Contre une histoire politique des intellectuels se cantonnant généralement à dégager les prises de position politiques successives des plus renommés d'entre eux au gré des sollicitations, des événements et des crises politiques, l'histoire sociale, celle notamment qui s'inscrit dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, « suppose que l'orientation politique de ces prises de position, et même leurs formes (la pétition, la déposition lors d'un procès, la tribune dans les journaux ou l'œuvre engagée), s'explique avant tout par la position de chacun de ces intellectuels au sein de leur espace professionnel respectif{543} ». En d'autres termes, ainsi que le souligne Gisèle Sapiro, « les prises de position politiques des écrivains obéissent [...] à des logiques qui n'ont pas la politique pour seul principe{544} ». Elles résultent généralement de divisions sociales qui, elles-mêmes, ne relèvent pas directement de la seule appartenance « de classe » au sens marxiste du terme (ou de celle de leur public), mais des luttes de classements spécifiques aux champs littéraire et artistique (tout du moins lorsque ceux-ci sont parvenus à un haut degré d'autonomie{545}). Par exemple, alors que les écrivains dont la consécration est d'ordre temporelle, « académique », inclinent souvent vers les positions politiques conservatrices et la défense de l'ordre moral, ceux qui disposent d'un capital symbolique spécifique au champ littéraire (ceux qui bénéficient d'une reconnaissance par les pairs) sont généralement enclins à la critique des pouvoirs en place et se tournent plutôt vers les courants politiques de gauche{546}.
Guy Debord et ses premiers compagnons sont pris par les luttes de classement propres aux prétendants au titre d'avant-garde, qui ont pour enjeu le droit à incarner l'avenir des arts et de la culture. Ces luttes supposent la détermination de ce qu'est une authentique position de rupture avec l'art existant. Dans ce cadre, la radicalité politique du mouvement vient en quelque sorte manifester l'authenticité de son avant-gardisme. On observe ainsi une imbrication forte entre logiques artistiques et politiques. De même que l'échec du surréalisme est manifesté selon eux par sa consécration « auprès de la petite classe littéraire de la petite bourgeoisie{547} », son dépassement engage la destruction de la culture bourgeoise et de ses valeurs. De même que la création d'œuvres artistiques leur apparaît comme une pratique irrémédiablement dépassée en regard de « la création d'un nouveau théâtre d'opérations culturel{548} » à inventer, la création exigée par l'époque ne saurait être réellement envisagée dans le cadre de l'ordre social et économique actuel : elle suppose sa subversion par une révolution prolétarienne. Devant néanmoins composer avec le dilemme de l'engagement communiste dans la guerre froide, l'IL opte pour une position par défaut, ni communiste, ni anticommuniste.
Au moment où le lycéen Debord trouve dans la figure mythique du poète révolté et dans l'anticonformisme associé à la vie d'artiste les substituts à une destinée bourgeoise qu'il rejette (voir chapitre 4), il apparaît enclin aux positions « extrêmes » sur l'échiquier politique. Dans les lettres qu'il envoie à son ami Hervé Falcou entre 1949 et 1951, la phraséologie révolutionnaire est en effet omniprésente. Sans prétendre ici à un relevé systématique, on notera qu'il y est souvent question de « révolution », de « révolte », de « désordre », de « terrorisme » et « terroristes », de « violence », de « tout casser », d'« émeute », d'« incendier », de « prendre le pouvoir », d'« entrer en campagne »{549}. Revendiquant « l'éthique surréaliste de liberté totale{550} », le jeune Debord (élevé dans une famille catholique et orientée plutôt à « droite ») témoigne d'un anticléricalisme virulent et d'un refus (affiché) des interdits moraux et des « traditions »{551}. Il écrit ainsi à Falcou : « Il ne faut pas admettre les choses. Il faut faire des révolutions. La morale chrétienne est encore à abattre. Elle a survécu partout aux dogmes. [...] nous n'avons encore rien changé à la conception du monde d'une multitude au front de taureau{552}. » Nourrissant un intérêt tout particulier pour l'histoire de la Guerre d'Espagne{553}, il constitue Franco en figure repoussoir par excellence. À l'inverse, Saint-Just s'impose d'emblée comme figure tutélaire du jeune Debord en politique{554}. L'intransigeance terroriste incarnée par le révolutionnaire jacobin préside à l'emploi de cette référence. De lui, Debord détourne en effet souvent des phrases érigées en slogans tels que « la guerre de la liberté doit être faite avec colère{555} ».
De telles inclinations vers les positions politiques « radicales » apparaissent imbriquées avec les enjeux de positionnement à l'avant-garde culturelle. On s'en rend compte par exemple lorsque, dans ses premières tentatives de positionnement à l'avant-garde, évoquant le livre d'Isou Introduction à une nouvelle poésie..., il écrit à Falcou : « Il y a à prendre et à laisser. [...] ce n'est peut-être qu'une extrême-gauche provisoire (manque de préoccupations éthiques, je crois). Il n'y a de justification en poésie que si on est le plus avancé. Il ne faut pas être dépassé à gauche{556}. » De même, la rupture avec Isou s'affiche initialement comme une rupture « entre les extrémistes et ceux qui ne le sont plus{557} », puis comme une rupture avec la « droite lettriste{558} ». Un tel usage des catégories politiques comme manière de se positionner dans la littérature contemporaine n'est pas sans rappeler le qualificatif d'« extrême-gauche littéraire » utilisé par Sartre dans « Situation de l'écrivain en 1947 » pour qualifier le mouvement surréaliste{559}. Il fait peut-être aussi écho au qualificatif de « communisme littéraire » utilisé par Isou lui-même dans Introduction à une nouvelle poésie...{560}. Il illustre plus largement une tendance répandue depuis la fin du XIXe siècle à exprimer les positions littéraires et notamment les oppositions « avant-garde » vs « académisme » par le recours analogique aux étiquettes politiques, en particulier à l'opposition « gauche » vs « droite »{561}. D'ailleurs, le contexte général de la lettre ainsi que le passage « il n'y a de justification en poésie que si on est le plus avancé » laissent entendre que « ne pas être dépassé à gauche » n'est ici pas tant un positionnement politique que littéraire : il signifie être à l'avant-garde de la poésie. On peut considérer néanmoins que l'usage habituel de catégories politiques pour classer et se classer dans le champ littéraire s'accompagne d'un effet prescriptif sur les positionnements politiques effectifs{562}. Cet effet fonctionne ici d'autant plus facilement dans un sens proprement politique que Debord conçoit d'emblée son action dans les arts en termes de subversion de la morale bourgeoise. Force est d'ailleurs de constater qu'il s'appliquera longtemps à ne pas déroger, en politique, au principe de radicalisme indépassable formulé plus haut.
À l'évidence, la mise en avant d'un engagement révolutionnaire est au cœur même du geste par lequel Debord se positionne dans l'histoire des avant-gardes poétiques (et manifeste l'authenticité de sa rupture avec l'art conventionnel). Par exemple, il oppose en 1954 à l'« apologie d'une fuite à l'intérieur que furent les symboles essentiellement symboliques de Jacques Vaché », la figure d'une jeune révolutionnaire chinoise de 19 ans, Pin Yin, dont il prend connaissance par la lecture de son journal écrit pendant la révolution nationale de 1927 (publié en français en 1931 sous le titre d'Une jeune chinoise à l'armée révolutionnaire){563}. Debord déclare ainsi sa préférence pour la « mutinerie qui gagne » et la « guerre civile », selon un schème implicite opposant à la révolution intérieure la révolution qu'on pourrait dire réelle, manière de manifester une radicalité authentique et de disqualifier toute une tradition de poètes dont l'anticonformisme se borne à la sphère « esthétique ».
