieu d'origine par l'insertion dans la « vie d'artiste » qui, comme le rappelle Bourdieu « est toujours un défi lancé au style de vie bourgeois, dont il entend manifester l'irréalité, voire l'absurdité, par une sorte de démonstration pratique de l'inconsistance et de la vanité des prestiges et des pouvoirs qu'il poursuit{374} [...] ». Debord trouve dans l'histoire littéraire et artistique les mythes et figures qui lui permettent alors d'exprimer une introspection teintée de lyrisme, un sens tragique de l'avenir, des périodes fréquentes d'angoisse voire de désespoir{375}, bref un pathos existentiel (dont l'expression dans ses lettres à Hervé Falcou est peut-être liée également à la lecture de Sartre). C'est ici un rejet de la finitude sociale qui s'exprime, teinté d'un fort esthétisme (au sens d'une stylisation de la vie qui a pour principe un refus de la séparation entre le monde de la nécessité économique et celui, privé, de l'expérience esthétique). Le jeune Debord évoque en effet son désir de mener « la vie la plus libre possible{376} », et affirme que « nous ne sommes pas sur cette planète tout à fait insuffisante pour quelque chose, le tout est de passer le temps{377} ». Autrement dit, il exprime un refus de donner à la vie une fonction, pour plutôt lui donner une forme : « Ce n'est déjà pas si facile, explique-t-il. Tous les moyens employés (poésie, action, amour) laissent un drôle de goût dans la bouche. C'est pourtant ce que nous avons de mieux. Il faut donc s'opposer à tout ce qui limite leur utilisation{378}. » On peut penser également que c'est un refus de la finitude sociale qui est au principe de l'expérience douloureuse (ou affichée comme telle) de l'éloignement vis-à-vis de la « jeunesse », telle qu'elle s'exprime par exemple dans les extraits suivants de lettres adressées à Hervé Falcou : « Je ne sais pas. Il y a un an tout était plus simple – ou le semblait. Maintenant je ne vois rien qui puisse me rendre heureux{379} » ; « vingt ans bientôt, comme je voudrais avoir trois ans de moins, aussi idiot que ça puisse paraître – la jeunesse qu'on perd, à en vomir, dans des jeux vulgaires. »{380}
La vie réduite à une « fonction » et à une série de scansion en termes de réussite individuelle et professionnelle, est ainsi perçue comme bien peu satisfaisante, ce qui s'alimente à n'en point douter à l'exemple de figures mythiques de l'histoire littéraire, telles qu'Arthur Cravan{381}. Tout porte à croire que ces figures ont apporté en retour au jeune Debord, adolescent bourgeois prédisposé à une rupture vis-à-vis de la destinée sociale de sa classe, les palliatifs à la médiocrité de cette vie-là : non pas une réussite professionnelle mais bien plutôt une esthétisation de la vie (« passer le temps ») par le scandale, l'amour, la poésie, l'aventure, bref la vie d'artiste{382}.
Au moment où Debord manifeste ses premières ambitions d'intervenir dans les luttes qui font le champ artistique, il a manifestement déjà intériorisé un principe de dépassement perpétuel par radicalisation des avant-gardes précédentes, et compris l'importance des groupes et des discours ayant pour fonction de légiférer sur l'art et la poésie : aux poèmes qui composent l'essentiel des premières lettres qu'il envoie à Falcou, se substituent ainsi vers 1950-1951 des ébauches de manifestes pour une nouvelle poésie laquelle, affirme Debord, porterait plus loin la « libération éthique » de Breton et dépasserait Isou en « préconisant le silence{383} ». Il rejoint dans un premier temps le groupe lettriste en 1951 (après avoir rencontré certains de ses membres à Cannes, lors du Festival), dans le cadre duquel il réalise notamment un premier court-métrage, intitulé Hurlements en faveur de Sade. Une année après seulement, il participe à la fondation d'un groupe dissident, l'IL. En son sein, Debord, sans pour autant abandonner ses ambitions créatrices (il prévoit en 1953 de réaliser un nouveau film intitulé La Belle jeunesse et il participe de manière générale aux quelques expériences du groupe dans l'expression artistique), insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de formuler une position collective originale. En 1953, il tente par exemple de convaincre Wolman que le groupe de l'IL est leur « seule possibilité d'action immédiate{384} ». Aussi défend-il la nécessité concomitante de le doter d'une ligne propre : « Notre voie est à définir. En ce moment nous ne savons pas bien où nous allons. [...] tant que nous n'aurons pas une ligne nettement définie (Isou en a une) nous serons dans ce flou, qui est pénible{385}. » On peut en comparaison noter les termes d'une lettre d'André-Franck Conord, envoyée au peintre danois Asger Jorn peu après avoir quitté l'IL (Asger Jorn avait d'abord pris contact avec lui, Conord étant à ce moment-là le rédacteur en chef de Potlatch), et dans laquelle il explique au peintre danois qu'il « ne [croit] pas aux groupes » : « Être dans un groupe suppose automatiquement que l'on trichera avec soi-même, en étouffant certaines de ses aspirations personnelles, pour obéir à l'attitude du groupe, ou de l'un de ses membres qui s'abîme lui-même et s'étouffe à ce jeu{386}. » Dans sa lettre, l'ancien lettriste-international explique qu'il a décidé pour sa part d'arrêter l'écriture, et qu'il entend désormais se lancer dans l'architecture (mais précise n'avoir à ce niveau aucune notion technique).
