« Je demande l'occultation profonde, véritable du surréalisme. »
(André Breton, « Seconde manifeste du surréalisme »,
in Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1963)
« [...] et la fuite du monde elle-même n'est psychologiquement pas une fuite, mais une victoire toujours renouvelée sur des tentations toujours nouvelles contre lesquelles il doit sans cesse lutter activement. »
(Max Weber, Sociologie de la religion,
op. cit., p. 339)
Les prises de position de Guy Debord reviennent sur le papier à déplacer l'objet de valorisation des réalisations artistiques vers le programme d'ensemble du mouvement, érigé au rang d'œuvre à part entière. Le théoricien situationniste dévalue en effet le principe même de l'innovation des formes esthétiques. Selon lui, il ne saurait y avoir d'authentique création qu'à l'échelle plus générale de la culture conçue comme « complexe de l'esthétique, des sentiments et des mœurs, par lequel une collectivité réagit sur la vie qui lui est objectivement donnée par son économie{892} ». Aussi ne doit-on pas s'étonner que, du point de vue de Debord, il est possible de se retirer de tel « terrain » au profit d'un autre. D'autant qu'il n'y a pas, dans son cas, de correspondance parfaite entre une libido (socialisée) et un champ clairement identifié. Encore moins de correspondance entre sa propre libido et le champ de la peinture : les enjeux propres à la création picturale lui sont, comme tous ses anciens amis peintres en conviennent, largement étrangers. Pour autant, il faut attendre le début des années 1960 pour que les priorités du mouvement se renversent en faveur des questions ayant trait au renouvellement du projet révolutionnaire en politique. Il s'agira dans ce chapitre de mettre au jour le processus qui conduit l'IS à se retirer des espaces de visibilité qui font le monde de l'art. Celui-ci sera appréhendé successivement à l'aune des dynamiques de surenchère dans la transgression au sein des avant-gardes plastiques du tournant des années 1960, de la rupture avec Constant et ses amis architectes, enfin de la recomposition de l'IS dans les premières années de la décennie 1960. L'analyse de la transformation du rapport au politique du mouvement situationniste, qui, par un phénomène de vase communicant, n'est pas sans effet non plus sur son rapport au champ artistique, sera abordée au chapitre suivant.
Au début des années 1960, l'équilibre précaire entre les profits attendus d'insertions concrètes, d'ordre à la fois expérimentales et tactiques, dans le monde des arts vivants, et les coûts symboliques de cette insertion eu égard aux valeurs de rupture, semble au fur et à mesure être remis en cause au profit d'un retrait progressif du terrain des arts plastiques. L'échec de la manifestation collective envisagée au Stedelijk Museum d'Amsterdam (voir le chapitre précédent) n'y est certainement pas étranger. Il faut en outre prendre en compte la dynamique propre au champ artistique au tournant des années 1960. Dans un espace caractérisé par le « raz-de-marée » de l'art abstrait, en particulier « lyrique » (on parle alors de « contagion du tachisme{894} »), les avant-gardes sont incitées à explorer diverses pistes allant « au-delà » de l'abstraction. Pour ce faire, elles peuvent aussi bien invoquer un retour du « quotidien » dans l'art, qu'exhumer la tradition expérimentale et transgressive des avant-gardes plastiques du début du siècle, en particulier le mouvement Dada, redécouvert depuis peu (pour ne parler que de Paris, une rétrospective lui est consacrée à la Galerie de l'Institut en 1957, à l'occasion de la sortie du livre de Georges Hugnet intitulé L'Aventure Dada). Ces deux options sont combinées en France par le courant du « nouveau réalisme », formé autour du critique d'art Pierre Restany en 1960, et aux États-Unis par le « pop art »{895}.
On peut penser que la situation d'exceptionnelle prospérité du marché de l'art parisien entre 1957 et 1961 a favorisé une forme de surenchère à l'innovation, ne serait-ce qu'en soutenant l'essor de l'abstraction lyrique et partant, les velléités de son dépassement chez les prétendants à l'avant-garde{896}. On peut suggérer également que le soudain effondrement du marché de l'art français, consécutif à la secousse financière de Wall Street en 1962, en imposant aux galeries diverses stratégies de renouvellement des pratiques de mise en exposition{897}, était par ailleurs de nature à entretenir le phénomène plutôt qu'à l'étouffer. La situation de concurrence exacerbée pour la modernité artistique entre la France et les États-Unis{898} n'est peut-être pas étrangère non plus aux premières réceptions institutionnelles de ces transgressions avant-gardistes : en France, quand bien même les réalisations des « nouveaux réalistes » (comme celles des lettristes) sont globalement mal reçues par la critique (à l'exception des machines de Jean Tinguely), elles bénéficient malgré tout, au tournant des années 1960, d'un soutien institutionnel nouveau. En 1959, alors que la menace se fait toujours plus pressante d'un détrônement de Paris par New York comme capitale des arts (on se situe quelques années avant le choc de l'obtention par l'américain Robert Rauschenberg, du grand prix de la Biennale de Venise, le 20 juin 1964{899}), la Biennale de Paris, consacrée aux jeunes artistes, est lancée. Or les premières éditions de cette biennale font une place non négligeable aux représentants du « nouveau réalisme » ou encore aux peintres lettristes (à partir de la seconde édition en 1961).
En résumé, annonçant l'émergence de ce qu'on appelle aujourd'hui, par opposition à l'art moderne, l'art contemporain{900}, la surenchère à l'innovation à laquelle se livrent les avant-gardes plastiques du tournant des années 1960 multiplie les critiques de la peinture traditionnelle (sur chevalet) de même que les expérimentations faisant exploser les cadres habituels de l'exposition d'art. Ainsi, de même que l'ambition de créer des « ambiances » n'est pas exclusive aux situationnistes (on la retrouve par exemple chez Yves Klein{901}), bon nombre des expérimentations réalisées par les peintres situationnistes trouvent leurs équivalents à l'extérieur du groupe. On pense par exemple aux machines à peindre de Tinguely, ou à l'usage fréquent du détournement (comme par exemple chez les affichistes Raymond Hains, Jacques Villeglé et François Dufrêne).