Dès les premiers écrits de l'Internationale lettriste, on observe de même une tendance à inscrire dans tous les objets du jugement, dont l'art et les mœurs, des enjeux ayant trait à la destruction de l'ordre social bourgeois. On peut en juger par exemple par le tract Finis les pieds plats lancé en novembre 1952 lors de la conférence de presse de Chaplin au Ritz pour la promotion de son dernier film Limelight (Les feux de la rampe) :
« Vous êtes “celui-qui-tend-l'autre-joue-et-l'autre-fesse”, mais nous qui sommes jeunes et beaux, répondons Révolution lorsqu'on nous dit souffrance. [...] Allez vous coucher, fasciste larvé, gagnez beaucoup d'argent, soyez mondain (très réussi votre plat ventre devant la petite Elizabeth), mourez vite, nous vous ferons des obsèques de première classe{564}. »
La charge contre Chaplin consiste ainsi en premier lieu à affirmer le principe du désintéressement (« gagnez beaucoup d'argent, soyez mondain », « plat ventre ») et le refus de la morale chrétienne (« celui-qui-tend-l'autre-joue-et-l'autre-fesse »). Elle est appuyée par l'emploi du schème d'opposition « jeune » vs « vieux » (« nous sommes jeunes et beaux », « mourez vite », « vieillard sinistre »), qui renvoie lui-même implicitement à l'opposition « avant-garde » vs « arrière-garde » ; mais aussi par des catégories politiques telles que l'opposition « révolution » vs « résignation » (« [nous] répondons Révolution lorsqu'on nous dit souffrance ») ou encore la dénomination « fasciste ».
L'actualité politique occupe par conséquent une place non négligeable dans le bulletin du groupe lancé à l'été 1954, Potlatch. L'IL y prend position en faveur des différents mouvements de décolonisation et anti-impérialistes, comme la rébellion Mau-Mau au Kenya (réprimée par les Anglais){565}, les peuples arabes en lutte contre la colonisation (l'IL les appelle à se libérer non seulement de l'occupation étrangère mais aussi de leurs propres maîtres féodaux, et affirme que le conflit avec Israël ne peut être résolu que par la « révolution dans les deux camps »){566}. Plusieurs articles brefs évoquent tour à tour la situation au Maroc (no 8, août 1954), en Algérie (no 12 du 28 septembre 1954, no 13 du 23 octobre 1954, no 17 du 25 février 1955...), au Vietnam (no 13), révélant des positions anticolonialistes similaires.
Comprendre la formation des orientations politiques de l'IL nécessite de rappeler certains éléments de contextualisation politique. Depuis les débuts de la guerre froide, le PCF se trouve isolé dans l'arène politique (représentée par les luttes pour l'accès au parlement et au gouvernement). Cet isolement ne signifie pas pour autant qu'il perd sa position dominante dans ce qu'on peut appeler la « gauche révolutionnaire » française des années 1950{567}. La guerre froide s'accompagne même d'un renforcement de la bipolarisation des enjeux politiques (entre « communistes » et « anticommunistes »). Pour ceux qui entendent formuler ou tenir un engagement révolutionnaire, il reste ainsi longtemps difficile de dissocier celui-ci d'un engagement auprès du mouvement communiste (engagement qui peut alors prendre chez les intellectuels plusieurs formes possibles, de l'adhésion au PCF aux diverses formes de soutien du camp communiste contre l'impérialisme, dont ce qu'on a appelé le « compagnonnage de route »). On peut en juger par les débats autour du livre que Dionys Mascolo publie en 1953 aux éditions Gallimard, Le Communisme. Plusieurs intellectuels de gauche non-communistes (non seulement Mascolo mais aussi Colette Audry et même André Breton{568}) témoignent à cette occasion d'un même sentiment (par-delà les conclusions différentes qui en sont tirées en termes de positionnement effectif à l'égard du mouvement communiste) que l'engagement de l'intellectuel se heurte à un dilemme : on ne peut être un intellectuel dans le PCF compte tenu de ce qu'il est, mais on ne peut être véritablement révolutionnaire hors du PCF – ou dans les termes de Mascolo, qui va plus loin en réservant l'appellation d'intellectuel à ceux qui se placent d'une manière ou d'une autre dans le projet communiste : « Il n'y a pas d'intellectuel communiste. Mais il n'y a pas d'intellectuel non communiste possible. Il revient à chacun de sortir de cette contradiction par ses propres moyens{569}. »
Dans un tel contexte politique, l'inclination du jeune Debord lycéen vers les positions « révolutionnaires » l'expose à un certain philo-communisme momentané. Rien ne permet de dire, à partir des informations actuelles, qu'il ait été à cette époque membre du Parti communiste ou d'une organisation de jeunesse communiste. En revanche, plusieurs indices témoignent du fait que, vers 1950, il est un partisan du « camp » communiste (dans une logique bipolaire). Premièrement, lorsque le Pape Pie XII excommunie les catholiques adeptes ou militants du communisme (en 1949), le jeune Debord fait part de sa crainte, dans une lettre à Hervé Falcou, que cela porte un « sale coup au Parti en Italie{570} ». Deuxièmement, avec quelques amis, il s'occupe de faire signer l'Appel du comité mondial des partisans de la paix pour l'interdiction absolue de l'arme atomique (plus connu sous le nom d'« Appel de Stockholm »), initié en mars 1950 par les Partisans de la Paix, mouvement d'obédience communiste{571} (même s'il faut préciser que cela peut illustrer aussi bien, voire avant tout, un goût pour la pratique du scandale{572}). Enfin, tout laisse à penser qu'il est favorable aux communistes nord-coréens dans le conflit armé qui les oppose alors aux Sud-Coréens appuyés par les États-Unis{573}.
Comme Debord, plusieurs membres de l'IL ont été attirés momentanément, au sortir de leur adolescence, par le communisme, souvent en continuité avec des engagements parentaux. Rappelons que deux des fondateurs du groupe, Gil J Wolman (dont le père, juif, est mort en déportation, et qui a dû lui-même se cacher durant la guerre) et Jean-Louis Brau (dont le parrain était Charles Tillon), se sont rencontrés à la fin des années 1940 au groupe des jeunes poètes du Comité national des écrivains (fondé par Elsa Triolet et sur lequel les communistes ont alors une mainmise importante), avant de rejoindre le lettrisme{574}. Le premier, à en croire les quelques informations autobiographiques avancées dans Doyen des lettristes, Wolman a 24 ans, a été un temps membre des Jeunesses communistes{575}. De même, au tout début des années 1950, Ivan Chtcheglov et son ami Henry de Béarn adhèrent brièvement au Parti communiste, dans la cellule où est inscrit le père de Chtcheglov{576}. À la fondation de l'IL en 1952, aucun de ses membres n'a semble-t-il plus aucun rapport avec le mouvement communiste. En 1953, les lettristes-internationaux menés alors par Debord et Chtcheglov semblent plutôt attirés par l'anarchisme – suivant en cela l'intérêt récent des surréalistes pour ce courant (entre octobre 1951 et janvier 1953, ceux-ci publient des « billets surréalistes » dans Le Libertaire). En novembre 1953, Debord écrit en effet dans une lettre à Ivan Chtcheglov où il évoque l'avancée de leur projet : « Les bases de l'anarcho-lettrisme à tendances situationnistes-libertaires se précisent{577}. »
L'IL n'en est pas moins travaillée durant ses premières années d'existence par une logique bipolaire opposant deux camps sans autre position possible. Par exemple, elle présente en 1953 André Breton comme un « partisan chauve du maccarthysme » et un « actionnaire de l'assassinat des Rosenberg »{578} ; à l'été 1954, au moment du coup d'État au Guatemala (la junte militaire soutenue par la CIA renverse le gouvernement démocratiquement élu de Arbenz Guzman), l'IL dénonce l'impérialisme du gouvernement des États-Unis qu'elle accuse de lancer sans cesse des « défis saignants [...] à tout ce qui, dans le monde, veut et sait vivre librement{579} » ; en septembre de la même année, elle déclare au sujet du mouvement anticommuniste « Paix et liberté » : « Ni de votre paix. Ni de votre liberté. La guerre civile. La dictature du prolétariat{580}. » Les enjeux de positionnement à l'avant-garde – avec ce que cela implique de rivalité, de production de discours de légitimation de soi et de disqualification des autres, etc. – ne sont pas étrangers aux manières dont l'IL fait usage de la bipolarisation politique. Un épisode est significatif de l'imbrication forte entre positionnements dans l'espace des avant-gardes et classifications politiques. En 1954, à l'occasion de « l'affaire Rimbaud » qui les opposent au groupe surréaliste, les lettristes-internationaux explicitent pour la première fois – en des termes néanmoins équivoques – leur position à l'égard des communistes. Suite à l'accusation de « moscoutaire » lancée par les surréalistes à leur intention au moment de la controverse{581}, ils répondent, dans un article au titre significatif de l'importance du thème du maccarthysme durant ces années de guerre froide (« Le “réseau Breton” et la chasse aux rouges ») :
« À propos de notre éventuelle appartenance à quelque NKVD nous tenons pour déshonorante toute dénégation face à des inquisiteurs bourgeois comme André Breton ou Joseph MacCarthy. Au reste, il est vrai qu'en des circonstances qui commandent le choix nous nous trouverions naturellement aux côtés de ces “moscoutaires” contre leurs maîtres et les singes de leurs maîtres{582}. »
En d'autres termes, l'IL admet face aux « inquisiteurs bourgeois » son soutien du mouvement communiste officiel, tout en précisant qu'il s'agit d'un soutien conditionnel{583}.
