Prise dans les luttes ayant pour enjeu la délimitation de la théorie et de la pratique révolutionnaires, l'IS fait néanmoins figure, au sein du sous-champ en question, d'agent original, voire inédit. On peut supposer que cette originalité restreint ses possibilités de se voir reconnaître comme un courant politique à part entière. L'apparition de partisans de la théorie situationniste, dont dépend l'entrée du label « situationniste » au panthéon des courants révolutionnaires (ou des pensées révolutionnaires), suppose l'existence chez certains agents sociaux d'une subjectivité critique d'un genre particulier. Cette subjectivité doit être susceptible de reconnaître une praxis authentiquement révolutionnaire dans le refus de la finitude sociale et dans une critique du capitalisme menée au nom de la « qualité » du « vécu » (de la créativité, de la sexualité, des manières de vivre). Les thèses situationnistes se diffusent donc dans un premier temps chez les étudiants des facultés de lettres et de sciences humaines des années 1960, c'est-à-dire auprès d'un public sensible à la logique de la distinction et au style de vie « bohème » (cf. le refus fréquent chez les étudiants en lettres étudiés par Bourdieu et Passeron de la division entre temps de travail et temps de loisir{1228}). Dans le même temps, le label situationniste obtient une forme de reconnaissance de sa dimension pleinement « politique » par certains commentateurs de la vie politique et intellectuelle. Du moins, le « situationnisme » est considéré à cette époque comme ce qu'on pourrait appeler un « phénomène de société ». Le rôle déterminant joué par les événements de Mai-Juin 1968 dans la production du charisme des situationnistes vient apporter une nouvelle confirmation de l'idée que les prophètes ont partie liée avec les situations de crise{1229}.
Plusieurs auteurs se sont attachés à mettre en lumière les raisons de l'émergence d'une sensibilité critique parmi les étudiants des années 1960, et plus largement dans la « jeunesse » (telle que la définit Gérard Mauger, comme l'âge social de la vie où s'opère le double passage de l'école à la vie professionnelle et de la famille d'origine à la famille de procréation{1230}). Ils ont souvent souligné les conséquences des transformations du système scolaire et de l'explosion des effectifs dans l'enseignement secondaire et supérieur sur ce qu'on peut qualifier avec Bourdieu de « mise en suspens de l'adhésion première à l'ordre établi » voire d'odium fati, « haine de la destinée »{1231}. Les étudiants et étudiantes des années 1960 ont été confrontés au flottement des principes de sélection consécutif au passage d'un « dispositif scolaire “relativement stable” – séparant explicitement, selon des logiques sociales inégalitaires, les destinées scolaires –, à un dispositif scolaire “unifié” qui est désespérément à la recherche de sa nouvelle “loi symbolique”{1232} ». Ils et elles se sont trouvés de ce fait assez largement exposés à des fractures subjectives trouvant leur principe générateur dans un « décalage entre [les] dispositions intériorisées (“cultivées”, “lettrées”, “intellectuelles”), l'image de soi qui s'y joue et la recherche, soit de positions sociales ajustées à ces représentations intériorisées, soit de positions sociales qui, parce qu'elles sont inadaptées à ces dispositions, exigent un lent travail de soi sur soi [...] afin de s'adapter aux positions existantes{1233} ». En d'autres termes, les transformations structurelles des modes de reproduction symboliques ont favorisé dans les années 1960 une expérience diffuse du « moment étudiant ou adolescents » comme un « arrachement aux appartenances et aux modèles sociaux antérieurs{1234} ». Cette expérience était susceptible de rendre « insupportable l'idée même de devoir malgré tout, fût-ce à une place plus haute, investir un destin professionnel et social déterminé arrêtant le devenir et clôturant l'espace des possibles{1235} ». Ceci permet de comprendre que les nouvelles générations, et en particulier ses fractions étudiantes, étaient favorables à la reprise de discours critiques formulés à partir d'un refus de la finitude sociale et du « schème de la créativité{1236} ».
L'IS est ainsi partie prenante (avec les différents groupes ou penseurs « gauchistes », « surréalistes », « marxistes hétérodoxes », etc.) d'une nouvelle offre de politisation ajustée aux dispositions hérétiques de ces fractions de la jeunesse. C'est ce que donne à penser une première description sociologique partielle de ceux qui se réclament des thèses situationnistes et les légitiment comme « révolutionnaires » – et en particulier, faute de mieux, des plus en vue d'entre eux : ceux qui rejoignent l'IS dans les années 1960, ou qui ont publiquement participé à des groupes d'inspiration situationniste, qu'on appelle souvent les « pro-situationnistes » ou « pro-situs ».