En réaction sans doute à l'essor des industries culturelles, et à la faveur de la diffusion d'une sensibilité critique à l'égard d'une manière de vivre en occident qu'on se représente de plus en plus comme étant marquée doublement par le confort matériel et par la passivité, ce sont aussi les critiques du « spectacle » et les expérimentations d'artistes visant à intégrer le spectateur dans l'œuvre (au nom de la « participation collective »), qui tendent à se banaliser chez les avant-gardes artistiques des années 1960 : « Happenings » comme le Workshop de la libre-expression organisé par Jean-Jacques Lebel en 1964 (selon une pratique importée des États-Unis où elle a été initiée vers 1960 par Allan Kaprow, ancien élève de John Cage), « Expositions-spectacles » du Centre d'art socio-expérimental, « œuvres supertemporelles » des lettristes isouiens{902}, labyrinthes du Groupe de recherche d'art visuel (GRAV) de Julio Le Parc, ou encore les « psychodrames » expérimentés par Georges Lapassade et René Lourau{903}. Hors de France, on pense bien évidemment aussi à Fluxus ou encore à l'actionnisme viennois qui se situent dans des perspectives analogues de transgression des cadres habituels de l'exposition de peintures, du concert de musique, ou encore de la représentation théâtrale.
On peut penser que cette progressive banalisation des postures néo-dadaïstes de « dépassement » de l'art a eu pour effet d'élever progressivement, du point de vue de Debord, le coût symbolique des interventions envisagées dans les espaces de publicité artistique, l'encourageant du même coup à radicaliser les lignes de rupture. À mesure que les réalisations artistiques tournées vers la construction d'ambiances et la participation des spectateurs se diffusent parmi les courants artistiques contemporains, affectant la valeur distinctive du programme situationniste, et à mesure que la réception institutionnelle de ces expérimentations révèle la plasticité des institutions artistiques à ses contestations, les catégories utilisées pour placer le mouvement situationniste « aux avant-postes de la culture » sont remises en jeu. Dans un premier temps, c'est surtout l'opposition entre les arts dits « individuels » et l'emploi dit « unitaire » de l'ensemble des arts et techniques permettant d'expérimenter des « ambiances » qui est mobilisée{904}. L'accent est mis peu après, pour se démarquer de manifestations artistiques apparemment proches mais qui sont le fait de rivaux, sur le programme d'ensemble du mouvement : « La différence, c'est que toute notre action dans la culture s'est liée à un programme de renversement de cette culture elle-même ; et à la formation et au progrès d'une instrumentation nouvelle, qui est la force situationniste organisée », expliquent les situationnistes à l'endroit des dernières réalisations expérimentales du groupe lettriste au début des années 1960{905}. Debord est enclin à faire de l'intervention dans la politique révolutionnaire et de l'éloignement effectif de la sphère artistique, le véritable critère de l'avant-gardisme, la garantie ultime de son authenticité. Dans les années 1960, face au Happening et face au GRAV, c'est ainsi en insistant sur la nécessité d'un projet révolutionnaire total et cohérent que l'IS entend manifester sa spécificité :
« Nous constatons toujours davantage que l'idée de construction de situations est une idée centrale de notre époque. [...] il semble que l'on ne puisse approcher ce terrain miné de la situation sans frôler la récupération, sauf si l'on se place sur les positions d'une nouvelle contestation cohérente sur tous les plans. Et d'abord le plan politique [...]. Nous parlons de récupération du jeu libre, quand il est isolé sur le seul terrain de la dissolution artistique vécue{906}. »
Ce travail de distinction par la radicalité politique est résumé dans un texte de Debord portant sur la notion « avant-garde », rédigé en 1963 à l'intention de l'ancien lettriste Robert Estivals suite à la parution du livre de ce dernier L'Avant-garde culturelle parisienne depuis 1945. Après avoir rappelé que « ce qui s'appelle généralement “réalisations” est d'abord concession aux banalités du vieux monde culturel », Debord y explique que la véritable création réside dans « la création [des] conditions de création »{907}. À l'« interprétation restreinte » de la notion (« tout ce qui, dans n'importe quel secteur, va de l'avant »), il substitue alors une interprétation « au sens fort, généralisé » : « [...] une avant-garde de notre temps est ce qui se présente comme projet de dépassement de la totalité sociale [...]. Nous sommes aujourd'hui au point où l'avant-garde culturelle ne peut se définir qu'en rejoignant (et donc en supprimant comme telle) l'avant-garde politique réelle{908}. » L'emploi de la catégorie de « totale » – reprise de Hegel et Marx, et qui est très présente dans Histoire et conscience de classe de Georg Lukács, livre traduit pour la première fois en France à la fin des années 1950 dans le cadre d'une critique du marxisme « orthodoxe », ou encore dans Critique de la raison dialectique de Sartre, paru en 1960 – apparaît de plus en plus fréquent dans les écrits situationnistes du tournant des années 1960, à travers des expressions telles que « praxis totale » ou « critique totale ». En 1962, l'IS se présente même comme portant « les couleurs de la totalité{909} ».
Quand bien même plusieurs des artistes contemporains se veulent eux aussi résolument critiques{910}, l'engagement révolutionnaire et l'extériorité au monde des arts sont ainsi progressivement érigés en marques principales de distinction de l'IS dans la culture. Si les nouvelles définitions du rapport légitime de l'avant-garde aux activités artistiques et au monde des galeries, musées, critiques, s'élaborent dans le cadre d'analyses successives de la modernité culturelle, elles ne sont pas sans rapports non plus avec des débats et controverses internes au groupe. Elles supposent et déterminent à la fois la transformation de sa composition et une modification de ses opportunités d'intervention publique.
