La formation de l'IS procède d'un regroupement international d'artistes. Cette dimension internationale doit sa raison d'être autant à un refus des cloisonnements nationaux et disciplinaires des arts (refus partagé par plusieurs courants d'avant-garde du XXe siècle) qu'à des stratégies d'accumulation et d'échanges entre ressources de différents types (culturelles, linguistiques, économiques, capital symbolique, capital social, etc.){783}. Les échanges de ressources entre artistes sont néanmoins souvent générateurs de conflits{784} et se déroulent ici dans le cadre d'espaces culturels nationaux et locaux juxtaposés plutôt que d'espaces véritablement transnationaux{785}. L'alliance avec des peintres originaires de différents pays contient de fait, du point de vue de Debord, le risque que la position propre qu'il tente de construire pour l'IS ne subisse des distorsions. Cherchant à occuper une position d'avant-garde « radicale », dans la lignée du surréalisme{786}, Debord entend démarquer son mouvement du modèle de « l'école artistique » définie sur une communauté de « style ». Si cela ne dit pas grand-chose des moyens d'expression que le groupe est fondé à investir (et des espaces sociaux vers lesquels il peut diriger ses activités), cela se retrouve dans ses manières de se donner à voir. Il faudrait pour Debord que l'IS se situe à la fois « dans et contre la décomposition{787} » (ce qui signifie qu'il s'agit d'accompagner la décomposition de l'art en agissant dans l'art, tout en se plaçant au-delà de cette décomposition par la préparation de ce qui peut remplacer l'art sous sa forme traditionnelle). Or le rassemblement d'artistes à l'échelle internationale rend plus difficile le contrôle du collectif et redouble le risque que l'IS ne se transforme en simple tendance esthétique. Les premières années de l'IS sont ainsi marquées par une tension entre un discours de refus de l'art et la poursuite d'activités menaçant de l'intégrer dans le commerce artistique. Ceci impose à Debord la mise au point de stratégies discursives et pratiques de réduction de cette tension.
Dans ses premières années d'existence, tout en publiant à destination du public intellectuel francophone la revue Internationale situationniste (éditée dans un premier temps autour de 2 000 exemplaires), l'IS s'inscrit de manière privilégiée dans les réseaux formés à l'échelle internationale par les peintres, galeries d'art et musées, critiques d'art et autres amateurs, marchands et collectionneurs. Il s'agit pour elle de faire connaître ses positions dans les milieux artistiques de plusieurs pays (principalement européens). Dans cette optique, elle entend forcer le regard des instances de consécration des arts plastiques. Par exemple, en avril 1958, les situationnistes organisent un scandale devant l'Assemblée générale de l'Association internationale des critiques d'art (AICA) qui se tient à Bruxelles quelques jours avant l'ouverture, dans cette ville, de l'Exposition universelle de 1958 : une Adresse de l'Internationale situationniste est diffusée aux critiques d'art présents par différents moyens (envois par la poste, distribution directe, appels téléphoniques, lancers de tracts, collage du tract sur des toiles d'une exposition où tous les critiques devaient se rendre, etc.{788}).
À la même époque, tout en envisageant la tenue de manifestations collectives dans les galeries ou musées consacrés à l'art contemporain, l'IS cherche à tirer parti collectivement, en produisant leur discours intellectuel d'accompagnement, des expositions individuelles des plasticiens du groupe. Ainsi, à propos de la première exposition à Turin de la « peinture industrielle » du situationniste italien Pinot-Gallizio, Debord écrit : « Il serait fâcheux de ne pouvoir exploiter tout de suite le succès de la peinture industrielle en l'expliquant (puisque la presse donnera naturellement une vision très déformée de nos positions){789}. » L'enjeu est alors de faire de ces expositions autant d'« événements » incontournables, en cherchant à susciter par exemple la « stupeur totale du public{790} » par la présentation d'expérimentations se situant « à l'extrême ». Ainsi, au moment où les situationnistes tentent d'organiser une exposition de Pinot-Gallizio à Paris, Debord encourage ce dernier à « exposer les recherches les plus extrêmes, [...] pour faire un choc{791} ». Et alors que les négociations avancent avec le marchand d'art René Drouin, il préconise encore à Pinot-Gallizio : « Il faut les tableaux les plus étonnants, les plus choquants possibles [...]. En résumé : rien ne risque d'être trop violent parce que nous t'avons présenté ici comme le peintre le plus violent du XXe siècle{792}. » Derrière cette application à se porter le plus loin possible dans « l'extrême », on reconnaît une course engagée avec d'autres peintres situés sur ce même créneau artistique : « [...] depuis 6 mois ou 1 an, plusieurs peintres ont exposé à Paris certaines nouveautés de matière, ce qui fait que La Gran' Paura [une peinture de Pinot-Gallizio] est moins surprenante maintenant qu'au moment où tu l'as exécutée{793}. »
Parallèlement, l'IS tente de profiter de la présence en son sein de plusieurs anciens animateurs de Cobra (au premier rang desquels Jorn) pour capter le succès international grandissant de ce label. Une première occasion lui est donnée en 1957 lorsqu'une exposition rétrospective de Cobra est en projet au Stedelijk Museum d'Amsterdam. Les situationnistes entendent faire de cette exposition une plate-forme rendant publique leurs propres positions : « Nous devons essayer d'utiliser la réussite de Cobra en nous présentant comme le dépassement obligé de cette époque{794}. » Devant l'impossibilité d'accorder les différents points de vue en lutte autour de ce projet d'exposition (les situationnistes trouvent en effet sur leur chemin Dotremont, entre autres anciens animateurs de Cobra), celle-ci est finalement abandonnée{795}. Willem Sandberg, le directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam, qui est aussi l'un des premiers promoteurs de Cobra, envisage néanmoins pour une date ultérieure une manifestation « entièrement situationniste », ce qui est clairement perçu comme une opportunité à saisir par Debord même si elle sera elle aussi finalement abandonnée (voir infra).
Pour attirer l'attention de ceux qui font l'art, Jorn est incontestablement un allié de poids. C'est d'ailleurs par l'intermédiaire des réseaux d'Asger Jorn que le groupe situationniste s'étoffe rapidement en membres (plus ou moins actifs) et que le mouvement parvient en conséquence à s'internationaliser. Entre 1957 et 1962, l'essentiel des « sections » de l'IS sont constituées à partir de contacts de Jorn. En 1958, alors qu'il prépare une exposition à Munich à la galerie Van de Loo (dont il a rencontré le propriétaire, Otto Van de Loo, à Paris en 1957), Jorn rencontre le peintre et critique allemand Hans Platschek, lequel lui fait ensuite découvrir un groupe de jeunes plasticiens munichois issus de l'École des Beaux-arts de Munich, regroupés sous le nom de Spur. Platschek fait un passage éclair au sein de l'IS, puis les artistes de Spur forment plusieurs années durant la section allemande de l'IS. La section italienne est composée d'anciens membres du MIBI (fondé par Jorn). La hollandaise est composée d'abord de Constant, ancien membre de Cobra – même si c'est plutôt dans l'optique d'une collaboration avec Debord qu'il adhère finalement à l'IS –, et des amis architectes de celui-ci. Puis elle est composée de Jacqueline de Jong, jeune peintre proche de Spur, salariée du Stedelijk Museum d'Amsterdam, et depuis peu amante de Jorn. La section belge est composée non pas des quelques contacts que Debord a établis auparavant dans les milieux de la poésie surréaliste (Les Lèvres nues), mais bien des contacts plutôt flamands, liés au monde de la peinture et « post-Cobra » de Jorn, à savoir le peintre Maurice Wyckaert et le critique d'art Walter Korun (de la galerie Taptoe). La section scandinave est composée principalement du poète Jörgen Nash (un des frères de Jorn), et des contacts de ce dernier au Danemark et en Suède. L'éphémère section anglaise représentée par Ralph Rumney est liée à la fois à Debord et à Jorn : Rumney avait à l'époque du Moineau rencontré le premier (et c'est Debord qui l'aurait invité à la conférence de Cosio d'Arroscia en 1957) mais était aussi en contact avec Jorn dès 1956, et ce de manière indépendante à Debord semble-t-il. C'est par l'intermédiaire de Rumney qu'Yves Klein (qui a déjà croisé Debord) est peu de temps associé à la dynamique de formation du mouvement situationniste (mais il ne participera pas à l'IS).