Debord apparaît, au sein des rassemblements de jeunes poètes et artistes lettristes, comme l'un de ceux qui privilégient le plus une forme d'intervention dans le champ par le biais de « mouvements » censés occuper une position d'avant-garde{387}. On comprend son attachement en retour à garder prise sur l'orientation de l'IL. Et de fait, il s'impose rapidement comme l'un de ses principaux animateurs, pour ne pas dire son chef de file (encore qu'il est généralement accompagné d'un complice momentané, qui sera successivement entre 1950 et 1955 : Falcou, puis Marc,O., puis Berna, puis Chtcheglov, puis Wolman). Avec Chtcheglov, il élabore la ligne du mouvement en 1953-1954. Les années suivantes, il rédige, en compagnie cette fois de Gil J Wolman, les principaux articles servant à positionner le groupe dans la galaxie avant-gardiste, comme « Pourquoi le lettrisme ? » (publié dans Potlatch en novembre 1955). En 1957, alors que Wolman quitte à son tour l'IL et que se précise de nouvelles alliances (avec Asger Jorn et ses réseaux internationaux de plasticiens), Debord devient le seul en mesure d'incarner le mouvement dans sa continuité (il en est le dernier des fondateurs, et l'un des rares membres réellement actifs à ce moment-là).
Reste à comprendre l'origine de cet attachement particulier pour le répertoire d'action des mouvements. En s'inspirant librement de la comparaison effectuée par Boris Donné des héritages surréalistes de Debord et de Chtcheglov, on peut le resituer dans une manière infra-consciente de faire fructifier un rapport spécifique à la culture littéraire : tandis que Chtcheglov dispose d'un accès précoce et de première main (par la lecture directe d'œuvres complètes) au surréalisme, et y projette une sensibilité littéraire forte, cet accès apparaît plus tardif et de seconde main (par L'Histoire du surréalisme de Nadeau par exemple) dans le cas de Debord, dont le rapport à la culture est marqué par les manuels scolaires, et qui projette surtout dans le surréalisme un anticonformisme et une quête existentielle d'un substitut à une destinée bourgeoise à la fois rejetée et impossible.