En dépit de la complicité qui s'instaure entre Debord et Constant en 1958, un débat les oppose rapidement. Alors que Constant ne cache pas qu'il aimerait voir l'IS se passer des peintres et se tourner plutôt vers les architectes-ingénieurs, les constructeurs, les urbanistes{911}, Debord insiste sur le fait que, quand bien même la collaboration avec des architectes intéressés par les perspectives situationnistes serait certainement plus intéressante que celle avec des peintres, il faut néanmoins exclure l'idée de « “collaborateurs spécialisés” qui ne partageraient pas les positions expérimentales situationnistes » :
« Sinon, nous allons découvrir amèrement que les architectes, les sociologues, les urbanistes, etc., sont aussi bornés que les peintres, dans la défense des préjugés particuliers de leurs secteurs séparés (secteurs également dépassés, et autant que les arts individuels, par la nécessité d'une praxis totale){912}. »
Le débat entre Constant et Debord ressurgit à l'occasion d'un projet de Déclaration inaugurale à la troisième conférence de l'IS aux intellectuels et aux artistes révolutionnaires, texte attribué au situationniste belge André Frankin (un ami de Debord), et que Constant et ses amis architectes refusent de signer, au motif que la « position centrale de l'urbanisme unitaire » et la perspective d'une « activité directe et pratique dans ce domaine{913} » ne seraient pas assez mises en avant. En clair, pour le tout nouveau Bureau de recherche pour un urbanisme unitaire (fondé par Constant et les architectes hollandais lors de la troisième conférence de l'IS), l'urbanisme doit être au centre des préoccupations du mouvement situationniste. En outre, Constant récuse l'idée avancée dans ce texte de Frankin que la révolution culturelle dépend d'un « renversement révolutionnaire de la société actuelle », la révolte étant pour lui actuellement le fait des intellectuels plutôt que des ouvriers. Debord affirme en réponse que l'activité de l'IS est dominée par la question de la « totalité », tandis que l'urbanisme unitaire n'est qu'un « instrument » et non une « conception de la totalité », et ne doit pas le devenir{914}. Autrement dit, il réaffirme que la construction de situations ne réside pas seulement dans un emploi nouveau du décor, mais « comprend toutes les relations [des] genres de vie et de leurs décors ». En d'autres termes, le terrain de l'IS n'est pas tant l'urbanisme que les désirs. Dans le numéro 3 d'IS, un article explique en outre, dans une optique de critique des disciplines spécialisées, que « l'urbanisme unitaire n'est pas une doctrine d'urbanisme, mais une critique de l'urbanisme{915} ».
Les relations se dégradent l'année suivante (1960), à la suite notamment de l'échec de la manifestation situationniste d'Amsterdam (en mars). Son remplacement par une exposition individuelle de Pinot-Gallizio, et l'exclusion au même moment des amis architectes de Constant (on découvre qu'ils ont accepté de construire une église, et ont illustré un article de Constant par des photos de celle-ci), donnent l'impression à Constant que Debord s'est « laissé jouer{916} » (par Jorn on imagine) ; il lui reproche alors son « indécision{917} ». Debord a beau tenter de conserver Constant dans le groupe, en conseillant par exemple à Wyckaert de ne pas l'accabler de reproches après l'échec de la manifestation à Amsterdam{918}, ou encore en obtenant l'exclusion de Pinot-Gallizio peu après{919}, Constant de son côté, qui ne veut pas tant l'exclusion de Pinot-Gallizio qu'une rupture nette au sein de l'IS avec Jorn (toujours perçu par Constant comme tirant l'IS vers Cobra et la peinture), confirme sa démission{920}.
Avec ce départ, l'IS revoit sensiblement son rapport au terrain architectural. Pour une part, c'est Jorn lui-même qui intervient dans ce travail de révision, en ouvrant la perspective de la topologie, rénovée dans une « situlogie », ou « situologie » (selon les textes){921}. Le hongrois Attila Kotányi, qui fait son entrée dans l'IS peu avant l'exclusion des architectes hollandais réunis par Constant (Har Oudejans, Anton Alberts) joue aussi un rôle important à ce niveau quitte à remettre en cause les premières formulations de Debord en matière d'urbanisme. En lieu et place des constructions urbaines concrètes, il présente en effet l'élimination du conditionnement urbanistique actuel comme l'objectif immédiat du groupe{922}.
Attila Kotányi
Né en 1924 à Sopron (Hongrie), Attila Kotányi, après une scolarité à l'école militaire, fait des études à l'Université technique de Budapest où il obtient un diplôme d'architecte{923}. Initié en parallèle à la philosophie auprès de Béla Hamvas (1897-1968), lequel est connu comme l'introducteur de René Guénon en Hongrie (lors de l'installation du régime en 1948, celui-ci perd son emploi de libraire en tant qu'« ennemi du peuple »), Kotányi s'insère après la guerre dans un petit groupe d'intellectuels hongrois, mené notamment par le philosophe Lajos Szabó (1902-1967). Avec le soutien de son épouse Magda Huszár, il entreprend de réaliser le compte-rendu dactylographié des séminaires organisés par ce petit groupe. Dissident à l'égard du pouvoir communiste, Kotányi quitte la Hongrie avec sa famille afin d'échapper à la répression du soulèvement de Budapest. Comme Lajos Szabó, il s'installe au début de l'année 1957 à Bruxelles. Là, il reprend des études d'architecture (à l'école de La Cambre, avec une bourse de la fondation Ford). Il participe aussi, toujours avec Szabó – qui s'essaie depuis quelque temps à la calligraphie – et d'autres artistes hongrois exilés (par exemple Lajos Vajda, un autre proche de Szabó), à une exposition au Palais des Beaux-arts de Bruxelles (en 1958). Il rencontre les situationnistes vers 1960 et publie son premier article dans le numéro 4 d'IS en juin de cette année-là.
Architecte de profession laissé partiellement invalide par une polio contractée en 1948, Attila Kotányi peut alors se fait valoir au sein de la communauté situationniste comme un architecte ayant su passer à un stade supérieur d'avant-gardisme en cessant de construire. C'est ce qu'on peut constater à la lecture d'une lettre de Guy Debord : « Attila Kotányi a dit que la formule d'Oudejans, sur les “architectes d'un type nouveau” qu'il faudrait à l'IS, était excellente. Qu'il faut seulement pour cela être capable de rester 10 ans sans construire. Ce qu'il a fait, lui{924}. » Du reste, ayant intériorisé le modèle du philosophe oral incarné par Szabó, il écrit peu dans la revue situationniste, préférant à l'inverse lancer des idées et formules fulgurantes. En 1963, il invitera l'IS à opérer un « retour au mythe », manière sans doute d'ouvrir la théorie situationniste sur la philosophie « pan-spiritualiste » qu'il a lui-même héritée des séminaires de Szabó{925}. Il sera alors exclu.
