Le mouvement situationniste – dès ses premières années d'existence sous le nom d'Internationale lettriste – se porte vers la position la plus radicale en apparence dans l'espace des possibles artistiques, consistant à refuser toute œuvre artistique au nom d'une poésie vécue et d'un art de vivre. Il actualise ce vieux rêve des avant-gardes artistiques consistant à associer l'art et la vie, rêve qui se perpétue dans la mesure où chacune d'elles semble tour à tour échouer en devenant une « simple » école artistique, tel le surréalisme (voir chapitre 1). Lorsque Maurice Nadeau explique en effet que le dépassement du surréalisme devrait se situer dans le futur « probablement ailleurs que sur le plan de l'art [...] car ce mouvement anti-littéraire, anti-poétique, anti-artistique n'aboutit qu'à une nouvelle littérature, une nouvelle poésie, une nouvelle peinture, infiniment précieuse certes, mais qui répondent insuffisamment à ce qu'on nous avait promis{427} », il balise en quelque sorte la voie dans laquelle se lancent Debord et ses compagnons. Ceux-ci écrivent :
« La poésie a épuisé ses derniers prestiges formels. Au-delà de l'esthétique, elle est toute dans le pouvoir des hommes sur leurs aventures. [...]. La beauté nouvelle sera de situation, c'est-à-dire provisoire et vécue. [...] La poésie pour nous ne signifie rien d'autre que l'élaboration de conduites absolument neuves, et les moyens de s'y passionner{428}. »
En d'autres termes, le mouvement situationniste – à l'instar de plusieurs héritiers du surréalisme à la même époque, par exemple la revue Front noir de Louis Janover{429} – promeut une poésie qui renonce aux supports traditionnels de la littérature. La poésie se situe désormais dans les comportements et dans les moments de vie que Debord et ses compagnons appellent « situations », et dont ils proposent de soumettre les mécanismes de leur création afin de les organiser de manière délibérée.
Dès ses premiers essais de manifestes à l'époque du lycée, Guy Debord, à contre-courant en cela de la tendance de plusieurs courants littéraires et artistiques apparus au tournant des années 1950 à revendiquer l'art pour l'art, conteste la raison d'être de l'art au nom de « la vie ». Sa correspondance lycéenne avec Hervé Falcou est en effet jalonnée de déclarations contre l'innovation « formelle » en poésie, faisant l'apologie de « l'action », de la « propagande » et de la « libération éthique » : « Je vomis pas mal la poésie mais je crois à la propagande. Qu'on se le dise ! Mais surtout l'action. Écrire, même une lettre, c'est bien con{431}. » Cela n'est aucunement contradictoire avec le fait, démontré plus haut, qu'il se prend, au même moment, aux jeux d'intelligence et aux enjeux qui ont trait à la définition de l'art et à la création artistique. Simplement, Debord poursuit, à travers une rhétorique de négation{432}, une logique de dépassement perpétuel des conventions artistiques en place (ou pourrait-on dire, avec Harlold Rosenberg, une « dé-définition » de l'art{433}). Debord affirme en effet : « la poésie ne survivra que dans sa destruction{434}. »
En d'autres termes, les déclarations « anti-artistiques » du jeune Debord ne servent au départ qu'à soutenir la nécessité d'un « néo-poème ». Simplement, ce « néo-poème » n'aurait « pas d'importance formelle, mais utilitaire{435} ». Dès ses premières ébauches de manifestes, il présente en effet l'écriture comme un moyen dans le cadre d'un objectif plus important, un objectif qu'on pourrait dire existentiel : « Il faut se lancer dans toute aventure intellectuelle susceptible de “repassionner” la vie{436}. » Largement inspiré par l'histoire du surréalisme, le jeune Debord déplace ainsi les valeurs de « gratuité », « autonomie », « désintéressement » et « liberté », de l'œuvre d'art vers la vie. Autrement dit, c'est au nom d'une vie conçue sous les traits de la liberté qu'il conteste l'autonomie de l'art (le projet de l'art pour l'art). Aussi exalte-t-il « l'arbitraire » comme garantie d'une « liberté totale », affirmant que « toutes les actions sont équivalentes » et que « la seule entreprise qu'il nous faut réussir c'est passer le temps, en s'interdisant soigneusement de penser »{437}.
À partir de 1951 et jusque vers 1955 au moins, la formulation de telles prises de position fonctionne pour partie comme une manière de construire une position propre à l'égard d'Isou. Après avoir lu le livre-manifeste de ce dernier, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, publié quelques années plus tôt, Debord exprime ainsi à son camarade Falcou son ambition de « dépasser » la transgression isouienne des conventions du langage (du « mot »), par une « nouvelle poésie » préconisant le « silence » et « l'action directe » : « Toute manifestation néo-artistique se range désormais dans la catégorie Propagande (scandale et provocation – sous-produit de l'action){438}. » Au sein du mouvement lettriste, il n'en abandonne pas pour autant ses premières prises de positions « anti-esthétiques » (voir chapitre 3). Dans sa préface au scénario d'Hurlements en faveur de Sade, publiée en avril 1952 dans Ion et intitulée « Prolégomènes à tout cinéma futur »{439}, le jeune « lettriste » explique ainsi que son film « appartient à une époque qui finit, et qui ne [l']intéresse plus » avant d'ajouter, avec le ton prophétique qui convient : « les arts futurs seront des bouleversements de situations, ou rien{440}. »
Après avoir rompu avec le chef de file du lettrisme, Debord réitère son jugement et affiche une remise en cause radicale de la raison d'être des arts : « tous les arts sont des jeux médiocres et qui ne changent rien{441}. » Il s'agit dès lors pour lui de « définir une voie » entre d'une part les « croyances esthétiques périmées » attribuées à certains membres de l'IL (Brau est désigné par Debord comme représentant de cette tendance d'inspiration isouienne) et d'autre part le « nihilisme intégral » caractéristique d'une « époque de sous-Cravan »{442}. En septembre 1953, il met par écrit les premiers éléments de cette ligne combinant action assumée dans les arts et refus ferme de l'esthétique : il rédige un Manifeste pour une construction de situations, texte qui restera inédit mais qui fournira les bases de l'IL des années 1954-1957. Au moment du lancement de Potlatch en effet, le refus de l'esthétique au nom d'une action portée sur les comportements s'est définitivement imposé comme le dénominateur commun du groupe lettriste-internationaliste. Dès les premiers numéros, l'objectif avancé par le groupe est « l'établissement conscient et collectif d'une nouvelle civilisation{443} » et « la résolution d'un problème qui est avant tout d'ordre éthique » : « rien ne peut dispenser la vie d'être absolument passionnante{444}. » En 1955, en conclusion d'un long article de positionnement théorico-programmatique, Guy Debord et Gil Wolman écrivent à nouveau en ce sens : « [...] notre affaire [n'est] pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire{445}. »
