Dans les premières années de l'Internationale situationniste, tout en s'occupant, en premier lieu, de construire pour le mouvement situationniste une position propre dans le champ artistique, Guy Debord demeure enclin à se saisir des questions politiques, comme à l'époque de l'IL. On l'a vu, de l'engagement « révolutionnaire » dépend d'ailleurs selon lui la valeur de distinction de la position situationniste. En 1959, il explique en ce sens à Constant que le fait de « se tourner vers le mouvement ouvrier, c'est la chose la plus scandaleuse{981} dans l'art moderne décomposé qui est devenu généralement apolitique ou fascisant ([Yves] Klein, [Georges] Mathieu, certains des “Angry young men” les plus connus){982} ». Dans cette optique, il prend soin de positionner la revue IS, dont il est rédacteur en chef, dans les débats politiques du moment. Tout se passe alors comme s'il en venait peu à peu à se prendre au jeu des luttes entre différentes catégories intellectuelles pour formuler la pensée politique « révolutionnaire ». Au tournant des années 1960, Debord constitue en effet les représentants de la pensée marxiste comme des concurrents de l'IS au même titre que les avant-gardes artistiques. Si ce processus met en jeu des prédispositions pour l'activité de production théorique, il renvoie également à une transformation des possibles en termes d'engagement pour les intellectuels à la fin des années 1950. Au moment où l'IS fait ses premiers pas dans les espaces artistiques européens, ce qu'on pourrait qualifier de « situation du problème révolutionnaire » pour les intellectuels est en effet sensiblement modifiée. Les clivages politiques se sont déplacés, contribuant à conférer une nouvelle visibilité à certains intellectuels, périodiques, groupes, notions philosophico-politiques. On s'attachera ici principalement à décrire sous un angle micro-sociologique la transformation de l'espace des possibles pour l'IS, en montrant le rôle que ces intellectuels et groupes politiques, représentants généralement d'un marxisme « hétérodoxe », jouent dans le positionnement de Guy Debord en termes d'enjeux et de terrains abordés.
Le communisme connaît, au tournant des années 1960, une crise symbolique{983} : amorcée en 1953 avec le décès de Staline, elle est renforcée en 1956 suite à la divulgation du rapport « secret » de Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS (de février 1956), aux soulèvements en Pologne (en juin) et en Hongrie (en octobre), et à la répression sanglante de la seconde avec l'intervention des chars soviétiques (en décembre). Sans revenir sur la manière dont cette série d'événements a affecté le rapport au mouvement communiste de différentes catégories d'intellectuels (Sartre met fin à son compagnonnage de route, plusieurs intellectuels quittent le PCF ou sont exclus entre 1956 et 1958{984}...), on doit souligner qu'en manifestant la possibilité d'une révolution socialiste opposée aux Soviétiques, elle commence ou achève de modifier (selon les trajectoires intellectuelles et politiques) la donne du problème de l'engagement révolutionnaire, en particulier du point de vue des intellectuels qui se réclament d'une gauche radicale et qui constituent à ce propos l'espace de positionnement politique de Debord. Par exemple, Dionys Mascolo (qui critiquait en 1953 l'attitude récente du surréalisme à l'égard du communisme), les surréalistes (qui expliquaient être condamnés à une position politique « ambivalente toute de refus et de regret{985} »), et Maurice Nadeau (qui polémiquait sur le même sujet en 1954 avec Mascolo dans les pages de sa revue Les Lettres nouvelles) convergent désormais dans un même diagnostic d'un renouveau possible du mouvement révolutionnaire hors du communisme officiel{986}.
On observe ainsi un déplacement des clivages politiques qui fonctionnaient à plein dans la première moitié des années 1950 au sein de la gauche intellectuelle. Cela passe momentanément par la formation d'un Cercle international des intellectuels révolutionnaires{987}. Créé à la fin 1956, il associe principalement Mascolo (et ses amis Antelme et Vittorini), plusieurs de ceux qui animeront dans la foulée la revue Arguments (Edgar Morin, qui est un vieil ami de Mascolo, Jean Duvignaud, Kostas Axelos), les surréalistes (André Breton, Benjamin Péret, Jean Schuster, Gérard Legrand), d'anciens compagnons du surréalisme (tels que Michel Leiris, Georges Bataille, Maurice Nadeau, Aimé Césaire...), et des intellectuels du groupe politique qui publie depuis plusieurs années la revue militante confidentielle Socialisme ou Barbarie, Claude Lefort en particulier{988}. Bref, il représente une réunion éphémère de différents tenants des positions politiques révolutionnaires dans leurs champs respectifs – et regroupe à ce titre une grande partie des personnalités intellectuelles par rapport auxquelles Debord se situe dans les années 1950, et la majeure partie de ceux par rapport auxquelles il se situera durant la décennie suivante. Le cercle, qui entend de manière ambitieuse repenser la politique et la pensée révolutionnaires, disparaît dès 1957, mais sans qu'on puisse y voir la conséquence d'un retour de l'ancien conflit autour de l'URSS et du PCF : tous demeurent durablement dans une opposition ferme au mouvement communiste officiel.
La conjoncture se caractérise ainsi par une ouverture progressive de l'horizon théorico-politique, et plus particulièrement par une « multiplication des possibles communistes », pour reprendre une expression de Frédérique Matonti et Bernard Pudal{989}. À court terme, celle-ci renvoie par exemple à la diffusion dans le champ intellectuel français, au lendemain des événements polonais et hongrois, d'un débat sur les « Conseils ouvriers » comme alternatives de « démocratie directe » au communisme « bureaucratique » en vigueur dans les pays de l'Est{990}. Aux lendemains de la crise de 1956 apparaissent également plusieurs revues marxistes dissidentes telles que La Tribune Marxiste (1957-1960), Arguments (1956-1962), et La Nouvelle Réforme (1957-1958), se donnant pour objectif un renouvellement de la politique et de la pensée marxistes{991}. Ces revues trouvent un prolongement dans la publication coup sur coup de plusieurs ouvrages d'analyse critique du stalinisme et/ou de réexamen de la pensée marxiste comme Autocritique d'Edgar Morin (publié au Seuil), La Somme et le Reste d'Henri Lefebvre (à La Nef de Paris), Le Marxisme en question de Pierre Fougeyrollas (au Seuil) et Recherches dialectiques de Lucien Goldmann (aux éditions Gallimard). Tous parus en 1959, et souvent traités ensemble (dans la revue Esprit par exemple{992}), ces livres bénéficient, au moment de leur sortie, d'une attention non négligeable de la part du champ intellectuel (celui de Lefebvre obtient d'ailleurs le Prix des Critiques en 1959).
L'air du temps est donc à la révision du marxisme. On aurait certes tort d'y voir un phénomène entièrement nouveau. Comme on peut s'en rendre compte à la lecture de l'ouvrage de Mark Poster Existential Marxism in Postwar France, les controverses philosophiques autour des origines de la pensée marxiste et du sens de l'œuvre de Marx sont antérieures aux événements de 1956. À mesure même que le marxisme se diffuse dans le champ philosophique – lorsque plusieurs penseurs issus de différents courants commencent à s'en réclamer – différentes relectures de l'œuvre de Marx, « humanistes », « néo-hégéliennes », « éthiques », « chrétiennes », etc., et différents appels à une « révision » du marxisme (comme celui de la revue Esprit, dans son numéro spécial « Marxisme ouvert contre marxisme scolastique », publié en 1948) voient le jour. Dans les années d'après-guerre, ces controverses sont alimentées notamment par la publication en français des écrits philosophiques dits « de jeunesse » de Marx, longtemps restés inédits{993}, en particulier de ses manuscrits économico-philosophiques de 1844 titrés Économie politique et philosophie{994}.
Il n'en reste pas moins que la conjoncture de la fin des années 1950 est perçue et définie par plusieurs intellectuels de gauche comme une conjoncture de réouverture des possibles négligés par le communisme « stalinien »{995}. Dans ce cadre, plusieurs classiques du marxisme « hétérodoxe » bénéficient d'un effort collectif d'exhumation, de la part notamment d'anciens communistes ralliés à la gauche critique du PCF et disposés à tenir à distance le stéréotype de l'ex-communiste (exclu ou démissionnaire), devenu agent des forces de la réaction{996}. Les auteurs et textes regroupés souvent sous le label du « marxisme occidental » bénéficient de cet effort. C'est le cas en particulier d'Histoire et conscience de classe de Georg Lukács, présenté à cette époque comme le « livre maudit » du marxisme. En effet, bien que ses thèses aient déjà été pour partie introduites par Maurice Merleau-Ponty (en 1955 dans son livre Les Aventures de la dialectique) et par Lucien Goldmann, il est resté inédit en français jusqu'à sa traduction et publication en plusieurs livraisons par Arguments à partir de son numéro 3 d'avril-mai 1957{997}. Cette revue, et la collection éponyme lancée en 1960 aux éditions de Minuit, s'occupe également d'introduire en France les auteurs de l'école de Francfort (Adorno, Marcuse), Karl Korsch (dans le cadre notamment d'une critique de l'élément dit « jacobin » et/ou « scientiste » du marxisme) ou encore Wilhelm Reich (dans le cadre de tentatives de synthèse entre la psychanalyse freudienne et le marxisme et, au niveau politique, entre le projet d'une libération sociale et celui d'une libération sexuelle{998}). Dans la même revue, le travail de division entre l'engagement radical et sa dominante communiste officielle passe en outre par la légitimation d'auteurs traditionnellement classés « à droite » comme penseurs de gauche (ou utiles à la gauche), tels que Nietzsche, ou encore Heidegger à l'initiative sans doute de Kostas Axelos, un de ses principaux promoteurs en France, qui met l'accent sur sa critique de la technique{999}.