Est-ce à dire que l'attachement de Debord pour une action collective reflète une difficulté à être un créateur original, une manière de tourner en avantage (en se produisant comme chef de file d'un mouvement) un déficit initial de capital culturel hérité ? À plusieurs reprises, il s'attachera bien plutôt à se mettre en scène selon une posture d'écrivain et d'artiste talentueux mais fondamentalement inacceptable pour ses contemporains : « Je m'en suis toujours tenu à donner l'impression vague que j'avais de grandes qualités intellectuelles, et même artistiques, dont j'avais préféré priver mon époque, qui ne me paraissait pas en mériter l'emploi », expliquera-t-il a posteriori{388}. À lire les lettres qu'il adresse à Falcou en 1950-1951, on a l'impression ceci dit que l'écriture de poèmes est à cette époque pour lui une pratique douloureuse – alors que la pratique du scandale en public et de la provocation anticléricale est à l'évidence source de grande satisfaction. Ses témoignages d'une ambition créatrice en poésie ont en effet pour corollaire la mise en avant de doutes quant aux possibilités de sa réalisation : « Vendredi j'ai décidé d'abandonner mon poème “En toute innocence” qui avançait très lentement et que je n'arrivais pas à finir. Au point de vue même de la poésie je ne sais pas trop où j'en suis – ni ce que je vaux. J'ai besoin de toi{389}. » Mise en scène de l'angoisse du créateur ? Poncif de la poésie d'avant-garde du XIXe siècle ? Réel malaise devant cette pratique ? Dans tous les cas de figure, on peut penser que ce n'est pas sans rapport avec l'importance qu'il confère à partir de ces mêmes années à l'action collective en vue de définir (par des écrits de type « manifestes ») une nouvelle écriture (et une nouvelle vie) : « Je n'écris plus rien que par tradition – rarement », explique-t-il dans une autre lettre, avant d'ajouter : « Et comme je suis contre les traditions je pourrais bien m'arrêter un jour où l'autre. Il est possible qu'ensemble nous définissions une vie et une écriture qui valent la peine d'être joués. Seul j'y renonce{390}. »
Cette manière de privilégier l'action collective ne saurait néanmoins suffire à expliquer que, contrairement à bon nombre des membres de l'IL, il parvient à s'installer durablement dans les milieux intellectuels d'avant-garde. Il faut aussi prendre la mesure du fait qu'il se distingue de plusieurs de ses compagnons de jeunesse par ses ressources de départ, à commencer par un « sens des ambitions légitimes (pour soi) qui [le] porte à se sentir à la fois incité et autorisé à revendiquer des positions ou à faire ce qu'il faut pour les obtenir{391} ».
La continuité de l'activisme avant-gardiste de Guy Debord (à partir des années 1953-1954) ne peut se comprendre indépendamment de la croyance qui est la sienne dans l'importance des enjeux contenus dans les jeux d'arts et de culture. Elle préside en effet au désir de ne pas se laisser enfermer dans une certaine bohème germanopratine marginale, désir qui s'exprime par exemple lorsque Debord prévient ses compagnons du moment contre « les pièges du silence » dans un texte de 1953 significativement intitulé « Pour en finir avec le confort nihiliste » : « le jeu se joue encore, nous sommes. Toute forme de propagande sera donc bonne{392}. » De même, dans la lettre déjà en partie citée qu'il envoie en juin 1953 à Wolman, il dénonce les « tendances parmi nous à la médiocrité désabusée ». Il renvoie en fait dos à dos les « croyances esthétiques périmées » de certains membres de l'IL (Jean-Louis Brau en l'occurrence) et le « nihilisme intégral qui est lamentable ». Manifestant son adhésion aux luttes qui se déroulent dans les champs littéraires et artistiques (adhésion qui se donne alors à voir sous la forme d'une stratégie orientée en finalité de « pouvoirs » plutôt que sous la forme d'une profession de foi esthétique), il y légitime une intervention effective dans les arts :
« Je n'aime pas beaucoup les arts – même comme sensation “esthétique” maintenant – mais je crois que ces domaines de l'intelligence sont ceux où quelques types subversifs et isolés ont des pouvoirs, et tirent plus à conséquence que, par exemple dans le crime ou la politique – en dépit de l'opinion commune{393}. »
À plusieurs reprises dans les années 1953-1956, Debord prend soin de se démarquer ainsi de certains de ses compagnons accusés de s'enfermer dans des moyens d'évasion jugés « médiocres » et « vulgaires » (la fréquentation monotone d'un même bar et des mêmes personnes, la consommation de drogues){394}. De même, en janvier 1956, dans un article anonyme de Potlatch intitulé « contradictions de l'activité lettriste-internationaliste », l'auteur condamne la « démission malhonnête et réactionnaire » que constitue selon lui le « refus abstentionniste de l'écriture, et de n'importe quelle forme de manifestation » :
« Des artistes, depuis longtemps aux prises avec les problèmes infructueux d'un domaine épuisé, croient faire acte de novateurs en y renonçant brusquement. [...] Les intellectuels dans l'embarras qui parlent de se faire maçon ou bûcheron, ou le font effectivement pendant quelques semaines, opèrent simplement un transfert, correspondant au niveau de conscience qu'ils s'imaginent posséder, de la plus répugnante conversion religieuse{395}. »
Dans les années 1950, Guy Debord élabore ainsi un discours ayant pour fonction de mettre en cause l'authenticité radicale de ceux qui se retireraient purement et simplement de toute activité de type « intellectuelle », et de justifier dans le même temps le fait de mener des actions dans le champ artistique (voir chapitre 8). S'il pense à certains moments au suicide, il n'envisage en tout cas jamais réellement le refus en lui-même de produire des œuvres (le « silence », qui est pourtant un de ses thèmes de jeunesse) comme une réponse satisfaisante à la problématique du dépassement de la culture présente.