Les rapports entre l'art et la vie sont par conséquent au centre des débats entre lettristes isouiens et dissidents. Aussi Isou réplique-t-il en 1954 : « ils peuvent dire que l'art ne les intéresse plus, mais l'art continue à exister et malheureusement il s'appelle aujourd'hui Roussin, Aragon, Mauriac, alors qu'il devrait s'appeler Tzara, Breton, Isou{446}. » De même, en 1960, il attaquera l'Internationale situationniste en affirmant que le « vitalisme » (Isou appelle ainsi le refus de l'art au nom de la vie) ne garantit en rien un pouvoir supérieur d'intervention sur la vie. C'est l'innovation dans les différentes disciplines artistiques et intellectuelles, et donc la connaissance de ces disciplines qui, pense-t-il, permet d'enrichir la vie : « Le courant [situationniste] basé sur un concept aussi immense – et rebattu – que la Vie ou la somme des “moments de la vie” – ignore à peu près toutes les branches de découvertes et d'inventions qui s'unissent pour forger ces “complexes” vitalistes{447}. »
La construction d'une position d'avant-garde dans le champ artistique passe dans le cas de Debord par l'élaboration d'une lecture de l'art moderne qui, bien qu'elle soit opposée sur le fond à celle d'Isou (puisqu'il s'agit ici d'affirmer que l'art est déjà mort, ou à tout le moins condamné) lui est assez similaire sur la forme, en tant que discours prophétique dont la fonction principale est de façonner les réceptions du mouvement (ce qui a pour fonction dans le même temps de court-circuiter les intermédiaires attitrés que sont par exemple les critiques dans leur rôle de construction de la valeur symbolique des œuvres{448}). Elle consiste en effet à imposer, au besoin par le recours au bluff (« nous nous fondons sur la constatation évidente{449}... »), une lecture spécifique (c'est-à-dire, partielle et partiale) et téléologique de l'art moderne. Le Manifeste pour une construction de situations rédigé par Debord en 1953 sélectionne ainsi comme représentatives de l'histoire de la poésie des œuvres qui sont interprétés comme autant de négations de la littérature (« l'isolement de quelques mots de Mallarmé sur le blanc dominant d'une page », la fuite de Rimbaud, la désertion de Cravan, etc.). Du reste, Debord reconnaîtra lui-même résumer l'histoire de la peinture moderne au « carré blanc sur fond blanc » de Malevitch en tant que mise à mort de la peinture{450}. De manière générale, il est particulièrement attentif à tout ce qui, dans les productions contemporaines, peut donner l'impression de confirmer une « fin de l'art » (et de s'inscrire ainsi dans la continuité de son propre film de 1952, Hurlements en faveur de Sade). Aussi l'œuvre de John Cage, 4'33, ne lui échappe-t-elle pas. Il écrit à ce sujet à Wolman : « J'ai appris (Lettres nouvelles no 32) que l'année dernière, un musicien américain nommé John Cage, a réuni un public pour un concert, et l'a invité à entendre dix minutes de parfait silence. La marche de l'Histoire, Monsieur{451}. » De même, dans les années de l'IS, Debord tend alors à réduire l'essentiel des productions artistiques contemporaines (les créations d'Yves Klein, d'Arthur Adamov, de Samuel Beckett, etc.) à une simple répétition des pionniers de la liquidation de l'art{452}. Il ne s'agirait que d'une répétition dégradée qui plus est car, ce qui faisait selon lui l'intérêt des avant-gardes de l'entre-deux-guerres (comme de ses Hurlements en faveur de Sade) résidait dans la revendication d'un nouvel usage de la vie par l'expression de l'insuffisance de l'art et du manque de constructions supérieures. À l'inverse, ce « néo-dadaïsme » se complairait dans une approche mystique faisant l'apologie du vide{453}.
À partir de cette lecture orientée de l'histoire artistique, Debord entend démontrer que « L'Art Moderne pressent et réclame un au-delà de l'Esthétique{454} ». En quelque sorte, le mouvement situationniste, par ses recherches « à la limite de l'Expression » et portées directement sur les comportements, ne ferait que mettre l'art en phase avec son temps. Il ne serait qu'une réponse à cette négation inéluctable de l'Esthétique, une façon de déposer le bilan de cette étape. On comprend mieux, dès lors, l'affinité des situationnistes pour la philosophie hégélienne de l'histoire{455}. Le modèle téléologique de la dialectique historique repris de Hegel par Marx, selon lequel le système produit sa propre contradiction, ses propres fossoyeurs, d'abord en négatif, avant de se réaliser dans un saut historique, apparaît tout à fait approprié pour mettre en forme le prophétisme avant-gardiste et se présenter comme un produit de l'histoire accomplissant son nécessaire développement. Il est de fait promis à un grand avenir dans les écrits situationnistes{456}. À partir de 1954-1955, l'interprétation vulgarisée de la philosophie marxiste de l'histoire – selon laquelle le développement des forces productives (des moyens techniques en particulier) conduirait nécessairement au communisme – est à maintes reprises avancée, sous une forme adaptée, pour soutenir la prophétie du groupe sur l'avenir de l'art : l'augmentation du « niveau de connaissances » et les « inventions techniques spectaculaires », en rendant possible « une construction intégrale des styles de vie », favorisent l'apparition de nouvelles revendications et ce faisant condamnent l'activité esthétique comme insuffisante, « dépassée dans ses ambitions et ses pouvoirs, de même que la maîtrise de certaines forces naturelles a condamné l'idée de Dieu »{457}. L'activité esthétique ne survivrait que du fait des retards pris par la révolution prolétarienne devant mettre fin au règne de la rareté.