La modification des coordonnées de l'engagement politique au cours de la seconde moitié des années 1950 est également le fait de la guerre d'Algérie. Débutée en novembre 1954, intensifiée depuis 1956 avec le vote des pouvoirs spéciaux (vote qui obtient les voix du Parti communiste), elle mobilise fortement les intellectuels. En remettant les principes moraux au centre du débat{1000}, avec notamment les échos sur la torture pratiquée par les militaires français{1001}, elle contribue à déplacer les lignes de clivage au sein du monde intellectuel. À l'automne 1960 intervient l'un des principaux temps forts de la mobilisation des intellectuels avec le fameux Manifeste des 121. Initialement Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, elle est lancée par un groupe informel comprenant Mascolo, Schuster, Blanchot et Nadeau{1002}, avec l'appui décisif de Sartre ainsi que des éditions de Minuit dirigées par Jérôme Lindon. Elle démontre la capacité des intellectuels à intervenir de manière autonome dans le champ politique, ce qui s'accompagne à la même époque d'une mobilisation politique massive des étudiants (avec notamment la manifestation du 27 octobre 1960 initiée par l'UNEF). Des intellectuels se trouvent en effet aux prises directes avec le pouvoir politique et forcent alors l'ensemble de la classe intellectuelle et politique à prendre parti. Cette action favorise également la mobilisation (sur un modèle d'engagement « citoyen ») des écrivains et artistes qui jusqu'ici s'attachaient avant toute chose à dissocier art et politique par opposition à la littérature et à l'art engagés{1003}. Et de fait, le Manifeste réunit les signatures de nombreux représentants des positions d'avant-garde dans les arts : dans les vagues successives de signatures, on relève, outre les noms de nombreux surréalistes historiques (comme Breton et Masson) ou plus jeunes (comme Legrand et Jean-Jacques Lebel), ceux des « nouveaux romanciers » (comme Robbe-Grillet, Duras, Butor), des représentants du cinéma d'auteur ou de « la nouvelle vague » (comme Alain Resnais, Pierre Kast, François Truffaut) ou encore d'anciens lettristes tels que Marc'O et... Debord et Bernstein.
À l'instar de plusieurs acteurs des milieux littéraires d'avant-garde, les pratiques de Debord à la fin des années 1950 sont travaillées par ces transformations. Tout en animant le groupe situationniste dans les milieux artistiques, il est attentif à la nouvelle situation politique : en 1956-1957, soulignant les perspectives ouvertes avec les soulèvements à l'Est, les luttes d'indépendance et la révolution chinoise, il reprend le thème du renouveau révolutionnaire{1004}. Il aide aussi Marcel Mariën à réaliser son ouvrage sur la déstalinisation{1005}. Rapidement, il révise son analyse de la situation politique mondiale dans un sens nettement moins optimiste, expliquant que « l'arrêt rapide de la déstalinisation en URSS, l'immobilisation de la révolution polonaise, le passage de la Chine dans le camp du dogmatisme communiste, l'incapacité du prolétariat français à aider tant soit peu les Algériens insurgés et, conséquemment, l'effondrement de la démocratie bourgeoise en France marquent la phase de réaction où nous sommes maintenant entrés{1006} ». Il n'en reste pas moins mobilisé politiquement : en mai 1958, suite au putsch des militaires en Algérie, Debord partage le sentiment qu'un fascisme militaire menace de prendre le pouvoir en France avec le retour aux affaires du général de Gaulle{1007}. Il se mobilise en conséquence, participant notamment à la grande manifestation « pour la défense de la République » du 28 mai qui rassemble 200 000 personnes{1008}. Notons qu'à cette époque, Debord est convaincu que le PCF ne conduit pas une politique véritablement révolutionnaire{1009}. Reprenant un discours typique des trotskistes depuis la Libération, il explique d'ailleurs l'échec de la gauche en 1958 par le « désarmement des masses » qui serait lui-même lié à l'abandon par le PCF de l'option insurrectionnelle{1010}.
Dans les mois qui suivent la crise de mai 1958, alors que le sentiment d'urgence diminue{1011}, Debord participe néanmoins à une réunion du Comité de liaison et d'action des jeunes{1012} et, semble-t-il, à des actions clandestines en faveur des indépendantistes algériens{1013}. Debord et Bernstein ne sont pas d'emblée sollicités par les organisateurs du Manifeste des 121. Ils le sont cependant pour une seconde vague de signature{1014}. Debord verra dans le caractère « tardif » de cette sollicitation un exemple d'obstruction anti-situationniste. Évoquant à Patrick Straram (alors résident au Canada), l'actualité autour du Manifeste des 121, il fait ainsi la part des choses entre la valeur de l'action (perçue comme « une position de pur scandale », « nette » et « courageuse ») et celle de ses initiateurs, le « mouvement habituel des “intellectuels de gauche” [...], c'est-à-dire [ces] gens qui ont été les pires ennemis de toute recherche révolutionnaire (les Sartre, Nadeau, Mascolo et surréalistes réchauffés) »{1015}. Dans ce cadre, il souligne alors le côté « club fermé » de ce milieu intellectuel et explique qu'il est « dominé par de petites obstructions (anti-situationnistes aussi ; ces gens dépensent beaucoup d'efforts pour nous entourer de silence){1016} ». Il ajoute en guise d'illustration : « personne ne nous avait invité à signer un texte qui se donnait comme un rassemblement général des artistes ou écrivains libres. Je n'avais même pu le lire{1017}. » L'agacement dont fait preuve ici Debord, de même que sa satisfaction affichée lorsqu'on l'invitera enfin à la signer le 29 septembre{1018}, justifie de parler à ce propos d'opportunité d'engagement. Ceci dit, cette expression ne doit pas réintroduire une fausse opposition entre intérêt et désintéressement. Rien n'empêche en effet de penser qu'au-delà de simples enjeux de notoriété, la participation à cette lutte lui fournit d'abord une occasion d'éprouver son propre sens du courage et de la solidarité. Ainsi, lors de son interrogatoire au Quai des Orfèvres dans l'affaire des « 121 », face à la stratégie des policiers d'isoler certains responsables de la Déclaration (en offrant à l'inverse des « portes de sortie » à plusieurs signataires), Debord, ne pouvant pas prétendre avoir participé à la rédaction du texte{1019}, aurait néanmoins déclaré s'« aligner, en fait de responsabilité, sur le plus responsable d'entre eux, quel qu'il soit{1020} ». Il aurait même refusé de signer sa déposition tant qu'elle n'était pas complétée par cette précision{1021}.
Entre 1958 et 1960, Debord se saisit donc des nouvelles opportunités d'engagement. On aurait néanmoins tort de penser que les différents événements politiques de la seconde moitié des années 1950, en eux-mêmes, infléchissent son rapport au politique{1022}. En effet, qu'on appréhende celui-ci en termes d'orientation (une ligne plutôt trotskiste et une crainte d'être assimilé aux anticommunistes) ou de mode d'intervention dans la politique (le modèle d'une alliance entre avant-garde dans la culture et avant-garde politique), c'est plutôt la continuité qui domine dans l'immédiat. Il n'en reste pas moins que l'ouverture progressive des possibles théorico-politiques élargit peu à peu l'espace de positionnement et de confrontation de Guy Debord et l'affranchit de certaines contraintes travaillant ses engagements antérieurs. Autour de 1958-1959, il est amené à faire référence de plus en plus fréquemment à des auteurs et revues qui présentent cette caractéristique commune d'avoir bénéficié d'un surcroît d'audience dans le sillage des événements de 1956 : Henri Lefebvre, Lucien Goldmann, Edgar Morin, la revue Arguments, ou encore la revue Socialisme ou Barbarie. C'est alors dans le cadre des relations d'alliance établies et/ou au cours des polémiques entretenues au début des années 1960 avec certains de ces agents (lesquels, en quelque sorte, personnifient la nouvelle conjoncture) que Debord révise son rapport au politique et celui de l'IS. À la suite des premières tentatives plus ou moins fructueuses de lancer un débat avec certains des intellectuels révolutionnaires les plus en vue dans le moment révisionniste, combinées avec des premières tentatives (vaines) d'associer l'IS à une avant-garde politique révolutionnaire, le groupe situationniste entre de plain-pied – d'abord par l'intermédiaire de sa revue – dans les luttes ayant pour enjeu le renouvellement de la praxis et de la théorie révolutionnaires.
Fondée en 1956, la revue Arguments, qui prolonge à maints égards l'expérience du Cercle international des intellectuels révolutionnaires, s'installe peu à peu comme l'une des principales tribunes des penseurs marxistes dissidents{1023}. Sans égaler les chiffres de tirage des plus importantes revues intellectuelles de gauche (Les Temps modernes et Esprit tirent à l'époque entre 8 000 et 15 000 exemplaires environ), Arguments dispose néanmoins d'un éditeur (Minuit), publie de manière régulière (trimestrielle), et vend un nombre d'exemplaires non négligeable (après un premier numéro tiré modestement à 1 000 exemplaires, on peut estimer ses ventes entre 3 000 et 5 000 exemplaires{1024}) jusqu'à son sabordage en 1962. Arguments est animée principalement par un petit groupe d'intellectuels comprenant Edgar Morin, Jean Duvignaud, Kostas Axelos et Pierre Fougeyrollas, lesquels ont généralement en commun d'être nés au début des années 1920 – comme une grande partie de ses collaborateurs occasionnels, tels que Serge Mallet, Claude Lefort, Pierre Broué, Georges Lapassade, Joseph Gabel, ou encore François Châtelet. Ils partagent en outre un parcours analogue : les années Arguments sont pour eux des années charnières dans une trajectoire qui les amène du monde communiste (qu'ils ont généralement rejoints dans la Résistance, alors qu'ils n'étaient encore que de jeunes philosophes inconnus) au champ intellectuel. Il s'agit autrement dit d'une période durant laquelle ils obtiennent souvent une première notoriété intellectuelle (ils publient leurs premiers livres à cette époque, interviennent à l'occasion dans des revues comme Esprit ou Les Lettres nouvelles, ou dans des journaux comme France-Observateur) et s'installent dans le champ académique (souvent en tant que chercheurs au CNRS dans la section de sociologie, se faisant alors « pionniers par défaut » d'une discipline en renouveau{1025}).
