« Comme les doctrinaires libéraux, ils prétendent définir un système politique complet [...] ; comme les poètes romantiques, ils prolongent et ouvrent vers l'avenir la philosophie de l'histoire [...] et s'adressent à l'humanité entière. Comme Heine et les publicistes politiques français, ils collaborent à des journaux et des revues qui critiquent sans concession la société présente ; comme les utopistes, ils fondent des groupes de pensée, des sectes antireligieuses, voire des embryons de parti. [...] tard venus parmi les figures intellectuelles européennes, ils voudraient réaliser la synthèse dépassant les limitations des penseurs antérieurs du continent européen, en direction de ce qu'on appellera au XXe siècle “l'intellectuel total”, penseur et homme d'action. »
(Christophe Charle à propos des Jeunes Hégéliens, in Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle, Essai d'histoire comparée, Paris, Seuil, 2001 [1996], p. 113 sq.)
Dans les années 1960, travaillant principalement à « l'édification théorique et pratique d'une nouvelle contestation révolutionnaire{1137} », l'IS se situe désormais en rivalité avec les différents protagonistes de ce qu'on pourrait appeler avec Pierre Bourdieu le champ de production idéologique{1138}, et plus directement encore avec les intellectuels ou organisations politiques qui se réclament de positions révolutionnaires. D'une part, des penseurs (philosophes, essayistes, sociologues, psychanalystes...) – et plus particulièrement ceux réunis par la revue Arguments (Kostas Axelos, Yvon Bourdet, François Châtelet, Joseph Gabel, Lucien Goldmann, Daniel Guérin, Georges Lapassade, Henri Lefebvre, etc.) –, que l'IS entend concurrencer sur le plan même des idées et de l'intelligence, sont directement visés par la critique situationniste. Aussi écrit-elle par exemple :
« Pauvre Heidegger ! Pauvre Lukàcs ! Pauvre Sartre ! Pauvre Barthes ! Pauvre Lefebvre ! Pauvre Cardan ! tics, tics et tics. Sans le mode d'emploi de l'intelligence, on n'a que par fragments caricaturaux les idées novatrices, celles qui peuvent comprendre la totalité de notre époque dans le même mouvement qu'elles la contestent{1139}. »
D'autre part, les groupes politiques situés à l'extrême-gauche de l'échiquier politique, que l'IS entend globalement renvoyer au passé, sont interpellés du fait même de ses ambitions à refonder la contestation « révolutionnaire ». Les plus proches de l'IS dans cet espace sont alors les groupes d'inspiration libertaires ou conseillistes, qui s'opposent aux diverses variantes du « marxisme-léninisme ». Comme les revues Arguments et SouB, la revue IS établit ainsi un trait d'union entre les champs intellectuel et politique. Autrement dit, elle s'inscrit dans un espace formé autour d'une série de problématiques qui tendent elles-mêmes à agglomérer et à confronter des agents issus de champs relativement autonomes. Parmi ces problématiques, on peut relever notamment la définition de la théorie critique du capitalisme, des modalités de sa production (scientifique, philosophique, dans une praxis, etc.), du rôle de celle-ci dans le mouvement révolutionnaire, et de sa mise en pratique. Intervenir sur ce genre de questions impose à l'IS de prendre position aussi bien à propos des critères de la vérité et de l'excellence en matière de pensée (enjeu qui mobilise traditionnellement plutôt des philosophes), que sur le type d'organisation méritant le qualificatif de révolutionnaire (enjeu caractéristique plutôt des militants politiques).
L'IS des années 1960 fait figure de cercle de théoriciens et d'agitateurs politiques. Son activité en matière de théorie débouche en 1967 sur la publication, chez des maisons d'édition, de deux livres : Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, de Vaneigem ; et La Société du spectacle, de Guy Debord. Entrepris vers 1963, et terminés dans le courant de l'année 1965 pour celui de Vaneigem{1140}, en 1967 pour celui de Debord, ces livres sont publiés respectivement par Gallimard et Buchet-Chastel. Autour de 1962, l'intention est également avancée de réaliser un dictionnaire des mots situationnistes, conçu comme un dépassement de l'Encyclopédie, mais ce projet n'aboutira finalement pas{1141}. Du côté de la revue, on observe à la même époque un allongement du délai entre la parution de chaque numéro, qui trouve sa contrepartie dans une augmentation de leur taille (difficile à évaluer compte tenu des transformations typographiques), comme si chaque numéro tendait vers l'ouvrage théorique et chaque article vers l'essai (à l'exception du numéro 9, qui tente une formule différente).
Date, tirage, périodicité et taille de la revue Internationale situationniste
Numéro |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9 |
10 |
11 |
12 |
Date de parution |
juin 58 |
déc. 58 |
déc. 59 |
juin 60 |
déc. 60 |
août 61 |
avr. 62 |
janv. 63 |
août 64 |
mars 66 |
oct. 67 |
sept. 69 |
Tirage estimé (en milliers) |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
4 |
2 |
2 |
5 |
10 |
Délai (en mois) entre chaque numéro |
6 |
12 |
6 |
6 |
8 |
8 |
9 |
19 |
19 |
19 |
23 |
|
Nombre de pages |
32 |
34 |
40 |
38 |
52 |
42 |
56 |
68 |
48 |
84 |
72 |
116 |
À partir de 1965, le groupe s'occupe en parallèle de rédiger et de faire circuler, en plusieurs langues et dans plusieurs pays, sous une forme qui se situe souvent à mi-chemin entre le tract et la brochure, des textes portant sur des événements politiques ou sociaux récents : après l'édition, en juillet 1965, du tract Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et de tous les pays, le coup d'État de Boumediene est l'objet d'un tract-affiche intitulé Les Luttes des classes en Algérie, publié en décembre 1965. Au même moment, le groupe édite en Angleterre et aux États-Unis The Decline and the fall of the « spectacular » commodity-economy, texte rédigé par Debord, qui traite des émeutes noires qui ont embrasé le quartier de Watts à Los Angeles en 1964 (il sera réédité en français sous le titre de Le Déclin et la Chute de la société spectaculaire-marchande dans IS no 10). En lien avec des étudiants strasbourgeois, les situationnistes réalisent ensuite en 1966 la brochure De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier, qui prend position sur le thème alors en vogue qu'est la « question étudiante »{1142}. En août 1967, c'est au tour de la situation politique et sociale en Chine d'être l'objet d'une brochure, intitulée Le Point d'explosion de l'idéologie en Chine. La diffusion à l'échelle internationale de tels écrits politiques suppose la construction de réseaux avec des groupes politiques situés dans différents pays. Ainsi l'IS entretient des liens avec des groupes situés au Japon (il s'agit de quelques étudiants représentants une fraction « radicale » de la Zengakuren, rencontrés en 1963), en Espagne (il s'agit dans un premier temps de quelques militants d'Accion comunista), puis surtout dans les pays anglo-saxons et en Italie, où les situationnistes seront plutôt bien implantés après Mai 68.