Finalement, seule la section algérienne, composée d'Abdelhafid Khatib et Mohamed Dahou, est liée sans conteste aux contacts de l'IL. Mais cette section est quelque peu fantomatique, Dahou n'ayant plus réellement d'activité dans le groupe (si tant est qu'il en ait jamais eu) tandis que Khatib « est toujours assez inactif » dixit Debord en 1957 qui ajoute : malgré un « bon travail de traduction{796} ». On comprend donc que l'éloignement de Jorn vers 1961-1962 impliquera un recentrage du groupe sur la France et la Belgique, avant que l'IS ne parvienne de nouveau, à partir de la seconde moitié des années 1960 et indépendamment des réseaux de Jorn cette fois, à s'inscrire dans des espaces non-francophones (à la faveur d'un travail de transfert réalisé en relation avec de jeunes poètes et/ou militants anglais, américains, italiens, ou encore hollandais et espagnols).
L'extension internationale assurée par Jorn constitue un « capital » à part entière pour le mouvement, ainsi qu'on peut en juger par exemple à l'étude des pratiques de signature de tracts : en mettant en avant son caractère international, il s'agit pour l'IS de produire la croyance dans son importance. Par exemple, l'Adresse de l'Internationale situationniste à l'Assemblée générale de l'Association internationale des critiques d'art est signée « au nom des sections Algérienne, Allemande, Belge, Française, Italienne et Scandinave », par Khatib, Platschek, Korun, Debord, Pinot-Gallizio et Jorn{797}. Autrement dit, cette protestation ne vise pas tant à tirer sa force d'un nombre élevé de signataires, que de l'étendue des zones géographiques qu'ils représentent (en réponse aussi au caractère international de l'Association des critiques d'art).
En quelque sorte, Jorn apporte donc à l'IS et à ses membres un capital social international. Il faut préciser ici, puisqu'on recourt au concept de capital social{798}, que Jorn n'est en revanche pas de ceux qui, dans l'IS, disposent de liens de type familiaux avec des personnes influentes dans les institutions artistiques en place, à l'inverse par exemple de Ralph Rumney qui, au moment où il participe à l'IS, est depuis peu le nouvel époux de Pegeen Guggenheim, fille de la collectionneuse américaine Peggy Guggenheim et ancienne épouse du peintre Jean Hélion{799} ; ou de Maurice Wyckaert, qui pour sa part a été un temps le gendre de Maurice Lambillotte, lequel est directeur de la revue d'art Synthèses et est proche de l'homme d'État Paul-Henri Spaak{800} ; ou encore de l'artiste Renée Nele, amie de Jacqueline de Jong et proche du groupe Spur, qui n'est autre que la fille d'Arnold Bode, le fondateur de la Documenta de Kassel. Il n'en reste pas moins que c'est Jorn qui assure la présence du mouvement dans les espaces artistiques de plusieurs pays du fait principalement de sa notoriété artistique grandissante. Il dispose en effet, à la fin des années 1950, d'une capacité à attirer à lui des artistes inscrits dans plusieurs espaces nationaux (favorisant la présence et la visibilité du mouvement dans ceux-ci), à les mobiliser dans un projet collectif et à mobiliser pour eux des intermédiaires influents (collectionneurs, conservateurs de musée, critiques d'art, etc.).
Jorn devient en effet, au tournant des années 1960, un vecteur privilégié d'internationalisation pour des peintres en début de carrière. Ainsi, après lui en septembre 1958, ce sont tour à tour l'Italien Pinot-Gallizio au printemps 1959, le groupe allemand Spur en novembre de la même année, le Belge Wyckaert puis le Hollandais Constant en 1960, qui sont exposés dans la galerie de Van de Loo (celle de Munich lancée en 1957 ou celle, ouverte peu de temps après, d'Essen). C'est aussi le marchand d'art allemand Otto Van de Loo qui achète et expose en 1962 le cycle complet (de huit peintures) intitulé La Gibigianna, réalisé par Pinot-Gallizio au début de l'année 1960, tandis que la présentation de ce cycle dans une brochure éditée en 1960 par la galerie Notizie (ouverte en 1957 à Turin par Luciano Pistoi) est préfacée par Willem Sandberg (lequel, à en croire un texte de Jorn, achète en outre des œuvres de Jorn lui-même, Pinot-Gallizio, Constant...{801}). De la même façon, bien que Jorn lui-même n'y ait lui-même jamais exposé, tout laisse à penser que c'est en partie au moins par son intermédiaire que Pinot-Gallizio accède à la galerie Drouin, une des plus prestigieuses galeries d'avant-garde parisiennes{802}. On peut par ailleurs citer une lettre que Debord envoie en juillet 1958 au peintre italien, dans laquelle apparaît aussi bien l'importance de Jorn dans ses premiers succès artistiques que leur incidence sur sa valeur marchande :
« Oui, il faut vendre à l'américain. C'est très bon (Asger l'a rencontré en Italie, et lui a parlé pour qu'il achète de la peinture industrielle). En général, il faut maintenant vendre assez cher [...]. C'est un fait capital d'être acheté pour le Carnegie Institute{803} deux mois après la première exposition de peinture industrielle{804} ! »
Les femmes dans l'IS « artistique »
Les rares femmes inscrites officiellement dans le groupe situationniste des premières années font souvent figures d'héritières des mondes de l'art. On retrouve ici les traits généraux qui caractérisent l'accès des femmes aux professions « supérieures », à la fois en ce qu'elles sont rares à devenir des membres officiels de l'IS et à y tenir un rôle d'animatrice (M. Bernstein et J. de Jong sont les seules à avoir été réellement actives dans l'animation de la vie du mouvement situationniste) ; mais aussi en ce qu'elles sont souvent issues de milieux sociaux plus élevés dans la hiérarchie sociale que leurs homologues situationnistes masculins{805} avec lesquels, de plus, elles sont souvent en couple{806}. Notons aussi que dans le cas de plusieurs femmes qui n'ont pas été officiellement situationnistes, mais qui les ont côtoyés, on retrouve une division sexuée du travail tout à fait traditionnelle dans les rapports qu'elles entretiennent avec leurs compagnons situationnistes. Elles y sont, en effet, souvent cantonnées à des tâches subalternes de secrétariat, ou à la création des conditions économiques de possibilité de l'investissement des hommes dans ces mondes qui n'offrent que peu de rétributions pécuniaires. Entre autres exemples, on sait que l'épouse du peintre italien Pinot-Gallizio fait office un temps de « secrétaire du Laboratoire expérimental d'Alba », que Michèle Bernstein, dont on a déjà dit qu'elle assure les revenus du couple (rôle qui sera tenu plus tard par Alice Becker-Ho, nouvelle compagne de Guy Debord), a tapé à la machine les numéros successifs de Potlatch, comme le fera plus tard la compagne du situationniste Raoul Vaneigem pour une bonne partie du manuscrit du livre de ce dernier, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations{807}.