Notons au préalable que ceux-ci ont généralement déjà connu des expériences de militantisme dans divers groupes d'extrême-gauche (souvent d'obédience conseilliste ou anarchiste) avant de se réclamer des thèses situationnistes. Dans les premières années qui suivent 1960, un petit groupe de jeunes militants social-barbares se convertit ainsi aux thèses situationnistes. Composé entre autres des frères Alain et André Girard et de Richard Dabrowsky, il tente un temps de se structurer en collectif organisé sous le nom de Yaka (en référence à une tribu congolaise), ou de Bororo (en référence à une peuplade amérindienne étudiée par Lévi-Strauss), mais en vain. Certains de ces jeunes gens resteront néanmoins pendant plusieurs années en contact avec les membres de l'IS (jusqu'à l'exclusion de Kotányi dont plusieurs d'entre eux sont proches). Au sein de ce petit groupe de jeunes gens, il en est un qui semble avoir joué un rôle important dans la mise en relation de l'IS avec des étudiants ou anciens étudiants strabourgeois qui feront leur entrée dans le groupe situationniste autour de 1964 (comprenant Théo Frey et sa sœur Édith, Jean Garnault, Mustapha Khayati et Herbet Holl). Il s'agit de Béchir Tlili (1935-1985). Étudiant d'origine tunisienne, inscrit d'abord à la Sorbonne (où il suit les cours de Lyotard), il fait partie du groupe de jeunes militants de Pouvoir ouvrier avant de se rendre à Strasbourg vers 1963 (où il suit les cours d'Henri Lefebvre). Notons que Tlili a aussi milité au sein de l'Union Générale des Étudiants Tunisiens, de même qu'un autre étudiant strasbourgeois, Mustapha Khayati (lequel a fréquenté en outre le groupe « Perspectives », rassemblant plusieurs étudiants tunisiens de gauche et d'extrême-gauche).
Les exemples de l'importance des réseaux social-barbares mais aussi, comme il a déjà été mentionné, d'Henri Lefebvre, dans la constitution de milieux pro-situationnistes, sont nombreux. Donald Nicholson-Smith par exemple, membre anglais de l'IS dans la seconde moitié des années 1960, rencontre celle-ci à la fin de l'année 1965 par l'intermédiaire de connaissances communes à Pouvoir ouvrier, au moment où il réside à Paris et alors que les situationnistes cherchent un traducteur pour le texte rédigé par Guy Debord Le Déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande. Celle qui, en 1972, deviendra officiellement la nouvelle compagne de Guy Debord, Alice Becker-Ho, a également fréquenté auparavant le groupe PO. Plusieurs autres militants ou ex-militants de Socialisme ou Barbarie ou de ses scissions sont à compter parmi les promoteurs ou partisans de l'IS dans les années 1960 ou 1970. C'est le cas par exemple d'Alain Guillerm, Christian Descamps et Dominique Frager. C'est le cas aussi de Pierre Guillaume, entré dans PO par l'intermédiaire de Jean-François Lyotard (son professeur au Prytanée militaire de la Flèche), et qui est resté pendant plusieurs années en contact avec Debord : fondateur en 1965 de la librairie La Vieille Taupe, il participera à la diffusion des écrits situationnistes (entre autres écrits de « l'ultra-gauche »), avant de se faire connaître bien plus tard comme un ardent défenseur des thèses négationnistes.
Autour de 1966-1967, la majeure partie des partisans identifiés des thèses situationnistes sont désormais de jeunes militants anarchistes, actifs en France ou dans le monde anglo-saxon. Ils présentent souvent la caractéristique commune d'avoir été au préalable fortement marqués par la poésie surréaliste. En France, Guy Bodson, André Bertrand, Gérard Johannès, Jacques Le Glou, René Riesel, Pierre Lepetit et sa compagne Nicole Le Foll (alias « emmanuel k. »), deviennent ainsi des partisans de l'IS au moment où ils sont en passe de rompre avec la Fédération anarchiste dans laquelle ils militaient jusqu'ici – tout en animant parfois leur propre groupe, à l'image de René Riesel, lycéen à Jean-Baptiste Say dans le XVIe arrondissement de Paris, qui publie à partir de la fin 1965 le bulletin Sisyphe, influencé dans un premier temps par les écrits de Camus{1237}. Dans le monde anglo-saxon, les thèses situationnistes semblent importées initialement par les milieux anarchistes, surréalistes et hippies, réunis autour Franklin et Penelope Rosemont, de Murray Bookchin et du principal animateur du groupe Black Mask, Ben Morea{1238}.
De manière générale, les différents partisans de l'IS apparus en France dans les années 1960 sont le plus souvent des étudiants (au moins « sur le papier »), inscrits principalement en facultés de lettres et sciences humaines, donc des apprentis intellectuels. Ils sont nés généralement dans les années 1940 et sont âgés d'une vingtaine d'années au moment où ils se font les adeptes des thèses situationnistes (certains sont plus anciens, comme Béchir Tlili, né en 1937, quand d'autres sont plus « précoces », comme René Riesel, né en 1950 et initié aux écrits situationnistes dès l'époque du lycée). Lorsqu'ils ne sont pas étudiants (ou plutôt lorsqu'ils ne sont plus étudiants), les situationnistes et pro-situationnistes des années 1960 semblent travailler le plus souvent dans les métiers de la presse, de l'édition et de la culture (comme maquettistes, guides touristiques, jeunes enseignants en faculté, libraires, documentalistes, etc.), en alternance avec des périodes d'« inactivité » plus ou moins prolongées qui les conduisent à solliciter parfois des aides financières familiales (compagnes, parents ou encore beaux-parents).