Sans vouloir réduire l'IS à une activité purement théorique et verbale, force est de constater que ce groupe s'apparente à certains égards, dans les années 1961-1972, à une école de pensée. Ses activités reviennent en effet en pratique à sélectionner et prescrire une liste d'auteurs « au programme situationniste ». Comme l'a noté Gérard Mauger, de telles pratiques fréquentes chez les cercles politiques contribuent à « la définition des contours d'un savoir spécialisé, d'un ensemble de références communes, d'une hiérarchie des auteurs et des problèmes et, en définitive, à la constitution d'un véritable “sens commun politique”, au fondement de l'unité politique du groupe{1143}. » La politique du recrutement de l'IS des années 1960 révèle cette pratique. Les membres de l'IS se confèrent un rôle d'examinateurs de la « cohérence » et de « l'activité personnelle » des aspirants situationnistes, au motif de refuser les disciples et de demeurer un groupe d'égaux{1144}. Or, au travers de ces deux critères, il s'agit principalement d'évaluer les ressources théoriques et les capacités rédactionnelles des différents aspirants – même si certains jeunes gens seront de fait acceptés dans l'IS en qualité d'agitateurs avant tout, c'est-à-dire pour le rôle qu'ils ont joué dans tel ou tel moment d'action. Debord a en effet coutume de demander aux aspirants situationnistes, comme première manifestation de leurs capacités personnelles, de produire un texte critique sur l'IS{1145}. Vaneigem pense au même titre que, « à défaut de soulever les Asturies, un bon texte est ce qui permet le mieux de juger – ou de n'avoir plus à juger, ce qui est préférable, d'avoir seulement à corriger{1146} ». Examinateurs, les principaux animateurs de l'IS n'échappent pas non plus au rôle de formateurs et prescripteurs. Debord, en guise de « programme de réflexion puis d'action [...] pour devenir un penseur révolutionnaire, au stade actuel », indique par exemple à un correspondant et aspirant situationniste les lectures suivantes :
« Les Marxistes de Kostas Papaïoannou. Les œuvres philosophiques de Marx + Manif[este] com[muniste] + Luttes de classe en Fr[ance] – Guerre civile en Fr[ance]. Les Manifestes du surréalisme. L'Ère de l'opulence de G[albraith]. Le Despotisme oriental de K. W[ittfogel]. Éros et Civilisation, Marcuse. Fonction de l'orgasme, Reich (+ du Freud). La Rév[olution] inconnue de Voline (pour Cronstadt). La rév[olution] et la guerre d'Espagne [de Pierre Broué et Émile Témime]. Hist[oire] de la Commune de Lissagaray. La Somme et le Reste de H. Lefebvre. La Rév[olution] de Spartacus d'A. Prudhommeaux, brochure Éd. Spartacus 1945{1147}. »
À la même époque, Vaneigem transmet à une certaine Dominique (semble-t-il la compagne du situationniste belge Jan Strijbosch), une bibliographie à peu de choses près similaire, augmentée de Homo Ludens de Huizinga, des Morceaux choisis de Marx par Lefebvre, de L'Unique et sa propriété de Stirner, des Œuvres de Fourier, du Gai savoir de Nietzsche, des Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge, de Courrier Dada de Raoul Hausmann et enfin de la collection complète d'Internationale situationniste{1148}.
Bien que l'IS, à partir de 1962-1963, s'occupe en priorité des questions relatives à la révision du programme révolutionnaire, ses principaux animateurs n'en demeurent pas moins des personnes qui ont été en premier lieu marquées par le surréalisme ou plus largement la poésie des XIXe et XXe siècles. Aussi l'IS des années 1960 fait-elle figure de mouvement un peu particulier dans la politique, n'hésitant pas à revendiquer ses origines artistiques, comme l'indique l'extrait suivant :
« C'est ainsi qu'à partir de l'art moderne – de la poésie –, de son dépassement, de ce que l'art moderne a cherché et promis, à partir de la place nette, pour ainsi dire, qu'il a su faire dans les valeurs et les règles du comportement quotidien, on va voir maintenant reparaître la théorie révolutionnaire qui était venue dans la première moitié du XIXe siècle à partir de la philosophie (de la réflexion critique sur la philosophie, de la crise et de la mort de la philosophie){1149}. »
Que ce soit sur la question des objectifs de la politique révolutionnaire ou à propos de ses modes d'action, les réponses avancées par les situationnistes expriment, comme à l'époque de l'IL, une adhésion aux conceptions de l'art de vivre « artiste ». Par contre, l'IS s'adapte désormais aux contraintes que supposent la présence et la visibilité au sein des espaces intellectuels et politiques révolutionnaires. Ceci indique d'ailleurs les limites de la notion d'avant-garde totale : on ne saurait nier la pesanteur de la différenciation entre les principes d'évaluation « artistiques », « intellectuels » et « politiques »{1150}. À l'évidence, quand bien même l'IS élabore sa position propre en cultivant la polyvalence et en synchronisant des systèmes de classement qu'on pourrait faire relever de champs différents (révolution vs réformisme ; passion vs ennui ; créateur vs spectateur ; vérité vs mensonge), il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas de synthèse parfaite entre les différentes dimensions de l'activisme situationniste (dans les arts, la politique, la théorie, l'architecture) : selon les textes, l'IS ajuste son discours aux différents publics et aux enjeux propres aux champs investis – comme l'indique par exemple Debord en 1965 lorsqu'il apporte quelques corrections au texte d'une brochure en les justifiant ainsi : « [...] je crois que sur ce terrain très “politique”, on peut laisser en sourdine l'aspect artistique-utopique qui est à l'origine et à la fin de notre perspective{1151}. » De manière générale, compte tenu de la position à laquelle le mouvement peut prétendre dans les champs intellectuel et politique, les enjeux propres à ces espaces sociaux et les règles implicites qui fondent leur autonomie relative affectent, dans les années 1960, à la fois les prises de position de l'IS et les principes concernant sa légitimité à les formuler.
Au tournant des années 1960, dans un contexte qu'on peut caractériser avec Frédérique Matonti par un « bouleversement des coordonnées de ce qui est politiquement pensable{1152} », les penseurs qui se réclament de la marque « révolutionnaire » sont conduits à repenser les fondements de leur prophétie. À un moment où le Parti communiste français ne s'engage que très timidement sur la voie de l'aggiornamento et de la transformation de son édifice doctrinal (il refuse toujours de mener l'analyse du stalinisme par exemple{1153}), plusieurs auteurs indépendants du PCF s'occupent ainsi de réviser les principes de la critique du capitalisme et plus particulièrement, compte tenu de la centralité de la référence à Marx, d'amender les théories marxistes traditionnelles. La diffusion de représentations du monde social, qu'on peut résumer par les thèmes de la « modernisation », de « l'élévation du niveau de vie » et de la « dépolitisation » des ouvriers, n'est pas sans appuyer la mise en cause de la prophétie marxiste traditionnelle ni, corollairement, sans légitimer ses tentatives de rénovation.