À la même époque, un autre nouveau venu dans le groupe, le Belge Raoul Vaneigem (voir infra), s'en prend de son côté à l'idéologie technocratique d'une « planification du bonheur » par l'urbanisme{926}, qui serait représentée en particulier par Chombart de Lauwe, pionnier de la sociologie urbaine et de la sociologie des ouvriers en France, fondateur en 1954 du Centre d'études des groupes sociaux, promoteur d'une recherche appliquée dans la mise en place de plans d'urbanisme{927}. Ainsi, à partir de 1960-1961, la revue situationniste assimile toute velléité de proposer dans l'immédiat un urbanisme plus moderne à un simple aménagement de l'existant (vs une « libération authentique ») : « [...] une “amélioration”, un “progrès”, sera toujours destiné à huiler le système, à perfectionner le conditionnement qu'il nous faut renverser dans l'urbanisme et partout{928}. » Selon l'IS, la ville actuelle traduit donc essentiellement ce fait que « le capitalisme moderne [...] commence à modeler un peu partout son propre décor. » La priorité est par conséquent de contester « l'organisation concentrationnaire de la vie » par une action de contre-propagande révolutionnaire visant à libérer un « instinct de construction actuellement refoulé chez tous ». Ceci impliquerait, en premier lieu, la formation d'une « organisation révolutionnaire réellement résolue à connaître toutes les conditions du capitalisme moderne et à les combattre ». En s'appuyant sur le schème de classement révolution/réformisme, l'IS dispute les prétentions de bouleversement et de radicalité des créateurs ou groupes qui entendent se prévaloir de réalisations concrètes dans le domaine de l'architecture ou de l'urbanisme.
De tels discours n'interdisent pas pour autant de se placer, à l'occasion, sur le terrain des constructions. Ainsi, suite au départ de Constant, le projet de construire des « bases situationnistes » demeure. Celui d'intervenir dans la construction architecturale est même un temps entretenu par une offre faite à l'IS par le magnat du textile, amateur d'art et ami de Jorn, Paolo Marinotti, de disposer d'une partie des terrains et bâtiments de son centre « Arti e Costumi » pour la réalisation d'une « micro-ville expérimentale » appelée « Utopolis »{929}. En revanche, l'évolution de la composition du groupe achève progressivement de transformer ses priorités : à l'arrivée de nouveaux membres susceptibles de suivre Debord sur des terrains plus philosophiques et politiques, s'ajoute le départ de la plupart de ceux qui assuraient en pratique l'inscription de l'IS dans le milieu des galeries d'art.
C'est le cas en particulier avec l'arrivée dans le groupe au début des années 1960 d'Attila Kotányi et de Raoul Vaneigem. Certes, l'un et l'autre ont auparavant entretenu quelques rapports avec les milieux de la peinture en Belgique : Kotányi, on l'a vu, a participé à une exposition de calligraphies à Bruxelles. Néanmoins, de par sa présence antérieure dans un cénacle philosophique et son histoire politique (la dissidence dans les pays de l'Est), Kotányi apparaît tout autant, si ce n'est davantage, disposé à s'inscrire dans un mouvement dont l'activité relèverait d'une forme de palabre philosophico-politique. Quant à Vaneigem, s'il a officié à l'occasion comme critique d'art{930}, il fait surtout figure de poète et homme de lettres, spécialiste de Lautréamont.
Né en 1934 à Lessines (dans le Hainaut, en Belgique), Raoul Vaneigem, après une scolarité secondaire dans les humanités gréco-latines, commence en 1951 des études de philologie romane (et de philosophie) à l'Université libre de Bruxelles{931}. À l'adolescence, lecteur des poètes romantiques (il se dit aujourd'hui avoir été très marqué par le livre de Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, qui introduit Kleist, Hölderlin, Nietzsche...), il s'essaie lui-même à la poésie{932}. Il obtient en 1953 une licence de philologie romane après avoir soutenu un mémoire de licence sur Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, sous la direction d'Émilie Noulet, professeur à l'ULB et spécialiste de Mallarmé et Valéry. Au cours de ce travail, Vaneigem développe une fascination pour l'auteur des Chants de Maldoror (qu'il a connu dans un premier temps par les écrits surréalistes et notamment par le livre que lui a consacré Soupault{933}). Il écrit en effet à sa directrice de mémoire en 1956, peu avant sa soutenance : « Il faut que vous le sachiez, puisque je vous en suis redevable : un an avec Lautréamont m'a plus profondément marqué que les vingt-deux ans de mon existence. J'ai fait d'Isidore Ducasse mon seul, mon unique Ami, la pierre d'où l'on se contemple, s'abaisse et se juge{934}. »
Ce travail sur Lautréamont manifeste en outre, selon Geneviève Michel, un intérêt fort pour le marxisme et la psychanalyse, ainsi qu'une audace certaine. Le mémoire, d'abord refusé pour outrances (on lui reproche entre autres choses l'accent mis sur l'homosexualité latente d'Isidore Ducasse et sur son esprit radical), est accepté après autocensure de l'auteur{935}. Il est peu après à l'origine d'un article intitulé « Isidore Ducasse et le comte de Lautréamont dans les Poésies », publié en décembre 1958, à l'invitation d'Émilie Noulet, dans la revue belge Synthèse. Au tout début des années 1960, par l'intermédiaire d'Attila Kotányi, il découvre les numéros 3 et 4 d'IS. À la même époque, il envoie des Fragments pour une poétique au philosophe marxiste Henri Lefebvre, dont il a lu et apprécié la Critique de la vie quotidienne ainsi que son récent La Somme et le reste (paru en 1959). Le philosophe, alors en lien avec Guy Debord (voir chapitre 10), les transmet à ce dernier autour de janvier 1961. En réponse à Vaneigem, Debord se dit très intéressé par les directions indiquées dans les Fragments, plus que par les poèmes qui les accompagnent d'ailleurs{936}. Vaneigem fait donc son entrée dans le mouvement situationniste.