À partir de la fin des années 1950, la prophétie situationniste passe par la formation du concept de « décomposition culturelle », défini comme le « processus par lequel les formes culturelles se sont détruites elles-mêmes, sous l'effet de l'apparition de moyens supérieures de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures{458} ». Derrière ce concept, on peut voir – outre un même usage libre du marxisme – une référence à la problématique, centrale dans le champ littéraire du XXe siècle, de la « crise du langage », traitée notamment par Paulhan en 1941 dans Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres. En parlant de « décomposition culturelle » (ou ailleurs de « dissolution », de « dépérissement », de « destruction », etc.), Debord entend déjà signifier qu'il ne s'agit pas seulement d'une « crise du langage » mais d'une crise de l'ensemble des moyens artistiques (et de l'idéologie dominante){459}. Contrairement à Paulhan, Debord estime en outre que cette décomposition est une avancée historique positive : « les artistes qui ont tiré leur célébrité du mépris et de la destruction de l'art ne se sont pas contredits par le fait même, car ce mépris était déterminé par un progrès{460}. » En revanche, il s'agit selon lui, à l'heure actuelle, de dépasser cette « phase de destruction » qui n'était qu'un « stade social, historiquement nécessaire, d'une production artistique répondant à des fins données, et disparaissant avec elles ». L'enjeu serait désormais de réaliser les ambitions que l'avant-garde de l'entre-deux-guerres annonçait « au-delà des disciplines esthétiques ». C'est peu ou prou la même analyse que Debord développera en 1967 dans un passage de La Société du spectacle consacré à l'art (avec le schème d'opposition réel/représentation en plus). Debord y explique que « le mouvement de décomposition moderne de tout art » exprime d'une part, « positivement », « le fait que le langage de la communication s'est perdu », et d'autre part, « négativement », le fait qu'un langage commun doit être retrouvé « dans la praxis » : « Il s'agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l'œuvre poético-artistique{461}. »
Dans son « manifeste de 1960 », l'IS résumera le travail théorique entrepris à propos des arts, par un appel en faveur d'une culture dite « situationniste » qui introduirait la « participation totale » (vs « le spectacle »), organiserait « directement » le « moment vécu » (vs l'« art conservé »), relèverait d'une pratique « collective et sans doute anonyme », « portant à la fois sur tous les éléments employables » (vs l'« art parcellaire »), d'un « art du dialogue », « de l'interaction », de la « communication complète » (vs l'« art unilatéral »){462}. De tels schèmes de classement illustrent un horizon commun à plusieurs courants artistiques s'inscrivant dans la tradition formée par les avant-gardes poétiques du premier quart du XXe siècle, celui d'une « créativité généralisée ». Résumé par le fameux mot d'ordre de Lautréamont « la poésie doit être faite par tous. Non par un », cet horizon est tourné vers la disparition finale de la séparation entre le créateur et le spectateur. Il implique une disqualification de la « passivité » dans laquelle est traditionnellement cantonné le second. Aussi, la condition sociale de possibilité de cette utopie peut-elle être trouvée moins dans une disposition généreuse et égalitariste que dans le dégoût assuré des loisirs ordinaires, représentés ici par les spectacles sportifs.
On peut trouver les prodromes de ce discours dès les premiers écrits de Debord et de l'IL, par exemple dans la définition de la construction de situations comme « la réalisation continue d'un grand jeu délibérément choisi{463} », puis en 1956 dans la théorisation du détournement comme « première ébauche d'un communisme littéraire{464} ». Il faut néanmoins attendre 1957 pour que les termes « passif », « contemplation », « intervention », « participation » – qui annoncent eux-mêmes la formation du concept situationniste de « spectacle » et son extension de la critique de l'art à la critique de la société dans les années 1960 – deviennent cardinaux dans ses écrits. Il est permis de penser que cela fait suite notamment à la réception en France, à partir de 1954-1955 principalement, du travail de Berthold Brecht dans le théâtre{465}, ainsi que de la redécouverte de l'histoire du mouvement Dada (une rétrospective lui est consacrée à la Galerie de l'Institut en 1957, laquelle n'échappe pas à Debord{466} et annonce l'apparition de courants « néo-dadaïstes » dans les arts plastiques). On notera par ailleurs qu'au moment où il s'installe définitivement dans le cœur théorico-programmatique de la théorie situationniste, le thème de la « participation » est repris par le surréaliste belge Marcel Mariën dans son texte « Le prolétaire démaquillé » :
« [...] il ne peut y avoir de culture réelle où elle n'est que passive. La culture à venir ne peut admettre cette sorte de division du travail entre le producteur et le consommateur, d'une part l'auteur, d'autre part le public. Il suffit de regarder la sortie d'un théâtre, d'un stade, les visiteurs d'une exposition de peinture ou l'auditoire d'un concert pour mesurer la misère profonde des loisirs humains. La culture [...] ne peut avoir de sens que dès qu'il y a participation effective du spectateur, qui cesse ainsi de l'être. C'est dire que l'œuvre proposée ne peut valoir qu'en tant que stimulant d'une action qu'il appartient au public d'accomplir{467}. »
De telles thématiques impliquent une critique de la spécialisation et de la professionnalisation des activités artistiques et intellectuelles. En continuité avec les conceptions du mouvement surréaliste de l'entre-deux-guerres{468}, Guy Debord refuse en effet toute forme d'organisation des intellectuels en corporation professionnelle{469}. Au tournant des années 1960, en opposition (implicite) à ceux qui, dans le cadre notamment des débats autour du rôle social de l'intellectuel{470}, réclament la reconnaissance du métier d'écrivain ou d'artiste{471}, il revendique bien plutôt « le droit à un travail que les conditions sociales entravent maintenant{472} ». En d'autres termes, il soutient l'invention d'un nouveau métier, celui de « situationniste ». N'ayant plus grand-chose à voir avec l'artiste ou l'écrivain, le « situationniste », quoique encore temporairement « séparé » et « spécialisé », est présenté comme un « amateur professionnel » et un « anti-spécialiste »{473}.