S'occupant dans un premier temps de questionner la valeur de la pensée de Marx et de réfléchir aux germes marxistes de l'idéologique stalinienne (à un moment où l'interprétation du stalinisme demeure mise sous silence dans les publications officielles du communisme français{1026}), la revue Arguments se dote, au fil des numéros, d'une identité propre, laquelle raisonne avec une expérience collective passée du dogmatisme communiste. Comme l'indique en effet le recours abondant dans ses textes manifestaires (ceux de 1959 et de 1961 surtout), aux schèmes d'opposition de type « ouvert » vs « clos » (« remise en question » vs « réponses toutes faites », « confrontation » vs « tabous », « dialogue » vs « interdits »{1027}), les « argumentistes » construisent leur position sur ce dénominateur commun qu'est le refus du mode ecclésial de production de la vérité dans le monde communiste. La revue Arguments affiche de fait un rejet des certitudes établies et se refuse à apparaître comme le lieu d'une expression politique ou intellectuelle partisane. Elle n'en revendique pas moins une position « avant-gardiste », qu'elle défend alors en faisant des traits constitutifs de son identité propre (« l'ouverture » sur la « modernité » et la « complexité »), une condition de la pensée dite « radicale ». À contre-courant d'une tendance consistant à manifester sa radicalité en affichant son opposition aux « réformistes », les argumentistes l'éprouvent à travers le modèle de « l'hérétique », en affichant une condamnation de tous les « dogmatismes ». En d'autres termes, elle revendique une transgression des limites assignées traditionnellement à la radicalité par les intellectuels adeptes du socialisme révolutionnaire.
En pratique, cela se manifeste par exemple lors de la crise de mai 1958 : tandis que plusieurs anciens participants au Cercle international des intellectuels révolutionnaires parlent volontiers, dans un premier temps tout du moins, d'un risque de fascisme en France (« il est douteux qu'au XXe siècle un pouvoir personnel ne conduise pas au fascisme », préviennent Mascolo et Schuster{1028}) et fondent en conséquence l'éphémère revue Le Quatorze juillet, les argumentistes entendent pour leur part garder la tête froide : ils insistent sur les « ambivalences de la réalité » et mettent l'accent sur la réflexion par rapport à l'action, tout en se défendant de vouloir décourager la seconde{1029}. Ils s'attachent autrement dit à manifester leur lucidité, leur attention aux « complexités » de la situation, et à prendre le contre-pied des « illusions » et des supposés « réflexes habituels » des intellectuels de gauche{1030}. C'est sans doute aussi dans cette optique que les principaux argumentistes refusent de signer le Manifeste des 121 (plusieurs signeront en revanche la pétition lancée par la Fédération de l'Éducation Nationale, FEN, souvent perçue comme plus timorée). Dans ses souvenirs, Edgar Morin justifiera ce choix par le refus de soutenir le FLN, rappelant qu'il était lui-même en contact avec des partisans de Messali Hadj, opposés au FLN et traqués par lui{1031}. Pourtant, les surréalistes, qui figurent eux aussi parmi les soutiens de Messali Hadj{1032}, ont massivement signé la déclaration d'insoumission (avec quelques conflits internes, il est vrai{1033}). On observe donc ici plutôt deux manières d'éprouver la « radicalité », qui reflètent pour partie des inscriptions socio-professionnelles différentes entre le groupe Mascolo-Schuster-Nadeau et le groupe Arguments : dans un cas, par un soutien dit « inconditionnel » des luttes de libération en cours, dans l'autre par le refus d'abandonner une posture dite « critique » vis-à-vis des mouvements révolutionnaires et/ou indépendantistes quels qu'ils soient.
L'identité affichée par Arguments, et ses traductions en pratique, invitent ceux qui, comme les situationnistes, se réclament du mouvement révolutionnaire, à réduire Arguments à une forme d'éclectisme réformiste et confus. La revue Arguments s'impose autour de 1958-1959 comme une référence incontournable de Guy Debord. Ceci n'a rien pour surprendre : France-Observateur et Les Lettres nouvelles lui offrent une publicité régulière (ainsi qu'à ses animateurs), quand Arguments de son côté accueille dans ses pages plusieurs des principaux représentants de la pensée marxiste contemporaine française (Pierre Naville, Henri Lefebvre, Daniel Guérin, etc.). En outre, le fait même de suivre les activités du groupe surréaliste conduit à croiser les noms de certains « argumentistes », comme Axelos{1034}. Enfin, notons que le Belge André Frankin, qui, dans la seconde moitié des années 1950 a publié à plusieurs reprises dans Potlatch et est alors un interlocuteur important de Debord pour tout ce qui touche à la politique, publie un article dans le numéro 4 d'Arguments, de juin-septembre 1957 sur le thème des « tendances » et du « centralisme » dans le parti révolutionnaire. On peut penser que l'intérêt accordé par Debord à cette revue et à ses principaux animateurs est aussi la conséquence du fait que plusieurs d'entre eux interviennent sur les questions d'art et de culture. On pense par exemple à Edgar Morin qui a publié des ouvrages sur le cinéma et « les stars », mais aussi à Jean Duvignaud, Colette Audry et Roland Barthes, connus comme critiques littéraires et critiques de théâtre.
Si les premières références à Arguments (en fait à Edgar Morin) chez les situationnistes sont ambiguës, manifestant à la fois un intérêt et une ambition critique à son égard, notamment sur la question de l'avenir de l'art{1035}, cette revue devient rapidement une cible privilégiée de ceux-ci – à en juger par les piques régulières que lui envoie IS à partir de son numéro 2 de décembre 1958. Les attaques se multiplient à mesure que la revue Arguments elle-même cristallise son identité propre et s'éloigne du marxisme. Dans une lettre adressée à Frankin le 15 juillet 1959, Debord affirme ainsi : « Le dernier Arguments ? Oui, ce ne fut jamais génial, ni même très conséquent, mais à présent nous sommes arrivés au plus bas – aussi politiquement{1036}. » Le théoricien situationniste y trouve pourtant une grande partie des références (Georg Lukács, Karl Korsch, Karl Wittfogel, Karl Mannheim...) à partir desquels il construira son analyse du capitalisme moderne. Il n'empêche : à partir de 1960, c'est en partie contre ce que représentent cette revue et son équipe que Debord définit le rôle de l'IS dans la production théorico-politique. Ainsi, on peut relever une critique implicite d'Arguments dans l'article d'IS « La chute de Paris », lorsque son auteur ironise sur ceux des « penseurs révolutionnaires » qui, pris « d'une fureur de renouvellement » après le XXe congrès du PCUS, découvrent alors « l'éclectisme [...] avec émerveillement »{1037}. En décembre 1960, l'IS qualifie explicitement Arguments de « représentative des tendances de [l']intelligentsia pseudo-gauchiste et conformiste{1038} ». En janvier 1963, retournant contre Arguments les principes de son identité collective afin de renvoyer son équipe à distance de l'authenticité révolutionnaire, l'IS la réduit au « questionnement pur{1039} ».
Parmi les signes qui ont certainement incité Debord à retenir Arguments comme cible privilégiée du mouvement situationniste, outre l'audience que cette revue a acquise dans le public intellectuel de gauche, on trouve en premier lieu son rôle dans la diffusion des thèses sur « l'intégration de la classe ouvrière » au capitalisme. En 1959, Arguments ouvre en effet ses pages aux thèses des sociologues du travail comme Alain Touraine, Michel Collinet, Michel Crozier pour un numéro spécial sur la classe ouvrière{1040}. Plusieurs de ces auteurs, arguant que l'autonomie du genre de vie ouvrier est désormais battue en brèche par la tertiarisation et par les nouvelles organisations du travail, en appellent alors – dans les grandes lignes – la gauche politique et syndicale à faire l'alliance avec les classes moyennes salariées représentées par le mendésisme. Ils invitent dans le même temps à abandonner la perspective révolutionnaire d'un renversement de la société et à privilégier désormais la revendication d'une participation ouvrière à la gestion des entreprises. Ce numéro et la controverse qui s'ensuit avec le groupe politique qui publie la revue Socialisme ou Barbarie{1041} n'échappent pas à Debord. Il s'en saisit en effet pour renvoyer Arguments à distance de la pensée révolutionnaire – ce qui implique au passage que Debord tient Morin et ses compagnons pour directement responsable des idées développées dans les pages de leur revue, mêmes si eux-mêmes ne les partagent pas toujours{1042}. Debord partage certes l'idée que la classe ouvrière était la grande absente de la mobilisation de la gauche en mai 1958, lorsque le général de Gaulle s'est emparé du pouvoir{1043}. Mais il reste fondamentalement opposé à tout discours réfutant les virtualités révolutionnaires du prolétariat occidental{1044}. Ainsi, dans IS no 3 (décembre 1959), il dénonce « cette science-fiction de la pensée révolutionnaire qui se prêche dans Arguments, [...] naturellement acoquinée dans le présent avec les pires exhumations du néo-réformisme{1045} ». Dans le numéro suivant d'IS (juin 1960), il prend fait et cause pour les positions avancées par le groupe Socialisme ou Barbarie contre les sociologues Mallet et Touraine{1046}.