Ainsi, à l'instar de Guy Debord, Raoul Vaneigem fait à l'origine figure de poète. Contrairement à Debord cependant, il n'est pas issu des classes dominantes. Il est en effet le fils unique d'un cheminot socialiste et anticlérical de la province belge (le Borinage). Lui-même a participé durant son enfance à la Jeune garde socialiste et aux Faucons rouges (qui, selon son témoignage, organisaient des colonies de vacances dont il garde le plus grand souvenir « en raison de la liberté qui y régnait{937} »). On peut penser que c'est dans le cadre d'une situation de porte-à-faux identitaire, caractéristique des enfants de milieux populaires connaissant une scolarité prometteuse et donc prolongée (ici dans la capitale){938}, que le jeune Vaneigem s'est trouvé disposé à cultiver l'association entre révolte et poésie et à explorer les figures littéraires de la contestation telles que Fourier, les surréalistes, Nietzsche, Lautréamont... Son identification aux personnages incarnant doublement la révolte la plus radicale{939} et la poésie, apparaît comme une manière de rejeter à la fois certains traits associés aux milieux intellectuels bruxellois (les conventions de l'académisme universitaire), tout en se détournant de certains traits associés à un milieu d'origine désormais éloigné symboliquement et géographiquement et perçu comme par trop « social-démocrate »{940}.
En raison sans doute de ses origines sociales, Vaneigem semble être plus longtemps dépendant à l'égard de l'institution scolaire que quelqu'un comme Debord. Aussi exerce-t-il dans un premier temps comme professeur de français dans l'enseignement secondaire (à l'École Normale de Nivelles). Pourtant, bien loin d'être intériorisée sous la forme d'une vocation professorale, cette dépendance est au contraire ressentie par le jeune Vaneigem comme une contrainte « extérieure », et est au principe d'un odium fati : manifestement, il vit mal sa profession, compte tenu sans doute de l'écart entre les contraintes qu'elle implique et le modèle intériorisé du poète révolté et libre. En 1961, ayant entendu parler de la possibilité d'obtenir un congé de mission de cinq ans, il met en place un projet de recherche pour le CNRS, portant sur le Borinage (il parle de « psycho-sociologie des mineurs{941} »), et sollicite dans son entreprise l'appui des principales figures de la sociologie française du travail alors en plein essor, Pierre Naville, Alain Touraine, Georges Friedmann{942}. Cette tentative (qui échoue) ne révèle elle-même en rien une forme de vocation scientifique. En effet, il s'agit surtout pour Vaneigem de quitter l'enseignement secondaire qu'il juge par trop ennuyeux et contraignant en termes d'horaires. À la même époque, il envisage d'ailleurs pour la même raison la publication de romans pornographiques (ayant entamé un tel roman, il demande à Guy Debord : « Un roman porno, est-ce rentable{943} ? »). En 1962, n'ayant pas obtenu l'emploi qu'il recherchait au CNRS, il se tourne vers le Fonds National de Recherche Scientifique (FNRS), organisme de recherche belge. L'idée serait alors, comme il s'en explique à Émilie Noulet, de donner corps aux recherches envisagées à la fin du mémoire de licence (sur « la poésie de la révolte au XIXe siècle ») tout en conservant un « gagne-pain{944} ». Aux situationnistes, il parle même d'un « projet-bidon sur un Lautréamont, tout ce qu'il y a de plus académique{945} ». Cette candidature est repoussée à deux reprises. Il sera finalement exclu peu après de son poste de professeur pour avoir entretenu une liaison avec une élève. Dès lors, c'est semble-t-il au travers de contributions à l'Encyclopédie du monde actuel, et de divers livres tantôt anonymes (pour les romans érotiques notamment), tantôt sous son nom propre (le premier de ce type étant son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations paru en 1967 aux éditions Gallimard), qu'il obtiendra les maigres ressources économiques nécessaires à sa « survie ».
Au début des années 1960, avec l'entrée dans l'IS de Kotányi et Vaneigem, qui sont en définitive des personnages difficiles à classer entre l'art, la philosophie, l'activisme politique, Debord envisage sérieusement de transformer le terrain de l'IS. En juin 1961, il adresse ainsi une lettre à un ami militant du nom de Daniel Blanchard (voir chapitre 10) dans laquelle il écrit : « Je crois bien que l'IS [...] s'est rapproché de l'entreprise révolutionnaire réelle (complète). Les dernières adhésions sont très encourageantes à cet égard{946}. » À vrai dire, Debord se réjouit ici de la perspective d'un renversement prochain de la domination du groupe Spur sur la section allemande de l'IS, avec l'adhésion du jeune allemand Uwe Lausen (1941-1970) qui anime à cette époque une revue intitulée Ludus (en compagnie de Franck Böckelmann, lequel deviendra une figure importante du gauchisme en Allemagne). Mais c'est surtout l'apport de Kotányi et Vaneigem qui s'avérera déterminant.
Au cours du voyage du retour de la cinquième conférence de l'IS (qui se tient à Göteborg en août 1961), les trois situationnistes engagent en effet une discussion théorique et stratégique sur l'orientation de l'IS. Révélateur des affinités apparues à cette occasion, Raoul Vaneigem fait part, peu après, à Guy Debord du fait qu'il a rédigé « d'un seul jet » un texte, « reflux de Götheborg » [sic], et que Kotányi tient déjà trois pages de notes « sur l'abandon de la philosophie », ajoutant à propos de ce dernier : « et l'enthousiasme ne faiblit pas{947}. » De ces discussions sont en effet issues les « Thèses de Hambourg », thèses tenues secrètes par ses trois rédacteurs et dont la conclusion a été bien plus tard résumée par Guy Debord comme suit : « L'IS doit, maintenant, réaliser la philosophie{948}. » On peut aujourd'hui se faire une idée un peu plus précise de leur contenu. Debord a effet conservé dans ses archives personnelles un document intitulé Thèses de (la route de) Hambourg, daté du 23 août 1961. Il s'agit de quelques notes directrices dont les propositions seront reprises dans plusieurs articles ultérieurs – de sorte que leur caractère « secret » semble relever surtout d'une mise en scène de la posture séditieuse du mouvement situationniste.