Une telle adhésion au jeu suppose certaines ressources culturelles (ici notamment la maîtrise de l'histoire littéraire, de l'histoire des avant-gardes et de l'actualité des débats littéraires et artistiques). Par ailleurs, ces ressources – héritées ou acquises –, en permettant de se diriger dans les milieux d'avant-garde, et d'y obtenir quelques gratifications symboliques, invitent à s'y maintenir. Si Debord apparaît à certains égards moins doté en capital culturel « hérité » que plusieurs artistes de sa génération côtoyés autour des mouvements lettristes ou surréalistes (François Dufrêne, Yves Klein, Jean-Jacques Lebel...), il se différencie néanmoins de plusieurs de ses compagnons dans l'IL. Le témoignage a posteriori de Jean-Michel Mension indique par exemple un sentiment d'infériorité culturelle vis-à-vis de Debord, dont il est malheureusement impossible de dire s'il est reconstruit à partir de l'aboutissement de la trajectoire de Debord ou déjà existant au début des années 1950. Mension se décrit dans ce témoignage comme étant, au début des années 1950, un révolté « à l'état brut ». Il attribue inversement à Debord une « culture déjà très développée » et une « volonté d'aller plus loin que la révolte » (c'est-à-dire une capacité d'élaboration intellectuelle). Il témoigne aussi du fait que Debord, malgré sa participation aux sociabilités nocturnes du « Quartier », suivait généralement certaines règles d'organisation temporelle de ses activités :
« [...] je ne sais pas du tout ce qu'il [Debord] faisait dans la journée... il avait une vie du point de vue chronométrique à peu près réglée, il ne rentrait pas trop tard [de la tournée des bars]... Moi souvent je terminais à six heures du matin. Pendant toute l'époque où j'ai connu Guy je rentrais chez moi le matin cinq minutes après que ma mère était partie travailler. Lui partait relativement tôt, vers minuit une heure : il restait rarement jusqu'à la fermeture de Chez Moineau, en général il partait, je suppose, quand il considérait qu'il était à niveau, qu'il avait assez bu{396}. »
Si ce témoignage s'avère exact, serait en jeu ici une capacité à se reconstituer au moins occasionnellement, dans une microsociété s'affranchissant des scansions conventionnelles du temps, le temps social propre à la scholè{397} ; c'est-à-dire une capacité à consacrer une partie de son temps à un travail intellectuel. C'est ce que laisse à penser aussi le témoignage obtenu de Michèle Bernstein (non enregistré, à sa demande){398} : elle se remémore par exemple Guy Debord, dans la foulée d'une longue discussion menée avec elle-même et Gil Wolman, prendre des notes de cette discussion en vue d'écrits ultérieurs{399}.