À partir surtout de récits écrits ou oraux produits a posteriori par certains « situs » et « pro-situs » des années 1960, on peut situer leur intérêt initial pour l'IS dans des motifs à la fois « politiques » (comme la critique dite « lucide » des « illusions » gauchistes concernant les communismes chinois, cubains, etc.) et « culturels ». Plusieurs d'entre eux souligneront par la suite l'originalité des situationnistes dans le milieu militant, du fait notamment des thèmes qu'ils abordent (ils insistent par exemple sur l'analyse situationniste relative à l'organisation de l'espace{1239}) ou encore du style de leurs écrits. Selon toute vraisemblance, les jeunes gens séduits ainsi par l'IS, et admis en son sein, si ce n'est en tant que membres, du moins en tant que fréquentations, forment des petites communautés s'apparentant à celles qui se formaient jadis autour des « prophètes exemplaires » : en leur sein, comme le montrait Max Weber, les « disciples personnellement liés au prophète peuvent aussi se voir reconnaître une autorité particulière{1240} ».
Si tout laisse donc à penser que les thèses situationnistes se sont diffusées d'abord parmi les fractions politisées du public étudiant, on aurait tort pour autant de ne pas prendre au sérieux – ce qui ne veut pas dire valider tel quel, puisqu'il s'agit d'abord d'un discours de présentation de soi – le refus, par les partisans de l'IS, du qualificatif « d'étudiant ». La revendication d'un rapport purement instrumental à l'inscription universitaire se constitue en effet dans les années 1960 en principe de valorisation des « révolutionnaires » situationnistes. On lit ainsi dans la brochure situationniste De la misère en milieu étudiant... parue en 1966 : « Certes, il existe tout de même, parmi les étudiants, des gens d'un niveau intellectuel suffisant. [...] Ils prennent dans le système des études ce qu'il a de meilleur : les bourses{1241}. » De même, dans les récits d'anciens partisans de l'IS des années 1960, on trouve à plusieurs reprises l'évocation d'un rapport distant aux études universitaires et à ses évaluations{1242}. On trouve également plusieurs témoignages faisant état d'indisciplines scolaires précoces. Le petit texte autobiographique écrit peu avant sa mort par l'un des principaux et plus précoces importateurs des thèses situationnistes en milieu étudiant, Daniel Joubert, est sur ce point édifiant. Reconstruisant l'ensemble de sa vie sur le modèle du « saboteur », Joubert raconte que, très tôt, il « supportait fort mal l'autorité de [ses] parents, des instituteurs et, finalement, de toutes les grandes personnes{1243} ». Il poursuit en expliquant :
« Jouant sur l'asthme qui me gâchait la vie, mais renforçait ma vitalité, je suis parvenu à n'aller au lycée qu'un jour sur trois et à n'apprendre ni maths ni langage étranger, mort ou vif. Du moins jusqu'à ce que la proximité du bac m'en imposât l'urgence. Tout allait bien pour les langues anciennes puisque je parvenais à faire faire mes devoirs à ma mère – gentille prof de latin-grec, qui s'imaginait m'enseigner quelque chose alors que j'attendais patiemment l'arrivée de la solution. Pour les mathématiques je me faisais un devoir de n'en faire aucun{1244}. »
En dépit de leur fréquence{1245}, on doit à l'évidence se méfier de tels récits de soi en indiscipliné précoce. D'autant que, si on constate une certaine indiscipline durant les années de lycée chez certains, celle-ci demeure toute relative, puisque ces jeunes gens obtiennent le baccalauréat et poursuivent des études à l'université. Mais qu'ils soient dans le vrai ou dans la reconstruction rétrospective (ou un peu entre les deux : la conformité relative aux principes de vie du poète et/ou du révolutionnaire), ils illustrent néanmoins ce fait que l'engagement situationniste se présente souvent comme un refus de parvenir. En d'autres termes, l'engagement situationniste impose, mais aussi sans doute suppose au préalable une remise en question de la valeur même des positions professionnelles réservées traditionnellement à la bourgeoisie ou à la petite bourgeoisie. Il se nourrit du peu d'intérêt ressenti ou en tout cas manifesté, du point de vue de celui qui a intériorisé l'ethos de l'intellectuel libre et sans attache, pour la réussite sociale en tant que « cadre » par exemple.