L'opposition entre une IL « moscoutaire » et un groupe surréaliste « maccarthyste » est pour une large part artificielle. Les lettristes-internationaux et les surréalistes se situent dans une même opposition de gauche au stalinisme, et se rejoignent en grande partie en termes de valeurs et de conceptions de l'homme et de la vie. Pour autant, la différenciation n'apparaît pas ex nihilo au moment de la controverse. Elle renvoie au fait que, contrairement au mouvement surréaliste (et sans doute en partie contre lui), les lettristes-internationaux, bien que refusant le communisme officiel, perçoivent encore le monde comme divisé entre un camp « révolutionnaire » et un camp « impérialiste ». Ce qui s'explique pour partie par les trajectoires politiques et enjeux de positionnement respectifs aux aînés et aux nouveaux venus : tandis que le mouvement surréaliste connaît depuis plusieurs années déjà une prise de distance à l'égard du communisme partisan (et dispose d'une notoriété qui lui permet de s'appuyer sur des réseaux artistiques et intellectuels non-communistes : le journal Combat, la revue Le Libertaire, des galeries favorables au surréalisme, etc.), il s'agit surtout pour l'IL, groupe qui n'a pas encore d'histoire dans le champ, d'éprouver et manifester sa propre radicalité politique. Il lui importe donc plus que tout de tenir à distance l'image de tapage littéraire inoffensif associé au groupe surréaliste contemporain. Dans les années 1954-1955, ceci lui impose en premier lieu de s'opposer aux « anti-communistes », au risque d'être assimilé aux « staliniens ».
À partir de 1954-1955, les références aux idées et labels marxistes s'invitent également dans les écrits du groupe. À en juger par les débats qui l'entourent depuis plusieurs années déjà dans les milieux intellectuels (dont les mouvements d'avant-garde{584}), le marxisme constitue une option privilégiée à disposition des écrivains et artistes enclins à la radicalité politique. Debord et ses compagnons de l'IL retrouvent ainsi certains traits des positions générales du surréalisme révolutionnaire de 1947-1948 (et ce sans qu'on ait besoin d'y voir nécessairement une « influence »). Ce qui n'échappe pas à Isou d'ailleurs, qui écrit en décembre 1954 à propos de l'IL : « ces néo-marxistes montrent leur envergure dans le talent de rejouer Aragon avec un air de “surréalistes-révolutionnaires”{585}. »
De nouveau, c'est à l'occasion de « l'affaire Rimbaud » que l'IL explicite pour la première fois son adhésion au marxisme, à travers d'abord une référence à la théorie dite du matérialisme historique{586}, selon laquelle les formes culturelles, en tant que superstructures idéologiques, sont déterminées par l'infrastructure économique d'exploitation. Peu après, ce principe est placé au cœur même de la ligne théorico-programmatique de l'IL. C'est le sens en particulier de deux courts textes publiés dans Potlatch à la fin de l'année 1954, intitulés respectivement « La ligne générale » et « Résumé 1954 ». Le premier, après avoir rappelé brièvement l'objectif du groupe (« établir une structure passionnante de la vie », « provoquer des situations attirantes ») précise : « dans leur développement final, les constructions collectives qui nous plaisent ne sont possibles qu'après la disparition de la société bourgeoise, de sa distribution des produits, de ses valeurs morales{587}. » Le second, après avoir présenté succinctement la dérive et rappelé le sens de son projet sur l'architecture (« L'architecture doit devenir passionnante »), affirme plus explicitement encore que « le nouvel urbanisme [appelé par l'IL] est inséparable de bouleversements économiques et sociaux heureusement inévitables{588} ».
L'idée s'impose donc parmi les animateurs de l'IL autour de 1954 (à l'époque où celle-ci est animée principalement par Debord et Wolman) que révolutionner la culture suppose une révolution économique et sociale, ce qui est inséparablement une manière de dire que seul un effort réel en faveur de la seconde peut tenir lieu d'avant-gardisme authentique. Refuser d'admettre le « matérialisme historique » (conçu ici à travers l'idée d'un lien d'interdépendance entre la culture et la lutte des classes), comme tendent à le faire les surréalistes au moment de « l'affaire Rimbaud » ou encore Isou lorsqu'il explique que l'évolution des arts tient en une succession d'innovations formelles qui ne dépendent d'« aucune contradiction extrinsèque{589} », revient selon l'IL à s'enfermer dans les cadres « bourgeois » de l'art existant. Dans « Pourquoi le lettrisme ? », rédigé par Debord et Wolman en septembre 1955, les auteurs expliquent en ce sens que la « croyance à une évolution formelle n'ayant de causes ni de fins qu'en elle-même, est le fondement de la position idéaliste bourgeoise dans les arts{590} ».
Là encore, il n'est sans doute pas anodin que la première prise de position explicite de l'IL en faveur du marxisme apparaisse lors d'une controverse l'opposant au groupe surréaliste français. Encore ne faut-il pas la réduire à une simple provocation momentanée à destination strictement « publicitaire ». Les usages du marxisme sont chez Debord trop fréquents, ils sont trop intimement liés aux catégories de pensée qui président au projet situationniste lui-même, pour n'être qu'une provocation de circonstance. On reconnaît néanmoins dans le tournant marxiste du mouvement la cristallisation d'un effet de champ : les dispositions initiales au romantisme, à la nostalgie, à la mélancolie (manifestes dans les lettres du Debord lycéen), sont en quelque sorte contrecarrées, mises entre parenthèses, dans le cadre des enjeux de positionnement à l'avant-garde (et en particulier de rivalité avec Isou et Breton), au profit de thèmes et concepts marxistes qui permettent tout à la fois de se démarquer des rivaux et de manifester une radicalité authentique. D'où sans doute les colorations « déterministes » prises par les premières références de l'IL au marxisme. Dans un premier temps, celles-ci peuvent presque se résumer dans la défense d'une « perspective matérialiste du conditionnement de la vie et de la pensée par la nature objective{591} ». Elles s'intègrent alors parfaitement dans le travail d'inversion systématique de polarité vis-à-vis du surréalisme opéré par Debord en 1954-1955. Certes, cette coloration s'explique aussi par une question de temporalité d'accès aux écrits du marxisme : dans la première moitié des années 1950, tout laisse à penser que Guy Debord n'a pas encore lu et assimilé les écrits de jeunesse de Marx, ses écrits dits « philosophiques ». Il s'appuie donc essentiellement sur les livres les plus connus du marxisme, ceux fondateurs du communisme bolchévique, tels que Karl Marx et sa doctrine de Lénine (réédité en 1953 aux éditions sociales), Lénine de Trotsky{592}, et Le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels{593}.