En novembre 1960, suite à la parution du numéro 19 d'Arguments intitulé « L'art en question », l'IS décide finalement de lancer un ordre de boycott à l'endroit de cette revue. C'est la présence d'un article du peintre Georges Mathieu – discrédité aux yeux de Debord (et attaqué par les surréalistes) en tant que partisan notoire du royalisme –, et sans doute l'opportunité d'engager ainsi une partie des milieux artistiques dans une condamnation de cette revue, à commencer par les peintres du groupe situationniste{1047}, qui provoque cette décision. La qualité même du numéro n'est ainsi guère mise en cause. D'ailleurs, il comporte plusieurs articles qui ont manifestement beaucoup intéressé Debord, par exemple celui d'Adorno intitulé « Musique et technique, aujourd'hui{1048} ». Cette décision de boycott fait suite également au Manifeste des 121. Pour l'IS, ceux qui ont refusé de rejoindre les signataires ont du même coup « contresigné [...] l'aveu que toutes leurs éventuelles prétentions à rôder encore parmi les problèmes d'un “avant-gardisme” quelconque devront être traitées toujours par le rire et le mépris{1049} ». Sont ici tout particulièrement visées des auteurs comme Lefort et Morin qui ont préféré signer la pétition initiée par la FEN.
On peut enfin proposer l'hypothèse qu'en 1960 Debord, revanchard, profite alors de premières manifestations d'intérêt des argumentistes pour l'IS (la critique d'art et spécialiste des questions d'architecture Françoise Choay évoque les situationnistes dans un article du numéro sur « L'art en question »), pour faire une rupture éclatante avec ceux qui, hier, donnaient l'impression de l'ignorer voire de la snober{1050}. La cristallisation d'une relation de concurrence exacerbée avec Arguments est en retour un élément sans doute important du processus qui conduit Debord, et avec lui l'IS, à se détacher progressivement des luttes propres aux avant-gardes artistiques, et inversement, à intervenir plus régulièrement sur des questions excédant désormais le thème de la position de l'art dans la société, à partir d'une position propre et d'une posture d'intransigeance radicale. Il en est de même des relations d'alliance établies momentanément avec le penseur marxiste Henri Lefebvre.
Dans les années 1950, Henri Lefebvre occupe une position qu'on pourrait qualifier d'intermédiaire dans le champ intellectuel{1051}. D'origine provinciale, ayant effectué ses études à la Faculté des Lettres de la Sorbonne, il est confronté à la domination exercée par l'élite normalienne et parisienne de sa génération (Sartre, Merleau-Ponty). Philosophe de formation, il exerce d'abord comme professeur de lycée (révoqué durant la guerre, puis réintégré en 1947), avant de débuter en 1948 une carrière dans la sociologie (c'est-à-dire dans une discipline encore nettement dominée par la philosophie{1052}). Il pâtit dans le même temps d'une situation de porte-à-faux politique : membre du Parti communiste depuis 1928, il est tenu en suspicion à la fois par les dirigeants communistes en raison de ses liens avec des intellectuels non-communistes, et par les anticommunistes en raison de cette appartenance au Parti (au point d'ailleurs d'être momentanément suspendu de son détachement au CNRS en 1953).
Néanmoins, Henri Lefebvre dispose à la même époque d'une renommée certaine et est reconnu comme l'un des principaux représentants du marxisme en France. Il publie en effet plusieurs livres d'introduction au marxisme autour de 1947. Par conséquent, lorsqu'il rejoint publiquement, aux lendemains des événements de Budapest, les positions critiques du stalinisme, sa dissidence fait événement. À la faveur de la nouvelle conjoncture théorique et politique de la fin des années 1950, Lefebvre connaît une forme de renaissance symbolique : alors que plusieurs de ses ouvrages des années 1947-1948 sont réédités (dont ses ouvrages plus personnels tels que Critique de la vie quotidienne), augmentés de préfaces dans lesquelles il s'en prend au marxisme « orthodoxe », « étroit », « dogmatique », il devient très présent dans les principaux périodiques intellectuels de l'époque (Les Temps modernes, France-Observateur, La Nouvelle revue française...) et publie coup sur coup deux livres remarqués, Problèmes actuels du marxisme (en 1958) et La Somme et le reste (en 1959). Avec ce second ouvrage, Lefebvre devient momentanément le fer de lance du marxisme « révisionniste », « non dogmatique », l'incarnation même du « philosophe en liberté » engageant, au nom de Marx, une remise en question radicale du marxisme officiel.
À la faveur de l'évolution de leur position respective à la fin des années 1950, Lefebvre et Debord engagent un dialogue et une collaboration. Ce rapprochement est sans doute favorisé par la proximité entre les prises de position de l'un et de l'autre. Comme plusieurs historiens des idées ou philosophes l'ont déjà souligné, les grands thèmes situationnistes sont déjà développés ou esquissés dans le premier tome de Critique de la vie quotidienne paru en 1947. Cette proximité n'a rien pour surprendre, étant donné que Lefebvre, avant de rejoindre les rangs communistes et de se convertir au marxisme, a fréquenté les surréalistes durant l'entre-deux-guerres à l'époque où il animait la revue Philosophies{1053}. Ce livre apparaît comme une manière de situer le marxisme dans le dépassement des utopies portées par les avant-gardes littéraires de la première moitié du XXe siècle. Ce qui veut dire que Lefebvre s'attache par ailleurs à établir une continuité entre ces deux traditions de pensée. Lefebvre explique ainsi que la finalité du marxisme n'est pas une intensification de la production économique (cette intensification serait plutôt un moyen), mais de « recréer lucidement la vie quotidienne{1054} ». Comme Guy Debord après lui, il pense le progrès comme l'élaboration par l'Homme de certaines techniques lui permettant « de se comprendre, d'orienter ses passions, de diriger sa vie{1055} ».
À la fin des années 1950, les proximités apparaissent de nouveau lorsque Lefebvre développe une réflexion sur l'horizon de l'art. Celle-ci présente en effet des points de convergence importants avec l'analyse proposée à la même époque par Debord. Pour le penseur marxiste, il existe une « contradiction fondamentale » entre les possibilités ouvertes par le nouveau pouvoir de l'homme sur la nature, et la réalité présente marquée par le sceau de l'impuissance{1056}. Cette contradiction serait au principe, chez les individus progressistes, d'un déchirement caractéristique du « romantisme ». Cependant, on aurait désormais à faire à un romantisme d'un genre nouveau : la conscience du « possible impossible » viendrait remplacer le mythe du « passé » ou de la « fuite ». Lefebvre défend dans cette optique un art « romantique révolutionnaire » qui s'occuperait de « [saisir] cette virtualité comme essentielle au présent ». En d'autres termes, le nouveau romantisme s'occuperait de mettre au jour le « possible impossible » (« la plénitude », « la communication avec un langage approprié »), son importance en regard du « possible possible » (« s'installer dans la vie bourgeoise », « chercher un job »). Il serait déjà esquissé, selon le philosophe marxiste, chez les peintres Pignon et Atlan, deux peintres communistes mais situés hors des conventions du « réalisme socialiste » en peinture.
On retrouve dans cette analyse du romantisme révolutionnaire les thèmes qui sont à l'origine du concept de décomposition culturelle formé par Debord, ce que lui-même explicite d'ailleurs en 1958 dans ses « Thèses sur la révolution culturelle{1057} ». Mais dans le même temps où il reprend Lefebvre, Debord récuse sa catégorie de romantique (l'IS ne serait « romantique » que si elle échouait à réaliser ses constructions supérieures) et lui reproche de faire de « la simple expression du désaccord le critère suffisant d'une action révolutionnaire dans la culture{1058} ». Autrement dit, Lefebvre se bornerait à en appeler à l'expression du déchirement dans les formes artistiques déjà existantes, quand un nouveau terrain d'action culturel ne résidant plus dans l'expression artistique proprement dite serait désormais possible. Cette critique ne remet pas en cause l'intérêt que Debord porte depuis peu au philosophe marxiste. Dans une lettre de juillet 1959 adressée à André Frankin, et dans laquelle il s'en prend à Morin et Mascolo quant à leur analyse de l'art et de son devenir, il dit ainsi ne voir actuellement d'intérêt que dans les pensées de Lucien Goldmann et Henri Lefebvre, qui seraient « à compléter (réciproquement aussi bien que par d'autres perspectives){1059} ». L'article « Le sens du dépérissement de l'art » publié la même année dans IS no 3 (décembre 1959) manifeste publiquement cet intérêt accordé aux deux penseurs marxistes, tout en énonçant certaines « insuffisances » de leurs analyses respectives de la modernité artistique{1060}.
À la même époque, André Frankin porte à la connaissance de Debord la théorie des moments que Lefebvre expose en plusieurs pages de son livre La Somme et le reste{1061}. Après avoir lu cet ouvrage, Debord reconnaît dans une nouvelle lettre adressée à Frankin qu'il est « très intéressant » et ajoute alors : « et proche de nous – ici je veux dire : la théorie des moments{1062} ». Un article publié dans le numéro 4 d'Internationale situationniste (août 1960) sous le titre de « Théorie des moments et construction des situations », et issu des discussions entre Debord et Frankin, témoigne de l'importance accordée à cet aspect de la réflexion de Lefebvre pour la (ré)élaboration théorique des perspectives situationnistes{1063}. Il s'ouvre sur une longue citation de La Somme et le reste recoupant en partie le projet d'une construction des situations de vie (Lefebvre développe dans le passage dont est issu l'extrait cité une analyse des différentes modalités de présence au monde, et envisage alors une intervention sur la vie quotidienne visant à « intensifier le rendement vital de la quotidienneté{1064} »). L'article publié dans IS entend dégager les proximités et différences entre une « situation » au sens de l'IS et un « moment » au sens de Lefebvre. Quelques mois avant sa publication, en janvier 1960, Lefebvre prenait contact avec Debord, ce qui débouchait sur une rencontre autour de mai. Du côté de Lefebvre, il semble que c'est d'abord la critique situationniste du fonctionnalisme en architecture qui l'intéresse alors{1065}.