Guy Debord est donc parti prenant de l'élaboration d'une critique de la spécialisation et du monopole exercé par les artistes sur la création. Pour ce faire, il s'appuie sur certaines notions de Marx. À l'instar d'auteurs comme Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture ou Mascolo dans Le Communisme, il trouve en effet chez le penseur allemand les éléments lui permettant de contester la dépossession de la créativité dont procéderait l'art – ce qu'il explicitera lui-même en 1963 dans un texte sur l'avant-garde, évoquant le « projet d'une société sans classes selon Marx, et la créativité permanente impliquée par sa réalisation{474} ». À partir de la fin des années 1950, il reprend en particulier le modèle marxien de « l'homme total » – et la critique du fétiche et de l'aliénation qui l'accompagne, c'est-à-dire la critique de la religion, de la marchandise et de la division du travail comme formes d'aliénation, comme formes de séparation entre l'homme et sa création, entre l'homme et sa vie. Ainsi, dans son Rapport sur la construction des situations (daté de 1957 et qui pose les bases théorico-programmatiques de l'Internationale situationniste en formation), après avoir expliqué que « la situation est [...] faite pour être vécue par ses constructeurs », précisant alors que « le rôle du “public”, sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs{475} », il détourne le « dans une société communiste, il n'y a pas de peintres mais tout au plus des hommes qui, entre autres, font aussi de la peinture » de Marx et Engels (dans L'Idéologie allemande{476}) en écrivant pour sa part : « Dans une société sans classes, [...] il n'y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront de la peinture{477}. » À l'art conçu comme « spectacle », c'est-à-dire comme la réalisation d'« œuvres » plastiques, cinématographiques ou littéraires, qui en appellent à une contemplation esthétique et, ce faisant, entretiennent la passivité généralisée, caractéristique de « l'aliénation du vieux monde », doit donc se substituer un art qui interviendrait sur la totalité de ce qui constitue une « situation », et qui s'attacherait à provoquer des comportements nouveaux. Le rôle de l'avant-garde culturelle serait alors d'anticiper la future société sans classes, c'est-à-dire « de trouver des instruments opératoires intermédiaires entre cette praxis globale dans laquelle se dissoudra un jour chaque aspect de la vie totale d'une société sans classes, et l'actuelle pratique individuelle de la vie “privée”, avec ses pauvres recours artistiques ou autres{478} ».
Dans un champ artistique parvenu à un haut degré d'autonomie à l'égard de la logique marchande, « la rupture hérétique avec les traditions artistiques en vigueur trouve son critère d'authenticité dans le désintéressement{479} ». Elle s'appuie en effet souvent sur une dénonciation des compromissions avec les instances de consécration artistique en place, sur une condamnation des gratifications du succès artistique (les honneurs institutionnels, les mondanités, les positions dans la presse, parfois même la simple « gloire de faire des livres{480} »). C'est à nouveau le cas avec les situationnistes, d'autant que l'art qu'il s'agit de détruire est perçu par eux comme une forme spécifiquement bourgeoise de la culture, se maintenant par et pour la bourgeoisie. Le projet situationniste se veut vierge de toute considération en termes de profits personnels, qu'ils soient financiers ou symboliques (notoriété, célébration, reconnaissance par les institutions existantes, etc.). Il se veut autrement dit désintéressé, au sens ici d'entièrement braqué vers des buts « universels » : la condition de l'Homme, la qualité de son existence. Aussi les activités du groupe se présentent-elles sous le signe du « don », comme l'indique par exemple le titre du bulletin de l'IL : « Potlatch », en référence à cette pratique améridindienne étudiée par Marcel Mauss dans son Essai sur le don de 1924 et évoquée ensuite aussi bien par Georges Bataille dans La Part maudite (1949) que par Johan Huizinga dans Homo Ludens (traduit en français en 1951, paru chez Gallimard){481}. De même, les lettristes-internationaux assurent n'attendre « plus rien d'une foule d'activités connues, d'individus et d'institutions{482} ». Occupés à produire la croyance dans les distances qui les sépareraient du monde de l'art « officiel », ils expliquent à propos de l'auteur Julien Gracq (qui vient de refuser le prix Goncourt) : « [...] ce n'est rien de refuser le prix Goncourt ; encore faut-il ne pas l'avoir mérité{483}. »
À l'usure des postures « publicitaires » des mouvements avant-gardistes comme le lettrisme, répondent ici diverses stratégies visant à garantir l'authenticité du désintéressement à l'égard de la reconnaissance artistique ou littéraire (présentée souvent comme « pauvre renommée ») et une rupture affichée avec le monde de l'art « bourgeois ». Ceci passe notamment par une prise de distance avec la posture « mégalomaniaque » adoptée par Isou{484}. En 1955, l'IL taxe ainsi le poète roumain, non sans humour, d'avoir des « ambitions limitées ». Ce faisant, elle entend redéfinir le « succès » en le démarquant de l'idée de « réussite personnelle » en tant qu'artiste : « L'idée de succès, quand on ne s'en tient pas aux désirs les plus simples, est inséparable de bouleversements complets à l'échelle de la Terre. Le restant des réussites permises ressemble toujours fortement au pire échec{485}. » Dans la même optique, Debord explique en 1957 : « Je crois que tous mes amis se satisferaient de travailler anonymement au Ministère des Loisirs d'un gouvernement qui se préoccupera enfin de changer la vie, avec des salaires d'ouvriers qualifiés{486}. » Wolman et Debord précisent également à propos de leur passé au sein du groupe lettriste :
« Certaines équivoques [...] étaient entretenues par l'humour que quelques-uns mettaient, et que d'autres ne mettaient pas, dans des affirmations choisies pour leur aspect stupéfiant : quoique parfaitement indifférents à toute survie nominale par une renommée littéraire ou autre, nous écrivions que nos œuvres – pratiquement inexistantes – resteraient dans l'histoire, avec autant d'assurance que les quelques histrions de la bande qui se voulaient “éternels”{487}. »