Il n'en reste pas moins que le marxisme de Debord, à l'origine, fonctionne comme une manière d'opposer aux surréalistes contemporains le surréalisme de l'âge d'or. En se tournant vers le marxisme, l'IL reproduit en quelque sorte le fameux passage des surréalistes des années 1920 « d'un idéalisme assez mystique de toute-puissance de l'esprit sur la matière [...] à un matérialisme de révolution dans les choses mêmes{594} ». On remarque à ce propos que, dans son analyse de l'histoire des avant-gardes effectuée en 1957 dans le Rapport sur la construction des situations, Debord présente « la liquidation de l'idéalisme » et le « ralliement au matérialisme dialectique » comme la « période de progrès du surréalisme{595} ». Plus largement, tout se passe comme si l'IL reproduisait en 1954-1955 le geste par lequel les surréalistes des années 1920 se démarquaient de l'anarchisme intellectuel des aînés symbolistes{596}. En témoigne leur emploi du registre de la maturité politique et en particulier de la thématique du sérieux{597}. Au moment de « l'affaire Rimbaud », Debord et Wolman écrivent ainsi à propos de la révolte rimbaldienne : « “Crier haut, hurler, tempêter”, [...], nous en savons l'aimable inefficacité. La fête continue, et nous sommes sûrs de participer quelque jour à sa plus sérieuse interruption{598}. » L'emploi d'un tel registre s'accompagne alors de l'exclusion de certains possibles politiques ou théorico-politiques. Il provoque en l'occurrence une déconsidération momentanée du label « anarchiste »{599}.
Dans la seconde moitié des années 1950, les concepts et idées issus des écrits estampillés généralement comme marxistes se font toujours plus présents dans l'analyse debordienne de la culture. Dans le Rapport sur la construction des situations par exemple, il est question de « crise essentielle de l'Histoire », d'« infrastructure économique d'exploitation », d'« oppositions de classe », de « contradictions de l'économie capitaliste », de « lutte idéologique », d'« idéologie de la classe dominante », de « superstructures culturelles », d'« armée de réserve du travail » (ici d'« armée de réserve du travail intellectuel »), d'« erreur idéaliste », ou encore de « division du travail »{600}. À mesure qu'il assimile de nouveaux écrits de Marx, Debord affine son analyse. Adapté au programme situationniste de transformation de la culture sous la forme d'emprunts volontairement « libres », l'emploi du marxisme fonctionne dès lors tout à la fois comme un instrument de singularisation au sein de l'espace des avant-gardes, une rhétorique de vieillissement de la génération précédente et de disqualification des adversaires, une prophétie sur les arts du futur permettant d'ouvrir les possibles avant-gardistes dans la culture et, indissociablement, un dispositif discursif de légitimation de cette nouvelle prophétie sur les arts du futur.
Dans les années 1950, il existe une série d'oppositions entre les conceptions de l'art et de la culture des avant-gardes littéraires et artistiques et celles qui s'imposent dans le monde communiste. Cette série d'opposition, qui dirigeait déjà les conflits entre surréalistes et communistes durant l'entre-deux-guerres et à la Libération, conduit les situationnistes à se situer d'emblée à l'extérieur communisme officiel (représenté en France par le Parti communiste français). Elle les incite aussi à proposer quelques amendements critiques aux « classiques du marxisme » en art. Elle est sous-jacente enfin à leur dénonciation de l'existence d'une morale bourgeoise en URSS. On tend souvent à réduire le clivage entre avant-gardes et communistes au seul débat sur le « réalisme socialiste ». Il convoque ici plus profondément l'éthique professée par l'IL – éthique dont Debord revendique très tôt l'importance proprement politique, lorsqu'il affirme par exemple que « tout programme révolutionnaire » devra d'abord « s'aligner » sur une « certaine idée du bonheur » opposée aux « étouffantes valeurs du présent [...] garanties par une société de prisons »{601}.
Globalement, l'éthique professée par Debord et ses compagnons – éthique au sens où il y a ici énonciation et systématisation de principes de jugement, de préférences, de valeurs... – révèle un mépris envers la routine et l'habitude (vs l'aventure, le renouvellement), la résignation à la morale établie (vs la création libre de sa vie), la finitude sociale, c'est-à-dire la réduction de l'homme a une fonction à travers le salariat et les loisirs banalisés (vs le jeu permanent) ; mépris aussi envers la prétention « petite-bourgeoise » à la réussite sociale par la possession de biens de consommation (vs une vie « authentiquement » vécue), etc. On peut citer ici un extrait de la bande-son du film Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) décrivant la vie courante honnie : « Les autres suivaient sans y penser les chemins appris une fois pour toutes, vers leur travail et leur maison, vers leur avenir prévisible. Pour eux déjà le devoir était devenu une habitude, et l'habitude un devoir{602}. » Sur cette éthique repose d'ailleurs les principes sous-jacents aux nouveaux décors et nouveaux usages de la ville envisagés par l'IL : que ce soit dans le refus du béton armé comme matériau de construction, dans la proposition de supprimer les cimetières (« ni cendres ni traces{603} »), ou encore dans la pratique de la dérive, il s'agit d'exalter le « dépaysement », « l'incessant renouvellement de merveilles », le « renouvellement constant du monde{604} », et de faire appel au « sens de l'inachèvement et du passage{605} » contre la monotonie.
L'art de vivre appelé par les situationnistes donne ainsi à voir un mécanisme d'universalisation du principe implicite de succession entre avant-gardes : la révolution permanente. Aussi la beauté « de situation » appelée par les lettristes-internationaux ne peut-elle être que « provisoire{606} ». De la même façon, Debord se plaît à répéter la formule « L'oubli est notre passion dominante{607} », qui là encore définit comme norme du style de vie légitimement désirable l'impératif de renouvellement continu, ce qui revient à disqualifier les habitudes en tant que synonyme de la vulgarité (ou en tout cas de la contrainte). Le terme même de « passion », omniprésent dans les écrits de l'IL puis de l'IS, au point de venir presque supplanter le terme de « désir » cher aux surréalistes (même si celui-là est aussi très présent), indique cette valorisation de l'éphémère et de l'intense, de l'incandescent, contre le monotone et le routinier. Dans ses œuvres, Debord dessine souvent la mélancolie et le sentiment de la fuite du temps, de la perte. Avec la construction des situations, il s'agirait d'ailleurs de miser sur cette fuite, en lieu et place de la fixation des émotions par les procédés esthétiques : « Le défi situationniste au passage des émotions et du temps serait le pari de gagner toujours sur le changement, en allant toujours plus loin dans le jeu et la multiplication des périodes émouvantes{608}. » L'universalisation de valeurs qui régissent le monde de l'art se retrouve également dans l'accent mis sur le principe du désintéressement, du gratuit. Le style de vie défendu est marqué par le jeu (affranchi de la dimension de compétition{609}), l'aventure épique, l'égarement, la quête (cf. la relecture par l'IL du mythe de la quête du Graal{610}, ou encore le projet formulé par Debord d'une nouvelle cartographie de la ville de Paris{611}). C'est dans ce cadre que prend sens par exemple le goût situationniste pour les labyrinthes et pour les déplacements en taxi (« le taxi, interchangeable, n'attache pas le voyageur, il peut être abandonné n'importe où, et pris au hasard{612} ») ou encore la proposition faite par Wolman de fausser arbitrairement les indications concernant les départs dans les gares{613} : favoriser le fait de s'égarer, c'est ici affirmer le refus des finalités du travail productif, au nom du jeu gratuit et arbitraire.