Les thèses en question posent comme objectif central le « dépassement de la philosophie » par son « abandon actuel » (selon un thème repris du jeune Marx de Critique de la philosophie du droit de Hegel et des Thèses sur Feuerbach). Cette approche qualifiée de « position “royale” dans la philosophie{949} », perpétue les postures adoptées depuis 1957 dans le milieu artistique (à la fois « dans » et « contre » la décomposition). Au même titre que les « “forteresses” concrètes » envisagées à cette époque par l'IS sont de l'ordre de « carapaces » pour un mouvement qui n'aspirerait à rien d'autre qu'à une transformation radicale des usages de l'espace et du temps, l'intervention situationniste dans la philosophie se placerait sous les auspices de la « philosophie allemande ». Par ailleurs, les thèses évoquent tour à tour le dadaïsme, le conditionnement représenté par Sarcelles, la rectification de l'équation (surréaliste) « Marx + Rimbaud » par « Marx + Lautréamont », etc. Elles envisagent en outre la formation d'une « organisation révolutionnaire nouvelle (praxis nouvelle) très difficile à créer car/mais totale et explosive dès sa constitution (faire jaillir le feu de la pierre) ».
L'arrivée de ces nouveaux membres disposés à défendre la ligne anti-artistique du mouvement et à mettre au premier plan une conception politique de l'avant-gardisme culturel, a certainement précipité le repositionnement du mouvement situationniste. Il en est de même du départ de la grande majorité des peintres entre 1960 et 1962.
Au début des années 1960, la plupart des plasticiens du groupe – c'est-à-dire ceux qui sont les plus disposés à attacher l'IS à la production picturale et à des enjeux ayant trait à sa publicité et à sa valorisation symbolique et marchande dans des lieux comme les galeries ou musées{950} – prennent leur distance. En 1960, il est reproché à Pinot-Gallizio de ne jamais avoir réellement rompu avec les animateurs de la revue italienne Notizie (en 1960, paraît une brochure de Notizie sur Pinot-Gallizio) et ce dernier est exclu. Dans le même temps, Debord envisage l'exclusion des peintres de Spur, mais Jorn obtient pour eux un « sursis{951} ». En revanche, au début de l'année 1961, le peintre belge Maurice Wyckaert est exclu au motif de n'avoir pas rompu avec Otto Van de Loo comme cela avait été exigé des différents membres de l'IS suite à une « affaire » qui avait récemment impliqué le marchand d'art allemand (accusé de s'immiscer dans l'IS par l'intermédiaire d'une pression économique sur ses membres{952}). En août de la même année, la cinquième conférence de l'IS, qui se tient à Göteborg en l'absence de Jorn, est l'occasion de vifs débats. Le groupe Spur manifeste en particulier son opposition à quelques prises de positions du mouvement (sur les perspectives d'une révolution prolétarienne notamment{953}), ce qui conduit à la décision d'adjoindre à la rédaction de sa revue Attila Kotányi et Jacqueline de Jong (afin de renforcer l'intégration de Spur dans l'IS). De même, le compte-rendu de la conférence publié dans IS évoque des divergences de la part de Jörgen Nash quant à la décision, sur une proposition de Kotányi, de qualifier toute œuvre d'art produite par les membres de l'IS d'« art anti-situationniste{954} ». Dès lors, le rythme des ruptures s'accélère. L'exclusion de Spur en février 1962{955} entraîne, en signe de protestation sur les procédés de Debord, Kotányi et Vaneigem, le départ, au mois de mars, de Jörgen Nash (le frère de Jorn), de ses amis scandinaves (le peintre suédois Hardy Strid, le peintre et céramiste suédois Ansgar Elde...), ainsi que de la jeune peintre hollandaise, Jacqueline de Jong. En mars, Nash et ses alliés forment une « Seconde Internationale situationniste ». Durant l'été, celle-ci tient une conférence à Stockholm qui aboutit à l'adoption de la Déclaration de Stockholm. Animée principalement par Nash, rejoint pour peu de temps par Jacqueline de Jong et ses amis, et basée principalement en Suède, la Seconde IS dispose de la ferme acquise en 1961 par Jorn et transformée en un « Bauhaus situationniste » appelé Drakabygget. Il dispose également d'une revue éponyme (qui publiera six numéros entre 1962 et 1964).
Au début des années 1960, c'est aussi Asger Jorn qui s'éloigne de l'IS, sans qu'il y ait néanmoins de rupture publique. Suite à « l'affaire Van de Loo », la décision est prise par le Conseil central de l'IS, en avril 1961, en même temps que l'exclusion de Wyckaert, « d'occulter » le nom d'Asger Jorn : « officiellement », Jorn démissionne de l'IS (on parle dans la revue de « circonstances personnelles qui lui rendent extrêmement difficile la participation à l'activité organisée de l'IS{956} »). « Officieusement », il continue d'y participer sous un faux nom, celui de Georges Keller{957}. Il s'agirait dans cette décision de résister contre la tendance à ne s'intéresser à l'IS seulement parce que ce « grand peintre » qu'est Asger Jorn en fait partie{958}. Autrement dit, on peut y voir une nouvelle façon de distinguer la position propre de Jorn (en tant que peintre en voie de consécration, entretenant des liens forts avec les milieux de la peinture, des marchands d'art, des collectionneurs, etc.) de celle de l'IS (voir chapitre 8). Il est par contre difficile de saisir le rôle véritable de Jorn dans la scission entre les deux internationales. Du point de vue de Debord, Jorn n'est en rien mêlé aux « nashistes », et ce n'est que quelques mois après, vers septembre 1962, que compte tenu de l'inactivité du peintre danois et de son éloignement pratique à l'égard des activités de l'IS, il passerait du statut de membre officieux à celui de sympathisant lointain{959}. Pour autant, plusieurs indices laissent à penser que Jorn, s'il entend d'abord éviter d'entrer publiquement en opposition avec Debord, est engagé auprès des « nashistes » (au moins jusqu'à la fin de l'année 1962, lorsqu'il se désolidarise d'une manifestation organisée par Nash et Jens Jörgen Thorsen à Copenhague, intitulée « Co-Ritus »{960}). Notons ainsi qu'après la scission, Jorn publie dans la revue Drakabygget. Il publie également dans The Situationist Times, revue animée par Jacqueline de Jong et Noël Arnaud (un vieil ami). Il n'est d'ailleurs pas impossible que la déclaration de la « Seconde IS » ait été rédigée par Jorn lui-même{961}. Celle-ci fait écho en tout cas à ses prises de position sur les différences entre les cultures « scandinaves » et « latines »{962}, de même qu'à ses réflexions personnelles, issues d'une lecture de la « théorie complémentaire » de Niels Bohr, à propos des jugements de position en fonction de l'espace ou du temps{963}.