De même, les lettristes-internationaux assurent qu'ils ne sont aucunement disposés à se presser : l'empressement, qui se repère en particulier dans le fait de se plaindre publiquement de ne pas être reconnu à sa juste valeur, est constitué en marque de compromission, en indicateur d'une ambition lamentable de se faire accepter par le monde littéraire existant, d'y obtenir une place plutôt que de le transformer. Cela n'est pas sans rappeler l'économie symbolique de l'échange de dons. Comme Bourdieu le rappelle, c'est dans le délai établi entre le don et le contre-don que s'éprouve la gratuité du don. En d'autres termes, si le contre-don survient trop rapidement, il est considéré comme une offense par le donateur initial, comme une négation de la dimension désintéressée du premier don :
« [...] l'intervalle de temps qui sépare le don et le contre-don est ce qui permet de percevoir comme irréversible une structure d'échange toujours menacée d'apparaître et de s'apparaître comme réversible, c'est-à-dire comme à la fois obligée et intéressée. “Le trop grand empressement que l'on a de s'acquitter d'une obligation, dit La Rochefoucauld, est une espèce d'ingratitude”{488}. »
De manière analogue, c'est dans le temps, dans l'indifférence affichée aux sollicitations extérieures de célébrité, que le refus des reconnaissances littéraire ou artistique s'éprouve et se valide. Comme pour garantir l'authenticité subversive de leur projet, Debord et Wolman expliquent ainsi en 1955 être certains « qu'aucun professionnel de la littérature ou de la Presse ne s'occupera sérieusement de ce [que l'IL] apporte avant un certain nombre d'années{489} ». Isou n'est pas cité explicitement, mais il ne fait aucun doute que ses protestations devant les difficultés à accéder à La NNRF (cf. sa Lettre à Jean Paulhan de 1953 et son « Épître à Marcel Arland » publié dans la revue Enjeu, no 2, décembre 1954), sont tout particulièrement visées lorsque Debord et Wolman écrivent :
« Prêts à tous les abandons pour paraître dans les “nouvelles nouvelles revues françaises”, bouffons présentant leur exercice bénévolement parce que la quête ne rend toujours pas, ils se lamentent de ne pas obtenir, dans ce fromage qui sent, une place, fût-ce celle d'un Étiemble – la considération, que l'on accorde même à Caillois –, les appointements d'Aron{490}. »
En résumé, il s'agit pour l'IL de disqualifier et se démarquer de la posture messianique et ambitieuse d'Isou{491}. On observe de la part de Guy Debord en particulier l'adoption d'une stratégie consistant à produire ce qu'on pourrait appeler des « effets de radicalité » ou « d'extériorité » à travers la mise en scène d'une rupture intransigeante à l'égard du milieu artistique, à destination d'abord des fréquentations prédisposées à accorder un crédit à cette rupture{492}, mais aussi d'un public encore largement virtuel (c'est-à-dire d'un mouvement à constituer, par opposition aux instances de consécration artistiques présentes){493}. La reprise de la pratique surréaliste de l'exclusion est à ce propos bien plus qu'un jeu (même si elle participe certainement du piquant de l'activisme de groupe, pour ceux en tout cas qui parviennent à s'y maintenir). Elle est une manière d'attester que le mouvement s'oppose (s'est toujours opposé) au monde littéraire et artistique en place et ne dévie pas (n'a jamais dévié) de son objectif désintéressé. Elle est privilégiée en tant qu'elle témoignerait d'une cohérence et d'une conséquence (« On a beau dire, assez rare sont les gens qui mettent leur vie, la petite partie de leur vie où quelques choix leur sont laissés, en accord avec leurs sentiments, et leurs jugements{494} »), c'est-à-dire d'une authentique intransigeance en tout point opposée aux mondanités, aux convenances et aux petites compromissions de la carrière littéraire ou artistique.
Le bluff prophétique, abondamment utilisé par les lettristes isouiens, et qui consiste à imposer sa force par l'audace, c'est-à-dire à faire dériver d'une force future hypothétique (mais présentée comme probable voire certaine) une force dans le présent, est également utilisé par l'IL (et plus tard par l'IS), mais sous des traits plus menaçants, plus agressifs. Par exemple, en 1956, l'Internationale lettriste lance un « ordre de boycott » contre le Festival de l'Art d'Avant-garde. Elle prévient alors « que la position prise à l'égard de [ce festival] contribuerait grandement dans l'avenir à marquer le partage de deux camps, entre lesquels tout dialogue sera inutile{495} ». De manière générale, en lieu et place de la posture messianique d'Isou, Debord se présente volontiers sous les traits du bandit{496}. Aussi n'hésite-t-il pas à mobiliser certains amis nord-africains faisant office d'« hommes de main » afin de donner suite aux menaces proférées par la correction physique de certains rivaux – comme plusieurs témoignages et documents d'époque l'attestent{497}.
Si quelques pistes avaient été ouvertes avant la fondation de l'IL – à travers le thème de la « psychologie tridimensionnelle » chez Debord, ou encore les réflexions de Brau, Matricon et Wolman à propos d'un « art intégral » – les premières déclarations du groupe se bornent à substituer à l'art le scandale d'une vie en marge, et à reprendre la revendication surréaliste d'une vie plus libre. Dans son premier manifeste de groupe (1952), l'IL se contente presque de défendre la « provocation lettriste » (qui « sert toujours à passer le temps ») et le refus « absolu » de travailler{498}. À partir de 1953 cependant, le contenu de ce qui doit tenir lieu d'un au-delà de l'esthétique se précise. À cette époque, la politique de reconstruction d'après-guerre privilégie en architecture le fonctionnalisme représenté par Le Corbusier et sa « Cité radieuse » (réalisée entre 1945 et 1952). Celle-ci symbolise aux yeux des lettristes-internationaux une architecture de « casernes », de « maisons carrées », de « ghettos à la verticale », une « vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillés »{499}. Alors qu'apparaissent les premiers grands ensembles{500}, l'IL commence à soulever les effets psychologiques associés à l'organisation architecturale et urbanistique des villes, et explicite son ambition d'intervenir sur les « décors ».