S'il est certain que Debord n'a pas toute labilité dans l'IS des débuts pour définir ses orientations (et encore moins sur le choix de ses membres et les activités de ceux-ci), il apparaît évident que ce sont les positions de l'IL de 1954-1956 qui s'imposent rapidement comme son cœur théorico-programmatique. Dès le Congrès d'Alba en 1956, l'IL (par la voie de son délégué, Gil J Wolman) parvient, en l'absence de Dotremont qui y était aussi invité par Jorn, à faire ratifier quelques bases programmatiques au nouveau mouvement en voie de construction, en tant que résolution finale du congrès{808}. Ainsi, alors que Jorn affirme dans son intervention que le « but précis et direct » du mouvement en formation est la constitution d'un Institut d'expériences et de théorisations artistiques sur le modèle des Instituts scientifiques, la résolution finale ne fait pas état d'une telle proposition{809}. Le conflit qui survient entre Jorn et Debord à l'occasion de l'organisation de la Première exposition de psychogéographie à la galerie bruxelloise Taptoe en 1956, au-delà de ses raisons anecdotiques (il serait question de malentendus et de rendez-vous ratés à la gare), indique sans doute que la lutte pour le leadership théorique et programmatique sur le rassemblement en formation n'est certes pas encore réglée. Mais avec l'accord signé le 2 avril 1957, par Bernstein, Debord et Jorn, qui met fin à cette « affaire de Bruxelles », tout se passe alors comme si Debord avait désormais obtenu de Jorn qu'il lui laisse la voie libre pour définir les objectifs du mouvement.
Debord a en tout cas parfaitement conscience de la prééminence des thèses de l'IL dans la définition théorique du mouvement situationniste en formation, et il s'en réjouit{810}. Cette prééminence passe, au moment de la fondation de l'IS, par l'adoption de son Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale – présenté dans un premier temps comme un simple document de travail en vue de la conférence de Cosio d'Arroscia de juillet 1957 – comme plate-forme programmatique de l'« Internationale situationniste ». D'ailleurs, Debord n'aura de cesse par la suite de préciser que ce texte ne doit pas être considéré comme son œuvre personnelle mais comme celle de l'IS{811}. Ceci montre, si besoin est, que la « disparition de l'auteur » qu'implique la pratique de l'anonymat peut tout aussi bien relever d'une opposition de principe à la pratique de l'appropriation individuelle des idées que d'un moyen pour convertir une analyse individuelle en une prise de position collective. Ainsi, contrairement au Rapport sur la construction des situations, l'ouvrage Pour la forme, compilation d'écrits d'Asger Jorn publié par l'IS en 1958 et tiré à 750 exemplaires, demeure l'expression individuelle du peintre danois. Plus encore, ces écrits sont comme tenus à distance de l'IS, en étant renvoyés au passé d'un MIBI encore trop attaché à Cobra. C'est le rôle notamment de l'avertissement qui ouvre le livre. Attribué à Jorn, cet avertissement fait en tout cas le jeu de Debord pour qui il s'agit d'éviter la confusion entre les perspectives exposées par Jorn dans la seconde moitié des années 1950 et la définition théorico-programmatique du mouvement situationniste. C'est dans la même optique que Debord, en juillet 1958, presse Jorn de terminer ce livre : il lui explique que si le retard devenait trop important, Pour la forme pourrait « paraître anachronique puisqu'il est le résumé de l'expérience du Bauhaus imaginiste{812} ».
Pour imposer sa ligne dans le nouveau mouvement, Debord dispose en outre d'un outil capital : la revue Internationale situationniste. La prise sur celle-ci apparaît d'ailleurs comme l'aboutissement de luttes internes. Lors de la conférence de Cosio d'Arroscia à l'été 1957, les situationnistes décident dans un premier temps de garder la publication du MIBI, Eristica, et d'adjoindre à la rédaction de cette revue Debord, en collaboration avec Simondo. Mais suite à un retard dans l'arrivée des articles et à un premier conflit théorique qui se solde par l'exclusion de Piero Simondo et ses amis (à l'exception de Pinot-Gallizio{813}), cette publication est finalement abandonnée. Le plan rédactionnel et éditorial de l'IS est alors modifié au profit du lancement d'Internationale situationniste (ci-après IS) qui est publiée à Paris à partir de juin 1958 et dont Debord est désormais le seul directeur (auquel est joint néanmoins un comité de rédaction évoluant d'un numéro à l'autre). Responsable de la revue, Debord s'attache dès lors à garder la main sur sa ligne. Ainsi, le 16 juin 1958, il écrit au situationniste belge Walter Korun (alias Piet de Groof) une lettre à propos d'un article de ce dernier sur les rapports entretenus entre l'art et l'économie marchande. En prenant soin de procéder avec tact, Debord refuse cet article destiné au premier numéro d'IS dont il rappelle qu'il est chargé de la « cohérence idéologique{814} ».
Au-delà de la mise en scène de la dimension collective des idées situationnistes (la revue publie un grand nombre d'articles anonymes, censés donc être l'émanation du collectif situationniste), de nombreux indices (style rédactionnel, références mobilisées, etc.) laissent à penser que la plupart des articles non signés (ceux de la rubrique « Notes éditoriales » comme ceux de la rubrique « Nouvelles de l'Internationale ») sont, dans les premières années du mouvement, rédigés par le seul Debord – qui est d'ailleurs le seul à maîtriser parfaitement le français dans le groupe de cette époque (avec Michèle Bernstein). Ceci n'exclut pas forcément la tenue de discussions collectives avec Jorn ou d'autres, qui interviendraient dans la validation au préalable de telle ou telle prise de position. Il faut pour autant prendre acte de la continuité très forte du propos de ces articles anonymes d'IS avec les idées développées auparavant par Debord (c'est par exemple la critique debordienne du surréalisme qui s'étend sur les pages de ces numéros successifs et non la critique jornienne du caractère par trop « littéraire » du surréalisme) et avec son langage (« situation construite », « dérive », « psychogéographie », « réaliser le jeu avec une gravité extrême », etc.).
En tant que directeur, Debord parvient ainsi à imposer ses prises de position dans le cœur programmatique, théorique et langagier de la revue IS. Encore faut-il que ce bulletin soit effectivement reconnu comme la tribune du mouvement. De 1957 à août 1960, date de lancement en Allemagne de la revue Spur (revue de la section allemande fondée par le groupe du même nom), il est de fait le seul périodique du groupe. De son côté, Jorn lance une collection intitulée « la Bibliothèque d'Alexandrie », pour des livres édités par l'Institut Scandinave de vandalisme comparé (qu'il a lui-même fondé). Dans l'esprit des monographies du mouvement Cobra, il s'agit d'une série de plaquettes consacrées à la présentation d'un artiste de l'IS ou d'une œuvre d'un de ses membres{815}. Le projet d'un lieu consacré à l'expérimentation artistique refait aussi surface avec la fondation d'un « Bauhaus situationniste » en 1961 dans une ferme acquise par Jorn, et occupée par son frère Jörgen Nash. De manière générale, les peintres du mouvement auront donc réussi à se créer quelques espaces d'expression propres au sein du mouvement (en Scandinavie, en Allemagne...). Ceci dit, la revue dirigée par Debord est effectivement considérée, à en juger en tout cas par son sous-titre, comme le « bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste{816} ». En contrôlant celle-ci, il exerce de facto un leadership difficilement contestable sur le mouvement – et sur le récit officiel de ses activités. D'ailleurs, lorsque plusieurs situationnistes s'opposent à lui en 1962, les contestataires ne peuvent que proclamer la fondation d'une « Seconde Internationale situationniste », ce qui dit bien que la « Première » ne saurait être reprise à Debord.