Le système de valeurs sous-jacent à la politique situationniste s'appuie sans aucun doute, entre autres écrits, sur ceux de Georges Bataille (La Part maudite notamment) et sur le fameux livre de Johan Huizinga Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, traduit en 1951 aux éditions Gallimard{614}. Il ne peut pas ne pas faire penser dans le même temps aux traits de la « vie d'artiste », formulée à partir de ceux de la « vie de bohème »{615} par les générations précédentes d'écrivains, poètes et artistes (dont les surréalistes{616}) dans le cadre de la construction de leur identité sociale{617}. La vie qui mérite d'être vécue se caractérise ici par un refus de la séparation entre domaines du travail et des loisirs, entre le jeu et le sérieux. Aussi Debord définit-il une vie « plus vraie » comme étant « simplement jouée{618} », ce qui renvoie à un mode de vie caractérisant en propre une certaine bohème (« avec la fantaisie, le calembour, la blague, les chansons, la boisson et l'amour sous toutes ses formes », explique Bourdieu{619}). Précisons que les situationnistes ne défendront jamais explicitement la domination d'un groupe social sur d'autres. Dans leurs conceptions repose pour autant bel et bien un principe de légitimation, euphémisé le plus souvent par un refus affiché d'imposer des conceptions de vie qui resteraient en fait à déterminer expérimentalement, mais toujours susceptible de fonder une hiérarchisation des êtres (et des objets) tant que les conditions sociales de l'accès de tous à la pleine humanité ainsi définie ne sont pas prises en compte. Les lettristes-internationaux revendiquent d'ailleurs, en tant qu'individus placés délibérément en dehors de la production, une forme d'expertise en matière de loisirs et d'attitudes :
« Après quelques années passées à ne rien faire au sens commun du terme, nous pouvons parler de notre attitude sociale d'avant-garde, puisque dans une société encore provisoirement fondée sur la production nous n'avons voulu nous préoccuper sérieusement que des loisirs{620}. »
Tout autant significatif de leur « assurance d'être collectivement détenteurs de l'excellence en matière de style de vie{621} », les lettristes-internationaux expliquent qu'il n'y a pas de « manière honorable de vivre » en dehors de la participation à une aventure « à tous égards redoutables », tournée vers le bouleversement des conditions d'existence{622}.
Sans entrer ici dans des considérations sur l'opportunité d'une telle politique de dé-routinisation de la vie, il faut souligner les implications de ces schèmes d'intelligibilité du monde social sur les prises de position politiques des situationnistes. Les principes éthiques invoqués participent de premières prises de position politiques, contre le travail, la morale bourgeoise, la religion, l'enfermement dans des prisons de toutes sortes, etc., présentées par Debord comme essentielles au « programme révolutionnaire{623} ». Une importance politique centrale est d'emblée conférée aux questions de loisirs, de libération des mœurs et à la destruction de la famille bourgeoise. Cela n'est pas sans reproduire en retour l'antagonisme historique de l'artiste d'avant-garde avec la politique du communisme partisan – antagonisme qui, dans ses versions les plus caricaturales, absentes des textes de Debord mais non de tous les écrits situationnistes, peut prendre la forme d'une critique du « nivellement » dans la société soviétique.
Dès 1953-1954, on retrouve dans l'IL plusieurs manifestations de cet antagonisme. Dans un premier temps, il provoque une critique du syndicalisme (et de la CGT) en regard de l'action révolutionnaire. L'IL s'en prend en particulier aux revendications syndicales : « Il ne faut pas demander que l'on assure ou que l'on élève le “minimum vital”, mais que l'on renonce à maintenir les foules au minimum de la vie. [...] Ce n'est pas la question des salaires qu'il faut poser, mais celle de la condition faite au peuple en Occident{624}. » Cette réflexion sur l'objectif de la lutte sociale s'alimente avec les conflits sociaux de l'époque. Lors de l'important mouvement de grève de l'été 1953, l'une des premières revendications était la réévaluation du budget-type des ménages à partir duquel est déterminé le SMIG. Le nouveau rapport produit peu après par la Commission supérieure des conventions collectives suscite l'attention de Guy Debord. Celui-ci rédige en effet un détournement du « statut économique du manœuvre léger », sous le titre de « Projet de statut économique du lettriste de base ». Aux consommations chiffrées par la Commission, qui laissent apparaître, par le détail, la conception d'une vie « routinière » (dépenses alimentaires en viande, poisson, beurre, pains, vin, etc., et non-alimentaire en logement, habillement, soins personnels, transports, etc.), Debord substitue les consommations d'alcool, de « stupéfiants », de transports en train et en taxi pour la « dérive », de séances de cinéma, de lectures subversives, ou encore de toiles et couleurs pour peindre{625}.
L'IL défend donc une perspective révolutionnaire dirigée vers « l'emploi de la vie », plutôt que vers le seul « niveau de vie » entendu dans sa dimension uniquement monétaire. Comme elle l'explique à l'été 1954 dans le texte intitulé « ... une idée neuve en Europe », « le vrai problème révolutionnaire » est « celui des loisirs »{626}. Or, sur cette question, Debord et ses compagnons mettent sur le même plan « l'État capitaliste » et « ses successeurs marxistes » : « Partout on s'est borné à l'abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés », assurent-ils dans le même texte. Retournant alors l'opposition utopique/scientifique qui sert généralement à mettre en scène le dépassement du « socialisme utopique » de Charles Fourier par la pensée marxiste dite « scientifique », l'IL réhabilite dans le même temps le théoricien du « libre jeu des passions » : pour elle, « la nouvelle société qui reprend les buts d'existence de l'ancienne, faute d'avoir reconnu et imposé un désir nouveau, c'est là le courant vraiment utopique du Socialisme ».
La reprise par Debord d'idées et concepts marxistes ou associés au marxisme, explicite à partir de l'automne 1954, n'est en rien un désaveu de cette première critique de l'orthodoxie communiste. En tout cas, elle ne change en rien cette centralité accordée dans les premières prises de position politiques à la question des loisirs et des jeux. En 1957, dans son Rapport sur la construction des situations, Debord réaffirme ainsi – implicitement contre la lecture « orthodoxe » du marxisme – que « la révolution n'est pas toute dans la question de savoir à quel niveau de production parvient l'industrie lourde, et qui en sera maître{627} ». Articulant théorie marxiste et thématique du « jeu gratuit », il y esquisse une analyse marxiste du développement des loisirs dans les pays occidentaux. Il parle alors d'une « bataille des loisirs, dont l'importance dans la lutte des classes n'a pas été suffisamment analysée » et note que cette lutte tourne pour l'heure en faveur de la classe dominante, qui réussit à « se servir des loisirs que le prolétariat révolutionnaire lui a arrachés, en développant un vaste secteur industriel des loisirs qui est un incomparable instrument d'abrutissement du prolétariat{628} ».
En résumé, Debord s'attache à perpétuer, par le marxisme et dans le marxisme, « l'éthique surréaliste de liberté totale » qu'il déclarait faire sienne au tout début des années 1950, c'est-à-dire la critique des mœurs bourgeoises ou petites-bourgeoises (de la famille, de la religion, du travail...). Il formule en conséquence une critique de la politique soviétique. En novembre 1955, l'IL ironise lorsque la Pravda annonce que l'URSS a d'ores et déjà achevé la construction d'une société socialiste. Comment pourrait-il en être ainsi, expliquent les lettristes-internationaux, alors que « dans le cadre de la détente, la presse révèle avec attendrissement que deux jeunes filles soviétiques, après s'être fait photographier au côté de deux vedettes de cinéma français, ont affirmé avoir vécu ainsi la plus belle journée de leur vie »{629} ?
Durant les années 1950, le clivage avec le communisme officiel réside également dans les manières de concevoir « l'art révolutionnaire ». Rappelons qu'avec les débuts de la guerre froide et le durcissement idéologique qui en découle, les autorités communistes demandent désormais aux intellectuels et artistes d'exercer leur activité dans le cadre de consignes strictes (réalisme, art figuratif, science « prolétarienne »), en vue d'un combat idéologique contre le camp dit impérialiste{630}. Au nom de l'éducation de la jeunesse, Jdanov condamne l'individualisme, la décadence, le pessimisme, le subjectivisme, l'érotisme morbide, l'apologie de l'adultère, etc. Aussi l'application du jdanovisme dans le Parti communiste impose-t-elle une conception de la littérature (et du réalisme socialiste) volontiers classiciste et moralisatrice, exaltant l'« optimisme », l'« effort », la « solidarité » et le « contact vivifiant avec les masses populaires ». Ceux qui, tout en étant issus du surréalisme, tentent d'imposer leur ligne dans le Parti communiste, en font généralement les frais et s'y trouvent marginalisés, comme les surréalistes révolutionnaires français en 1947-1948, ou Christian Dotremont en Belgique à partir de 1949.