Guy Debord s'attache ainsi à cumuler le prestige (situé) de la pratique d'une vie « bohème » avec ses modes d'évaluation propres (selon Mension, il est par exemple de ceux qui jouent à « qui boit le plus » à l'époque de Chez Moineau) et la conformité à certaines règles d'autocontraintes qu'on peut considérer comme nécessaires à une activité intellectuelle « ambitieuse » et « créatrice » (reconnue socialement comme telles). En d'autres termes, Guy Debord, qui apparaît comme l'un des plus « cultivés » de Chez Moineau{400} fait en outre état de dispositions à l'entretien de ces ressources (et à leur « fructification » en termes de rédaction et publication d'écrits). S'il n'est pas issu par sa famille d'un milieu d'artistes ou d'intellectuels, il demeure, du fait de sa socialisation bourgeoise – favorable à la transmission de manière insensible des dispositions nécessaires à l'apprentissage intellectuel et à la consommation culturelle – parmi ceux qui sont les mieux prédisposés à l'accumulation d'un capital symbolique dans les milieux artistiques ou intellectuels. Il est d'ailleurs l'un des rares membres de l'IL à avoir obtenu le Baccalauréat. Il dispose d'une maîtrise certaine de la littérature classique ainsi que de l'histoire des courants artistiques d'avant-garde du XIXe et XXe siècle (surtout poétiques et littéraires ainsi que cinématographiques) et de leurs procédés. De même, encore qu'il est difficile de dire à partir de quand, il acquiert progressivement une connaissance des écrits du marxisme. Il ne fait aucun doute non plus qu'il lit régulièrement la presse destinée au public des intellectuels de gauche comme France-Observateur et Les Lettres nouvelles. Qui plus est, au moment de sa participation à l'IL, il est l'un des rares à avoir réalisé un court-métrage, lequel a été projeté dans des ciné-clubs parisiens (ce qui lui confère une certaine préséance par rapport à des compagnons comme Chtcheglov, Mension, ou encore Straram). Le jeune adulte Debord apparaît donc comme étant rapidement à même de conférer un contenu au thème du dépassement des conventions artistiques, ici à la fois un contenu artistique (la production de courts-métrages, d'œuvres plastiques, de « livres d'artiste » vers la fin des années 1950) et théorique (la rédaction de manifestes positionnant le mouvement dans l'histoire des avant-gardes et dans l'actualité culturelle au moins européenne{401}). Il est dès lors en mesure de faire du refus de l'art (en tant que production d'œuvres esthétiques) une position à part entière dans l'histoire de l'art, en le plaçant à la suite des dadaïstes, surréalistes et lettristes notamment, mais aussi par rapport à Sagan, à Robbe-Grillet, au réalisme-socialiste, ou encore aux considérations de Jean Paulhan sur la crise du langage (dans Les Fleurs de Tarbes)...
Si Debord est en mesure de se maintenir sur le long terme dans un activisme d'avant-garde, c'est sans doute aussi qu'il a réussi à se rendre disponible à celui-ci en prolongeant la période de « jeunesse » (ici entendue au sens de période de relative indépendance à l'égard des nécessités économiques). Dans son étude sur le mouvement surréaliste des années 1920, Norbert Bandier a montré qu'une des conditions importantes pour s'imposer dans et par l'avant-garde était le fait d'avoir à sa disposition des ressources économiques : dans cet univers où l'on ne peut guère attendre que des rétributions symboliques, et où la production « commerciale » est tendanciellement disqualifiée, l'indépendance financière apparaît souvent déterminante{402}. Tandis que plusieurs membres de l'IL connaissent des situations financières et/ou sont confrontés à des contraintes familiales menaçant à plusieurs reprises leur maintien dans un activisme d'avant-garde (comme Chtcheglov{403}, ou encore Wolman{404}), Debord semble avoir été relativement épargné de ce point de vue, n'ayant ni enfant ni emploi. Jean-Michel Mension raconte à ce titre que Debord, contrairement à lui, ne faisait pas la manche, car il « recevait de sa famille de quoi vivre, parce qu'officiellement, il était étudiant{405} ». Michèle Bernstein, qui finançait la majeure partie de la vie du ménage (en occupant divers emplois dans la presse et l'édition), confirme en entretien l'existence de plusieurs aides de provenance familiale (en particulier de la part de la grand-mère maternelle de Guy Debord). C'est sans doute cette contribution financière qui est évoquée dans une lettre du 1er décembre 1953 lorsque, de Cannes (où réside sa famille), Debord écrit à Chtcheglov : « Ai assuré certainement quelques mois de minimum vital pour lettriste de base. Et vous autres{406} ? » Dans une lettre du printemps 1954, Debord dit également à son compagnon Gil J Wolman qu'il se rend bientôt à Cannes, entre autres choses, « pour ramasser quelques sommes{407} ». De telles sources de financement impliquaient dans les décennies 1950-1960 un train de vie généralement modeste. Elles lui permettaient néanmoins sans doute de s'appliquer aux activités de lecture et d'écriture nécessaires à l'entretien de son capital culturel, à l'état incorporé (capacité par exemple à mobiliser un ensemble de références littéraires, artistiques, ou encore politiques) et objectivé (dans une bibliothèque et dans l'accumulation de notes de lecture), plutôt qu'institutionnalisé dans des titres scolaires{408}. Et de fait, bien qu'il abandonne relativement tôt ses études, Debord se préoccupera toujours de se tenir au courant des dernières productions qui comptent dans les sous-espaces « avant-gardistes » de différents champs culturels{409}.