L'alliance présente une dimension stratégique évidente (qui n'exclut pas une réelle complicité entre Debord et Lefebvre, à en juger par les cartes postales que le second fait parvenir au premier en 1961-1962{1066}). L'évolution de la position de Lefebvre depuis 1957 s'est avérée à ce propos au moins aussi déterminante que les proximités d'idées. Non seulement parce que celui-ci est conduit dans cette nouvelle configuration à s'intéresser de plus près aux « nouveautés » littéraires et artistiques. Mais aussi en ce que, suite à son entrée en dissidence et à la publication de La Somme et le reste, Lefebvre est devenu lui-même plus attrayant pour quelqu'un comme Debord. On en veut pour preuve une lettre adressée par ce dernier à Frankin en 1955, c'est-à-dire avant que le philosophe marxiste ne connaisse sa renaissance : évoquant dans cette lettre l'existence de « milieux snobs communistes » et d'« un authentique communisme de salon, bien parisien », Debord estimait alors que « le plus représentatif de cette bande serait peut-être le nommé Henri Lefebvre, qui y pontifie »{1067}.
De manière générale, en confrontant à la fin des années 1950 le programme situationniste avec des écrits issus d'auteurs marxistes contemporains (Lefebvre et Mascolo dans les « Thèses sur la révolution culturelle » en 1958, Lefebvre et Goldmann dans « Le sens du dépérissement de l'art » en 1959, etc.), il s'agit certainement pour le théoricien situationniste de susciter un débat avec ceux-ci en vue d'assurer la présence de l'IS dans le champ intellectuel. De telles considérations stratégiques apparaissent en filigrane d'une lettre que Debord adresse à Jorn le 11 juillet 1959, dans laquelle il est question d'un article de Lucien Goldmann récemment paru dans Les Temps modernes{1068}. Comme son titre l'indique, cet article introduit le concept de réification selon Lukács, et notamment certaines thèses de son ouvrage Histoire et conscience de classe (dont Arguments a alors entrepris depuis peu la traduction en français). Debord conseille à Jorn de prendre en compte cet article (qualifié d'intéressant) dans son étude sur la valeur, ainsi que le livre de Lukács. C'est que, comme il l'explique à Jorn, outre que ces écrits contiennent de nombreux éléments susceptibles d'être utiles à l'exposé du peintre danois, Lukács est devenu depuis peu « très à la mode ». Debord explique en effet : « [...] si tu pouvais arriver à un accord avec les conceptions de Goldmann, ce serait très positif, au moins pour notre efficacité dans l'intelligentsia de Paris{1069}. » Notons aussi que, lorsque le trio situationniste Debord-Kotányi-Vaneigem élabore en 1961 les Thèses de Hambourg (voir supra p. XXX), il est question d'un Henri Lefebvre au fond « réformiste », mais qu'il s'agirait de « faire verser » du côté de la position situationniste{1070}.
Si l'IS se rapproche d'Henri Lefebvre, c'est d'ailleurs aussi que, parmi les intellectuels de gauche interpellés par elle autour de 1958-1959, il est le seul à entrer dans le débat auquel elle les invite. Lucien Goldmann, le second des deux penseurs marxistes contemporains qui ont la préférence de Debord en 1959{1071} – le théoricien situationniste approuve notamment la lecture que propose Goldmann du matérialisme dialectique en art{1072} – présente en effet l'inconvénient majeur de se rapprocher d'autres regroupements d'artistes et écrivains. Il participe en l'occurrence au comité de rédaction de la revue Médiations, « revue des expressions contemporaines » lancée en 1961 aux éditions de Minuit et animée par des individualités telles que Jean-Clarence Lambert et Michel Butor. Qui plus est, les écrits de Goldmann témoignent d'un intérêt manifeste pour La Jalousie de Robbe-Grillet et pour le théâtre de l'absurde, érigés au rang d'expressions artistiques privilégiées d'une conscience de la réification, au rang de proto-critique de la réduction de l'homme à l'état de chose sous le capitalisme{1073}. À l'inverse, Lefebvre apparaît disposé au début des années 1960 à apporter sa pierre à l'édifice de la reconnaissance de l'IS comme avant-garde de la culture.
Reconnaissant les situationnistes en interlocuteurs légitimes, Henri Lefebvre invite Debord à présenter une communication lors d'un séminaire du « Groupe de recherche sur la vie quotidienne », qu'il a fondé en 1960, et dont les activités s'inscrivent au sein du Centre d'études sociologiques, le premier laboratoire de sociologie du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Cette intervention, que Debord voit comme une opportunité pour l'IS d'« infiltrer toutes portes ouvertes » le groupe formé autour de Lefebvre, et dont il entend faire « un coup terrible pour les sociologues{1074} », a lieu en mai 1961 sous le titre de « Perspectives de modification consciente de la vie quotidienne ». Le situationniste en profite en effet pour formuler une première prise de position sur la question du mode de production des vérités scientifiques (voir chapitre 11). Peu après, Lefebvre fait mention à plusieurs reprises des situationnistes dans ses écrits. Ainsi, dans le second tome de Critique de la vie quotidienne (sous-titré Fondements d'une sociologie de la quotidienneté) paru en 1961 aux éditions L'Arche, il reprend une expression qu'il attribue à Debord en écrivant : « La vie quotidienne, selon l'expression énergique de Guy Debord, est littéralement “colonisée”{1075}. » En 1962, dans un nouvel ouvrage intitulé Introduction à la modernité (et plus précisément dans le douzième prélude de celui-ci, intitulé « Vers un nouveau romantisme ? »), Lefebvre précise sa théorie du romantisme révolutionnaire à l'aune des critiques que Guy Debord lui adressait en 1960{1076}, en soulignant par exemple que la critique radicale de la culture moderne « ne porte pas seulement sur le “contenu” mais sur la forme », et en se montrant partagé entre un « romantisme révolutionnaire » et un « dépassement du romantisme »{1077}. Par ailleurs, on relève dans ce livre de nombreuses références, implicites ou explicites, à Debord et l'IS. Lefebvre évoque ainsi « certains esprits audacieux [qui] prévoient que l'art de construire des villes nouvelles et surtout l'art de les habiter créeront des styles, des situations et des participations actives, des jeux et des plaisirs qui n'auront rien de commun – sinon éventuellement du vocabulaire – avec ce que nous nommons encore “art”{1078} ». Plus loin, il cite un long extrait des Préliminaires pour une définition de l'unité du programme révolutionnaire rédigés par Guy Debord et P. Canjuers en 1960. Dans le même texte, après avoir dressé un tableau du « jeune homme moyen », il consacre quelques pages aux « situationnistes » en tant qu'ils incarneraient une exception parmi cette « jeunesse », citant au passage le Rapport sur la construction des situations (de Debord) et renvoyant aux descriptions de villes effectuées dans le numéro 2 d'IS.
On discerne ainsi entre Lefebvre et les situationnistes une relation qui s'apparente à un patronage intellectuel. Une telle relation favorise la publicité des situationnistes. Mais elle présente aussi des risques, celui en particulier d'être cantonnés au rôle de simple garant de la « jeunesse » de Lefebvre, et à la limite, de simple objet d'analyse du penseur attitré, ou de fournisseur de quelques formules chocs à son intention (la vie quotidienne est « colonisée », etc.). Aussi Debord et ses amis situationnistes s'attachent-ils à entretenir avec lui un dialogue critique qui ne les réduise pas au rôle d'épigone, et leur permette de faire reconnaître leur propre apport théorique{1079}. Or, en 1962, l'équilibre précaire de cette relation se heurte justement à certains aspects du livre Introduction à la modernité. D'un côté, les situationnistes s'y voient implicitement présentés sous les traits élogieux d'esprits audacieux, et Debord s'y trouve nommément cité, donc érigé au rang de théoricien de la modernité ; de l'autre cependant, lorsque Lefebvre s'attache à introduire plus précisément la pensée des situationnistes, outre qu'il n'engage pas véritablement une discussion de leurs thèses, il les assimile maladroitement à la révolte de la jeunesse. Cela suscite la réaction suivante des situationnistes, publiée dans le numéro 8 d'IS en janvier 1963 : « [...] nous refusons d'être assimilés à la jeunesse. C'est une manière élégante de neutraliser les problèmes en leur donnant quelque chose de la force irrésistible des saisons ou de capricieuses mutations sociologiques dont il faut suivre le développement{1080}. » Les situationnistes reprochent aussi à Lefebvre (« deuxième point inacceptable », disent-ils, signe que l'alliance a alors du plomb dans l'aile) de proposer un parallèle entre l'IS et « un groupe de jeunesse oppositionnelle du parti communiste »{1081}.
Nul besoin donc, pour expliquer la rupture entre l'IS et Lefebvre en 1963, d'invoquer une quelconque divergence théorique. C'est au moment où la tentative de « corrompre » Lefebvre montre ses limites que l'alliance commence à être remise en cause par les situationnistes. Pour eux, la menace se situe notamment dans une possible confusion avec des regroupements intellectuels ou artistiques rejetés. Soulignons à ce propos qu'Introduction à la modernité est parue dans la collection « Arguments » de Minuit et qu'un des « préludes » de ce livre est dédié à Kostas Axelos. À la fin de l'année 1962, la relation devient on ne peut plus compromise : Lefebvre, qui travaille cette époque-là à une étude sur la Commune de Paris (prévue pour la collection « Trente journées qui ont ébranlé la France », aux éditions Gallimard), accepte d'en publier les conclusions dans le dernier numéro d'Arguments, sous le titre de « La signification de la Commune ». Or, les conclusions en question sont la reprise à peine modifiée des notes rédigées sur le même thème, à la demande de Lefebvre et à son intention, par les trois situationnistes Debord, Vaneigem et Kotányi. Une telle publication à leur insu, dans la revue Arguments, de thèses qu'ils ont eux-mêmes rédigées, est vécue comme un plagiat illégitime.