Au moment où l'IL commence à construire sa position propre dans le champ littéraire (à partir de 1953-1954), Joseph Staline vient de décéder. Cela étant dit, la « déstalinisation littéraire » n'est pas encore à l'ordre du jour au sein du Parti communiste français{631}. Certes, au XIIIe Congrès du PCF (juin 1954), dans son rapport intitulé « L'Art de parti en France », Louis Aragon condamne la ligne esthétique suivie au cours des années précédentes. Sa critique s'inscrit néanmoins dans les luttes qui l'opposent, depuis la fin des années 1940, à la ligne « ouvriériste » et « internationaliste » défendue par Auguste Lecœur et le peintre Fougeron{632}. Ainsi, bien loin de lancer des passerelles comme il le fera quelques années plus tard vers les dernières avant-gardes littéraires en date{633}, Aragon se contente en 1954 de réaffirmer la ligne esthétique qui est la sienne depuis plusieurs années déjà : il appelle les artistes à un retour vers « l'héritage national ». L'Internationale lettriste, de son côté, est peu encline à percevoir cet appel comme un signe d'ouverture. Dans un article publié à l'été 1954, « Sortie des artistes », la promotion par Aragon et ses amis de la poésie « nationale » (dans les « Batailles du livre » par exemple, dont l'objectif est de contrer l'importation de produits culturels américains{634}) est en effet accusée de « [saboter] l'esprit révolutionnaire des ouvriers français » : « la poésie française ne nous intéresse plus. Nous abandonnons la poésie française et les vins de Bourgogne et la Tour Eiffel aux services officiels du Tourisme », écrivent les lettristes-internationaux{635}. Si c'est ici clairement l'orientation esthétique réaffirmée par Aragon au XIIIe Congrès du PCF qui est visée, l'IL s'en prend plus largement au « réalisme socialiste ». En effet, dans le même article, tout en précisant qu'elle n'accepte pas « de rire en mauvaise compagnie » (c'est-à-dire avec les anticommunistes{636}) et en affirmant que les peintures qui se réclament du réalisme socialiste ne sont, après tout, guère plus nuisibles que les dernières tendances dites « modernistes » de l'art abstrait « qui accablent les galeries parisiennes et les salons de la bourgeoisie “new look” », l'IL n'en juge pas moins « la théorie de l'art réaliste socialiste [...] évidemment stupide{637} ». Dans un article ultérieur, elle dénoncera également « l'esprit ouvriériste [de la critique communiste], qui applaudit dès que l'on voit une casquette à l'écran{638} ».
La critique du « réalisme socialiste » par l'IL fait écho à celle que développe Roland Barthes dans son Degré zéro de l'écriture (publié en 1953) lorsqu'il l'assimile à « l'art d'écrire petit-bourgeois » du siècle précédent{639}. Dans son Rapport sur la construction des situations, Debord affirme en effet que le réalisme socialiste procède d'un « retour au passé », et le jdanovisme d'une « restauration autoritaire [des] valeurs [culturelles du siècle dernier]{640} ». La critique par l'IL des communistes en art renvoie également au débat sur les modalités de l'engagement de l'œuvre d'art, dans le « contenu » ou la « forme » de l'œuvre. Rappelant Barthes lorsqu'il déplace la problématique de l'engagement (qui travaille le champ littéraire depuis la Libération avec la littérature engagée sartrienne) du contenu à la forme littéraire{641}, les positions de l'IL se situent en outre dans la continuité des surréalistes s'opposant en 1925 à la « littérature prolétarienne », et prolongent plus largement le clivage qui s'est affirmé au cours du XIXe et du XXe siècle entre les tendances « modernistes » ou « d'avant-garde » et « l'art social »{642} : « une œuvre est révolutionnaire non pas si elle est empreinte des idées révolutionnaires dans le domaine moral ou social, mais si elle détruit des formes et des manières de penser admises dans le domaine de l'art », estimaient les surréalistes en leur temps{643}. Dans une optique analogue, Debord et Wolman expliquent en novembre 1955 que le roman Beau Masque publiée l'année précédente par Roger Vailland (proche des communistes), malgré « un contenu presque estimable », « et contrairement sans doute [aux] intentions [de son auteur] », parce qu'il est écrit dans un ton stendhalien, ne garde que « la seule possibilité de plaire par un pastiche, joliment fait », et s'adresse « avant tout à des intellectuels d'un goût périmé »{644}. Autrement dit, c'est la « forme » d'une œuvre qui détermine son rapport à la culture bourgeoise (donc aussi son caractère révolutionnaire ou non), et non les intentions qui se révèlent dans son message : par le choix d'une forme « dépassée », à savoir ici le roman stendhalien, l'auteur se serait condamné à se voir saluer par la critique bourgeoise en tant qu'« habile prosateur ». Il est ainsi reproché à plusieurs reprises aux « classiques du marxisme », de n'avoir pas formulé une critique suffisante de l'art, mais seulement une critique de son contenu idéologique ; d'avoir en quelque sorte négligé la critique de la forme « œuvre d'art » elle-même. C'est le cas d'abord dans l'article « Pourquoi le lettrisme ? » (1955), au moyen d'une référence implicite à un passage célèbre de l'Introduction à la critique de l'économie politique dans lequel Marx analyse la persistance du charme de l'art grec (passage qui est fréquemment discuté par les artistes et intellectuels de cette époque{645}). C'est le cas un peu plus tard dans un article de la revue Internationale situationniste intitulé « Le sens du dépérissement de l'art » (1959), citation du vieux Engels à l'appui.
Précisons qu'il ne s'agit pas pour Debord et Wolman de défendre la primauté de la forme esthétique dans le jugement de la qualité d'une œuvre. Il s'agit plutôt, à partir des catégories existantes, d'ouvrir une voie alternative entre les positions de l'art pour l'art incarnées par Isou ou encore par le « nouveau roman », et celles des communistes en art. C'est dans cette optique que Debord et Wolman affirment par exemple, contre un certain marxisme réducteur, que « les disciplines intellectuelles, quelle que soit l'interdépendance qu'elles entretiennent avec le reste du mouvement de la société, sont sujettes, comme n'importe quelle technique, à des bouleversements relativement autonomes, à des découvertes nécessitées par leur propre déterminisme{646} ». C'est dans cette optique aussi que Debord assure que ceux à l'inverse qui, dans les pays de l'Est, se dressent contre le jdanovisme, ne pourront le dépasser réellement par l'optique d'une « plus grande liberté créative qui serait seulement, par exemple, celle de Cocteau »{647} : « Demander la liberté de la création, c'est reconnaître la nécessité des constructions supérieures du milieu{648}. »
Dès les années 1950, il existe donc entre les conceptions qui s'imposent dans le communisme partisan et celles des situationnistes une série d'oppositions. Aussi l'IL se tient-elle à distance du modèle du compagnon de route du PCF. Si Debord et ses compagnons déclarent certes en 1954 un soutien (critique) du camp soviétique, ils n'engagent à aucun moment un travail de justification des actions de l'URSS. À la différence du Sartre de l'époque de son compagnonnage de route (1952-1956), les membres de l'IL ne s'en prennent jamais aux discours critiques émanant de l'opposition marxiste « de gauche », ni ne rejoignent une organisation affiliée aux communistes. Quand, dans les « Communistes et la paix{649} », Sartre cherche à justifier l'existence de l'autorité dans le Parti communiste – en mettant en avant le motif que, dans la situation actuelle, l'action ne saurait, selon lui, être basée sur la générosité ou l'enthousiasme car elle requiert pour l'heure « la morale la plus austère » – l'IL de son côté défend une conception passionnée et antibureaucratique de l'action révolutionnaire{650}. Qui plus est, Debord récuse la « valeur réellement agissante de la méthode actuelle des Partis Communistes{651} ». On comprend donc que, face aux surréalistes qui accusent les lettristes-internationaux d'être des staliniens en germe, Debord s'en défende. Il précise ainsi à André Frankin, correspondant belge du groupe, que « personne [dans l'IL] n'a “offert ses services” aux staliniens et aux autres, [contrairement] au pauvre Breton toute sa vie{652} ».