Entre 1954 et 1957, Debord est en passe de quitter définitivement l'adolescence : il se marie avec Michèle Bernstein en 1954, est appelé sous les drapeaux en 1956, quitte l'hôtel pour un appartement de couple en 1957. Au même moment, plusieurs de ses premiers compagnons semblent progressivement renvoyés au silence, confrontés tantôt à la nécessité de subvenir à des besoins économiques, tantôt à l'enfermement psychiatrique, tantôt à l'exil afin d'échapper au service militaire. Guy Debord à l'inverse parvient à s'installer dans les milieux d'avant-garde littéraires et artistiques européens : tout en poursuivant l'édition du bulletin Potlatch, à l'origine de quelques empoignades avec les surréalistes et les lettristes isouiens, il côtoie les surréalistes belges de Lèvres nues, pour lesquels il rend quelques services nécessitant d'être présent à Paris, et entre en contact avec des peintres issus du mouvement Cobra. Il est du même coup l'un des premiers à parvenir à faire le récit de ce petit groupe de jeunes gens réunis autour de Chez Moineau entre autres bars sordides en marge du Paris intellectuel (le « Quartier »).
Après son premier court-métrage Hurlements en faveur de Sade réalisé en 1952, Debord n'avait plus rien produit de significatif artistiquement que des « métagraphies » – œuvres plastiques qui consistent dans un collage, sur différents supports (affiches, feuilles, bouteilles de vin, etc.), d'éléments dits « préexistants », tels que des coupures de presse et photographies – à usage surtout confidentiel (même si une exposition de ces « métagraphies » est organisée par le groupe à l'été 1954). En 1953, il prévoyait pourtant de réaliser un film intitulé La Belle jeunesse, dont le titre laisse à penser qu'il voulait y mettre en scène les comportements « irréguliers » de ses premiers amis du « Quartier »{410}. Il faut alors attendre la fin des années 1950 pour que, bénéficiant du soutien financier et artistique d'un nouvel allié, le peintre danois Asger Jorn, Debord réalise ce projet : il rédige en 1958 ses Mémoires{411}, avant de tourner en 1959 son deuxième film, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Dans ce court-métrage de vingt minutes, projeté à Paris en décembre 1959 (on ne sait malheureusement pas grand-chose de cette projection), Debord détourne le genre du « film ethnologique », alors en vogue si l'on en juge par le succès des films de Jean Rouch (Moi un noir reçoit le prix Louis-Delluc en 1958). De même que ses Mémoires prennent la forme d'« un livre qui se refuse », Sur le passage se veut un « anti-film d'art », un film qui se dément lui-même{412}. Il entend ainsi étendre dans le cinéma les transgressions du récit menées par l'avant-garde littéraire en visant concrètement à la « rupture de l'habitude au spectacle, rupture irritante et déconcertante{413} ». Dans cette optique, après les premières minutes du film qui font penser à un documentaire ordinaire, le texte de la bande-son prend soudainement parti contre la « limitation arbitraire » du sujet des documentaires traditionnels : le propos s'élargit, et passe d'un sujet à l'autre de manière indifférente. Le film devient de temps à autre l'objet même du film, comme pour en faire sortir le spectateur, lui empêcher toute adhésion au premier degré. Et si Debord utilise cette fois des images (contrairement aux Hurlements en faveur de Sade, qui faisaient simplement alterner des écrans noirs avec des écrans blancs, accompagnés d'une bande sonore composée de textes détournés), le rapport entre l'image et le commentaire (lu par trois speakers) demeure généralement obscur.