De telles remises en cause de la valeur des positions sociales « supérieures » renvoient elles-mêmes à différents types d'explications possibles selon les cas. Chez certains « pro-situs », étudiants parisiens originaires d'un milieu bourgeois mais, compte tenu de résultats scolaires semble-t-il plutôt moyens (sauf dans certaines matières comme la philosophie) relégués au sein des facultés de lettres et sciences humaines – c'est-à-dire là où se concentre l'essentiel des nouvelles catégories étudiantes et où, par conséquent, l'exposition au flottement évoqué plus haut est le plus fort –, l'engagement situationniste, qui apparaît d'ailleurs comme l'aboutissement d'un intérêt porté depuis l'adolescence aux avant-gardes littéraires et poétiques, est susceptible de trouver son principe dans une forme de snobisme intellectuel, une manière de distinction culturelle ultime. Il serait, en d'autres termes, une façon de sortir du jeu de la concurrence scolaire et professionnelle face au déclassement structural plus ou moins confusément ressenti, tout en stimulant le plaisir que confère une représentation « distinguée » de soi{1246}.
On aurait néanmoins tort de réduire l'engagement situationniste à une pure consommation distinctive et passagère, propre aux fractions les plus aisées et les plus cultivées des étudiants. D'abord parce que les trajectoires sociales des pro-situationnistes, lorsqu'on les regarde de plus près, sont variées : si l'essentiel des partisans connus de l'IS dans les années 1960 ont eu accès aux études supérieures, une partie non négligeable de ceux-ci sont originaires de catégories populaires et sont à l'inverse déclassés par le haut. Ensuite parce que l'on peut invoquer d'autres types d'explications à la formation de leurs dispositions critiques à l'égard de l'ordre social et à leur politisation : les plus anciens d'entre eux sont d'une génération qui a connu la guerre d'Algérie{1247} ; plusieurs ont des parents très politisés à gauche ; plusieurs viennent de pays récemment décolonisés et en proie à des bouleversements politiques comme la Tunisie, etc. Troisièmement parce que certains principes d'explications possibles des trajectoires personnelles (place dans la fratrie, socialisation entre pairs, etc.) n'ont pu être testés dans le cadre de cette étude, compte tenu des obstacles rencontrés dans l'accès aux informations. Enfin, parce qu'il faut bien convenir que le « refus de parvenir » exprimé parmi les partisans de l'IS n'est pas forcément de l'ordre de la simple mise en scène : quelques-uns ont mis assez radicalement en jeu leur avenir professionnel et, au final, ont effectivement connu une forme de déclassement social plus ou moins délibéré.
Les origines sociales des situationnistes et pro-situationnistes des années 1960
Les informations disponibles (tirées principalement de récits autobiographiques, d'articles de presse et de quelques entretiens réalisés par nos soins), sur les origines sociales des situationnistes et pro-situationnistes des années 1960 sont lacunaires et largement insuffisantes pour réaliser de véritables portraits sociologiques. Selon toute vraisemblance, plusieurs d'entre eux sont issus de milieux populaires. Pour ne parler que des membres de l'IS, c'est le cas entre autres de Raoul Vaneigem, de René Viénet, mais aussi de J.V. Martin : le premier est fils d'un cheminot, le second d'un docker, le troisième d'un décorateur-tapissier et d'une couturière. On trouve aussi plusieurs personnes issues de milieux populaires parmi les partisans de l'IS situés à l'extérieur du groupe officiel. On peut d'ailleurs citer ici cette lettre évoquant un partisan de l'IS en Allemagne, qui laisse apparaître en filigrane une modalité sans doute fréquente d'entrée dans les milieux pro-situs pour les étudiants d'origine populaire, à savoir poursuivre des études et/ou avoir fréquenté au préalable des groupes d'étudiants politisés à l'extrême-gauche :
« J'ai vu le type de Tilburg, qui vous a écrit. Il nous a connu à travers un tunisien de Paris qui passa des vacances forcées chez lui pour raisons politiques. C'est un mec très cultivé et très intelligent d'autant plus où il a 21 ans [sic]. Fils de mineur, il a nécessairement participé au “syndicalisme étudiant” pour ensuite traverser toutes les colorations politiques jusqu'aux Maoïstes. Après [être] devenu adepte de Bakounine, Breton, Nietzsche et Reich il a trouvé le contact avec nous. Étudiant en “cinquième année” de sociologie, il n'y reste que pour la bourse et pour la position de force qu'il tient en tant que rédacteur en chef [...] du journal étudiant de la faculté de Tilburg{1248}. »
Tout laisse néanmoins penser que les origines bourgeoises ou petites-bourgeoises sont surreprésentées dans l'IS des années 1960. On dispose à ce propos d'un document réalisé par Guy Debord autour de 1972 et conservé dans ses archives, sur lequel sont classés les 18 membres du groupe dans sa composition de la VIIIe et dernière Conférence de l'IS (automne 1969) selon leur origine sociale (« bourgeoise », « petite bourgeoise » dont « petite bourgeoisie intellectuelle », « ouvrière », « paysanne »). Il ressort de ce classement (dont nous ne connaissons pas les modalités de construction) qu'en 1969, les deux tiers des membres de l'IS seraient d'origine bourgeoise (4) ou petite-bourgeoise (8){1249}. Compte tenu des faibles effectifs en question et de la rareté ou pauvreté des informations disponibles, il est en revanche impossible de dire s'il existe une sur- ou une sous-représentation de telle trajectoire sociale parmi les partisans de l'IS par rapport à la population étudiante globale (qui, dans les années 1960, reste très majoritairement composée d'enfants issus des classes dominantes{1250}) ou encore par rapport à la population des militants des différents groupes d'extrême-gauche. Or de telles informations seraient fort utiles à l'interprétation des conditions sociales objectives de l'engagement situationniste des années 1960.