Durant l'été 1953, Ivan Chtcheglov, devenu depuis peu membre de l'IL, rédige ainsi un Formulaire pour un urbanisme nouveau qui annonce les prises de position qui seront celles du mouvement les années suivantes. Déplorant l'ennui généré par une ville moderne de plus en plus envahie par la technique et le confort, Chtcheglov propose « d'inventer de nouveaux décors mouvants{501} ». Contre Le Corbusier, accusé d'écraser l'homme sous des « masses ignobles de béton armé », il envisage une architecture dont « l'aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants », afin de « moduler la réalité, de faire rêver ». Chtcheglov propose alors l'établissement d'une ville qui serait constituée de « bâtiments chargés d'un pouvoir évocateur et influentiel, des édifices symboliques figurant les désirs, les forces, les événements passés, présents et à venir. » Cette ville serait divisée en quartiers qui « pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l'on rencontre par hasard dans la vie courante » (un Quartier Bizarre, un Quartier Heureux, un Quartier Sinistre, etc.), ce que Debord évoquera par la suite à plusieurs reprises comme la « théorie des quartiers-états d'âme ».
Ce dernier, s'occupant au même moment d'établir le cœur théorico-programmatique de l'IL, y place les questions urbaines au premier plan. Dans un projet de Manifeste pour une construction de situations rédigé en septembre 1953, après avoir présenté les « dernières formes découvertes » par le groupe « à la limite de l'Expression » (le « Cinéma anticonceptuel de Wolman », le « détournement » qu'il a lui-même pratiqué dans Hurlements en faveur de Sade, le « roman quadridimensionnel de Gilles Ivain », etc.) et rappelé que l'action du mouvement dans les arts n'est que « l'ébauche d'une souveraineté que nous voulons avoir sur nos aventures », il expose à son tour le projet d'une intervention sur le décor des villes. Il explique en particulier que, puisque « le Décor nous comble et nous détermine », la « construction de cadres nouveaux » est « la condition première d'autres attitudes, d'autres compréhensions du monde »{502}. Dans son esprit, il s'agit alors d'« aboutir à un dépaysement par l'urbanisme, à un urbanisme non utilitaire, ou plus exactement conçu en fonction d'une autre utilisation ». Le Palais Idéal du facteur Cheval, l'architecture baroque, ou encore les délirants « châteaux factices » de Louis II de Bavière, sont autant de modèles pour les villes à venir. Le Palais Idéal est ainsi présenté comme « la première manifestation d'une architecture du dépaysement » et célébré en tant que palais qui « ne sert qu'à se perdre »{503}.
En attendant de pouvoir bâtir les décors qui autoriseront de nouveaux jeux, de nouvelles connaissances et de nouveaux désirs, les lettristes-internationaux expérimentent ce qu'ils appellent la dérive. Initiée selon Jean-Michel Mension à la faveur des grèves de transports publics en août 1953{504}, la dérive, forme d'exploration de l'espace urbain définie comme « technique du déplacement sans but{505} », se veut une pratique du dépaysement et de la découverte de soi{506} par le « passage hâtif à travers des ambiances variées{507} ». Dans l'esprit de Debord, il s'agit également par cette pratique d'identifier les forces exercées par un lieu sur les sentiments, en vue d'aboutir à une nouvelle cartographie des lieux. Aussi propose-t-il d'« établir une cartographie spéciale fondée sur les nouvelles données psychogéographiques, et non sur la simple observation topographique d'une ville{508} ». La pratique de la dérive et l'invention d'une nouvelle cartographie fourniraient alors les bases de ce que les lettristes-internationaux appellent la « psychogéographie », conçue comme science expérimentale des déterminismes cachés que les lieux et leurs décors exercent sur le comportement affectif des individus qui les traversent{509}.
Promouvoir le décor des villes comme terrain d'action privilégié du mouvement permet en définitive à Debord de résoudre la tension constitutive de l'avant-garde, entre l'existence publique dans le champ artistique et la transgression des conventions artistiques en place. En théorisant un nouvel urbanisme, il s'agit en effet de dessiner un nouvel avenir des arts et de la poésie : « L'avenir est, si l'on veut, dans des Luna-Park bâtis par de très grands poètes », écrit-il en 1953 dans son Manifeste pour une construction de situations. Qui plus est, si les arts traditionnels, tels que la poésie ou la peinture, se trouvent ainsi dégradés au rang de « domaines mineurs », ils se trouvent dans le même temps justifiés en tant qu'« objets pratiques d'accompagnement {510} » à la construction des complexes architecturaux. Une telle conception de l'avant-garde dans les arts permet au passage de renouveler le vieux rêve d'une synthèse des arts{511}. Aussi le mot d'ordre de « l'urbanisme influentiel » laissera-t-il place à partir de 1956 à celui d'« urbanisme unitaire », défini comme une synthèse « s'annexant » les « arts et techniques modernes », et ayant pour objectif la « construction » (dite tantôt « dynamique », tantôt « intégrale ») d'une « ambiance » (ou d'un « milieu », ou de « la vie », etc.){512}.