Ces deux réalisations artistiques gagnent à être interprétées en rapport aux caractéristiques de sa position aux marges des champs artistiques. Elles expriment en effet – sans s'y réduire bien entendu – le point de vue d'un artiste au fond assez peu disposé à se détourner véritablement de la lutte pour la définition de la légitimité culturelle (et qui manifeste à travers leur réalisation un souci de poursuivre les réflexions avant-gardistes sur l'art et le langage) sur une bohème dans laquelle il se reconnaît néanmoins (au moins partiellement). Qu'elles s'attachent à faire le récit d'un moment intense, fondateur d'une histoire à la fois collective et intime (Mémoires), ou qu'elles engagent une analyse plus large d'une génération confrontée aux « divers contrôles de la résignation », de ses attentes, de ses attitudes et de ses contradictions internes (Sur le passage{414}), ces deux œuvres participent de la construction de la valeur symbolique du mouvement auquel participe Guy Debord – laissé toutefois à l'état implicite – en l'associant à des figures situées « hors-champ ». La « micro-société provisoire » décrite dans Sur le passage de quelques personnes... l'est en l'occurrence à la fois sous des traits épiques et tragiques (« il y avait la fatigue et le froid du matin, dans ce labyrinthe tant parcouru, comme une énigme que nous devions résoudre », etc.) et par sa position socio-économiques située « en marge de l'économie », comme groupe qui « [tend] à un rôle de pure consommation, et d'abord de consommation libre de son temps ». Il est question d'un groupe composé de jeunes gens placés en dehors « d'une production culturelle officiellement consacrée à l'illustration et à la répétition du passé » et « qui ne s'intéressaient à rien d'autre qu'à une expression suffisante d'eux-mêmes, concrètement ».
Ces deux œuvres participent de la construction d'une légende autour du mouvement situationniste en formation, en constituant les compagnons de ce mouvement en figures mythiques (les « irréguliers », « enfants perdus », « enfants terribles », et autres « personnes peu recommandables de Paris »). Sous apparence d'un hommage rendu à ceux-ci, il est permis de penser qu'elles favorisent surtout (à terme) la captation personnelle d'une aura collective par son auteur. D'autant que dans Sur le passage, par un jeu de combinaison des voix, Debord se fait à la fois témoin et porte-parole – construisant le collectif réel dont il n'est censé faire que porter la voix –, mais aussi penseur critique des insuffisances et échecs du groupe analysé. Une même mise à distance critique apparaît dans ses Mémoires, à travers notamment le découpage du récit en trois périodes chronologiques, la période lettriste (« juin 1952 »), la période de fondation de l'IL (« décembre 1952 ») et la période qui fait suite à la prise de distance avec la bande du Moineau, celle du début des expériences dites « psychogéographiques » avec Chtcheglov (« septembre 1953 »). En effet, il n'échappe pas au lecteur que la deuxième période se conclut par le fragment suivant : « tout cela, cependant, est présenté dans un style assez artificiel, – où sans doute les années provocantes de Saint-Germain-des-Prés{415} ». Par ailleurs, sur une des pages qui vient conclure cette période, la disposition des annotations écrites et du matériel visuel laisse apparaître le message suivant : agissant dans une « réalité écrasante », à savoir une société de prisons (le fond de la page est donné par la reproduction en double d'un schéma d'établissement pénitentiaire), une génération de jeunes irréguliers suivent des chemins divergents (la page est traversée d'une ligne de couleur, effectuant diverses bifurcations, et se séparant en plusieurs lignes à la fin de son cours), dont un mène à « l'apprentissage de la liberté conditionnée », un autre (celui de Debord ?), à « l'informe chemin de la non-mémoire ». Il faut ainsi attendre encore quelques années pour que l'échelle des valeurs attribuées par Debord aux différentes périodes de sa vie ne se renverse définitivement au profit de l'époque du Moineau. En 1978, dans son dernier film intitulé In girum imus nocte et consumimur igni, se laissant gagner pleinement par la nostalgie et n'ayant à cette époque plus de raison majeure de se distinguer des premiers compagnons inscrits dans la bohème marginale, Debord revient à nouveau sur cette période de sa vie en l'érigeant cette fois pleinement, avec le ton mélancolique qui convient, en véritable âge d'or mythique (« point culminant du temps »). Dans ce nouvel hommage aux premiers compagnons de ses aventures, il affirme cette fois leur être resté fidèle et ne s'être en aucune façon élevé plus haut qu'eux{416}.