Être le principal théoricien du mouvement implique en retour un travail pratique en faveur de ses amis plasticiens. Debord apporte en l'occurrence un soutien important en termes de correction et de publication des écrits théoriques de Jorn en français, comme Pour la forme (publié par l'IS en 1958) et Critique de la politique économique (publié par l'IS en 1960). De même, reproduisant une pratique caractéristique des échanges entre peintres et écrivains, il rédige plusieurs préfaces pour ses compagnons situationnistes : celle pour la publication d'extraits de Pour la forme dans la revue néerlandaise du Stedelijk Museum d'Amsterdam (Museumjournaal, série 4, no 4, octobre 1958) ; celle pour un livre projeté en 1958 par l'anglais Ralph Rumney (mais qui restera inédite) ; celle pour la monographie de la « Bibliothèque d'Alexandrie » consacrée à Constant (et qui a servi finalement, sous une forme raccourcie, à la présentation d'une exposition de maquettes de cet artiste hollandais dans la galerie Van de Loo à Essen).
En résumé, l'IS des premières années, groupe composé principalement de peintres issus de plusieurs pays européens, est principalement dirigée par Guy Debord. Or, comme à l'époque de l'IL, il s'agit pour lui de produire des effets de rupture avec le monde de l'art. Aussi Debord soulève-t-il régulièrement ce qu'il appelle la menace de « confusion » avec le monde artistique. De son point de vue, le risque est notamment que des marchands d'art, artistes et autres critiques d'art extérieurs à l'IS ne détournent celle-ci à leur propre profit{817}. Compte tenu du succès croissant d'Asger Jorn, Debord craint aussi que l'on ne perçoive dans l'IS que « le mouvement d'Asger Jorn » et que l'on perde de vue « l'expression d'ensemble, l'expérience commune du mouvement »{818}. Attaché à mettre en scène une démarcation la plus franche possible avec le monde de la peinture, Debord trouve un allié momentané (et un encouragement dans cette voie) en la personne de Constant. Dans l'IS du tournant des années 1960, cet ancien animateur de Cobra fait figure de principal opposant aux peintres (et plus particulièrement à Jorn), au nom d'une activité dirigée en premier lieu vers l'expérimentation d'un « urbanisme unitaire ». D'une certaine manière, il occupe dans l'IS la position qui était celle de Pierre Naville dans le mouvement surréaliste des années 1920 (Naville s'y opposait à toute peinture surréaliste et valorisait à l'inverse l'usage du cinéma{819}).
Constant Anton Nieuwenhuis, dit Constant, né le 21 juillet 1920, est issu d'un milieu bourgeois et catholique. Après avoir suivi les cours d'une école d'art industriel (1938) – en guise de compromis avec son père qui refusait de le voir se diriger vers une carrière artistique –, il s'inscrit à l'Académie des Beaux-arts d'Amsterdam (de 1939 à 1941), puis acquiert de manière autodidacte une culture philosophique durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'il est contraint de se cacher pour ne pas être envoyé en Allemagne{820}. En 1948, après avoir rencontré Asger Jorn lors d'un voyage en France, il fonde le Groupe expérimental hollandais et en rédige le manifeste{821}. Ce groupe, composé notamment de Karel Appel et Corneille (rencontrés aux Beaux-arts), s'intègre dans Cobra. Après la dissolution de ce mouvement, Constant (dont l'épouse l'a quitté entre-temps pour s'installer avec Asger Jorn) doit se relancer artistiquement. Il rejoint alors quelque temps, avec l'anglais Stephen Gilbert (ex-Cobra, habitant à Paris), un regroupement de peintres abstraits parisiens appuyés par le critique d'art Roger Van Gindertaël. Petit à petit, il privilégie néanmoins la perspective d'une synthèse entre l'architecture et les arts plastiques, ce qui le conduit à travailler sur des « constructions spatiales ». Artiste et théoricien d'inspiration clairement marxiste{822}, en quête d'un « art unitaire » qui introduirait « la poésie dans la vie quotidienne des masses » et serait résolument « au service de l'humanité », il promeut à cette époque un « colorisme spatial » renvoyant dos à dos la réduction, en architecture, de la peinture à une simple décoration (« La couleur réclame sa place dans une architecture qui est basée sur les besoins de l'homme »), et « l'individualisme pictural »{823}.
Compte tenu de son intérêt pour les constructions spatiales et dynamiques utilisant des matériaux modernes, Constant envisage un temps une collaboration avec Nicolas Schöffer (qui se fera connaître plus tard comme fondateur de l'art cybernétique). Celui-ci, à travers son Spatiodynamisme, qu'il définit en juin 1954 comme « intégration constructive et dynamique de l'espace dans l'œuvre plastique{824} », développe des perspectives artistiques analogues. La discussion entre Schöffer, Constant (en compagnie de son ami Stephen Gilbert) et des membres du groupe « Espace »{825} dure plusieurs années, autour notamment des termes d'un manifeste commun, intitulé Néovision, qui se donne pour but d'accompagner « l'homme d'aujourd'hui » dans sa « conquête de l'espace, de l'infiniment petit à l'infiniment grand avec les moyens dynamiques toujours accrus{826} ». En 1956, une exposition du mouvement Néovision doit même avoir lieu au Stedelijk Museum d'Amsterdam, mais elle est finalement annulée en raison des difficultés générées par le transport des travaux de Paris à Amsterdam. La collaboration reste ainsi peu aboutie (pas d'exposition de groupe, pas de revue), peut-être aussi parce que Constant ne cache pas son refus d'une partie du manifeste de Schöffer. Il rejette notamment l'expression « chant des machines », car celle-ci impliquerait une attitude « mystique » de « glorification » vis-à-vis de la machine (alors qu'il s'agit pour lui d'affirmer simplement que « par la production mécanique la beauté est à la portée de la société entière{827} »). Alors qu'il s'éloigne de Schöffer, Constant est invité au Congrès d'Alba organisé par Jorn, lors duquel il donne lecture d'un texte sur les rapports entre l'art et l'architecture{828}.
Les prises de position de Constant sur la promotion de la couleur dans l'architecture et le nécessaire dépassement du cadre restreint du tableau résonnent avec celles de Jorn{829}. Les deux s'opposent à la simple « décoration » d'une architecture réalisée en dehors de la collaboration de l'artiste. On retrouve aussi chez eux un discours commun sur la nécessité d'élargir le programme fonctionnaliste par la prise en compte des « fonctions psychiques et émotionnelles » de l'habitat{830}. Pour autant, le fait de privilégier les constructions architecturales fonctionne chez Constant comme une prise de distance à l'égard de Jorn et à la peinture de l'époque Cobra. Au-delà des oppositions « objectif » vs « subjectif », et « collectif » vs « individuel », que chacun des deux protagonistes mobilise volontiers dans le débat qui les oppose à partir des années 1953-1954, c'est autour de ce qui est susceptible de relever d'un emploi artistique de l'architecture que se situe leur principale divergence de vue. Pour Jorn, les céramiques et les peintures murales réalisées à l'époque de Cobra{831} sont déjà une forme d'expérimentation dans la voie d'une architecture révolutionnaire, en regard des résultats du fonctionnalisme{832}. À l'inverse, Constant pense qu'on ne peut « combattre l'architecture fonctionnaliste sans la confronter avec une conception de même ordre{833} ». C'est d'ailleurs ici la principale idée de son intervention au Congrès d'Alba en 1956. Constant y affirme en effet qu'il est désormais possible pour les artistes et architectes, grâce à l'évolution des matériaux employables dans l'architecture, de ne plus limiter l'expression plastique à la surface de la forme architecturale. Autrement dit, il est de son point de vue possible et nécessaire d'« entrer dans le squelette ».