La rupture devient définitive au moment où Lefebvre se révèle incapable de donner à l'IS des gages permettant à leurs yeux de rééquilibrer la relation. En effet, après avoir découvert l'article de Lefebvre dans Arguments, l'IS lui laisse d'abord une porte de sortie : elle exige de lui la publication dans un grand périodique d'un nouvel article dans lequel il prendrait position sur l'IS et sur la disparition imminente d'Arguments. Henri Lefebvre tarde à faire paraître ce nouvel article. Les situationnistes décident en conséquence de rompre avec éclat : en février 1963, ils publient le tract Aux poubelles de l'histoire !, dans lequel ils rappellent leur opposition avec la (désormais défunte) revue Arguments, et rendent publique leur rupture avec Lefebvre. Une fois la rupture consommée, toute la différence de position sociale qui existait déjà en pointillé entre Lefebvre et les situationnistes fonctionne désormais comme principe d'opposition irréductible. Debord requalifie en effet Lefebvre en le rejetant désormais dans le camp de « l'intelligentsia reconnue, des éditeurs et des bienveillances de la critique ». Le philosophe marxiste est dans le même temps associé aux pratiques de connivence – « la politesse, le mensonge, les modes, les intérêts communs et la solidarité des intellectuels (du “parti” ou en rupture de parti au CNRS){1082} ». Henri Lefebvre, à l'instar des argumentistes, devient donc à son tour une cible privilégiée des attaques situationnistes à l'encontre de la « fausse » contestation, c'est-à-dire de celle qui dissimule la « véritable » pensée révolutionnaire par sa version travestie et assagie.
Au-delà des considérations sur les raisons de la rupture entre Lefebvre et les situationnistes, on peut proposer l'hypothèse que les premières formes de reconnaissance obtenues par les situationnistes, et Debord en particulier, de la part du philosophe Henri Lefebvre, sont déterminantes dans le processus qui les conduit à s'occuper toujours plus activement de la formulation d'une pensée dite révolutionnaire. Certes, il est peu évident que ces relations jouent un rôle d'encouragement. À l'évidence, en dépit du fait que Debord ne dispose pas des titres (agrégation, thèse, etc.) qui assurent généralement la présence dans le milieu intellectuel, il se sent très tôt suffisamment confiant dans ses propres capacités intellectuelles pour revendiquer un apport propre dans le domaine des idées politiques. Elles semblent jouer néanmoins un rôle d'opportunité : elles offrent plusieurs occasions d'exposer les prises de position théoriques du groupe (donc de les poser au clair), notamment en 1961 lors de l'intervention au séminaire sur la vie quotidienne. Elles offrent du même coup une première échappatoire au problème du terrain d'inscription des activités de l'IS : les échanges avec Lefebvre ouvrent la possibilité de se détourner du champ artistique sans pour autant devenir invisible dans l'univers de la culture au sens large.
Notons que Lefebvre joue aussi un rôle non négligeable dans l'apparition de nouveaux collaborateurs de l'IS, qui ne sont alors ni des peintres, ni des architectes : on a déjà dit que c'est par son intermédiaire que le belge Raoul Vaneigem entre en contact avec l'IS. C'est le cas aussi de plusieurs jeunes sympathisants des thèses situationnistes, comme les frères Jean-Pierre et François George (fils du géographe communiste Pierre George) qui, en 1965, publient respectivement L'Illusion tragique illustrée et Autopsie de Dieu (chez Julliard), deux livres commentés dans la presse littéraire, et reconnus comme étant d'inspiration situationniste. De même, plusieurs des étudiants de Strasbourg qui rejoignent l'IS dans les années 1960 (notamment Mustapha Khayati), ou circulent plus ou moins longtemps autour du groupe, ont auparavant été des étudiant(e)s d'Henri Lefebvre, à l'Université de Strasbourg (où Lefebvre est devenu professeur de sociologie en 1961) ou à la Faculté de lettres et sciences humaines de Nanterre (que Lefebvre a rejointe en 1965, peu après sa fondation). On sait d'ailleurs que Lefebvre évoquera les situationnistes dans ses cours à Nanterre{1083}. Parmi les commentateurs des thèses situationnistes, on trouve par conséquent plusieurs anciens étudiants de Lefebvre. On peut penser ici à René Lourau (1933-2000), l'un des premiers à discuter ces thèses{1084}, ou encore Jean Baudrillard (1929-2007), qui fera souvent référence à la pensée de Guy Debord. En définitive, même si, après la rupture de 1963, Lefebvre se fait désormais critique à l'égard des situationnistes, il contribue toujours – à l'instar d'autres intellectuels déjà installés tels que Jacques Ellul (1912-1994), penseur bordelais et théologien protestant, critique de la technique, auteur en 1962 du livre Propagandes{1085} – à leur présence dans le champ intellectuel.
Parallèlement à cette intégration des intellectuels révolutionnaires dans l'espace de positionnement propre à Guy Debord – c'est-à-dire dans l'espace des positions par rapport auxquelles il définit les perspectives proprement situationnistes – le théoricien situationniste commence également à redéfinir les activités situationnistes en fonction des enjeux propres au sous-champ politique révolutionnaire. Il s'efforce en effet d'inscrire l'IS dans ce microcosme qu'on peut circonscrire avec Philippe Gottraux par « les groupes, organisations, partis..., partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat et/ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion et action) à transformer le monde qui les entoure{1086} ».
Dès les premières années de l'IS, Debord cherche à engager un dialogue du côté des groupes et organisations politiques révolutionnaires. L'enjeu est alors de les convaincre de la nécessité d'une action subversive sur les questions de culture{1087}. On s'en rend compte par exemple dans l'article « Les situationnistes et l'automation », co-écrit par Debord et Jorn : celui-ci discute un article de la revue trotskiste Quatrième internationale, de manière à défendre l'importance et l'actualité d'une action expérimentale dans le champ des loisirs{1088}. Cependant, ce travail de prospection n'aboutit pas immédiatement. Ainsi, lorsque P. Canjuers (alias Daniel Blanchard), militant du groupe Socialisme ou Barbarie, séduit par la revue situationniste (ce qui illustre l'ouverture de certains nouveaux arrivants dans ce groupe, plus jeunes, plus dotés culturellement et scolairement, aux produits des avant-gardes artistiques et aux débats ayant pour enjeu la « modernité culturelle »{1089}) prend contact avec Debord à l'automne 1959, cela représente pour ce dernier une opportunité d'alliance inédite.
Apparu en 1946 comme tendance minoritaire au sein du PCI, section française de la IVe Internationale (trotskiste), Socialisme ou Barbarie (SouB) s'en dégage en 1948, suite à une divergence de vue à propos de l'analyse de l'URSS (contrairement aux trotskistes, le groupe SouB ne voit pas l'URSS comme un « État ouvrier », mais comme une société d'exploitation d'un nouveau type) et lance sa propre revue éponyme en 1949{1090}. Ce groupe acquiert une première audience autour de 1957, suite à la participation de plusieurs de ses membres au Cercle international des intellectuels révolutionnaires et à leur collaboration à des revues comme Arguments. Tout en demeurant confidentielles, les thèses de SouB sont désormais discutées dans un segment du champ intellectuel composé de journaux et revues de gauche (dans Les Temps modernes par Péju, mais aussi et surtout dans Arguments, Les Lettres nouvelles ou encore France-Observateur{1091}). La revue Socialisme ou Barbarie voit alors le nombre de ses abonnements et ventes augmenter. Par ailleurs, le petit groupe qui l'édite obtient un surplus (tout relatif) de crédibilité militante, grâce à la captation d'anciens du PCF et à l'arrivée en son sein d'une génération d'étudiants engagés contre la guerre d'Algérie. Ses effectifs passent ainsi d'une vingtaine de militants vers 1957 à environ 90 au printemps 1961 – avec un fort contingent d'étudiants de la Sorbonne{1092}.
En 1958, dans le contexte de la lutte contre le général de Gaulle, Guy Debord, qui assiste aux réunions du Comité de liaison et d'action des jeunes, se confronte à quelques militants de SouB{1093}. D'une manière qui n'est pas sans rappeler la critique adressée par Sartre en 1953 au jeune philosophe Claude Lefort au sujet du rapport entre le prolétariat et le parti ouvrier{1094}, Debord s'étonne alors que ces militants en viennent à se satisfaire de la crise des organisations ouvrières et perçoit dans la conception social-barbare du prolétariat un fétichisme mécaniste ne pouvant conduire qu'à un attentisme intellectuel{1095}. En revanche, lors de la scission que connaît SouB en septembre 1958{1096}, Debord révise son premier jugement : « [...] je vois un progrès dans les deux derniers numéros de Socialisme ou Barbarie, après le départ de C. Lefort et de l'aile enragée des anti-organisationnels », écrit-il en juillet 1959{1097}. À cette époque, le jugement de Debord sur SouB n'est sans doute pas indépendant de celui sur Arguments, comme semble l'indiquer cette autre lettre envoyée en février 1961 à André Frankin, où il compare les deux revues : « C'est le mérite de SouB d'avoir développé une critique profonde de la bureaucratie. Et d'avoir maintenu une tradition militante que tant de Morin ont vendue aux Éd[itions] du Seuil, ou autres É[diteurs]{1098}. » En d'autres termes, Debord se tourne finalement vers SouB dans la mesure où ce groupe parvient à incarner une position radicale dans l'espace politique et intellectuel contemporain.