*
L'histoire des groupes surréaliste et lettriste illustre la persévérance après 1945 de la tradition des « mouvements d'avant-garde » (pour ne pas dire sa renaissance, si l'on considère que celle-ci avait perdu du terrain dans les années 1930{417}). Elle indique aussi que les manières d'entrer dans le champ s'apparentent encore pour une fraction des entrants à celles du début du XXe siècle : adoption de stratégies collectives de rassemblement et de singularisation par la fondation d'un mouvement et le lancement d'une revue{418} ; reprise des postures collectives de la « bohème » dont la fonction est de constituer la marginalité en vertu ; emploi des différentes techniques permettant d'attirer l'attention sur soi, tels que l'injure publique et l'organisation du tapage ; publication de méta-discours cherchant à légitimer une position « à l'avant-garde » des arts actuels (les manifestes), etc. Si ce répertoire d'action collective est de nouveau emprunté par une partie des aspirants écrivains et artistes des années 1950-1960, il faut sans doute en chercher les raisons à la fois du côté de leurs conditions matérielles d'existence et dans la forte concentration à Paris (plus précisément dans le « quartier latin » et autour de Saint-Germain-des-Prés, qui voisinent eux-mêmes avec des quartiers demeurés à cette époque populaires, comme la place Contrescarpe ou les Halles), des principaux lieux de sociabilité littéraire et artistiques (éditeurs, galeries, etc.), ainsi que de la population étudiante.
La structure du champ littéraire doit aussi être prise en compte, puisqu'en dépendent les types de position d'attente disponibles pour les nouveaux entrants. Sous ce rapport, l'analyse ne saurait être univoque. D'un côté, la vogue du « jeune auteur » impulsée par les Éditions Julliard à la suite du phénomène Françoise Sagan (Bonjour tristesse paraît en 1954) facilite semble-t-il la publication et la réception d'un premier roman{419} et à ce titre concourt sans doute, avec le lancement du livre « Poche » par Hachette en 1953 et l'apparition de nouvelles techniques de promotion éditoriale (le « marketing »), à la transformation progressive des manières d'entrer dans le champ littéraire dans le sens d'une plus grande « individualisation ». D'un autre côté, et sans omettre la possibilité que joue plus simplement un mécanisme d'hysteresis des répertoires d'action et des imaginaires des écrivains et artistes (se maintenant plus longtemps que les structures qui ont présidé à leur apparition, ne se transformant que progressivement sous l'effet des nouvelles coordonnées sociales), la faible professionnalisation, dans les années d'après-guerre, de l'activité littéraire concourt certainement à maintenir l'opportunité des stratégies collectives{420}. L'absence de plusieurs des structures scolaires et professionnelles d'absorption et de régulation des aspirations littéraires et artistiques, qui ne verront en effet le jour que dans les décennies suivantes (mise en place des politiques culturelles, décentralisation des universités et des équipements culturels, développement des enseignements artistiques), permet à l'écart apparu à la fin du XIXe siècle entre la masse des aspirants aux positions littéraires ou artistiques et la rareté des postes disponibles, de continuer d'exercer ses effets sur les stratégies d'entrée dans le champ de production.
En définitive, la position surréaliste de l'entre-deux-guerres exerce une force d'attraction importante sur une fraction des nouveaux venus dans les arts des années 1950. Guy Debord et ses premiers compagnons de l'Internationale lettriste forment, avec d'autres lettristes dissidents comme François Dufrêne ou Robert Estivals{421}, ainsi qu'avec ceux qui ont rejoint le groupe de Breton (comme Jean Schuster{422}, Jean-Jacques Lebel{423} ou encore Louis Janover{424}), une même génération de poètes attachés à poursuivre son histoire. Ils partagent généralement – au-delà des rivalités qui les opposent – la même ambition de retrouver la radicalité qui fut celle du mouvement surréaliste entre les deux guerres, en cherchant aux limites de l'art les moyens de subvertir le monde{425}. Contrairement à la génération qui se cristallise après la guerre dans l'opposition à Sartre et la littérature engagée, et en appelle par conséquent à un « dégagement » de l'art, ils se caractérisent fréquemment par une quête de la réunion entre l'avant-garde de la culture et l'avant-garde révolutionnaire, de même que par un attrait pour les positions politiques d'extrême-gauche situées entre marxisme et anarchisme.