Comme on pouvait s'y attendre compte tenu des principales références littéraires et intellectuelles de Debord et ses compagnons au début des années 1950 (les surréalistes et leurs principales figures tutélaires : Lautréamont, Cravan, Vaché, Apollinaire, Sade...), une grande partie des traits du surréalisme (ses thématiques du désir, de l'arbitraire, du dépaysement, son sens aigu de la radicalité, son mode d'organisation en groupe discipliné, son ambition totalisante, etc.) se retrouve dans les prises de position du groupe proto-situationniste dénommé Internationale lettriste. Comme le montre Boris Donné, c'est d'ailleurs très certainement au contact des écrits surréalistes – Le Paysan de Paris d'Aragon, Nadja ou encore Pont-Neuf de Breton – que la réflexion sur la ville comme terrain poétique et sur la dérive comme pratique du dépaysement a émergé parmi les lettristes-internationaux{513}. Pourtant, l'IL (puis l'IS) n'aura de cesse de se démarquer du surréalisme de Breton. Dans l'esprit des jeunes animateurs de Potlatch, il s'agit peut-être moins, ce faisant, de se singulariser, au sens de « chercher à se produire comme unique », que – ce qui revient en définitive au même – de répondre à ce qui est perçu, compte tenu de la dialectique entre les positions et dispositions, comme l'échec de la génération précédente de poètes devant les objectifs qu'ils s'étaient légitimement donnés : transformer le monde et changer la vie. Quelle que soit la place qu'on peut accorder ici aux considérations stratégiques et aux croyances sincères, Debord et ses compagnons sont de ceux qui reprennent et appuient l'idée que le surréalisme est devenu inoffensif et a été digéré par la bourgeoisie cultivée. À l'époque de l'IL, Debord et son ami Gil J Wolman écrivent par exemple, en réponse à un article paru dans la presse sur une affaire qui les oppose au groupe surréaliste : « Nous ne souhaitons pas tenir le rôle d'amuseur dans les solennités, littéraires ou autres, de ce régime. Le Surréalisme, précisément, n'a que trop exploité cette veine. Nous ne goûtons plus guère les charmes du tapage inoffensif{514}. »
Les prises de position de Debord et ses compagnons sur le caractère inoffensif du surréalisme contemporain apparaissent comme autant de façons de capter une valeur symbolique dans un espace qui se caractérise à la fois par la rareté des positions et par une incitation des nouveaux venus à la rupture vis-à-vis des aînés{515} plutôt qu'aux manifestations dociles d'un « esprit de corps »{516}. C'est d'ailleurs, semble-t-il, avant même d'avoir engagé le procès du surréalisme, à l'époque où il ne cache pas son admiration pour les poètes surréalistes, que Debord explique à son ami Hervé Falcou avoir posé « les bases d'un manifeste qui définit une nouvelle poésie » laquelle, non seulement romprait avec l'idée isouienne de création artistique mais porterait aussi « plus loin la libération éthique de Breton{517} ». Autrement dit, l'ambition de renouvellement caractéristique d'une libido socialisée et orientée vers les jeux propres aux milieux d'avant-garde artistique, semble bel et bien précéder, dans le cas de Debord, sa reprise de la vulgate critique du surréalisme, comme si le sentiment d'un échec et d'une usure de ce courant en était lui-même pour partie le produit. Dans les lectures debordiennes du surréalisme contemporain, on peut d'ailleurs déceler à plusieurs reprises une certaine mauvaise foi bonne à entretenir la méconnaissance du point de vue d'où agissent les aînés critiqués. Ce n'est pas réduire ses prises de position à une recherche de notoriété ou de gratifications symboliques (mondaines ou posthumes) que de souligner que de tels énoncés critiques, dont la fonction consiste le plus souvent à renvoyer le surréalisme à un passé dépassé, sont entretenus par la structure et la dynamique propres au champ littéraire et artistique.
L'attachement de Guy Debord à se démarquer du surréalisme est manifeste. Une grande partie de ses postures et prises de position dans les années 1950 doivent leur raison d'être à ce qui est perçu comme une usure du surréalisme : il s'agit à la fois de « prendre acte » de son échec supposé et de se présenter comme son légitime dépassement. La récurrence des critiques adressées par Debord au surréalisme a d'ailleurs conduit Boris Donné à formuler l'hypothèse que les idées surréalistes sur la ville n'ont pu se trouver dans l'IL qu'importées par Chtcheglov, à l'insu du premier : Debord, une fois découverte la source surréaliste des propositions de l'IL sur la dérive et la ville, aurait alors tout fait pour occulter cet héritage. En réalité, il n'est pas plus obligatoire que Debord soit dupe de l'origine surréaliste de telle idée pour qu'il la reprenne, qu'il n'est nécessaire pour lui de dissimuler son héritage surréaliste pour produire la croyance dans le fait de dépasser le surréalisme. Il serait d'abord naïf de croire que Debord se refuse toute appropriation d'idées déjà énoncées{518}. En outre, s'il n'avait peut-être pas la même connaissance que Chtcheglov des écrits surréalistes, ils lui sont incontestablement familiers. Il apparaît d'emblée tout à fait conscient du fait que les surréalistes ont précédé l'IL dans la réflexion sur les décors, évoquant par exemple dans son projet de manifeste de 1953 « plusieurs siècles d'efforts libérateurs, depuis les châteaux inaccessibles décrits par Sade jusqu'aux allusions des surréalistes à ces maisons compliquées de longs corridors assombris qu'ils auraient souhaité d'habiter{519} ». De manière plus générale, les emprunts au surréalisme par l'IL puis l'IS sont trop fréquents et visibles pour ne pas être assumés comme tels, en tant que clins d'œil par exemple{520}.
Ainsi, l'expression « occulter les sources surréalistes » utilisée par Boris Donné semble peu appropriée. Elle témoigne surtout d'une idée reçue selon laquelle les mouvements d'avant-garde, à l'image des futuristes, se refuseraient toute influence de la part des courants passés. Or si Debord revendique pour son groupe le statut d'avant-garde, cela n'implique en revanche en rien un refus de sa part de puiser dans les propositions des courants passés ni d'expliciter de tels apports. Il existe en effet des techniques éprouvées permettant de poursuivre et reprendre un courant, tout en revendiquant de le dépasser. Debord y recourt abondamment, présentant par exemple les apports du surréalisme sur tel sujet comme de simples « allusions », faisant du « programme de revendications défini naguère par le surréalisme [...] un minimum dont l'urgence ne doit pas échapper{521} », ou encore discréditant le rôle contemporain de Breton (ou des « néo-surréalistes ») au regard du « Surréalisme de l'âge d'or{522} ». Debord peut bien reprendre de nombreux éléments aux surréalistes, puisqu'il se détourne de « l'exploration de l'inconscient » par « l'image poétique », les « rêves », l'« automatisme » et les « hasards objectifs ». Il peut même espérer donner ainsi l'impression de le corriger en le remettant sur ses pieds, comme on dit de Marx qu'il a remis sur ses pieds la dialectique hégélienne.