L'alliance est sans doute d'autant plus appropriée du point de vue de Debord qu'il existe, à la fin des années 1950, un point d'accord possible en termes de conceptions de l'action politique. Marqué par l'échec de la gauche en mai 1958, le principal théoricien du groupe, Cornelius Castoriadis (1922-1997) s'occupe durant ces années-là d'élaborer une nouvelle orientation, qui fait polémique au sein de SouB mais dont les prémisses sont perçues par le Debord du tournant des années 1960 comme encourageantes{1099} : Castoriadis explique que le mouvement révolutionnaire doit étendre la lutte des classes « du plan de l'entreprise à celui de la société globale » et qu'il ne pourra remplir cette tâche « que s'il cesse d'apparaître comme un mouvement politique traditionnel – la politique traditionnelle est morte – et devient un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font dans la société et avant tout par leur vie quotidienne réelle{1100} ». Les Préliminaires pour une définition de l'unité du programme révolutionnaire, signés de Guy Debord et P. Canjuers et rédigés en juillet 1960 comme plate-forme d'un accord envisagé par eux entre leurs organisations respectives, font d'ailleurs nettement écho à cette conception d'un mouvement « total » et « expérimental »{1101}.
La tentative d'alliance entre « l'avant-garde culturelle » et « l'avant-garde politique », initiée par Debord et Blanchard à travers ce texte{1102}, n'aboutit pas{1103}. Si le premier parvient à faire discuter les préliminaires et à les faire adopter dans l'IS, le second en revanche ne peut porter ce texte dans Socialisme ou Barbarie (dont le nom officiel à cette époque est Pouvoir ouvrier, « PO »), ayant lui-même quitté momentanément Paris pour la Guinée où il exerce alors comme enseignant. Ce qui incite certainement Debord à assister lui-même, à partir de l'automne 1960, aux réunions et à se joindre aux activités social-barbares. C'est ainsi aux côtés de jeunes militants de PO qu'il participe à la manifestation du 27 octobre 1960{1104}, puis encore avec des militants de cette organisation qu'il se rend en Belgique au moment des grèves de l'hiver 1960-1961. Il ne fait aucun doute que Debord partage alors les positions politiques social-barbares. Il agit néanmoins au sein de SouB avant tout comme tête de pont du mouvement situationniste et dans un statut au fond assez mal défini{1105}. On s'en rend compte premièrement à la lecture des Préliminaires de juillet 1960. Les « artistes révolutionnaires » y sont définis en effet comme « ceux qui appellent à l'intervention ; et qui sont intervenus eux-mêmes dans le spectacle pour le troubler et le détruire », manière d'exclure la reconnaissance comme tels, dans SouB, d'autres artistes que les situationnistes{1106}. La stratégie de promotion des intérêts situationnistes apparaît deuxièmement lors des tractations en vue de la constitution, dans le sillage des grèves belges de l'hiver 1960-1961, d'un groupe Pouvoir Ouvrier belge (POB), en lien avec l'organisation française éponyme. Debord entend en effet tirer parti à cette occasion de la présence d'autres situationnistes dans deux petits groupes belges susceptibles de participer à la fondation du POB (à savoir le situationniste d'origine hongroise Attila Kotányi dans un cercle bruxellois, et Frankin dans un groupe de Liège) pour jouer une « carte » situationniste. L'objectif serait alors, ainsi qu'il l'explique à Frankin, la constitution d'une « organisation réellement d'avant-garde » adoptant une « attitude clairement révolutionnaire dans la culture », ce qui aurait l'avantage, pense-t-il, de « secouer le côté un peu routinier de SouB »{1107}.
Debord n'a néanmoins jamais réussi à imposer une discussion officielle sur les thèses situationnistes{1108}. Après avoir assisté au printemps 1961 à la conférence nationale de PO, il fait savoir le 5 mai 1961, par une lettre Aux participants à la conférence nationale de Pouvoir ouvrier, qu'il se retire de cette organisation. En revanche, l'expérience d'activisme politique au sein de SouB apparaît déterminante pour la suite de la trajectoire intellectuelle et politique de Debord, et à travers lui de l'IS. C'est en effet dans ce cadre que Debord commence à se tourner vers une tradition révolutionnaire spécifique, le communisme des Conseils. Son rapport au politique change dès lors aussi bien en termes d'orientations – passant de thèmes trotskistes à une condamnation définitive du socialisme d'État, au nom du mot d'ordre de « tout le pouvoir aux conseils » – qu'en termes de précision – il prend désormais explicitement position au sein des subdivisions internes de la gauche révolutionnaire, en l'occurrence contre « toute une conception post-léniniste du mouvement ouvrier, avec toute sa problématique, y compris l'anti-st[alinisme] “compagnon de route” progressiste, et le trotskisme{1109} ».
La conception même du rôle de l'IS dans la politique s'en trouve sensiblement modifiée en 1961. Jusqu'ici, l'idée selon laquelle une révolution authentique dépend d'une subversion des représentations bourgeoises du bonheur suffisait presque à définir la position de l'IS sur les questions politiques{1110}. L'IS était toujours pensée comme un mouvement inscrit spécifiquement dans la culture : une « tentative d'organisation de révolutionnaires professionnels dans la culture{1111} », tournée vers l'invention de « l'activité artistique unitaire de l'avenir{1112} ». À l'inverse, après son passage dans SouB, Debord et quelques-uns de ses proches compagnons font désormais en sorte de placer directement (c'est-à-dire sans délégation à un parti politique ou à un groupe de militants) le mouvement situationniste dans les luttes qui ont pour enjeu la théorie révolutionnaire.
Tandis qu'en 1959, Debord rassurait encore Constant en précisant que « l'IS ne prétend pas avoir une conception propre de la politique révolutionnaire{1113} », à l'inverse, peu après avoir quitté Pouvoir Ouvrier, un texte consacré justement à délimiter celle-ci paraît dans une note non signée – donc censée être assumée par l'IS entière – du numéro 6 de la revue situationniste (août 1961). Intitulé « Instructions pour une prise d'armes », ce texte reprend pour partie l'argumentation de sa lettre de démission du 5 mai{1114} et est pensé comme une critique des positions de PO{1115}. Dans son premier paragraphe, l'auteur fait le constat d'une disparition du « mouvement révolutionnaire organisé » dans les « pays modernes ». Il témoigne ainsi d'une ambition typiquement avant-gardiste de refonder le projet révolutionnaire (« La révolution est à réinventer, voilà tout{1116} »). Puis il avance une première position de l'IS sur une série de questions structurantes du sous-champ politique « révolutionnaire » : sur la question du courant politique dans lequel l'IS s'inscrit (ou doit s'inscrire), le texte affirme qu'« on ne peut retenir que le courant le plus radical, qui se groupe actuellement d'abord sur le mot d'ordre des Conseils de Travailleurs » (se situant ainsi dans les mêmes eaux que SouB) ; sur celle relative à l'organisation révolutionnaire, il affiche son accord avec les groupes qui, contre les formes d'organisation du type syndicat ou parti, adoptent une perspective antihiérarchique et défendent le principe de la « participation de tous » à la vie du collectif ; cherchant sans doute à se démarquer d'organisations déjà existantes (comme PO) sur cette question, il précise que « la participation et la créativité des gens dépendent d'un projet collectif qui concerne explicitement tous les aspects du vécu » et insiste sur le fait que « la communication entre les gens n'est aucunement assurée par leur programme politique commun » ; sur la question des objectifs du mouvement révolutionnaire, il expose une critique radicale du « travail ». Si ces prises de position se situent dans la continuité de celles, antérieures, de l'IL (voir chapitre 6), elles positionnent désormais le mouvement situationniste dans l'espace formé par les groupes politiques « révolutionnaires ». L'IS se place en effet sur le même terrain que SouB et les divers groupes en lien avec lui (celui par exemple qui publie Solidarity for worker's power en Angleterre{1117}, ou encore celui qui publie Alternative en Belgique{1118}).
Peu après, dans un nouvel article intitulé « Les mauvais jours finiront » (avril 1962), l'IS en appelle à « réexaminer toutes les oppositions entre les révolutionnaires [du passé] » et en particulier les possibilités qui ont été jusqu'alors négligées :
« La première pensée à redécouvrir est évidemment celle de Marx, ce qui est encore facile vu la documentation existante et l'énormité des mensonges à son propos. Mais il faut reconsidérer aussi bien les positions anarchistes dans la Première Internationale, le blanquisme, le luxembourgisme, le mouvement des Conseils en Allemagne et en Espagne, Cronstadt ou les makhnovistes, etc. Sans négliger l'influence pratique des socialistes utopiques{1119}. »
Une telle résolution, que l'auteur prend soin de distinguer d'une simple volonté d'érudition, peut être interprétée comme le point de départ indispensable à toute formulation d'une position propre et nouvelle au sein de ce segment relativement autonome du champ politique qu'est le sous-champ politique « révolutionnaire ». Plus encore, l'IS est présentée dans le même texte comme un « signe avant-coureur » (parmi d'autres, tels que les dits « gestes de radicalité » relevés chez les ouvriers ou dans la jeunesse) de la « formation d'un nouveau mouvement révolutionnaire »{1120}. En 1963, l'IS explique même organiser le détonateur du prochain mouvement révolutionnaire{1121}. Sans entrer ici dans le détail du processus qui amène Debord, dans les mois et années qui suivent son départ de SouB/PO, à réviser son rapport à cette organisation dans un sens toujours plus critique (abandonnant progressivement le ton cordial au profit du ton polémique), notons qu'il coïncide avec la multiplication de tels signes démontrant que l'IS s'inscrit désormais dans le sous-champ politique « révolutionnaire ».
Dans le même temps, l'IS multiplie les références à l'histoire du mouvement ouvrier, par divers détournements et illustrations manifestant au passage une maîtrise des « classiques » de cette histoire. En septembre 1964, afin de célébrer le centenaire de la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), plus communément appelée « Première Internationale », l'IS édite ainsi un tract détournant la célèbre photographie de Karl Marx, avec un phylactère faisant dire à celui-ci : « Le 28 septembre 1964, cela fera juste cent ans que nous avons fondé l'Internationale situationniste. Cela commence à prendre tournure ! » On ne saurait mieux signifier la revendication des situationnistes d'être les légataires du mouvement ouvrier révolutionnaire.