À l'évidence, sans remettre en cause son appui financier de l'IS, Jorn prend ses distances en 1962 jusqu'à ne plus vraiment cacher les divergences théoriques qui l'en séparent. On peut en juger par un livre publié en 1964 et intitulé Signes gravés sur les églises de l'Eure et du Calvados. Il y présente certes Debord comme un fertile « promoteur d'idées nouvelles{964} ». Il n'en désavoue pas moins l'orientation prise par l'IS depuis la scission. Jorn y défend en effet l'autonomie de l'art contre une approche qu'on pourrait dire instrumentale{965}. Il y critique en outre le fait que l'IS ait pris fait et cause pour les communards qui en 1871 ont voulu incendier Notre-Dame contre les artistes venus défendre le monument, dans des thèses récemment publiées Sur la commune{966}. Qui plus est, il reproche explicitement à Debord – dont la mentalité et la formation seraient « politico-latines » – et à « ses partisans », d'avoir mis fin à l'unité du mouvement situationniste (c'est implicitement mais très clairement la scission de 1962 qui est ici évoquée). Bref, il déplore le fait que Debord et ses alliés ont exclu les « artistes » du mouvement.
En résumé, l'unité des premiers temps – rendue possible à la fois par un combat commun contre un certain fonctionnalisme architectural jugé rétrograde, et par des logiques d'accumulation et d'échange de différentes espèces de capital – a laissé place aux divergences autour de la question de la légitimité de la production artistique. Dans le cadre des nouvelles positions et relations sociales entretenues respectivement par Jorn et Debord au début des années 1960, ces divergences de vue, qui ne suffiront certes pas à mettre un terme à leur amitié commune, fonctionnent autour de 1962 comme une force centrifuge dans l'IS. Celle-ci se recompose par conséquent autour du trio composé de Debord, Kotányi et Vaneigem (puis du duo composé de Debord et Vaneigem après l'exclusion du hongrois en 1963), augmentée de plusieurs personnes plus périphériques parmi lesquelles on peut compter Michèle Bernstein, Alexander Trocchi (ancien membre de l'IL, actif à cette époque dans la « contre-culture » anglo-saxonne), Uwe Lausen (qui est chargé dans un premier temps de réaliser la revue situationniste de langue allemande Der Deutsche Gedanke, avant de se voir retirer cette tâche devant son incapacité à la réaliser), ou encore Jeppesen Viktor Martin. Ce dernier, qui a une formation d'orfèvre et qui a exercé plusieurs « petits boulots » avant de se lancer dans la peinture (ses premières expositions datent de 1957), a intégré l'IS après avoir collaboré avec Jörgen Nash en 1961 pour la réalisation d'un livre d'artiste. En 1962, il prend parti néanmoins pour l'IS officielle et entame la publication de quelques numéros d'une revue situationniste de langue danoise, intitulée Situationistisk Revolution et qui sera composée pour une grande partie de traductions des articles de la revue française{967}.
Les recompositions du groupe autour de 1962 induisent-elles son éloignement hors du monde artistique ? À vrai dire, dans l'immédiat, les départs successifs de peintres incitent bien plutôt l'IS à garder un pied dans ce monde : à l'été 1963, afin de contrer la récente exposition « Co-Ritus » réalisée par le Bauhaus situationniste de Nash, l'IS, par l'intermédiaire de J.V. Martin, organise une exposition dans une galerie danoise récemment ouverte et semble-t-il peu renommée, située à Odense{968}. Précisons par ailleurs que certains membres de l'IS officielle poursuivront après 1962, à titre individuel, leurs activités au sein des espaces artistiques de leurs pays, à l'image de J.V. Martin dans les pays scandinaves, d'Alexander Trocchi dans les pays anglo-saxons et d'Uwe Lausen en Allemagne. L'occupation du terrain artistique ne sera au fond jamais tout à fait exclue par l'IS, qui se conçoit en effet comme une avant-garde totale, c'est-à-dire, ainsi que le résume Debord en 1963, « à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d'une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l'édification théorique et pratique d'une nouvelle contestation révolutionnaire{969} ». Par contre, l'IS tend dans les années 1960 à envisager plus clairement encore la pratique artistique dans une optique purement instrumentale : il s'agit d'« exploiter l'art », à des fins économiques notamment{970} – ce qui est d'autant moins aisé que le marché de l'art parisien est devenu bien moins lucratif{971} (l'exposition de Jorn réalisée en juin 1962 sous le titre de Défigurations est d'ailleurs un désastre commercial{972}).
En définitive, les situationnistes revendiqueront toujours être « les légataires universels » de « l'art moderne », mais précisément parce qu'ils auraient « englobé la survie de l'art dans l'art de vivre », répondant ainsi au « projet de l'artiste authentique » : « Nous sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des artistes : nous venons réaliser l'art{973}. » C'est dire que le retrait du monde dans lequel se produit et se donne à voir les œuvres d'art est encore une prise de position sur l'art, susceptible d'être valorisée par le champ artistique. Cela étant dit, la recomposition du groupe situationniste entre 1960 et 1962 a pour effet de limiter progressivement les interventions de l'IS dans les domaines artistiques, d'une part en raréfiant les opportunités dans ces domaines, d'autre part en renversant la hiérarchie des priorités tactiques et des centres d'intérêt du mouvement. Les interventions sur les questions d'art et d'urbanisme, sans disparaître (après 1962, on trouve dans la revue plusieurs articles sur les derniers développements dans l'art moderne, du Happening à Jean-Luc Godard en passant par le GRAV), perdent leur centralité dans l'économie du discours situationniste, au profit notamment des questions ayant trait à l'organisation révolutionnaire et à la modernisation du capitalisme (complétées de réflexions sur la communication et le langage{974}).