Cette divergence reflète elle-même deux parcours artistiques différents depuis la fin de Cobra. Contrairement à Jorn et à la plupart de ses premiers compagnons de l'époque Cobra, Constant abandonne dans les années 1950 la peinture sur chevalet{834}. À la faveur peut-être de sa formation initiale, l'essentiel de ses réalisations de ces années-là tient en de petites constructions spatiales et maquettes, privilégiant des matériaux tels que l'acier, le plastique et le verre (vs les céramiques de Jorn). Dans le même temps, il se confronte directement aux architectes, et parfois même collabore avec eux : il est introduit par l'architecte hollandais Aldo Van Eyck – avec lequel il a réalisé en novembre 1952 une exposition intitulée Mens en huis (« Homme et habitat ») au Stedelijk Museum – dans les réunions du groupe De 8, la branche hollandaise des CIAM (Congrès internationaux d'architecture moderne), écrit régulièrement dans leur revue Forum, collabore avec l'architecte Gerrit Rietveld dans le cadre d'un projet d'appartement, intègre la Liga Nieuw Beelden (« ligue de la nouvelle représentation »), fondée en 1954 par l'architecte Charles Karsten pour favoriser les liens entre artistes et architectes. Constant peut donc avoir le sentiment d'avoir franchi le pas d'une intervention concrète dans la construction architecturale. Manifestement, il constitue une telle intervention comme une marque de distinction vis-à-vis de Cobra (dont plusieurs membres ont déjà acquis à la fin des années 1950 une certaine notoriété dans la peinture, comme Karel Appel).
Bien qu'ayant participé au Congrès d'Alba, Constant reste un temps à l'extérieur du nouveau mouvement en voie de formation. Debord parvient néanmoins à l'y attirer, en manifestant à plusieurs reprises son accord avec sa critique de la peinture et des arts traditionnels. Par exemple, en réponse à une lettre de Constant qui devait sans doute le mettre en garde contre la tentative de certains de faire de l'IS un nouveau Cobra, Debord dit avoir conscience du fait que « la niaiserie du commerce artistique pseudo-expérimental n'est pas sans influencer tel ou tel de nos amis actuels » ; avant de lui assurer qu'il s'y oppose résolument et avec quelques succès{835}. En septembre 1958, Constant lui transmet cette fois un texte qui s'en prend explicitement aux idées de Jorn (texte qui sera publié en décembre 1958 dans IS, en guise d'intervention dans un débat intitulé « Sur nos moyens et nos perspectives »). Constant y affirme que les « procédés artisanaux y compris la peinture » sont condamnés{836}. Considérant que « le travail machiniste et la production en série offrent des possibilités de création inédites », il en conclut que seuls « ceux qui sauront mettre ces possibilités au service d'une imagination audacieuse seront les créateurs de demain ». Debord, afin de désamorcer l'opposition entre les deux anciens animateurs de Cobra, écrit une réponse – qui sera publiée comme réponse collective de l'IS dans « Sur nos moyens et nos perspectives » – et qui dit en substance : « Nous sommes apparemment tous d'accord sur le rôle positif de l'industrie{837}. » Dans une nouvelle lettre envoyée dans la foulée et qui deviendra la troisième et dernière intervention de « Sur nos moyens et nos perspectives », Constant insiste sur le fait qu'il faut immédiatement abandonner « les arts traditionnels tels que la peinture et la littérature, usés à fond » et « liés à une attitude mystique et individualiste », au profit de l'invention « de nouvelles techniques dans tous les domaines, visuels, oraux, psychologiques, pour les unir plus tard dans l'activité complexe qui engendrera l'urbanisme unitaire »{838}. Selon Constant, « nous ne pouvons plus être tolérables » (il veut dire « tolérants »), on ne doit plus utiliser « les expressions picturales ou littéraires », même pour les dévaloriser, car cela est « compromettant ». Debord se dit en retour en accord complet avec ce texte{839}, et le fait savoir autour de lui{840}. Constant devient ainsi un membre à part entière de l'IS et y fait adhérer plusieurs architectes hollandais. S'instaure alors une complicité entre lui et Debord (qui dure de 1958 à 1960 environ). On peut en juger par exemple par leur rédaction commune, en décembre 1958, d'une Déclaration d'Amsterdam. Debord se présente même à plusieurs reprises, dans les lettres qu'il envoie à Constant, comme son allié dans une opposition à ce qu'il appelle l'« aile droite » de l'IS. Mais il protège aussi Jorn de ses attaques successives, au détriment d'autres peintres du groupe comme ceux qui composent le « ridicule groupe Spur » (pour citer une lettre de Debord{841}). Il tente en effet à plusieurs reprises de déminer les critiques de Constant à destination du peintre danois, en assurant par exemple de l'accord de ce dernier sur la ligne défendue, ou encore en insistant sur le caractère irréprochable de l'attitude de Jorn dans le milieu artistique{842}.
Le rapport de Debord aux peintres du mouvement est certainement affecté par la présence de Constant dans le groupe. Il est en tout cas médié par les débats internes à l'IS. Debord s'efforce à cette époque de gérer la tension entre la nécessaire exposition du mouvement dans le champ artistique d'une part et d'autre part la non moins nécessaire démarcation vis-à-vis des milieux artistiques jugés conventionnels. À travers plusieurs stratégies discursives et pratiques, il s'agit de permettre à l'IS d'« être là » sans « en être ».
Afin de maintenir une image de radicalité au moment où il s'associe avec un groupe de peintres, Debord recourt abondamment à un langage puisé dans le vocabulaire politico-militaire. Il est ainsi très souvent question de « tactique », de « nous emparer de » (au prix d'un « pas en arrière »), de « moyens », de « fins » et de « résultats », d'« aile droite » et d'« aile gauche », de « front », d'« assaut », etc. On sait qu'à des périodes ultérieures de sa vie, il fera la promotion des écrits de Clausewitz (en 1972, il conseillera par exemple à Gérard Lebovici, patron des éditions Champ libre, de rééditer ceux-ci{843}) et s'intéressera plus largement aux écrits de tactique et de stratégie militaire{844}. Nul besoin cependant d'invoquer une influence de telles lectures pour comprendre son adoption d'une posture de stratège. Les métaphores politiques et militaires (à commencer par le terme d'« avant-garde » lui-même) sont en effet, depuis le tournant du XXe siècle et le lancement du futurisme par Marinetti, inscrites au cœur des rhétoriques et pratiques d'auto-légitimation des groupes d'écrivains et artistes se revendiquant de la rupture avec les conventions artistiques en place. Aussi Breton était-il lui-même décrit dans L'Histoire du surréalisme de Nadeau comme un « excellent tacticien » qui avait par exemple réussi, en prenant la direction de La Révolution surréaliste (à partir de son numéro 4), à abattre aussi bien l'aile droite du mouvement, les « littérateurs », que son aile gauche, les « agitateurs »{845}.