Quelles que soient finalement les caractéristiques sociales propres de ceux qui servent plus particulièrement de caisse de résonance à une plus large diffusion du discours situationniste, qu'on préfère parler à leur propos, non sans provocation, de « conformisme de l'anticonformisme » ou, à l'inverse, dans une optique de réhabilitation, de prise de conscience « réaliste » du caractère fondamentalement arbitraire de l'ordre social, la politisation d'une fraction de la « jeunesse » des années 1960 apparaît comme un vecteur important de la première reconnaissance proprement politique du discours et du label situationniste. À mesure que le sous-champ politique révolutionnaire, traditionnellement dominé par le PCF et la figure de l'ouvrier, est réinvesti par des agents aux propriétés sociales sensiblement différentes, plus jeunes, davantage dotés culturellement et scolairement, l'IS constitue un public d'adeptes de ses thèses, sensible à sa posture de radicalité politique comme à ses thématiques « modernistes » (la vie quotidienne, l'urbanisme, la sexualité, les médias « de masse »...). L'importance de la conjoncture socio-politique dans la réception des thèses situationnistes ressort également de l'étude de la temporalité de la diffusion du label « situationniste » ou « situationnisme » dans la presse et l'édition.
N'ayant pas accès, ou seulement marginalement, aux principales revues littéraires ou intellectuelles du moment, et assez peu aux news magazines (Le Nouvel Observateur, L'Express) qui font leur apparition dans les années 1960 en réponse à l'extension du public intellectuel{1251}, la présence du mouvement situationniste dans l'espace public est en grande partie dépendante de sa capacité à représenter une actualité de type sociétale. C'est le cas, à partir de la seconde moitié des années 1960, à la faveur de l'écho médiatique du thème de la crise de la jeunesse et de la crise de l'université{1252}.
Pour être tout à fait précis, il faut noter qu'autour de 1963-1964, l'IS commence à être l'objet de quelques rares références dans une presse intellectuelle qui excède désormais les seuls périodiques confidentiels des cercles « d'avant-garde ». Ainsi, le 28 mars 1963, la revue Internationale situationniste est évoquée, aux côtés d'autres revues d'inspiration lettristes ou surréalistes (Grâmmes, Les Lèvres nues, Phantomas, etc.), dans un article intitulé « Aux yeux de l'histoire », publié dans L'Express. Cet article, qui présente un certain nombres de revues dites ici « en marges » (elles sont décrites comme des revues à tirage restreint, souvent luxueuses, peu lues sauf par les « initiés »), reprend une longue tradition de raillerie des postures d'avant-garde. L'auteur de l'article, qui n'est autre qu'Hervé Falcou, l'ancien compagnon de Guy Debord de l'époque du lycée{1253}, souligne l'« extrême férocité » de ces revues à destination des critiques, leur surenchère dans la rupture avec l'expression traditionnelle, leur pratique de l'excommunication pour des « vétilles », etc. Dans cet article, le ton employé est ainsi volontiers ironique, jouant par exemple sur l'écart entre les prétentions des auteurs de ces revues et leurs capacités réelles (« on comprend que des textes aussi percutants puissent terroriser [...] et faire courir de graves périls à l'organisation sociale de l'ouest à l'est »), ou sur le peu de différences « réelles » entre des revues qui, pourtant, se condamnent mutuellement. De même, l'auteur de l'article ironise sur la conversion de l'absence d'audience en critère de génialité, et insiste sur la difficulté de ces revues à s'accorder sur une définition de « la poésie ». L'article affirme également que les auteurs de ces revues sont généralement ignorants, et que ceux-ci ont un « appétit absolu – quoique férocement caché – de succès{1254} ». C'est dire que, malgré les stratégies mises au point pour se démarquer de la posture d'Isou (voir chapitre 5), les groupes issus du circuit des avant-gardes poétiques surréalistes et lettristes demeurent exposés à une rhétorique de disqualification procédant sur le mode de l'ironie et sur la révélation d'ambitions inavouées de gloire.