On peut ici prendre l'exemple d'André Gorz (1923-2007), auteur d'un livre paru en 1957 au Seuil (préfacé par Sartre), alors en passe de s'imposer comme le directeur politique de la revue Les Temps modernes et comme un penseur important de la « nouvelle gauche ». L'avant-propos qu'il rédige en 1962 à un numéro spécial des Temps modernes portant sur le thème de la pauvreté (septembre-octobre 1962, no 196-197), et dont la toile de fond à la fois intellectuelle et politique est fournie par les débats autour de la thèse marxiste de la paupérisation absolue de la classe ouvrière (elle sera abandonnée par le PCF au XVIIe Congrès de 1964), est en effet caractéristique. Contre un discours répandu à cette époque sur la « civilisation du confort » selon lequel, aujourd'hui en France, « il y en a assez pour tous », Gorz entend tout d'abord réaffirmer que « l'abondance est un mythe dans la France de 1962 pour la grande majorité des travailleurs »{1154}. Il évoque en outre une très forte « pauvreté relative » – qu'il définit comme le fait de ne pas avoir les moyens de réaliser les « possibilités normatives que la civilisation ambiante, dans ses instruments et appareils les plus voyants, propose à tous comme le modèle ou, du moins, comme l'avenir de chacun ». En vertu de cette définition, Gorz explique qu'« il y a aujourd'hui [...] plus de pauvres que jamais » et que les salariés français sont plus pauvres que « l'ouvrier yougoslave, cubain ou chinois, que le petit salarié de sociétés socialistes au niveau de vie beaucoup plus bas ».
Ces précisions étant faites, il refuse de fonder la politique socialiste sur une exigence d'accès de tous à une « civilisation du confort », c'est-à-dire sur la consommation d'équipements individuels. Se référant aux thèses développées à la même époque par certains penseurs du Parti communiste italien, il explique que l'aliénation du travailleur sous le capitalisme dit « avancé » ne se situe plus seulement dans l'insatisfaction des besoins vitaux, mais aussi et surtout dans le fait que son travail est « vidé de toute finalité humaine, de tout sens social ». Il place au fondement de la critique du capitalisme l'idée selon laquelle ce système consisterait à « transformer dès le stade productif le travailleur en consommateur, c'est-à-dire en un homme dont la réalité ne serait pas le travail, mais la consommation passive, dont la “vraie” vie ne serait pas ce qu'il fait au sein de l'entreprise et de la communauté locale, mais ce qui lui permet de s'en évader ».
Il faut donc selon Gorz porter la lutte politique « sur le terrain des aliénations, plus complexes mais aussi totales que jamais, que le capitalisme monopolistique sécrète dans les rapports de production, les relations industrielles, la recherche, l'éducation, la vie politique et culturelle ». Gorz estime à ce propos que les « travailleurs des industries avancées », à condition qu'ils soient éclairés par « une vision synthétique de l'entreprise comme centre de pouvoir de la société » et ne tombent pas dans le corporatisme, forment la principale force de cette lutte. Contre les formules de participation ouvrière et de cogestion (qu'il appelle lui-même « néo-capitalistes »), il défend l'idée qu'une « contradiction fondamentale » réside toujours au cœur du système capitaliste. Une telle contradiction est selon lui susceptible de donner naissance à un « pouvoir ouvrier qui conteste les intérêts inertes du capital par les exigences vivantes des hommes » et qui « préfigure le contrôle de l'appareil productif par les producteurs associés en fonction de leurs exigences humaines ».
On trouve des thématiques analogues chez Cornelius Castoriadis, principal théoricien de SouB, à partir notamment de son texte « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (publié sous le pseudonyme de Paul Cardan, en trois livraisons, dans les numéros 31 à 33 de Socialisme ou Barbarie, de décembre 1960 à février 1962). Dans ce texte en effet, le militant social-barbare dresse un tableau des « traits nouveaux et durables » du capitalisme moderne : bureaucratisation de l'ensemble des secteurs de la vie sociale, augmentation du salaire ouvrier réel (laquelle entraînerait une augmentation de la consommation), intégration des syndicats comme rouages du système (à ne pas confondre avec l'idée d'une intégration des ouvriers eux-mêmes, nuance par laquelle SouB se démarque des thèses de ceux qu'elle appelle les « néo-réformistes »), spécialisation de la vie politique{1155}, etc. Ces transformations auraient pour conséquence problématique d'« [achever] la destruction des significations », de « [produire] l'irresponsabilité en masse » et son corollaire, la « privatisation des individus »{1156}.
Pour Cardan, ces transformations en cours imposent une révision de la politique révolutionnaire. L'augmentation de la consommation des ménages par exemple lui semble impliquer une révision de la prophétie marxiste traditionnelle, celle de la paupérisation des prolétaires, censée garantir l'avènement prochain de la révolution socialiste par une sorte de réflexe de révolte contre la faim. À partir des concepts d'aliénation et de réification, mais aussi d'une relecture des écrits de Max Weber sur la bureaucratie{1157} et en se tournant vers certains aspects de la tradition romantique de l'anticapitalisme, Cardan développe alors une critique du « caractère inhumain et absurde du travail contemporain » ainsi que des « contradictions et [de] l'irrationalité de la gestion bureaucratique de la société »{1158}. En résumé, il renouvelle la prophétie révolutionnaire en décrivant la « tendance idéale » du capitalisme moderne comme « la constitution d'une société intégralement hiérarchisée et en “expansion” continue, où l'aliénation croissante des hommes dans le travail serait compensée par l'“élévation du niveau de vie” et où toute initiative serait abandonnée aux “organisateurs” ». Il redéfinit dans le même temps le programme socialiste : l'objectif n'est plus seulement la socialisation des moyens de production, mais « un programme d'humanisation du travail et de la société ».
Tout porte les situationnistes à s'inscrire dans cette révision collective de la prophétie révolutionnaire anti-capitaliste. Intellectuels nouveaux venus dans le domaine de la théorie politique, leur position d'avant-garde dépend de leur capacité à produire une analyse propre et en phase avec les tendances « modernes ». Inscrits dans des milieux politiques révolutionnaires, adeptes de la philosophie hégélienne de l'histoire et inspirés par le socialisme utopique de Charles Fourier, ils sont enclins à la production d'utopies politiques qui ont pour fonction de repousser les limites assignées au « réel » et au « raisonnable » par les occupants des positions dominantes dans le champ de production idéologique. Aussi affirment-ils que la vie contemporaine, compte tenu des possibilités ouvertes par le développement technique, se caractérise par le dénuement. Ce dénuement se repère notamment dans la « pauvreté extrême de l'organisation consciente, de la créativité des gens, dans la vie quotidienne{1159} ». Suivant les tendances déjà décrites à propos de Gorz et Castoriadis – on aurait aussi bien pu s'appuyer sur les écrits d'Henri Lefebvre –, ils mobilisent alors de plus en plus fréquemment les notions d'aliénation et de réification dans leurs textes.