Debord présente ainsi l'inscription de l'IS dans les arts comme un compromis tactique consistant à utiliser tous les moyens, « même artistiques{846} », pour réaliser un programme « révolutionnaire » dans la culture. En mai 1957, à ceux de ses compagnons qui « s'inquiètent [...] d'une prédominance numérique soudaine des peintres [dans le mouvement], dont ils jugent la production forcément insignifiante, et les attaches avec le commerce artistique indissolubles », il explique qu'il faut « courir le risque d'une régression ; mais tendre à dépasser au plus tôt les contradictions de la phase présente en approfondissant une théorie d'ensemble, et en parvenant à des expériences dont les résultats soient indiscutables »{847}. Par l'utilisation « des fragments arriérés de l'esthétique moderne » et du « cadre actuel du commerce intellectuel », il s'agirait d'obtenir des moyens « économiques » et « constructifs » nouveaux, nécessaires à la réalisation d'un programme radical et novateur. L'enjeu serait aussi de favoriser la conversion en « situationnistes » de « spécialistes de techniques très diverses », et de permettre « la constitution d'un groupement international plus avancé ». Ce discours n'est tenable comme expression d'une authentique radicalité que par l'affichage d'une conscience des risques et dangers du « pas en arrière » ainsi réalisé. Aussi Debord ne cache-t-il pas que « toute utilisation du cadre actuel du commerce intellectuel rend du terrain au confusionnisme idéologique, et cela jusque parmi nous », avant d'ajouter : « nous ne pouvons rien faire sans tenir compte au départ de ce cadre momentané. »
Si la présence de peintres dans le groupe est ainsi justifiée, le rapport du mouvement à cet art est maintenu dans des limites strictes. Quand André Breton évoquait en 1925 une « peinture surréaliste » située « au-delà » de la peinture, Debord refuse pour sa part l'appellation de « peinture situationniste », en ce sens qu'il refuse de promouvoir un quelconque style de peinture et de conférer une valeur à une peinture en elle-même (comme à un livre de poèmes, précise-t-il{848}). Il entrevoit en revanche un usage de la peinture en tant que « technique », dans le cadre des expérimentations du mouvement : « Aucune peinture n'est défendable du point de vue situationniste. [...] Disons tout au plus d'une peinture donnée qu'elle est applicable à telle construction{849}. » Debord prévient dans cette optique contre la « poursuite d'œuvres fragmentaires assorties de simples proclamations sur un prétendu nouveau stade{850} ». Autrement dit, il met en garde contre « l'emploi abusif » du terme « expérimental », pointant du doigt le fait que celui-ci ne serve souvent qu'à « justifier une action artistique dans une structure actuelle, c'est-à-dire trouvée auparavant par d'autres »{851}. Debord se veut donc partisan d'un déplacement immédiat, effectif, concret, du cœur d'activité des peintres inscrits dans l'IS, de la peinture vers les questions d'ambiance et de comportement et vers l'emploi de techniques modernes en architecture ou dans le cinéma{852}.
Ce refus des arts dits traditionnels et individuels trouve une première application concrète dans l'absence presque totale de reproductions de tableaux (comme de poèmes) dans les pages d'IS {853}. Les illustrations de la revue consistent pour l'essentiel, dès les premiers numéros, en photographies de filles en bikini, photographies de membres de l'IS (individuelles ou de groupe), détournements de comics{854}, reproductions de plans de labyrinthe, cartes géographiques, plans d'abris antiatomiques... Il trouve une seconde application concrète dans le refus affiché de la part de Guy Debord de donner l'impression de se sacrifier lui-même à l'exercice de la « critique d'art ». Ainsi, de la même façon que ses films Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) et Critique de la séparation (1961) se veulent des films qui se démentent eux-mêmes, par la recherche d'une rupture « irritante » et « déconcertante » avec « l'habitude du spectacle »{855}, sa préface Constant et la voie de l'urbanisme unitaire, rédigée en 1959 et destinée à la présentation des maquettes d'urbanisme du situationniste hollandais, se veut avant tout une charge contre la critique d'art : « il nous faut nous étonner des pratiques les plus usuelles, explique-t-il, et voir comment elles concourent à former le sens général d'une façon de vivre établie. Ainsi, par exemple, ce que l'on appelle critique d'art{856}. » Pour Debord, rompre avec l'art dans sa définition traditionnelle suppose une rupture avec les pratiques de ces « juges ou [...] avocats aux tribunaux comiques du goût contemporain ». Refusant « tout l'arsenal des moyens de la critique d'art du prétendu modernisme », son exposé se présente sans enthousiasme, sans lyrisme, sans culte de la personnalité, comme s'il s'agissait simplement de rappeler, à partir de ce qu'en dit le créateur lui-même, le sens de son travail sur maquettes par rapport à la perspective d'un urbanisme unitaire.
De son côté, Jorn poursuit une carrière de peintre somme toute assez conventionnelle (comme tous les peintres de l'IS d'ailleurs) : parallèlement à sa participation au mouvement situationniste, il réalise plusieurs expositions de peintures qui l'associent à Cobra et au vaste courant de l'abstraction dite « lyrique » ou « informelle ». Il tend néanmoins à dissocier et compartimenter ses activités, entre celles proprement situationnistes (participation aux conférences, publication de réflexions théoriques, organisations d'expositions pour le compte du mouvement, apport financier, etc.) et celles plus personnelles, menées à l'extérieur du mouvement. Ainsi, pour l'essentiel, ses expositions ne présentent aucun rapport avec le mouvement situationniste et ne sont pas même évoquées dans la revue IS. À défaut de pouvoir convertir Jorn au point de lui faire abandonner sa carrière de peintre, Debord encourage cette dissociation. Évoquant dans une lettre adressée à Constant les « risques » et « obligations négatives » de l'action situationniste actuelle, il écrit :
« Jorn lui-même est très discret, dans les galeries, sur ses rapports avec l'IS, car il sait que nous ne cherchons pas cette sorte de publicité – que nous ne pouvons pas d'ailleurs, entièrement rejeter, puisque c'est un des aspects de notre actuelle position trouble, et mélangée de passé et d'ambitions inédites{857}. »
C'est dire que, quand bien même l'IS s'inscrit volontiers, à ses débuts, dans le monde des galeries d'art (voir supra), l'association du label « situationniste » à un acte artistique est soumise à certaines conditions qu'il importe ici de dégager.
Le travail sur maquette réalisé par Constant à la fin des années 1950, et présenté en tant que prévision d'une ville utopique appelée « New Babylon », constitue, aux yeux de Debord, une des expériences phares du mouvement situationniste. Aussi trouve-t-il assez facilement sa place dans IS (du moins avant la démission de Constant). Dans l'esprit de Debord, il s'agit d'« objets-projets » avec ces maquettes « destinées à l'urbanisme unitaire », c'est-à-dire d'objets qui, par opposition aux « objets-marchandises », n'ont pas pour fonction d'être simplement regardés : ils doivent leur valeur au projet de vie qu'ils suscitent, appellent, voire anticipent avec les moyens disponibles actuellement{858}. Des expositions de « peinture » ont pu aussi être revendiquées comme expérimentations tournées vers des perspectives « situationnistes ». C'est notamment le cas des expositions de « peinture industrielle » réalisées par Pinot-Gallizio et son fils Giors Melanotte{859}. Par l'emploi de machines, Pinot-Gallizio est en mesure de produire de la peinture en rouleaux et donc d'en recouvrir des pièces entières. Ces expositions valent ainsi en tant qu'essais de « construction d'une ambiance{860} ». En outre, en tant que production automatisée d'une grande quantité de peinture, ce travail permettrait d'entraîner, par un phénomène d'inflation, la dévaluation du prix et la perte d'aura de la peinture. Au-delà d'une simple négation dite « néo-dadaïste » de l'art, cela aurait donc pour effet d'accélérer le passage des anciennes disciplines artistiques à une activité créatrice supérieure, situationniste{861}.