Pour comprendre ce fait que l'IL ne rejoint pas le PCF et adresse publiquement quelques critiques au camp communiste (en dépit d'une crainte manifeste de « rire en mauvaise compagnie »), sans doute faut-il prendre en compte d'autres éléments. N'invoquer que des oppositions idéologiques préalables, c'est en effet perdre de vue que les prises de position émergent de configurations concrètes : en fonction des circonstances et des expériences, on est plus ou moins conduit à afficher ou dissimuler des divergences de vue qui ne sont d'ailleurs que potentielles, inscrites « en pointillé » dans des différences de position sociale. On doit donc rappeler, car cela peut avoir son importance, que lorsque certains des futurs lettristes ont fréquenté des organisations communistes, ils l'ont fait au plus fort de la période jdanovienne (la fin des années 1940). Sans doute cette expérience leur a-t-elle laissé une image peu flatteuse du rôle de l'artiste au sein du monde communiste. Par ailleurs, on peut penser qu'il est difficilement envisageable en 1954-1955, pour ce petit groupe qu'est l'IL et malgré les évolutions récentes du PCF, d'avoir une quelconque incidence sur la définition de sa ligne culturelle, de sorte que la position de « compagnon de route » du PCF telle que l'incarne Sartre à partir de 1952, n'a pas grand sens : toute marge de manœuvre dans ou avec le PCF apparaît d'emblée exclue. Dans ces conditions, tenter une alliance avec le PCF n'est ni opportune, ni véritablement pensable. Dès lors, les oppositions « en pointillé » peuvent ici s'exprimer dans un refus public du « réalisme socialiste » et une critique de l'URSS.
Au fur et à mesure de leurs interventions politiques, les lettristes-internationaux apparaissent plutôt proches des positions trotskistes. L'affichage en 1954 d'un soutien apporté aux « moscoutaires » en cas d'agression de la part du camp « impérialiste » fait écho à l'analyse trotskiste de l'URSS comme « État ouvrier dégénéré » et à sa prise de position en faveur de la défense des « acquis de la Révolution de 1917 » face à l'impérialisme américain{653}. En 1957, dans son Rapport sur la construction des situations, Debord reprend des expressions telles que « dégénérescence » pour formuler une critique du communisme officiel, « États ouvrier » pour parler de l'URSS et de ses satellites, « directions ouvrières » pour parler des dirigeants du Kremlin et des PC nationaux, « mouvement ouvrier international » pour parler sans doute de l'ensemble des États communistes (soviétique, titiste, chinois, etc.). L'intérêt fort pour Lénine (lu et détourné par Debord), comme le fait d'opposer en 1955 Marx au « pauvre Proudhon » (il est vrai, sur une question ici plus directement artistique{654}), ou enfin l'image péjorative d'un certain anarchisme intellectuel (qui s'exprime par exemple lorsque Debord s'en prend en 1957 au conservatisme de la pensée bourgeoise qui « se déguise à Paris, en anarchisme, cynisme ou humour{655} »), renforce cette impression d'une convergence momentanée avec les oppositions trotskistes au communisme partisan.
Pour autant, il est difficile d'interpréter ces reprises comme une prise de position en tant que telle en faveur du trotskisme. Chercher à déterminer une préférence de l'IL pour telle tendance politique interne à la gauche « révolutionnaire » dans les années 1950, c'est d'ailleurs risquer ici de faire une erreur d'interprétation analogue à celle que commettent certains politologues lorsqu'ils recourent à la fiction libérale de l'existence universelle d'une opinion politique, déjà formée chez tout un chacun et déjà politique{656}. Non que Debord et ses amis ne maîtrisent pas la culture politique nécessaire à la compréhension, la production ou la reproduction d'un discours politique. D'ailleurs, de ce qu'on a vu jusqu'ici, on peut dire que Guy Debord se sent tout à fait habilité, voire sommé, du fait de son ambition intellectuelle, à intervenir dans les débats politiques et donc à cultiver sa connaissance des phénomènes politiques. Et de fait, il dispose à cette époque d'une première connaissance de l'histoire de la gauche française et de ses auteurs canoniques (Saint-Just, Lénine, le Manifeste du PC de Marx et Engels et, à partir de la seconde moitié des années 1950 semble-t-il, d'autres écrits de Marx tels que L'Idéologie allemande ou encore les Thèses sur Feuerbach, mais également certains écrits de ou sur Proudhon, etc.), et du mouvement ouvrier international (notamment l'histoire de la guerre d'Espagne). Par ailleurs, selon toute vraisemblance, Debord lit, dès le début des années 1950, les publications politiques ou politico-intellectuelles de la gauche radicale (France-Observateur, Le Libertaire, Quatrième internationale...).
Cependant, au même titre que les non-réponses et leurs variations selon les sondés sont pour Pierre Bourdieu « l'information la plus importante que fournissent les enquêtes d'opinion », et que les manières variables d'exprimer les « opinions » sont ce que ces enquêtes perdent de plus important par simplification et standardisation des réponses{657}, on risque, en cherchant à positionner politiquement Debord et l'IL sur un échiquier de courants révolutionnaires « de gauche », de se méprendre sur le type de rapport au politique qu'ils entretiennent avec la politique dans les années 1950. L'absence de déclaration publique et de claire adhésion à un courant particulier de la gauche révolutionnaire informe sur celui-ci et sur les enjeux associés à la revendication d'une position qui soit à l'avant-garde des champs de production culturelle : en dépit de l'ambition intellectuelle de Debord, le fait de prendre position entre les différentes oppositions « de gauche » au communisme partisan, entre les différentes chapelles plus ou moins trotskistes, communistes libertaires, etc., ne s'impose pas (encore) comme une nécessité immédiate. Sans doute cela exprime-t-il qu'il est perçu comme prématuré de définir une position politique claire et définitive, alors que le mouvement situationniste n'en est qu'à une phase de construction. On doit à ce propos souligner la formulation utilisée par Debord en 1957 en conclusion de son Rapport sur la construction des situations – texte qu'on peut voir à la fois comme le bilan programmatique de l'IL et comme la base programmatique de l'IS :
« Nous devons soutenir, auprès des partis ouvriers ou des tendances extrémistes existant dans ces partis, la nécessité d'envisager une action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan passionnel, l'influence des méthodes de propagande du capitalisme évolué{658}. »
Quelles tendances extrémistes dans ces partis ? Et quels partis ? Avec une telle formulation, une pluralité de positionnements politiques reste possible pour le mouvement. Deux positions sont en revanche exclues, celle de l'intellectuel organique d'une part, celle de l'esthète a-politique d'autre part. De manière générale, conséquence sans doute des enjeux de positionnement propres au groupe dans les années 1950, ses écrits manifestent alors une forme de radicalisme désincarné : la conviction d'incarner la position révolutionnaire authentique se suffit à elle-même et n'engage pas, dans l'immédiat, d'entrer dans la complexité des débats d'époque sur le communisme.