En 1961, Debord présente par exemple la « vie quotidienne » sous les traits tout à la fois de la « mystification », de la « privation », de la « colonisation » par « la rationalité du capitalisme moderne bureaucratisé » (par la production anarchique de biens de consommation dans le seul but de maximiser les profits des capitalistes), de la « perte de contrôle » des hommes sur leur propre histoire (sur les forces qu'ils produisent), de « l'atomisation » des individus (la privation de toute communication entre les hommes), d'un travail « vidé de sens » (« cette société, à travers sa production industrielle, a vidé de tout sens les gestes du travail »), « d'une réduction de l'indépendance et de la créativité des gens », d'une absence de « réalisation » de soi-même, d'une « fixation » et d'un « attachement » à une passion particulière (considéré alors comme « réduction » des passions humaines et objets de ces passions). En d'autres termes, il expose assez complètement les différentes significations possibles du concept d'aliénation : la séparation, l'arrachement à soi, la passivité, la perte de contrôle sur ses activités et leurs produits... De manière générale, la standardisation de l'accès à certaines marchandises appelées « vedettes » par les situationnistes (la télévision, l'automobile, etc.), le développement de la publicité commerciale, la multiplication des grands ensembles urbains, sont présentées par l'IS comme autant de signes d'un renforcement de l'aliénation sous la forme du « spectacle ». Reprenant peu ou prou les thèses développées peu avant par SouB, l'IS affirme en 1963 que, « suivant la réalité qui s'esquisse actuellement », le clivage social se situe dans l'opposition entre, d'une part, les « prolétaires », c'est-à-dire « les gens qui n'ont aucune possibilité de modifier l'espace-temps social que la société leur alloue à consommer (aux divers degrés de l'abondance et de la promotion permise) » et, d'autre part, les « dirigeants », définis comme « ceux qui organisent cet espace-temps, ou ont une marge de choix personnels »{1160}.
Les situationnistes puisent également leurs outils de régénération de la critique du capitalisme dans la théorie du « fétichisme de la marchandise » issue de la critique marxienne de « l'économie politique » (développée notamment dans le premier chapitre du premier volume du Capital de Marx) et du Lukács d'Histoire et conscience de classe{1161}. La théorie du spectacle de Guy Debord présente en effet le mode de production capitaliste dit « moderne » comme un système dans lequel les besoins sont déterminés dans la logique propre de la marchandise, extérieurement aux individus, et sont imposés à ces individus sous forme de « pseudo-besoins » (« qui restent besoins sans jamais avoir été désirs », selon la formule lancée dans les Préliminaires... de 1960 par Blanchard et Debord{1162}), les marchandises n'ayant d'autre valeur que celle d'assurer une place dans la hiérarchie sociale, en tant que parure sociale. La société « spectaculaire-marchande » que théorise Debord est ainsi une société au sein de laquelle la « valeur d'échange » en vient à manipuler entièrement la « valeur d'usage », l'ordre du « quantitatif » règne sur le « qualitatif » et « l'immense majorité des travailleurs », elle-même « réifiée » en chose par le salariat, « [a] perdu tout pouvoir sur l'emploi de [sa] vie »{1163}.
En dépit de la proximité de leurs thèses avec celles de plusieurs penseurs contemporains, les situationnistes s'attachent à marquer les distances (pour ne pas dire à les forcer). Ils mettent volontiers à profit, dans cette optique, le passé artistique de l'IS. Les situationnistes s'en prennent ainsi à Gorz en lui reprochant une complaisance envers certains signes artificiels de richesse. En d'autres termes, l'IS accuse Gorz de manquer d'imagination quant à ce qui pourrait relever d'une réalisation de désirs authentiques (et de ne voir d'issue politique que dans les « jeunesses » de pays tels que Cuba ou l'Algérie). La critique sociale doit, selon les situationnistes, s'appuyer sur une conception de la richesse qui serait « la société technicienne avec l'imagination de ce qu'on peut en faire » : une « société de l'art réalisé{1164} ». Dans le même sens, l'IS critique la tendance de certains groupes d'avant-garde ouvriers (évoquant alors « les théories de Cardan et autres » développées dans Socialisme ou Barbarie) à entretenir « plus ou moins inconsciemment une sorte de nostalgie du travail sous ses formes anciennes, des relations réellement “humaines” qui ont pu s'épanouir dans des sociétés d'autrefois ou même en des phases moins développées de la société industrielle{1165} ». Les situationnistes insistent sur le fait que l'objectif révolutionnaire ne saurait être que la suppression du « travail au sens courant » au profit « d'un nouveau type d'activité libre » qui relèverait d'un jeu « passionnant » contre la nature (et serait rendu possible par les avancées dans la domination de celle-ci, c'est-à-dire notamment la possibilité de l'automation). Bien conscients que de telles conceptions ne sont pas sans lien avec celles des mouvements d'avant-garde artistique de la première moitié du siècle, les situationnistes parlent à ce propos d'une « construction (post-artistique) de la vie individuelle{1166} ».
Les situationnistes retrouvent ainsi à maints égards la position du prophète annonçant, à partir d'une considération de la société actuelle, de prochains bouleversements. Ils ne peuvent manquer à ce propos d'intervenir sur les thèmes fétiches des prophètes de la « mutation » de « l'homme contemporain » ou de la « civilisation », comme celui des mass media{1167}. De même, ils relèvent différentes actions collectives telles que des grèves dites « sauvages » ou encore des actes de vandalisme – c'est-à-dire des actions qui ont en commun une dimension agonistique et qui relèvent d'un « registre de résilience32 » sortant du cadre aussi bien de la politique institutionnelle que de celui de sa contestation autorisée –, et les interpètent comme autant de signes d'un mouvement révolutionnaire possible voire imminent. De tels gestes radicaux exprimeraient en effet une « propagation irréductible », « souterraine », d'une « insatisfaction » qui « [mine] l'édifice de la société de l'abondance », mais qui n'a pas encore trouvé sa théorie, c'est-à-dire la théorie produite par les situationnistes{1168}. Cette forme d'utopie qui, en regard des critères de la transformation sociale, présente le double intérêt de fonder politiquement ce qui est généralement rejeté dans l'insensé, le sauvage et l'illégitime, et de contribuer à rendre concevable et donc à faire advenir ce qui est pré-vu{1169}, risque toujours, en regard des critères scientifiques, de verser dans le finalisme et la surinterprétation. Ici, à côté d'exemples récents de vandalisme ouvrier, ce sont notamment les différents symptômes d'une « crise de la jeunesse » qui trouvent grâce aux yeux des situationnistes{1170}. En 1961, dans un texte intitulé « Défense inconditionnelle », l'IS présente ainsi les violences commises par les « bandes » de « jeunes » (les « blousons noirs ») comme autant de mises en cause radicales de l'usage de la vie dans la « société de consommation »{1171}. En revanche, l'IS disqualifie avant l'heure les « illusions » et « mythes » de ce qu'on prendra coutume d'appeler plus tard le tiers-mondisme{1172}. En effet, ironisant sur ceux qui reporteraient leurs « espérances apocalyptiques » sur les pays « colonisés ou semi-colonisés » – un ensemble de discours sur les potentialités révolutionnaires des peuples en voie de décolonisation, au sein duquel on trouve la fameuse préface de Sartre aux Damnés de la terre de Frantz Fanon (publié en 1961 aux éditions Maspero fondées depuis peu), est ici visé –, l'IS estime que le projet révolutionnaire doit d'abord être réalisé dans les « pays industriellement avancés », sans quoi, pense-t-elle, « tous les mouvements dans la zone sous-développée paraissent condamnés à suivre le modèle de la révolution chinoise »{1173}.