À partir de l'index des noms cités ou insultés dans la revue Internationale situationniste, établi par Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer{975}, on peut à ce propos construire un indicateur rendant visible l'extension des références du groupe, au fur et à mesure de la parution des numéros, vers des personnalités, mouvements ou encore institutions qui ne relèvent pas directement des mondes de l'art. Dans les trois premiers numéros (du numéro 1 de juin 1958 au numéro 3 de décembre 1959), les références aux mondes de l'art dominent largement : entre 60 et 80 % des noms (en ne retenant que ceux cités à plusieurs reprises{976}) font alors référence à des artistes, groupes d'artistes, critiques d'art ou institutions artistiques (ce qui ne veut pas dire que l'IS ne les traite pas déjà à travers un discours fortement politisé au sens que Jacques Lagroye donne à ce terme{977}). Dans les numéros suivants et jusqu'au numéro 7 de janvier 1963, les noms cités relèvent encore en majorité de cette catégorie (à l'exception du numéro 4 de juin 1960). À l'inverse, dans les quatre dernières livraisons de la revue situationniste (du numéro 8 de janvier 1963 au numéro 12 de septembre 1969), ce sont les références faites aux mondes de la politique (noms de militants, d'hommes d'État, d'organisations politiques, etc.) et aux classiques ou contemporains de la pensée politique qui dominent largement. Précisons que les références artistiques se caractérisent elles-mêmes par une relative stabilité en valeur absolue sur la durée (à l'exception du numéro 11). Il n'en reste pas moins qu'elles diminuent nettement en proportion, ainsi que l'indique le graphique 1.
Graphique 1 : Les types de références citées dans IS (proportion dans chaque numéro)
Légende des catégories :
« HE » = Hommes d'État (ex : Khrouchtchev), institutions politiques gouvernementales ou internationales (ex : Couronne britannique)
« PO » = Militants, intellectuels ou éditeurs connus en premier lieu pour leur activisme politique (ex : Maurice Joyeux, Che Guevara, Francis Jeanson, Maspero), institutions de contrôle (ex : CRS, CIA), références de l'extrême-gauche (ex : Durruti, La Commune de Paris), organisations politiques (ex : Fédération anarchiste, Zengakuren)
« IC » = Intellectuels contemporains (ex : Edgar Morin, Jean-Paul Sartre, Abraham Moles)
« CLASSIQREV » = Auteurs considérés comme des classiques de la pensée révolutionnaire (ex : Marx, Stirner)
« DIVCLASSIQ » = Autres penseurs classiques (ex : Kierkegaard).
« ART » = Artistes ou mouvements artistiques, politisés ou non (ex : Jean-Luc Godard, lettrisme/lettristes), institutions artistiques (ex : Biennale de Paris, Stedelijk Museum d'Amsterdam), organisations collectives d'artistes (ex : Union des écrivains en mai 1968), écrivains connus et reconnus avant toute chose comme critiques littéraires ou critiques d'art (ex : Michel Tapié).
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La présence de l'IS dans le monde des arts plastiques est plutôt courte. Elle devient en effet rapidement compromettante pour une partie de ses membres qui sont attachés à produire la croyance dans leur rupture intransigeante avec l'art aussi bien qu'avec « l'anti-art » d'inspiration néo-dadaïste. Déterminer la présence de l'IS dans le champ artistique est moins aisée. Si l'on raisonne en termes d'investissement dans ce champ, et que l'on tient l'intervention dans les luttes pour la définition légitime de « l'art » et de ses frontières (c'est-à-dire l'intervention dans les luttes qui ont pour objet l'institution de l'art) comme un indicateur de cet investissement, on peut dire que le mouvement situationniste demeure longtemps inscrit dans le champ artistique. En revanche, si appartenir à un champ revient à y exercer des effets, donc à être reconnu comme membre du champ, on doit distinguer deux moments forts de cette appartenance. Le premier se situe entre la fin des années 1950 et le début de la décennie 1960, lorsque l'existence et les positions de l'IS sont effectivement prises en compte par plusieurs représentants des arts d'avant-garde (comme le surréaliste Benjamin Péret, le lettriste Isidore Isou, les animateurs de la revue Panderma, Yves Klein, les critiques d'art Michel Tapié, Pierre Restany ou encore Françoise Choay, des directeurs de musée comme Sandberg et marchands d'art comme Drouin, des collectionneurs comme Van de Loo, etc.). Le second temps est bien plus tardif et procède de la reconnaissance de l'IS comme l'un des principaux mouvements artistiques de la seconde moitié du XXe siècle. Il fait suite à l'organisation, depuis les années 1990 surtout, de plusieurs grandes expositions collectives consacrées à l'IS qui érigent les traces laissées par le mouvement (il s'agit principalement de documents d'archive du type lettres, photographies, tracts, couvertures de revue, et de quelques tableaux qui n'ont jamais été désignés comme situationnistes) en « œuvres » dignes de contemplation, ou tout du moins en pièces de musée dotées d'un fort intérêt documentaire pour l'histoire de l'art après 1945.
De telles expositions tardives – à commencer par l'exposition itinérante Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. À propos de l'Internationale situationniste (1957-1972) qui s'est tenue en 1989 au Centre Georges-Pompidou, avant d'être exposée à l'ICA de Londres puis à l'ICA de Boston – ont été à l'origine de nombreux textes polémiques{978}. Il apparaît aujourd'hui impossible à quiconque traitant d'une exposition consacrée à l'IS ou à Guy Debord de ne pas évoquer en préambule le paradoxe apparent d'un mouvement opposé à toute forme de conservation muséale et aujourd'hui pourtant mis en vitrine en tant qu'objet de contemplation dans les musées{979}. Tandis que les journalistes ont pour coutume d'ironiser sur ce paradoxe, que les partisans actuels de la pensée situationniste le dénoncent en termes de récupération spectaculaire, les commissaires d'exposition ne peuvent manquer de manifester leur conscience dudit paradoxe et de s'efforcer de le justifier. En mettant en évidence les enjeux symboliques de distinction auxquels les situationnistes font face dans les années 1950-1960, sans pour autant réduire leurs positionnements à de pures stratégies cyniques de construction d'une notoriété médiatique à titre personnel, on espère à la fois relativiser le dit paradoxe et reconnaître une certaine pertinence historique et politique aux « mises au point{980} » réalisées du côté des partisans de l'IS.