Dans un court article de France-Observateur en 1964 (dans la rubrique « En Bref » des pages « L'observateur littéraire ») intitulé « La révolution par les génies », le dernier numéro en date d'IS (le numéro 9) est en revanche présenté en des termes plutôt positifs : « cette approche révolutionnaire du monde moderne à tous ses niveaux, mais d'abord à celui des fausses apparences, mérite d'être considérée de près, malgré les outrances – nécessaires ? – de ses promoteurs », écrit l'auteur anonyme de l'article{1255}. La même année, suite à la publication d'un court article de Michèle Bernstein qui avait présenté l'IS dans un numéro spécial du Times Literary Supplement (3 septembre 1964), consacré aux avant-gardes littéraires et artistiques européennes (un premier numéro avait été publié le 6 août sur les avant-gardes dans le monde anglo-saxon), un article du Figaro littéraire évoque « le situationnisme international » dans l'édition du 3 au 9 septembre 1964 qui rend compte de ce numéro spécial du TLS {1256}. L'IS est à nouveau évoquée dans la presse littéraire en 1965, suite à la parution des deux ouvrages des frères Jean-Pierre et François George, proches à cette époque des situationnistes. Ainsi, dans Arts du 9-15 juin 1965, Bernard Lambert publie un compte-rendu (critique) de ces deux ouvrages dans un article titré « George : un prénom qui n'est pas encore un nom ». Il évoque alors assez longuement « ce mouvement patronné par M. Bernstein et G. Debord entre autres, dont les préoccupations sont en quelque sorte comparables, avec cent ans de retard, à celles des jeunes hégéliens, et surtout de Marx des Manuscrits de 1844 {1257} ». L'article cite à plusieurs reprises la revue du groupe et, tout en cherchant à afficher une certaine sympathie à son égard, ne déroge pas au ton habituel. D'un côté, Lambert reconnaît aux situationnistes un « côté farce et provocant assez sympathique », ainsi qu'un « touchant romantisme ». Il ajoute néanmoins que le fond du programme situationniste est « utopique certainement », et ironise lorsqu'il est question des moyens envisagés par le groupe pour réaliser ce programme. Il recourt en effet à la formule suivante : « Par quel moyen ? Mais la critique radicale, bien sûr{1258}. »
Parallèlement, et ce dès la première moitié des années 1960, on commence à lire et discuter l'IS dans les milieux politiques d'inspiration conseilliste et/ou anarchiste ainsi que parmi les intellectuels marxistes indépendants, au moins ceux proches de la revue Arguments. Vers 1962, Debord dialogue par exemple avec Serge Bricianer (1923-1997), actif depuis plusieurs années déjà dans la mouvance conseilliste{1259}. En 1964, il reçoit une lettre de Joseph Gabel (1912-2004) demandant de lui faire parvenir le numéro 9 d'IS {1260}. Dès la première moitié des années 1960, les situationnistes sont attaqués en outre par la revue Front noir, animée par Louis Janover. À l'été 1966, après la sortie du numéro 10 d'IS, Daniel Guérin (critiqué par les situationnistes à propos de son dernier livre en date, L'Algérie caporalisée{1261}), Yvon Bourdet (qui a déjà publié l'ouvrage Communisme et marxisme en 1963 et écrit dans Arguments{1262}), ou encore le groupe qui édite la revue Noir et rouge (appelé un temps les GAAR, pour Groupes Anarchiste d'Action Révolutionnaire, animé par Christian Lagant, lequel est aussi actif à ICO{1263}), discutent ou répondent aux situationnistes.
Il n'en reste pas moins que, dans la première moitié des années 1960, les articles de presse sont encore rares. Notons ainsi que l'IS est absente du numéro spécial consacré par Les Lettres nouvelles aux « Aspects présents de l'activité intellectuelle et artistique en France » (no 32, février 1963) – ce qui n'échappe pas à Debord{1264} –, au profit des avant-gardes qu'on pourrait qualifier à cette époque de « consacrées » ou « en voie de consécration » : sont évoqués tour à tour Sartre et Merleau-Ponty, le structuralisme, l'ethnologie de Claude Lévi-Strauss, les écrivains « de l'impossible » (Beckett, Blanchot, etc.), les tendances « d'avant-garde » dans le roman (c'est-à-dire essentiellement ici le « nouveau roman »), différentes tendances de la peinture (des peintres de la « tradition française » à Dubuffet en passant par le surréalisme, l'Informel, l'Action painting, la calligraphie, etc.), les réalisateurs de la « nouvelle vague » (et en particulier Hiroshima mon amour de Resnais). Quant à ceux qui, inscrits dans les milieux militants, commencent effectivement à dialoguer avec l'IS dans la première moitié des années 1960, ils sont encore peu nombreux et sont inscrits eux-mêmes dans des réseaux somme toute assez confidentiels.