Notons que l'IS demeure également à distance de la vague structuraliste qui déferle dans les années 1960 sur le champ intellectuel français. À partir de 1966, ils ne peuvent plus ignorer l'essor de ce label. Mais ils se contentent alors de faire quelques références rapides par l'intermédiaire de jeunes membres du groupe opposant dans leur texte, selon un discours convenu, la dialectique historique à la pensée structuraliste réduite à un reflet idéologique de la réification{1174}. Quant aux auteurs fétiches du structuralisme, ils sont très rarement évoqués, et lorsque c'est le cas, ils le sont semble-t-il de manière indépendante des débats autour du structuralisme. Althusser n'est nommé qu'une seule fois dans la revue situationniste, en tant qu'auteur à la mode. Lacan n'est abordé que sous l'angle de la psychanalyse freudienne. Lévi-Strauss et Foucault ne sont quant à eux jamais évoqués. Corollairement, lorsque les situationnistes interviennent sur des problématiques abordées par des auteurs structuralistes – en particulier les controverses autour du « jeune Marx » dans la seconde moitié des années 1960 – ils le font sans affronter directement ceux-ci. En l'occurrence, lorsqu'il est question, en 1966, de défendre le concept d'« aliénation » face aux critiques avancées par Jean-Marie Domenach dans Esprit en décembre 1965{1175}, certains des principaux protagonistes du débat, à savoir Althusser et ses disciples, qui viennent pourtant de publier aux éditions Maspero Pour Marx et Lire le Capital, sont absents (quoique sans doute visés implicitement sous la désignation d'« orthodoxie stalinienne » et de « marxisme économiste et mécaniste »{1176}).
Cette quasi-absence peut paraître étonnante à première vue, compte tenu des enjeux communs qui animent les situationnistes et les promoteurs de la politisation du structuralisme dans les années 1960, de la revue Tel quel aux contributeurs du marxisme althusserien{1177}. Pour comprendre ce relatif désintérêt, il faut sans doute noter que les réseaux intellectuels des deux courants diffèrent et n'offrent que peu de points de rencontres possibles. Les situationnistes se caractérisent par une proximité à la fois objective et subjective (bien que déniée) avec Henri Lefebvre, les « argumentistes » et SouB (en termes de problématiques, d'instruments de pensée, de références intellectuelles mobilisées...). S'ils prennent certes en compte des références relevant de nombreuses spécialités, ils naviguent néanmoins dans un canton somme toute assez restreint du champ intellectuel ; lequel, à quelques exceptions près (celle de Roland Barthes par exemple, associé à l'essor du structuralisme dans les années 1960 après avoir participé à Arguments) s'est surtout caractérisé par la critique du structuralisme et de ses auteurs{1178}. Cette distance semble comme manifestée par la position occupée dans l'enseignement supérieur par les publics respectifs du « situationnisme » et du « structuralisme » dans les années 1960 : alors que le marxisme althussérien apparaît à l'École normale supérieure, le « situationnisme » s'implante avant tout dans des facultés de lettres et sciences humaines, comme celle de Nanterre. De même, en termes de préférences politiques, tandis que les situationnistes participent à partir du début des années 1960 aux redécouvertes de la tradition conseilliste et sont progressivement attirés vers les groupes libertaires, les étudiants promoteurs du structuralisme inclinent vers les dissidences « pro-chinoises » de l'Union des Étudiants Communistes.
Dans les années 1960, l'IS se réclame non seulement de la théorie mais aussi de la mise sur pied d'une nouvelle « organisation révolutionnaire ». Plutôt que de mimer les organisations politiques existantes, les situationnistes construisent une position propre dans le sous-champ politique « révolutionnaire » en fonction de leurs dispositions propres (à faire, à penser). L'IS affiche en effet son rejet de « l'activité révolutionnaire spécialisée » et de « l'auto-mystification du sérieux politique »{1179}. Dans l'article « Les mauvais jours finiront » (1962), elle invoque à ce propos deux motifs principaux : premièrement, la spécialisation politique encouragerait « les meilleurs [dans ce domaine] à se montrer stupide sur toutes les autres questions » ; deuxièmement, la conception sacrificielle de l'engagement favoriserait la formation d'une hiérarchie dans l'organisation, puisque « [le] dévouement et [le] sacrifice se font payer toujours en autorité (serait-elle purement morale) »{1180}. En lieu et place des formes habituelles de l'action politique contestataire, il s'agirait plutôt de « donner l'exemple d'un nouveau style de vie – d'une nouvelle passion ». L'IS annonce dans cette optique la formation d'une « association révolutionnaire d'un type nouveau [qui] rompra aussi avec le vieux monde en ceci qu'elle permettra et demandera à ses membres une participation authentique et créative, au lieu d'attendre des militants une participation mesurable en temps de présence ».
La figure repoussoir qui se dégage de telles prises de position est celle du « militant », qui « exécute » par « discipline » ou « dévouement » des tâches jugées « routinières » dans une organisation politique de type « bureaucratique » : « l'ennui est contre-révolutionnaire », expliquent les situationnistes. L'organisation révolutionnaire doit à l'inverse anticiper la future société sans classes, par un fonctionnement interne qui exclut toute hiérarchie et cultive l'émancipation créatrice des individus dans leur vie quotidienne : « Nous inaugurons un nouveau style de rapports avec nos “partisans” ; nous refusons absolument les disciples. Nous ne nous intéressons qu'à la participation au plus haut niveau ; et à lâcher dans le monde des gens autonomes{1181}. » Les principes du travail politique révolutionnaire formulés par l'IS, en ce qu'ils invitent notamment à une forme d'autogestion de la production de sa propre action politique (vs sa délégation à des « chefs incontrôlés{1182} »), et sans se prononcer ici sur sa valeur pratique (c'est-à-dire sans aborder ici la question des conditions sociales de possibilité d'une démocratisation réelle des prises de décision collectives), expriment une conception de la participation politique qu'on retrouve plus fréquemment au sein des fractions les plus « intellectuelles » des classes dominantes, ces « petits propriétaires des instruments de production des opinions politiques qui n'ont aucune raison de déléguer à d'autres le pouvoir de produire des opinions à leur place{1183} ». Ils l'expriment dans une configuration du sous-champ politique « révolutionnaire » qui, compte tenu de la crise symbolique du communisme, la rend plus sérieusement envisageable comme un principe d'action pertinent politiquement.
Les prises de positions de l'IS fonctionnent en effet comme des transgressions des normes en place dans un sous-champ dominé par le PCF et ses méthodes. Elles se présentent sous la forme d'un discours typiquement avant-gardiste (et rappelant fortement le thème du dépérissement de l'art), consistant à justifier la rupture avec ces normes par une évolution qui serait déjà en cours, et en quelque sorte inéluctable : « La nécessité de cette participation passionnée de tous est posée par le fait que le militant de la politique classique, le responsable qui “se dévoue”, disparaît partout avec la politique classique elle-même{1184} », expliquent les situationnistes. On discerne du même coup une continuité forte avec l'analyse de Castoriadis selon laquelle la « politique traditionnelle est morte ». Il n'est guère besoin pour autant de parler ici d'influence : les conceptions proposées par l'IS de l'organisation révolutionnaire se situent tout autant dans la continuité des critiques du syndicalisme avancées auparavant par l'Internationale lettriste.