C'est en particulier par un travail d'inversion systématique de polarité caractéristique des effets de champ et luttes de positionnement entre prétendants à l'« avant-garde » que Debord produit une position propre à l'égard du surréalisme – et ceci, Boris Donné l'a bien perçu et bien décrit (au point qu'on lui emprunte cette expression{523}). Pour Debord, il s'agit d'intervenir sur les « comportements », les « attitudes » et les « gestes » (plutôt que sur « l'esprit ») en construisant le « climat », « l'ambiance », le « décor », des « cadres nouveaux » (plutôt que des « images poétiques »). Au thème de « l'inconscient » cher aux surréalistes (on connaît leur intérêt pour les découvertes freudiennes), Debord substitue le thème de la « conscience » (« l'utilisation consciente du décor{524} », « la construction consciente de nouveaux états affectifs{525} », etc.). Il valorise également le « rationnel » contre « l'irrationnel »{526}. De même, il substitue le thème de la « construction délibérée » au « hasard objectif ». D'où son intérêt à cette époque pour les développements de la statistique dans les études de sociologie urbaine, et en particulier pour l'étude publiée en 1952 par Chombart de Lauwe et son équipe : Paris et l'agglomération parisienne{527}. Il s'attache en effet à différencier la dérive, définie comme « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées{528} », de la déambulation surréaliste qui, reproche-t-il, surestime la capacité du hasard à produire surprise et dépaysement. Pour Debord, le hasard est naturellement conservateur (la croyance dans ses vertus confine à l'attentisme et la passivité{529}) et la dérive ne saurait par conséquent exercer ses effets sans une « domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités{530} ». Ainsi que l'a repéré Jérôme Duwa, cette critique du « hasard objectif » retrouve celle que le surréaliste belge Paul Nougé adressait dès 1929 aux surréalistes parisiens dans sa Conférence de Charleroi{531}. C'est d'abord que, comme le suggère Paul Aron, « le nombre d'attitudes possibles pour reprendre l'héritage de rupture de Breton n'est pas extensible à l'infini{532} ». On peut y voir également une influence directe du surréaliste belge. En 1954, après avoir rencontré Nougé et avoir reçu de Mariën quelques écrits de celui-ci, Debord lit sa Conférence de Charleroi et la trouve remarquable{533}.
Dans le cadre de cette inversion de polarité, une autre définition théorique de la liberté prend le pas (d'inspiration marxiste). Contrairement à ce qu'on avait pu observer dans les premiers textes du lycéen Debord, elle n'est désormais plus tant associée au thème de « l'arbitraire » (selon un schème implicite opposant la relativité de toute chose à l'absolu de la morale) qu'à l'organisation consciente de l'existence et à la connaissance des lois qui la déterminent : à une « pratique de l'arrangement du milieu qui nous conditionne{534} ». La psychogéographie est ainsi définie en 1955 comme « l'étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus{535} ». En même temps que la thématique de « l'arbitraire » disparaît des textes de Debord, on observe un rejet définitif de sa part des pensées ésotériques et occultistes (le spiritisme, l'alchimie, la théosophie, la parapsychologie) que certains surréalistes à l'inverse, dans le cadre d'une tentative de redéfinition du rationalisme contre le positivisme dit « scientiste », ont souvent cherché à réhabiliter. Dans la continuité des nombreux reproches adressés aux surréalistes à ce propos, en provenance notamment des marxistes – tels que Walter Benjamin en 1929 (« qui n'aimerait pas voir ces enfants adoptifs de la révolution rompre de la façon la plus nette avec tout ce qui se pratique dans les conventicules de dames patronnesses décrépites, de militaires en retraite, de trafiquants émigrés{536} ? ») ou encore Henri Lefebvre en 1947 (« le surréalisme doctrinal, parti avec des prétentions énormes [...] se termine simplement en histoires de vieille femme superstitieuse{537} ») – Debord emploie à plusieurs reprises l'épouvantail occultiste lorsqu'il s'agit pour lui de disqualifier à moindre frais l'aîné surréaliste. Par exemple, en janvier 1955, lorsqu'il écrit « Le grand sommeil et ses clients », texte consacré à positionner son mouvement par rapport à la génération artistique de l'entre-deux-guerres dont il prononce la faillite, il assimile la « longue fortune du rêve » comme thème privilégié dans cette génération à son impuissance devant le monde concret, puis cloue au pilori leur « respect burlesque pour tous les orientalismes d'exportation », et enfin ironise : « on commente les alchimistes, on fait tourner les tables, on est attentif aux présages{538}. »
En résumé, à partir de 1954-1955, Debord produit la position propre du mouvement situationniste en excluant systématiquement de son programme théorique tout ce qui peut s'apparenter au culte de l'imagination inconsciente et à la fascination pour l'irrationnel et le bizarre. Dans le même temps, il présente celui-ci comme un dépassement du surréalisme. Dans son Rapport sur la construction des situations déjà cité, il explique ainsi que « l'erreur qui est à la racine du surréalisme est l'idée de richesse infinie de l'imagination inconsciente » : « Nous savons finalement que l'imagination inconsciente est pauvre, que l'écriture automatique est monotone, et que tout un genre d'“insolite” qui affiche de loin l'immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant{539}. » « L'échec » du mouvement surréaliste est alors résumé en une formule lapidaire : « Le refus de l'aliénation dans la société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au respect de l'aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout. Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner{540}. » À la même époque, Debord insiste également sur l'emploi dit libérateur des « moyens techniques de notre temps », manière de se placer comme moderniste par rapport au surréalisme renvoyé quant à lui aux rêves, aux « nostalgies artistiques » et à « l'impuissance bourgeoise »{541}.
Témoigne en définitive de l'importance prise dans la formulation de telles prises de position par les enjeux de démarcation à l'égard du surréalisme, le fait que les colorations du discours situationniste en 1954-1955 ne résisteront pas toujours aux modifications de ces enjeux au fur et à mesure de la transformation de l'espace de positionnement du groupe. Par exemple, le thème de la connaissance des lois statistiques fait place au début des années 1960 à une critique du positivisme et des sociologues. Ces transformations successives de la position du groupe dans les espaces intellectuels ne sont sans doute pas étrangères non plus au fait que, ce qui peut apparaître dans les premières années de l'IS comme une apologie des moyens techniques dits modernes (et qui se repère notamment dans une confiance dans les vertus de l'automatisation de la production), est ensuite nuancé et précisé dans les années 1960 à travers une critique de la cybernétique, puis progressivement abandonné au profit d'une critique de l'idéologie du progrès technique (à partir du début des années 1970 surtout, les situationnistes accompagnant alors l'émergence de l'écologie politique radicale à la suite d'auteurs comme l'américain Murray Bookchin){542}.