Il reste néanmoins à comprendre en quoi l'expérience du passage au sein de SouB a pu se révéler déterminante dans cette transformation du rapport au politique de Guy Debord. On peut penser que Debord découvre à cette occasion, outre une série de convergences dans les manières de voir le monde social (suivant notamment le principe de classement acteur/spectateur), un micro-univers social composé d'une myriade de petits groupes et de cénacles dont les logiques collusives, pratiques et discursives, ne sont pas très différentes de celles qui ont cours au sein des milieux d'avant-garde artistiques{1122}. Son expérience se distingue à ce propos de celle pour le moins décourageante, connue en 1927 par André Breton au sein du PCF. Intégré dans une cellule composée de fonctionnaires de la compagnie du gaz, le chef de file des surréalistes connut, durant sa courte période de militantisme, à la fois l'invalidation de ses compétences (chargé d'établir un rapport sur la situation italienne en s'appuyant sur des faits statistiques, il n'y parvint pas{1123}), la mise au pas de ses idées (il fut contraint de désavouer certains de ses écrits), le sentiment d'étrangeté à l'égard des autres participants (les discussions menées en réunion lui parurent absurdes) et l'hostilité de ces derniers (il fut pris à parti par un militant l'accusant de n'adhérer au parti que par ambition personnelle et de passer son temps en oisif et en noceur dans les cafés parisiens{1124}). Au bout de quelques semaines, il cessa d'assister aux réunions de sa cellule. Puis, il s'abstint de renouveler son adhésion (dès 1928).
Chez Debord, l'expérience, quoique tout aussi brève, semble néanmoins, en comparaison, moins tranchée. On ne saurait certes éluder ni le statut problématique de l'intellectuel dans le sous-champ politique « révolutionnaire » des années 1950-1960, ni les obstacles à l'importation de discours issus d'autres univers de référence (comme le champ artistique) dans ce milieu. Et de fait, comme Breton en son temps, Debord se heurte aux réticences de la part de quelques militants de SouB, en particulier des « historiques » du groupe, comme Véga, ancien militant au POUM pendant la guerre d'Espagne. Les schèmes de classement utilisés par eux pour disqualifier Debord sont les mêmes que ceux utilisés à l'époque par les détracteurs d'André Breton : travailleur/oisif et sérieux/fantaisiste{1125}. C'est dire au passage que, pour se maintenir plusieurs années dans une pratique relevant de l'activisme politique, les situationnistes devaient redéfinir le poste de « révolutionnaire » en fonction de leurs dispositions et capitaux propres. Aussi les situationnistes s'engagent-ils dans une subversion des frontières de la politique dite « spécialisée » en disqualifiant les routines du militantisme traditionnel (voir chapitre 11).
Sans nier donc l'adversité rencontrée par l'IS et ses écrits dans le sous-champ politique « révolutionnaire », il est néanmoins nécessaire de rappeler avec Philippe Gottraux que celle-ci constitue rapidement, au sein de SouB, une référence « pour de jeunes militants à la recherche d'une nouvelle sensibilité politique et réceptif à la dimension esthétique véhiculée par l'IS et son représentant{1126} ». Du fait sans doute de sa pratique qui se veut exemplaire d'une vie libérée des entraves professionnelles, Debord se voit en effet reconnaître un charisme de la part de ces activistes plutôt jeunes : « Debord c'était le grand frère, hein, on buvait des pots ensembles – très grand seigneur ! [...] il nous invitait chez lui... une disponibilité ! On pouvait passer huit jours de suite ! Nuits et jours ! Avec l'impression qu'il n'y avait rien d'autre qui comptait que d'être ensemble, de vivre le moment, et on refaisait le monde{1127}. » Eux-mêmes semblent a priori peu disposés à se sentir à leur aise dans la pratique militante (avec sa discipline, son sérieux). Ils privilégient à l'inverse un rapport libre au temps, une dimension festive, des sociabilités de café{1128}, et quelques sorties hors de la culture politique marxiste (l'urbanisme, le cinéma, les dernières tendances en philosophie, les questions ayant trait au style de vie, etc.).
De manière générale, pour comprendre les effets sur Debord et l'IS du passage dans SouB, il faut avoir à l'esprit que le collectif social-barbare diffère du PCF – y compris du PCF plutôt confidentiel des années 1920{1129}. Autant il s'agit, avec l'IS, de l'une des organisations artistiques les plus « politiques » de par ses objectifs et ses méthodes, autant SouB apparaît comme l'une des plus « intellectuelles » des organisations politiques : regroupant à partir de 1949 des militants souvent assez fortement dotés en capital culturel, il recrute principalement dans le monde étudiant. Son répertoire d'action comprend principalement des activités telles que l'animation d'un collectif aux effectifs restreints, la publication d'une revue, les joutes théoriques (oratoires ou écrites) autour de la définition de son orientation politique, ou encore le suivi d'une correspondance avec des alliés potentiels{1130}. Ses rétributions sont essentiellement symboliques et relèvent avant tout des formes de prestige découlant du « bien-parler », du « paraître intelligent », et de la capacité à « l'innovation » théorique{1131}.
Tout laisse donc à penser que l'espace dans lequel s'inscrit SouB – composé de revues et de groupes plus ou moins intellectuels ou politiques, alliés ou concurrents, d'inspiration marxiste ou libertaire, actifs en France ou à l'étranger – et plus encore le micro-champ qu'il forme, est un terrain au sein duquel Debord peut se mouvoir sans s'exposer, nu, à l'expérience déstabilisante du décalage social (malaise, incompréhension, gaffes, invalidation de ses compétences, etc.). Il maîtrise en effet le répertoire d'action et les principales références de SouB (histoire et actualité du mouvement ouvrier et de la pensée socialiste et marxiste{1132}), si bien que son entrée dans cet univers intellectualo-politique ressemble d'ailleurs moins à une conversion (conséquence d'une rupture biographique{1133}) qu'à une extension de la surface de déploiement de ses dispositions antérieurement constituées à la critique de l'ordre social et à l'action collective{1134}.
Les premières expériences dans SouB sont néanmoins décisives dans la mesure où, sans être ni la conséquence ni la source d'un profond bouleversement de son identité sociale, elles lui laissent entrevoir un nouveau terrain dans lequel le mouvement situationniste peut étendre son audience. Manifestement, Debord considère quelques-uns des jeunes activistes de SouB comme dignes du plus haut intérêt, si bien que même après avoir constaté que ceux-ci ne pourront agir de manière organisée en faveur des thèses situationnistes, il continue de fréquenter pendant plusieurs années les réseaux d'interconnaissance formés autour de SouB et de ses dissidences, sur le principe qui pourrait se résumer comme suit : « c'est avec ces gens-là qu'on peut faire des choses ». Il écrit en effet, dans la lettre de juillet 1961 à Kotányi, après l'échec d'une tentative de constituer avec ces jeunes gens une tendance favorable à l'IS dans SouB :
« Il faut pourtant noter que ce groupe qui cherchait à se définir dans PO était composé des individus les plus conscients d'un ensemble de questions qui sera au centre de toute relance réelle du mouvement révolutionnaire ; et que plusieurs d'entre eux iront sûrement bien plus loin{1135}. »
En résumé, à la faveur de la nouvelle conjoncture intellectuelle et politique ouverte à la fin des années 1950, Debord reconsidère son mode d'engagement politique et celui de l'IS. Les événements politiques de 1956-1958, s'ils n'exercent aucun effet en termes de révélation{1136}, contribuent néanmoins, par l'intermédiaire des usages qui en sont faits par certains intellectuels au tournant des années 1960 (la construction d'un contexte de révision du marxisme) et de la mise au-devant de la scène de plusieurs penseurs et groupes marxistes, à élargir son espace de positionnement. Au terme des relations nouées avec certains d'entre eux, Debord se prend au jeu de la production et de la reconnaissance de la théorie révolutionnaire. Ce jeu met en concurrence théoriciens, revues et groupes militants révolutionnaires. Les rétributions de ce jeu sont purement symboliques. Elles conviennent parfaitement à Debord, puisque la reconnaissance de son propre statut de révolutionnaire est en effet de nature à confirmer l'image qu'il se fait (et entend donner) de lui-même. Une telle reconnaissance est autrement dit valorisante dans l'épreuve de l'authentification du refus des gratifications matérielles et symboliques de la célébrité artistique ou intellectuelle, épreuve à laquelle il porte une importance primordiale.
Le rapport au politique de l'IS évolue de manière concomitante. La crise du modèle incarné par le Parti communiste ouvre en quelque sorte la possibilité pour ce petit groupe d'origine artistique de revendiquer un rôle pleinement « révolutionnaire ». Les milieux intellectualo-politiques formés par SouB et les petits groupes similaires incarnent en quelque sorte cette possibilité. L'expérience en leur sein, bien loin de décourager ou de démobiliser Debord, a pour effet de confirmer son « sens des ambitions légitimes », marqué par une assurance dans son propre jugement en matière de culture comme de philosophie et de politique. Le situationniste dispose effectivement des ressources nécessaires à cet activisme théorico-politique (pratique régulière de l'écriture et de la controverse, lecture assidue des journaux intellectuels et politiques, capacité d'organisation d'un mouvement, etc.) et, en surplus, du charisme inhérent à sa pratique de la « vie d'artiste ». Dans la continuité du bref passage dans Pouvoir ouvrier de plusieurs situationnistes, Debord place ainsi la revue IS sur les différentes questions susceptibles d'être considérées comme indispensables dans la perspective d'une organisation révolutionnaire d'un genre nouveau.