D'ailleurs, le refus du mode d'organisation incarné par le PCF est comme répliqué par les situationnistes par rapport aux positions social-barbares, dans le cadre d'une stratégie de radicalisation appuyée sur les principes d'autonomie et de participation. Ainsi, dans sa lettre Aux participants à la conférence nationale de Pouvoir ouvrier (5 mai 1961), Debord déplore un attachement encore trop fort de cette organisation à l'esprit du « militant révolutionnaire traditionnel{1185} ». L'IS revendique à ce propos une divergence tactique à l'égard de SouB. Dans la même lettre, Debord explique en effet que l'organisation ne doit pas, à l'heure actuelle, chercher à s'étendre mais à se constituer. Autrement dit, le défi ne se situe pas, selon lui, dans l'augmentation du nombre d'adhérents à l'organisation, mais dans la capacité de celle-ci à rompre avec l'ancienne politique dite spécialisée, en incarnant un nouveau type d'action. Ainsi, en décembre 1961, à un correspondant bordelais, il met en avant ce fait que, contrairement à SouB, l'IS entende être à la fois « moins pressée » et « moins désinvolte » dans la construction d'une organisation révolutionnaire nouvelle{1186}. Pour Debord, une telle organisation, si elle parvenait à se créer sur de telles bases, pourrait en retour « être le point de départ d'un développement très rapide ; au contraire de la lente administration d'un petit capital de militants qui s'enrichirait chaque année de 6 % ». En résumé, l'IS estime pouvoir s'affranchir d'une pratique traditionnelle des organisations militantes d'extrême-gauche qui consiste à manifester sa puissance par l'extension de ses effectifs (et si possible, de ses effectifs ouvriers), en faisant plutôt le pari d'un développement très rapide dans le cas d'un fonctionnement « réellement » différent : « Contrairement aux vieux micro-partis qui ne cessent d'aller chercher des ouvriers, dans le but heureusement devenu illusoire d'en disposer, nous attendrons que les ouvriers soient amenés par leur propre lutte réelle à venir jusqu'à nous ; et alors nous nous placerons à leur disposition{1187}. »
L'IS érige ainsi le modèle souvent qualifié de « sectaire » du cercle artistique (au sens de regroupement d'un petit nombre d'initiés), tout en en évacuant, au moins au niveau du discours, la relation inégalitaire, en mode d'intervention pleinement politique et en principe de distinction dans les luttes entre organisations. Les situationnistes, dont on peut aussi rappeler l'attrait pour le mythe des Chevaliers de la Table ronde (en ce qui concerne Debord en tout cas), défendent en effet une conception du groupe révolutionnaire qui doit être restreint en nombre, sans troupes ni disciples, composé de personnes « sévèrement sélectionnées{1188} » et égales en capacités, en accord sur des objectifs et pour des actions précises.
« L'IS ne peut pas être une organisation massive, et ne saurait même accepter, comme les groupes d'avant-garde artistiques conventionnels, des disciples. À ce moment de l'histoire où est posée, dans les plus défavorables conditions, la tâche de réinventer la culture et le mouvement révolutionnaire sur une base entièrement nouvelle, l'IS ne peut être qu'une Conspiration des Égaux, un état-major qui ne veut pas de troupes{1189}. »
Contre le modèle de l'avant-garde au sens léniniste de direction du mouvement ouvrier, ils expliquent se contenter d'apporter le « détonateur » d'une « explosion libre qui devra [leur] échapper à jamais, et échapper à quelque autre contrôle que ce soit »{1190}. Se situant dans une conception de l'action révolutionnaire comme « propagande par le fait » (si l'on entend par là, non pas le terrorisme armé, mais plutôt l'exemple en actes d'une manière de vivre différemment), ils estiment que ce n'est pas tant par la force de leur organisation entendue quantitativement ou militairement, que par la « cohérence » de leur critique (ce terme devient cardinal dans l'IS des années 1960) qu'ils parviendront à dissoudre le vieux monde{1191}.
Si les situationnistes subvertissent les pratiques habituelles des organisations politiques, c'est aussi qu'ils entendent jouer avant tout, dans ce moment historique où le mouvement révolutionnaire est censé renaître, un rôle de théoriciens. Comme ils l'expliquent en 1964, « l'IS se propose d'être le plus haut degré de la conscience révolutionnaire internationale » et s'efforce en conséquence « d'éclairer et de coordonner les gestes de refus et les signes de créativité qui définissent les nouveaux contours du prolétariat, la volonté irréductible d'émancipation »{1192}. L'enjeu est donc aussi de légitimer ce rôle de théoriciens dans le milieu formé par les petits groupes d'extrême-gauche, quelque fois portés à un certain anti-intellectualisme. C'est dans ce cadre qu'on peut lire par exemple, dans le texte introductif au numéro 9 d'IS (août 1964) :
« On ose encore opposer à nos théories les exigences de la pratique [...]. Quand la théorie révolutionnaire reparaît dans notre époque, et ne peut compter que sur elle-même pour se diffuser dans une pratique nouvelle, il nous semble qu'il y a déjà là un important début de pratique{1193}. »
Cette manière de délimiter le travail politique « révolutionnaire » qui donne la part belle à l'activité théorique et propagandiste ne va pas sans susciter quelques controverses avec d'autres groupes politiques, en particulier celui qui édite le bulletin Informations correspondance ouvrières (ICO) et qui est issu de la scission avec Socialisme ou Barbarie en 1958{1194}. ICO voit en effet dans les positions situationnistes une forme de résurgence d'une conception trop « léniniste » de « l'avant-garde » révolutionnaire, selon laquelle il s'agirait d'apporter la théorie aux masses. Au cours de ce conflit par revues interposées, les situationnistes rétorquent que le refus affiché par ICO, au nom de l'autonomie de la lutte ouvrière, de rechercher entre ses membres un accord théorique, conduirait à l'effet inverse du but recherché, à savoir à la présence parmi eux, ou autour, d'« idéologues écrans » du conseillisme{1195}, jouissant d'un pouvoir d'autant plus important qu'il n'est pas perçu comme tel – « écrans » au sens où ces intellectuels incontrôlés dirigent les ouvriers sur ce qu'il faut penser de telle ou telle théorie, tel ou tel groupe, et seraient, ici, à l'origine d'idées reçues sur l'IS{1196}.
L'IS définit donc le rôle de l'organisation révolutionnaire, dans cette période qu'elle juge pré-révolutionnaire, comme un travail de production et de diffusion d'une théorie du capitalisme moderne, la « cohérence » de celle-ci dépendant selon elle de l'expérimentation en actes d'un nouveau style de vie. Pour l'IS, ces deux aspects que sont la théorie et la pratique sont censés être indissociables. La théorie doit toujours être en rapport avec une pratique de la vie, sans quoi elle se coupe des problèmes « réels » et devient une « idéologie », c'est-à-dire une idée qui sert des maîtres{1197}. Dès lors, autant on peut trouver dans les écrits situationnistes des éléments pouvant servir à légitimer le rôle des « théoriciens » dans le mouvement révolutionnaire (cette analyse de « l'idéologue-écran » notamment, qui retourne le stigmate d'« intellectuels » à ceux qui le manient), autant on peut en trouver d'autres qui ont certainement contribué à perpétuer la tradition d'anti-intellectualisme au sein des collectifs militants marxistes ou anarchistes.