L'emploi de la peinture peut aussi s'inscrire dans l'IS lorsqu'il fait référence à la technique du détournement. Dès l'époque de Cobra, Jorn envisageait la création d'une « section d'amélioration des anciennes toiles{862} ». À son allié du moment au sein du groupe nordique (Constant), il expliquait alors : « ce que je propose est de peindre de notre façon sur des images [c'est-à-dire d'anciennes toiles d'autres peintres] pour garder leur actualité, et les aider à ne pas tomber dans l'oubli{863}. » La série des Modifications de Jorn exposées en 1959 à la galerie Rive Gauche est l'aboutissement de ce vieux projet. Elle consiste à peindre par-dessus de vieux tableaux pompiers, en laissant apparaître des traces du tableau d'origine. Elle exprime ainsi un jeu sur la valeur de l'héritage détourné. Guy Debord, qui dès l'époque de l'IL développe une réflexion sur le détournement et fait la promotion de sa systématisation dans les arts, intègre ce travail de Jorn dans la perspective situationniste : quand bien même elle paraît éloignée des questions d'urbanisme unitaire et de psychogéographie, l'exposition à Rive Gauche est, une fois n'est pas coutume, présentée brièvement comme illustration des thèses situationnistes sur le détournement, c'est-à-dire de ce procédé visant à nier « la valeur de l'organisation antérieure de l'expression », au nom de la « recherche d'une construction plus vaste » et d'un « niveau de référence supérieur »{864}. Notons que c'est même l'emploi de cette technique qui s'impose petit à petit comme la signature du mouvement situationniste dans les arts : « [...] la signature du mouvement, la trace de sa présence et de sa contestation dans la réalité culturelle d'aujourd'hui, puisque nous ne pouvons en aucun cas représenter un style commun, quel qu'il soit, c'est d'abord l'emploi du détournement{865}. »
Ceci dit, le seul rapport possible entre une réalisation artistique et la théorie situationniste du détournement ne suffit pas toujours à garantir la labellisation situationniste des différentes réalisations dans les disciplines artistiques traditionnelles (art, littérature). Ainsi lorsque Michèle Bernstein publie un premier roman Tous les chevaux du roi en 1960 aux éditions Buchet-Chastel, détournement – au sens ici de pastiche – du style littéraire de Françoise Sagan, qui manifeste une intention d'accélérer la banalisation des styles à la mode par le grossissement caricatural de ses ficelles (de la même façon, Bernstein publie en 1961 toujours chez le même éditeur, un pastiche du « nouveau roman »), il n'est fait mention de celui-ci dans aucun texte du mouvement. Les situationnistes n'ont pas même cherché à profiter du passage de Michèle Bernstein dans quelques médias suite à la parution de ce livre (dans l'émission Lecture pour tous de Pierre Dumayet, relaté ensuite dans France-Observateur du 29 septembre 1960 dans un article intitulé « Entretien avec un méchant voyou{866} »).
Entrent en compte dans la labellisation situationniste, en définitive, outre le type de réalisation en question, les rapports de force momentanés entre membres du groupe (Jorn doit être protégé, Constant doit être canalisé, etc.) ainsi que l'ensemble des éléments de mise en scène qui font le caractère plus ou moins choquant ou apaisé de la réalisation et de son exposition au public, et qui déterminent son apparence plus ou moins forte de compromission. On en trouve l'illustration dans les évolutions de l'appréciation par Debord (et donc l'IS) du travail de Pinot-Gallizio. Quand bien même la peinture industrielle entre dans le cadre théorico-programmatique défini par Debord, celui-ci s'inquiète du fait que son exposition dans des galeries d'art pourrait faire primer l'allure de plaisanterie sur l'effet de rupture. Debord avertit à ce propos Pinot-Gallizio qu'il lui faudra éviter de se prêter trop au « rôle ridicule » dans lequel Drouin aimerait l'enfermer, celui d'un « nouveau Dali, ou [d']un para-Mathieu »{867}. En vain, comme en témoignent les quelques photos du vernissage{868} ou encore les chroniques de cette exposition publiées dans la revue Cimaise{869}. À Constant, Debord écrit donc que l'exposition « ne représentait en rien le mouvement » et était une « bouffonnerie réactionnaire »{870}. Le compte-rendu de l'exposition chez Drouin publié dans le premier (et unique) numéro de la nouvelle série de Potlatch (à usage interne au mouvement) parle plus diplomatiquement de « mauvaise présentation{871} ». À l'inverse, l'exposition des Modifications de Jorn à la galerie Rive Gauche est sans doute d'autant plus appréciée par Debord (et défendue par l'IS comme expression de ses thèses), qu'elle est apparue aux yeux de ce dernier comme ayant causé « un sérieux choc{872} ». À ce titre, il se satisfait de la réaction de José Pierre dans son compte-rendu pour France-Observateur, qui place l'exposition de Jorn à la suite des transgressions de Duchamp{873}.
Dans ces conditions, l'IS ne parviendra d'ailleurs jamais à organiser une grande manifestation du mouvement. Les situationnistes l'envisagent pourtant à plusieurs reprises avec le projet de construire un labyrinthe. Mais, soit ils ne parviennent pas à obtenir les autorisations et à réunir les fonds nécessaires à la réalisation d'un tel projet qui se veut volontiers grandiose, comme c'est le cas semble-t-il en 1958 lorsqu'ils envisagent de réaliser, en marge de l'Exposition universelle, un labyrinthe dans le vieux parc de Bruxelles{874}, soit ils préfèrent eux-mêmes l'abandonner par crainte que la manifestation prévue ne devienne qu'une exposition artistique conventionnelle. Le second cas de figure apparaît en 1960, avec l'annulation d'une manifestation situationniste prévue au Stedelijk Museum d'Amsterdam au mois de mai{875}. En effet, contraint de recourir à des sources de financement extérieures au musée et se heurtant à des exigences de sécurité, l'IS ne parvient pas à s'assurer le contrôle total sur la manifestation. Plusieurs mois auparavant, Debord avait par ailleurs mis en garde contre de supposées manœuvres de Sandberg, le directeur du musée. À Constant, il écrivait en effet :
« [...] nous ne ferons la manifestation d'Amsterdam qu'en toute liberté et selon nos plans, avec l'aide de Sandberg, mais contre ses idées. J'ai dit aussi que de la sorte nous avons pris le risque, d'un cœur léger, de rompre toute l'affaire d'Amsterdam si Sandberg s'affectait trop de cette attaque (à mon avis cela ne fera que clarifier les choses, et renforcer notre position){876}. »
Après l'annulation de la manifestation (remplacée par une exposition individuelle de Pinot-Gallizio), l'enjeu est alors pour Debord de tirer profit de cet échec en le présentant publiquement comme la preuve de l'intransigeance de l'IS et de la radicalité de sa démarche. Dans la revue situationniste, un article revient en effet sur le projet désormais abandonné, en présente le contenu envisagé et dénonce alors « l'attitude irresponsable » du musée{877}. Soulignant que la nature de l'entreprise « demandait [...] l'accumulation d'assez de procédés inédits pour parvenir à un saut dans un nouveau type de manifestation », l'article affirme qu'avancer dans les conditions posées par le musée « signifiait contresigner d'avance les falsifications de notre projet ».