À l'inverse, à la fin de l'année 1966, l'IS est partie prenante de l'« actualité » ayant trait aux thèmes des mouvements de « jeunesse », de la crise de l'université et de la crise du syndicalisme étudiant. Cela fait suite à l'intérêt porté par la presse française pour le mouvement « provo » en Hollande{1265}. Ainsi, un article d'un dénommé Jacques Dalny, consacré aux situationnistes, et au titre volontiers racoleur, fait la une de l'édition du 4 août 1966 du Figaro littéraire : « Derrière les jeunes gens en colère d'Amsterdam on trouve une internationale occulte. Les “provos” n'ont rien inventé ». Peu après, le label « situationnisme » et les écrits de l'IS obtiennent un nouvel écho médiatique important, suite au scandale organisé à la rentrée universitaire de l'année scolaire 1966-1967 par plusieurs étudiants pro-situationnistes à l'Université de Strasbourg : après s'être emparés du bureau de l'Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg (affiliée à l'UNEF) – ce qui ne peut sans doute se comprendre indépendamment de la crise du syndicalisme étudiant après la fin de la guerre d'Algérie{1266} – ils éditent à ses frais un grand nombre d'exemplaires d'une brochure incendiaire titrée De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier, dont la rédaction revient principalement aux membres de l'IS, de Khayati notamment, avec l'aide d'autres situationnistes tels que Debord{1267}. L'IS en vient alors à représenter un symptôme de la « crise de la jeunesse ». Ainsi, lorsque Jean Duvignaud publie dans Le Nouvel Observateur du 28 décembre 1967 un article intitulé « Les nouveaux prolétaires. Un spectre hante aujourd'hui le monde : celui de la jeunesse », il fait des événements récents de Strasbourg une forme d'expression de la frustration de la jeunesse (au même titre que le succès de Johnny Halliday et la protestation récente d'étudiants tunisiens). Pour Duvignaud, « sans doute [les situationnistes] sont-ils les plus avancés de tous ces écorchés vifs{1268} ». En résumé, à la faveur sans doute de la diffusion du thème de la « jeunesse » et de la politisation de la « question étudiante »{1269}, l'IS parvient à s'installer dans l'actualité sociétale en 1966-1967.
L'écho médiatique obtenu par l'IS entraîne une diffusion sensiblement accrue des écrits situationnistes. La brochure De la misère en milieu étudiant connaît une diffusion étendue. Tirée une première fois à 10 000 exemplaires, celle-ci serait presque entièrement diffusée dès la fin du mois de décembre (soit à peu près un mois après sa parution){1270}. D'après les informations données dans la revue Internationale situationniste, l'IS réalise elle-même une deuxième édition en mars 1967, dont le tirage est à nouveau de 10 000 exemplaires. En 1969, les situationnistes affirmeront avoir édité par leurs propres moyens environ 70 000 exemplaires de la brochure, et évalueront son tirage total (comprenant les éditions pirates, traductions, etc.) à 250 000 exemplaires. Parallèlement, le premier numéro d'IS publié après le coup de Strasbourg, le numéro 11 (octobre 1967), est tiré à 5 000 exemplaires (alors que jusqu'ici les tirages de la revue s'élevaient plutôt autour de 2 000 exemplaires). Selon une information publiée deux ans après (en septembre 1969, dans le numéro 12), il serait à cette date épuisé{1271}.
L'écho médiatique obtenu par l'IS lui permet de se faire connaître des éditeurs. L'article dans Le Figaro littéraire qui incrimine l'influence situationniste sur les Provos aurait ainsi joué un rôle dans la décision des éditions Gallimard de publier finalement l'ouvrage de Vaneigem, après qu'il ait été refusé par une dizaine d'éditeurs{1272}. On ne sait pas si le livre de Debord a connu, avant sa parution, de pareils déboires. On relèvera simplement que la notice rédigée pour la brochure Activités des éditions Buchet-Chastel, annonçant la parution de La Société du spectacle, joue volontiers sur l'image de l'IS diffusée par les médias depuis 1966. Elle parle en effet des situationnistes comme d'« un mouvement assez secret, mouvement dont on parle de plus en plus », évoque le ralliement d'étudiants de Strasbourg à ses thèses, cite un article du Monde parlant à leur propos d'un « extrémisme difficilement dépassable », et rappelle opportunément qu'on a « souvent vu l'influence des situationnistes dans le mouvement “provo” »{1273}.
Ces deux ouvrages contribuent à consolider la position du mouvement dans le champ intellectuel. Sans prétendre à l'exhaustivité, on notera qu'ils sont présentés de concert par Robert Kanters dans Le Figaro littéraire du 25 décembre 1967 (« Des iconoclastes parmi nous »), par François Châtelet dans Le Nouvel observateur du 3 janvier 1968 (« La dernière internationale »), par Jean-Pierre George dans Le Magazine littéraire de janvier 1968, ou encore par Claude Lefort dans La Quinzaine littéraire du 1er février 1968 (« Le Parti situationniste »). Dès le début de l'année 1968, Guy Buchet (le fils du fondateur de la maison, Edmond, qui reprendra la direction de celle-ci en 1969), se réjouit ainsi que le livre de Debord ait obtenu « les plus grands critiques », évoquant notamment celle de Pierre-Henri Simon (de l'Académie française) dans Le Monde (il regrette au passage que Debord ne se prête pas davantage à des interviews{1274}). Plus tard, La Société du spectacle sera l'objet d'un nouvel article de la part de Claude Roy dans Le Nouvel Observateur (8 février 1971). On le voit, ces ouvrages ne passent pas inaperçus, et sont présentés dans un spectre assez large de publications intellectuelles. Au-delà de l'étendue de cette réception, on soulignera la présence, parmi ces critiques, de philosophes par ailleurs déjà connus dans les milieux intellectuels « de gauche » (Châtelet, Lefort, Roy). Quand bien même ils adressent des critiques à ces ouvrages (on leur reproche notamment une forme de « terrorisme » conceptuel qui exclut toute critique ainsi qu'une rhétorique manichéenne, qui oppose de manière binaire « réel » et « idéologie », « spectacle » et « conseil ouvrier », « pouvoir » et « subjectivité »{1275}), ils contribuent à une première reconnaissance de Debord et de Vaneigem en tant que penseurs critiques du monde moderne.