Par exemple, dans un texte de 1962 au ton agressif et prophétique intitulé « Du rôle de l'IS{1198} », les situationnistes rejettent les « intellectuels dans leur quasi-unanimité » en tant que spécialistes (« c'est-à-dire [des] gens qui, possédant à bail la pensée d'aujourd'hui, doivent forcément se satisfaire de leur propre pensée de penseurs ») et annoncent leur disparition (« Qu'ils tremblent ! Leur bon temps est passé. Nous les abattrons, en même temps que toutes les hiérarchies qui les abritent »). Le texte insiste sur le fait que l'activité théorique de l'IS ne saurait être perçue comme enfermement dans une « forteresse spéculative ». Il revendique en effet un ancrage de l'IS dans les problèmes de la population (« nous allons nous dissoudre dans la population qui vit à tout moment notre projet, le vivant d'abord, bien sûr, sur le mode du manque et de la répression ») et met l'accent sur sa capacité à naviguer de spécialité en spécialité sans s'y attacher (« Nous sommes capables d'apporter la contestation dans chaque discipline. Nous ne laisserons aucun spécialiste rester maître d'une seule spécialité. Nous sommes prêts à manier transitoirement des formes à l'intérieur desquelles on peut chiffrer et calculer »). Selon les cas, les situationnistes présentent les intellectuels de gauche tantôt sous les traits d'impuissants (non pas tant que la pensée est foncièrement impuissante selon l'IS, mais parce que les intellectuels de gauche se cantonneraient à disserter sur cette impuissance, à l'image des animateurs d'Arguments{1199}), d'autant plus lorsqu'ils se spécialisent dans tel secteur spécialisé de la connaissance scientifique{1200} ; tantôt à des êtres « masochistes », enclins à se soumettre à tous les pouvoirs{1201}. Dans la continuité des analyses formulées dès les premiers temps du mouvement sur la nécessaire disparition de la division sociale entre créateurs et spectateurs, l'IS estime surtout que les intellectuels forment une « intelligentsia », un « corps séparé et spécialisé », de « technocrates » au service du pouvoir ou de leur propre pouvoir{1202}. C'est dire que si les situationnistes assument leur côté « théoricien », ils redoutent néanmoins qu'il ne conduise à assimiler l'IS à un groupe de « spécialistes de la pensée{1203} ». Pour échapper à ce qui pourrait apparaître comme une contradiction, les situationnistes posent ainsi une distinction entre la figure du « théoricien révolutionnaire » et celle de « l'intellectuel ».
Le type de balisage réalisé par les situationnistes s'inscrit dans les débats et controverses qui agitent régulièrement les intellectuels autour de leurs formes d'engagement{1204}. Les critiques adressées par l'IS aux « intellectuels » dans la première moitié des années 1960 répondent en particulier semble-t-il aux prises de position formulées au tournant des années 1960 par certains anciens animateurs du Cercle international des intellectuels révolutionnaires (Mascolo, Nadeau, Axelos, Morin, etc.). En 1956, les écrivains et penseurs regoupés momentanément au sein du Cercle international des intellectuels révolutionnaires (voir chapitre 10) affirment que c'est en s'occupant de leur « tâche propre d'intellectuel{1205} », qu'ils sont susceptibles de jouer un rôle dans le mouvement révolutionnaire. Stimulés par l'exemple des intellectuels polonais et hongrois en lutte contre le régime soviétique, les animateurs du cercle, en rupture du communisme partisan, retrouvent en quelque sorte la figure de l'intellectuel critique et libre, garant des valeurs universelles de vérité et de justice. Peu après, poussant plus loin la logique de réhabilitation du rôle propre des intellectuels, certains d'entre eux remettent alors en cause les visions marxistes traditionnelles dérivées de la condamnation marxienne de l'idéalisme philosophique. En 1958, Axelos en vient par exemple, en réaction sans doute au développement de la figure de l'expertise dans les sciences sociales, à retourner la célèbre XIe thèse sur Feuerbach de Marx en expliquant que « les techniciens ne font que transformer le monde de différentes manières dans l'indifférence universalisée » et qu'« il s'agit maintenant de le penser et d'interpréter les transformations en profondeur »{1206}. En 1960, à l'occasion d'un numéro spécial d'Arguments consacré au thème des intellectuels, Edgar Morin en appelle pour sa part à une restauration de « l'intellectualité » sous une forme qui, ajoute-t-il n'est pas « pré-marxiste », ni « a-marxiste », mais « post-marxiste »{1207}. À la même époque, Maurice Nadeau publie un texte intitulé « Vers un “parti intellectuel” ? » dans lequel il présente la solidarité exprimée à l'échelle internationale par de nombreux intellectuels face à la répression des « 121 » comme une première étape dans la prise de conscience de l'existence possible d'un « corps unique » constitué par « les intellectuels »{1208}.
Face à de telles prises de position perçues à tort ou à raison comme corporatistes, les situationnistes insistent sur le fait que le rôle du théoricien dans le mouvement révolutionnaire, quoique important, ne saurait en aucun cas être présenté comme dominant{1209}. Pour eux, il s'agit bien d'éclairer (« apporter les éléments de connaissance »), mais cela ne consiste au fond qu'à traduire « en plus clair et cohérent » ce que les gens vivent déjà. L'IS dénonce toute velléité d'édifier un « parti intellectuel », estimant pour sa part qu'un « intellectuel » risque toujours de basculer dans « le camp des zombies dirigeants » (celui qui organise l'espace-temps des autres), du fait notamment d'une « tendance carriériste ». Les situationnistes préviennent alors : « Les théoriciens de la nouvelle contestation ne sauraient [...] se constituer eux-mêmes en pouvoir séparé sans cesser d'exister comme tels dans l'instant (d'autres représentant alors la théorie). » En d'autres termes, le théoricien révolutionnaire ne peut se voir reconnaître ce statut que si et seulement s'il garde à l'esprit l'objectif central de son propre dépérissement dans le mouvement révolutionnaire (les ouvriers eux-mêmes devenant des « dialecticiens ») ; ce qui implique, ajoute l'IS en reprenant le modèle du « dépassement » (l'Aufhebung comme double-mouvement comprenant à la fois une suppression et une réalisation{1210}) que « le “parti de l'intelligence” ne peut effectivement exister qu'en tant que parti qui se dépasse lui-même, dont la victoire est en même temps la perte ».