Il apparaît donc plus important à cette époque de légitimer l'intervention d'un groupe d'avant-garde artistique dans la politique révolutionnaire que de formuler une position propre et originale dans l'histoire du mouvement révolutionnaire. Aussi Debord reprend-il le vieux discours par lequel les intellectuels (se pensant comme) révolutionnaires entendent produire le besoin politique de leur rôle propre dans la culture : recourant aux catégories marxistes, il explique que « le changement nécessaire de l'infrastructure [peut] être retardé par des erreurs et des faiblesses au niveau des superstructures{659} ». C'est une manière de légitimer une action portée sur les « superstructures culturelles », de la présenter comme une action à part entière et indispensable à toute révolution authentique. Pour Debord, l'avant-garde culturelle a plus particulièrement un rôle essentiel à tenir en termes de propagande en faveur d'une vie plus libre – on pourrait dire, de fournisseur d'utopies actives : tout en agissant dans un domaine pensé comme celui de « la culture », il s'agit de défaire le monde. Il s'agit plus particulièrement de rendre les conditions actuelles d'existence insupportables par l'explicitation des possibilités actuelles d'une vie passionnante. L'IL explique ainsi en 1954, adaptant au fond l'idée anarchiste d'une propagande par le fait : « les revendications révolutionnaires d'une époque [étant] fonction de l'idée que cette époque se fait du bonheur [...] la mise en valeur des loisirs n'est donc pas une plaisanterie{660}. » Les lettristes-internationaux entendent donc s'occuper d'abord de la démystification de la représentation bourgeoise du bonheur : « Nous contribuerons à la ruine de cette société bourgeoise en poursuivant la critique et la subversion complète de son idée des plaisirs, comme en apportant d'utiles slogans à l'action révolutionnaire des masses{661}. »
À la suite des mouvements littéraires et artistiques du début du siècle comme le futurisme ou le surréalisme, Debord reprend ainsi une définition militante de la notion d'avant-garde, qui associe la révolution de l'ordre symbolique (la culture) et la révolution de l'ordre social, la première se confrontant à des forces historiques que seule la seconde peut abattre{662}. S'il prend le contre-pied du thème du « dégagement » politique qui caractérise une large partie des tendances d'avant-garde (des « hussards » au « nouveau roman » en passant par la « nouvelle vague » dans le cinéma, etc.), c'est sans doute que, se positionnant d'abord et avant tout par rapport au surréalisme, il est enclin à défendre une radicalisation de l'engagement « révolutionnaire ». Dans le cadre des luttes ayant pour enjeu l'incarnation d'une rupture authentique avec la culture bourgeoise, et donc l'élaboration des critères de cette authenticité, l'Internationale lettriste disqualifie ainsi la révolte « intérieure » ou le simple « dandysme » des poètes du passé (tels que Vaché), condamne « l'anticommunisme » des surréalistes contemporains, s'éloigne de « l'externisme » isouien (le thème du soulèvement de la jeunesse) puis, vers 1955, reprend une gestuelle déjà éprouvée par les surréalistes de l'entre-deux-guerres, consistant à déconsidérer un certain anarchisme (auxquels ils n'ont pas été insensibles auparavant, du moins certains d'entre eux) au nom du « sérieux ».
À un autre niveau, les prises de positions politiques de Debord et de ses compagnons dénotent une opération d'explicitation et de légitimation de conceptions et valeurs (situées socialement) de ce que devrait être une vie qui mérite d'être vécue. Conçue en référence aux principes de la « vie de bohème » tels qu'ils ont été élaborés dans le travail postural des générations successives d'écrivains et d'artistes, il s'agirait d'une existence sans routine, ludique et aventureuse, délivrée des contraintes de la reproduction économique. On comprend donc que, quand bien même les lettristes-internationaux affirment, dans les années 1950, leur soutien du camp communiste contre le camp adverse, et, alors même qu'ils élaborent une approche « propagandiste » des arts, ils assument d'emblée une position critique à l'égard du communisme officiel et de ses intellectuels attitrés. L'IL fait sienne également les prises de position formulées dans le passé par les avant-gardes successives, à propos des diverses versions de l'art social (prolétarien, réaliste-socialiste, etc.) depuis le XIXe siècle{663} comme du rôle propre des écrivains et artistes dans la lutte révolutionnaire.
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S'inscrivant dans la continuité des prises de positions dadaïstes et surréalistes, la critique situationniste de l'art exprime la conviction qu'il est désormais illusoire de prétendre être véritablement original et novateur dans le domaine artistique – conviction plus ou moins sincère ou mise en scène et qui apparaît inséparable, comme pour les avant-gardes du début du siècle, d'un retour réflexif sur l'art, son histoire, ses principes et ses procédés{664}. Debord écrit à ce propos en 1957 que « le critère même de nouveauté, d'invention formelle, a perdu son sens dans le cadre traditionnel d'un art, c'est-à-dire un moyen fragmentaire insuffisant, dont les rénovations partielles sont périmées d'avance – donc impossibles{665} ». Les situationnistes devront, selon lui, situer leurs explorations dans l'élaboration d'« un nouveau théâtre d'opérations culturel, d'une création directe des ambiances de la vie{666} ».
De telles représentations de l'art et de son histoire invitent, dès les premiers abords, à une certaine transdisciplinarité artistique : la poésie étant projetée dans « les visages » et dans « la ville » (Debord refuse à l'inverse ce qu'il appelle la « poésie-à-poème{667} »), tout l'enjeu est d'aboutir à une « synthèse des arts » (et même, des arts et techniques), ce qui rend possible en théorie l'inscription du mouvement dans différents lieux de publicisation (relevant d'un genre artistique ou d'un autre, d'un champ ou d'un autre), au gré des possibilités d'accès à ces lieux. En pratique, à côté du travail théorique entrepris de critique de la culture présente, les situationnistes envisagent l'emploi « expérimental » de moyens de création aussi divers que les arts plastiques, les enregistrements sonores, le cinéma, l'écriture... À peu près l'ensemble des moyens d'expression disponibles leur sont autorisés, du moment que leur usage s'affiche dénué de toute ambition personnelle de célébrité artistique ou intellectuelle et s'inscrit dans le cadre d'un projet général de libération éthique de la vie (i.e. sont utilisés comme moyens visant à rendre la vie « passionnante »).
Les prises de position du mouvement situationniste, telles qu'elles ont en tout cas été élaborées par Debord, en particulier dans son Rapport sur la construction des situations, rendent possibles du même coup un abandon pur et simple de l'emploi des moyens d'expression artistiques. Elles reviennent en effet, d'une manière qui n'est pas sans rappeler les transgressions duchampiennes{668}, à déplacer l'objet de valorisation artistique des œuvres et de leur originalité formelle, vers le programme d'ensemble du mouvement. Pour Debord, la véritable création se situe dans ce qu'on pourrait appeler un fait de structure : « La création n'est pas l'arrangement des objets et des formes, c'est l'invention de nouvelles lois sur cet arrangement{669}. » On ne saurait mieux dire la dévalorisation du rôle de l'« artiste » au profit de celui du « législateur » et de la création artistique au profit du travail d'institution de la création. Proclamer l'insuffisance de tout nouvel essai de néantisation des moyens d'expression artistique, c'est dire en même temps que les réalisations du groupe situationniste dans les arts ne doivent leur « modernité » qu'à leur rattachement au programme du mouvement, à ses perspectives générales.
Pour autant, l'intervention du groupe situationniste dans les luttes propres à l'établissement de la théorie révolutionnaire (qui est aussi pour une part un repositionnement, puisque le « terrain » artistique sera en partie abandonné) n'intervient que dans les années 1960. Auparavant, et après quelques années passées à se manifester dans les marges du champ littéraire français, aux côtés des surréalistes belges de la revue Les Lèvres nues, Debord met à profit des relations entretenues avec quelques plasticiens issus de différents pays et réunis autour du danois Asger Jorn, pour installer son mouvement, renommé en 1957 « Internationale situationniste », dans le champ artistique. Ce faisant, Debord apparaît tout à fait conforme à une trajectoire collective. À la même époque, Isou et Lemaître s'occupent eux-mêmes de l'essor d'un art des signes, et s'appuient pour ce faire sur le critique d'art Michel Tapié{670}. De son côté, François Dufrêne rejoint au début des années 1960 le mouvement pictural du « nouveau réalisme » (aux côtés des affichistes qui, eux-mêmes, ont côtoyé dans un premier temps la mouvance lettriste). Toujours à la même époque, Gil Wolman s'installe progressivement dans une carrière de peintre. Cette trajectoire collective, conduisant les quelques survivants du groupe lettriste, du sous-secteur de la poésie « d'avant-garde », au monde des galeries, n'a rien pour surprendre. Alors que la reconnaissance comme poète se fait sur le temps long de la production d'une œuvre singulière et originale{671} et que l'heure semble être au « nouveau roman » en matière de littérature, les affaires des galeries d'art parisiennes sont florissantes{672}. Le monde des arts plastiques, investis par les lettristes pour des raisons qui tiennent originellement à l'expérimentation créatrice et au décloisonnement des frontières entre disciplines et genres, est dès lors susceptible de leur offrir un refuge momentané ou définitif.