On doit certes se garder de valider telle quelle cette présentation. D'ailleurs, un texte de Jorn longtemps resté inédit et titré Sur l'antisituation d'Amsterdam dédouane Sandberg et incrimine pour sa part les limites du plan d'exposition tel que Constant et ses compagnons hollandais l'avaient conçu, ainsi que le retard accumulé par eux dans la demande de financements{878}. L'affaire d'Amsterdam témoigne néanmoins du fait que la posture de radicalité adoptée par l'IS implique des conditions assez strictes d'acceptation d'une intervention dans le monde de l'art sous le label situationniste. Debord, particulièrement attaché à produire des effets de radicalité en mettant en scène une posture de désintéressement et d'intransigeance, apparaît attentif aux conditions suivantes : n'estampiller comme situationniste qu'une manifestation qui serait suffisamment stupéfiante et originale pour ne pas être perçue comme une simple exposition d'art, ou même « d'anti-art » dans une veine néo-dadaïste ; exclure toute confusion avec des rivaux de l'IS ; éviter de laisser enfermer un membre de l'IS dans un rôle ridicule d'artiste excentrique ; ne surtout pas paraître quémander une place dans l'art officiel. En pratique, cela aura pour conséquence que l'essentiel des projets en mesure d'être estampillés situationnistes, comme le Projet pour un labyrinthe éducatif rédigé par Debord en 1956, seront précisément ceux qui resteront à cet état de projet et n'auront de traduction qu'écrite (ou sous la forme de plans, de maquettes...).
De même qu'il s'occupe de baliser ce qui serait susceptible de s'inscrire dans le mouvement situationniste, Debord est attaché à défendre la prééminence de l'action commune par rapport aux activités personnelles des différents artistes membres de l'IS. Il lui faut empêcher que l'action collective situationniste soit reléguée au second plan derrière la réalisation de projets créatifs extérieurs (ce qui peut souvent être le cas dans les regroupements de peintres) ou entravée par divers empêchements (par un comportement « fantasque » par exemple{879}). C'est dans ce sens que Debord explique à Jorn dans sa lettre du 1er septembre 1957 qu'il faut, maintenant que l'IS est fondée, « avancer vite{880} ». C'est dans ce même sens qu'il lui répète encore dans une lettre du 24 septembre de la même année : « le principal danger pour nous, en ce moment, c'est le retard{881}. » L'accent mis par Debord sur la prééminence de l'action commune en regard des réalisations artistiques personnelles, et qui est en 1958 à l'origine de quelques critiques adressées à Jorn{882}, préside durant plusieurs années à une défense par lui de la discipline et de la cohérence du mouvement situationniste. Avec la fondation de l'IS en 1957, il faut selon Debord en finir avec la tactique de la « porte ouverte ». Dans son Rapport sur la construction des situations, Debord affirme ainsi la nécessité pour le nouveau mouvement d'« exiger un accord complet des personnes et des groupes qui participent à cette action unie », avant d'ajouter : « Nous devons définir collectivement notre programme et le réaliser de manière disciplinée{883}. » En résumé, il s'agit pour Debord de rompre avec le modèle des regroupements lâches, aux frontières floues, autorisant des croisements de collaboration sur le modèle du réseau.
Dans cette optique, l'extension internationale du mouvement menace d'introduire des décalages entre ses membres issus de contextes nationaux différents. Debord manifeste à plusieurs reprises sa crainte qu'elle ne vienne renforcer la confusion entre l'IS et les différents courants d'avant-garde dans la peinture (le mouvement Phases, les peintres ex-Cobra, les courants du Tachisme, de l'Informel, etc.). En 1959, Debord met en garde par exemple les membres de Spur « contre l'importation dans leur pays de nouveautés factices déjà usées ailleurs{884} ». De même, un article anonyme de la revue IS défend la bonne compréhension et la reconnaissance par tous les situationnistes de la tâche spécifique du mouvement (à savoir « un saut qualitatif dans le développement de la culture et de la vie quotidienne ») par opposition aux « attitudes périmées [que l'IS] rejette définitivement ou qu'elle ne peut conserver qu'en tant que résidus tactiques provisoires ». Il argue que sans cette « lucidité théorique », « les vieilleries artistiques l'emporteraient forcément dans l'IS et aucune sévérité morale ou organisationnelle ne pourrait retarder leur triomphe{885} ».
Il s'agit alors d'en passer par un certain enseignement (plus tard, cet enseignement sera en principe rejeté, mais parce que la bonne compréhension des bases théoriques de l'IS, ainsi que la capacité de production théorique à partir de ces bases, sera désormais tenue pour une condition préalable d'entrée dans le groupe). La bonne compréhension de la théorie situationniste est d'ailleurs en partie l'objectif assigné par Debord à la troisième conférence de l'IS, qui doit entériner l'entrée de Spur dans le mouvement situationniste{886}. C'est aussi lors de cette conférence que Debord et Constant proposent d'adopter leur Déclaration d'Amsterdam, texte qui, non content de poser « une définition minimum de l'action situationniste », semble renforcer les exigences à l'égard des participants de l'IS :
« Personne ne doit pouvoir considérer son appartenance à l'IS comme un simple accord de principe ; ce qui implique que l'essentiel de l'activité de tous les participants doit correspondre aux perspectives élaborées en commun, aux nécessités d'une action disciplinée, et ceci aussi bien pratiquement que dans les prises de position publiques{887}. »
Selon le compte-rendu fait de la troisième conférence de l'IS dans Internationale situationniste (no 3, décembre 1959), cette déclaration est alors adoptée, avec quelques modifications certes mais qui n'entachent pas ce principe de la soumission du membre de l'IS à un travail collectif{888}. Cela étant, le même compte-rendu évoque aussi l'adoption d'une « résolution transitoire » sur la « présence situationniste dans les arts d'aujourd'hui » qui légitime le fait de « mener une action effective dans la culture, à partir de sa réalité présente », et assouplit les dispositions antérieures quant à l'intervention des membres de l'IS dans des journaux et revues non contrôlés par elle{889}. En revanche, lors de la conférence suivante qui se tient à Londres en septembre 1960, l'IS décide la création d'un « Conseil Central » composé de représentants de ses différentes sections nationales ou régionales. Il s'agit de mettre fin à l'organisation fédérative fondée sur une autonomie des sections nationales. L'IS juge en effet préférable la création d'un organisme central « à l'arbitraire d'un centralisme de fait, incontrôlé, inévitable dans un mouvement si dispersé géographiquement, du moment qu'il mène une réelle action collective{890} ». En 1962, l'IS ira plus loin en mettant fin tout bonnement à sa division en sections nationales au profit d'une IS considérée comme un seul « centre uni », au nom de sa « cohérence »{891}.
L'équilibre établit au sein de l'IS à la fin des années 1950, entre présence dans le monde des arts et rejet de l'art sous sa définition commune, entre extension internationale et discipline collective, est précaire. Il annonce en réalité un retrait du monde des arts. Au début des années 1960, la théorie situationniste de la culture n'est plus à produire. D'autres terrains et modes d'accès à la publicité que les galeries et musées d'art se sont ouverts pour l'IS. D'autres enjeux qui préoccupent bien plus Guy Debord sont apparus (voir chapitre 10). La dynamique du champ artistique du tournant des années 1960 elle-même concourt à rendre la présence du mouvement situationniste dans les arts toujours plus coûteuse symboliquement du point de vue de Guy Debord et de certains de ses compagnons.