Les situationnistes s'attachent donc à se démarquer des « intellectuels ». On s'en rend compte par exemple lorsque Debord explique à un correspondant qu'à la différence d'Henri Lefebvre, l'IS ne fait pas partie du monde des « penseurs garantis par l'État », ni de « l'intelligentsia reconnue, des éditeurs et des bienveillances de la critique » : « [...] nous ne voulons ni ne pouvons être reconnus par ce monde », assure-t-il en 1963{1211}. Cet attachement est sans doute favorisé par une certaine mauvaise humeur de position, une forme de ressentiment à l'égard d'individus souvent mieux nés, dotés d'un capital scolaire plus élevé et contrôlant les points d'accès à la publicité. On aurait néanmoins tort de réduire les situationnistes au modèle de « l'intellectuel prolétaroïde » tel qu'il est décrit par Pierre Bourdieu{1212}. La critique situationniste des intellectuels ne relève guère d'une indignation morale à propos du mode de vie « déréglé » des intellectuels (elle entreprend bien plutôt radicaliser la dissolution des mœurs traditionnelles) et ne conduira jamais aucun d'entre eux à revendiquer une subordination de l'activité intellectuelle aux pouvoirs (religieux, politiques, etc.). L'auto-représentation de soi comme extérieur au monde de « l'intelligentsia reconnue » exprime ici d'abord une adhésion à une conception anti-institutionnelle de la production intellectuelle, formée au contact des écrits des écrivains d'avant-garde, et scellée par la fréquentation de la bohème. Ceci étant dit, elle témoigne d'une certaine naïveté lorsqu'elle consiste à assurer que l'IS ne peut être reconnu par le monde des intellectuels officiels, si on considère qu'on ne sort pas par simple rupture autoproclamée, ni par un refus effectif des compromissions de la « carrière » intellectuelle, de marchés symboliques fondés sur des profits de distinction.
La critique situationniste des « intellectuels », appuyée en grande partie sur des éléments de la théorie marxiste, apparaît en outre comme une manière de revendiquer le bien-fondé de son intervention sur les questions politiques, en re-délimitant les critères légitimes de la production de vérités. Se situant dans le prolongement de la tradition du poète et de l'artiste d'avant-garde, les situationnistes ne disposent a priori d'aucun titre pour instituer leur expertise sur le monde social ou politique. La reconnaissance de la valeur de leurs énoncés sur le monde social est même d'autant moins assurée que le paradigme scientifique tend à s'imposer à partir des années 1960, avec l'essor des sciences humaines et sociales{1213}. L'IS n'en revendique pas moins une forme de monopole de « l'emploi de l'intelligence{1214} », ainsi que le statut de « vérification scientifique rigoureuse{1215} » pour ses thèses. Elle engage par conséquent une re-définition des critères de la vérité et de la scientificité qui permet de disqualifier les « professionnels » de la science en même temps que les conceptions technocratiques des sciences humaines (comme sciences appliquées à la gestion administrative et à la résolution a-idéologique des « problèmes sociaux »). Par exemple, les situationnistes affirment que les vrais problèmes d'une avant-garde révolutionnaire ne sont accessibles qu'à ceux qui cherchent à « vivre de façon révolutionnaire{1216} ». XIe thèse sur Feuerbach à l'appui, Debord explique dans le même sens aux sociologues participant au séminaire de Lefebvre que c'est par l'action transformatrice de la vie quotidienne que l'on accède à la connaissance de celle-ci{1217}. Les situationnistes affirment par ailleurs l'incapacité fondamentale des « spécialistes » et de la « racaille technocratique » de dépasser leur stade de l'ignorance de « comment les ouvriers travaillent, comment les gens vivent réellement »{1218}.
Pour opérer ce renversement des critères de scientificité, l'IS s'appuie sur le schème d'opposition quantitatif/qualitatif : dans « Du rôle de l'IS », les situationnistes reconnaissent manquer pour l'heure de la « quantité d'informations » nécessaire (faute de moyens), mais estiment avoir déjà « le qualitatif ». En d'autres termes, la « quantité d'informations » n'est pas le critère essentiel du vrai. À la lumière des différents textes de l'IS, ce qualitatif est représenté par la conscience de la propagation souterraine des désirs d'une vie plus libre, et par la maîtrise de la fameuse « dialectique ». Les situationnistes expliquent dans le même sens que l'érudition n'est pas nécessaire à la connaissance dans le domaine de l'histoire : « nous nous faisons fort d'approfondir et de réévaluer certaines périodes historiques, même sans accéder à la plus large part de l'érudition des historiens{1219}. » Ainsi, après avoir mis en avant, dans le cadre de leur opération de démarcation à l'égard du surréalisme, l'existence de lois causales justiciables d'une étude rationnelle (par l'emploi de méthodes cartographiques et statistiques), ils précisent leur position en se démarquant plus nettement du positivisme scientiste, par le recours à une certaine tradition marxiste qui oppose la dialectique à la rationalité causale{1220}.
On peut résumer la pensée situationniste des années 1960 comme une tentative de synthèse des conceptions en circulation dans les mouvements d'avant-garde artistique et de celles issues de la pensée marxienne ou hégéliano-marxiste. Les situationnistes révisent les principes de la critique du capitalisme à partir des schèmes d'opposition créatif/passif, qualitatif/quantitatif, mais aussi à partir de la critique des « faux besoins » (qui sont besoins sans jamais avoir été désirs), ce qui fait inévitablement penser à ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont dénommé la « critique artiste » du capitalisme{1221}. Il faut ici préciser que cette notion ne convient pas tout à fait à la critique élaborée par l'IS. Les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme parlent d'ailleurs plutôt, à propos des « petites avant-gardes politiques et artistiques » que sont l'IS ou encore SouB, d'un « renouvellement de la vieille critique artiste », traduite « dans un langage inspiré de Marx, de Freud, de Nietzsche ainsi que du surréalisme »{1222}. En toute cohérence, si l'on recourt à leur typologie, la théorie situationniste apparaît aussi bien comme une réélaboration de la vieille « critique artiste » (celle s'indignant de l'inauthenticité et de la perte du sens) que comme une rénovation de la vieille « critique sociale » (celle s'indignant des inégalités et de la misère). En effet, la théorie situationniste procède plutôt d'une tentative de synthèse entre les deux. À partir du concept d'aliénation, auquel celui de souveraineté est posé comme antonyme, les situationnistes condamnent aussi bien les inégalités socio-économiques que la pauvreté d'une vie dirigée de l'extérieur par les contraintes de la division du travail : contre « la hiérarchie », « la passivité », « l'impuissance », « l'esclavage », entretenus sous le capitalisme « moderne », il s'agit de gagner la « souveraineté des hommes sur leur entourage et leur histoire{1223} », c'est-à-dire sur tous les éléments qui constituent leur « espace-temps social{1224} ».
Dans le même temps, l'IS participe d'une dépréciation des formes traditionnelles du militantisme, au nom de la participation qui exclut en principe toute forme de remise de soi à un dirigeant. Notons que la prophétie qu'elle contribue ainsi à diffuser trouvera un écho plus tard chez les sociologues avec l'apparition des thèses sur les « nouveaux mouvements sociaux{1225} » et sur « l'engagement distancié{1226} ». Il a d'ailleurs été montré que celles-ci relevaient moins d'observations scientifiques que d'une théodicée{1227}. Parallèlement, l'IS engage une subversion des procédures de production intellectuelle en faisant de l'expérimentation d'une vie plus libre, à la fois le mode d'action politique principal et la condition d'accès au « qualitatif », donc à la vérité. Tout en poursuivant, de ce point de vue, une tradition marxiste, elle annonce les fréquentes remises en cause, après Mai 68 surtout, du pouvoir des intellectuels.