En termes de diffusion, on sait que La Société du spectacle est tirée dans un premier temps, plutôt modestement, à 3 000 exemplaires{1276}. Le second tirage a lieu en mars 1969 (Debord reproche alors le caractère tardif de ce second tirage, affirmant que l'ouvrage est déjà indisponible dans une grande partie des librairies et ce depuis longtemps), puis un troisième en mai 1971. Au 31 décembre 1970, soit environ trois années après la sortie du livre, il aurait été vendu (selon le relevé des droits d'auteurs) à 4 029 exemplaires. En d'autres termes, on reste dans une diffusion de type plutôt « restreinte », de telles ventes étant relativement faibles par rapport à celles des « best-sellers » de l'époque{1277}. Néanmoins, de nouveaux tirages réguliers indiquent que l'ouvrage trouve un public (d'autant qu'il aurait été souvent volé dans les librairies, selon la légende situationniste). On ne connaît pas les chiffres de tirage et de vente du livre de Vaneigem, mais le numéro 12 d'IS affirme en 1969 qu'il a déjà été procédé à deux tirages supplémentaires (soit à peu près un par an).
La nouvelle visibilité du label « situationniste » ou « situationnisme » au début de l'année 1967 n'est pas sans effet sur la position occupée par l'IS dans le sous-champ « révolutionnaire ». On s'en rend compte par exemple lorsqu'on se penche sur la réception dont l'IS est l'objet dans Le Monde libertaire. Cette publication est, parmi les périodiques d'organisations politiques, celle qui témoigne le plus précocement et le plus régulièrement d'un intérêt pour les thèses situationnistes. Dans un premier temps, on le doit essentiellement au militant anarchiste René Fugler, qui s'occupe pendant plusieurs années de la rubrique « À travers les revues » du journal anarchiste{1278}. Ses premières chroniques d'IS font d'abord écho au discours situationniste sur l'interdépendance entre révolution culturelle et révolution sociale. Dans le Monde libertaire d'août-septembre 1958, Fugler explique par exemple : « La lutte contre le gaullisme ne doit pas nous détacher du combat révolutionnaire sous ses formes autres qu'économiques et politiques. L'effort révolutionnaire en culture, qui coïncide avec la volonté de dépanner les impuissances créatrices actuelles, reste une tâche fondamentale{1279}. » Pour Fugler, l'expérience envisagée par l'IS, « qui se place dans la perspective de la révolution intégrale (transformer, indissolublement, toutes les structures, matérielles et spirituelles, de la vie collective) », « ne peut [...] laisser indifférents » les anarchistes. Les chroniques suivantes, à en juger par celles présentant respectivement le second numéro d'IS (de décembre 1958) et le sixième (d'août 1961), développent un discours analogue. Dans la première, Fugler affirme que les expériences situationnistes sont « importantes [...] car toute la sensibilité de l'homme est à changer, et tout ce qui peut contribuer à dévoiler l'influence stérilisante qu'un monde à dépasser impose à l'homme, est une arme dans notre combat{1280} ». Dans la seconde, il explique qu'en « posant le problème de l'urbanisme », la revue Internationale situationniste fournit « une importante contribution à la théorie de la révolution intégrale », car « l'aliénation et l'oppression, dans le capitalisme moderne, prennent des formes de plus en plus insidieuses et enveloppantes{1281} ».
En 1964, alors que l'IS se revendique désormais d'un avant-gardisme « généralisé », René Fugler se fait un peu plus critique. S'il avance, à propos du numéro 9, que l'IS est « incontestablement en pointe dans la critique révolutionnaire de la vie quotidienne », il ajoute cette fois : « un domaine, cependant, qui est loin d'avoir perdu son importance lui échappe : le travail{1282}. » Puis il précise que ce n'est pas tant que l'IS ignore ce problème (Fugler rappelle alors que l'IS « s'affirme révolutionnaire sur tous les plans »), mais que « l'équipe ici, manque d'explorateurs et d'expérimentateurs ». En réponse à cela, l'IS remet en cause la division faite entre ces domaines de la critique (division qui renvoie implicitement à un balisage fait entre « culture » et « politique » et revient à refuser la qualification pleine et entière du mouvement situationniste comme groupe révolutionnaire{1283}). Dans une courte note intitulée « Pour ne pas comprendre l'IS », les situationnistes expliquent ainsi : « nous croyons n'avoir à peu près jamais traité d'autre problème que celui du travail à notre époque : ses conditions, ses contradictions, ses résultats{1284}. » Ils mettent « l'erreur du Monde libertaire » sur le compte des « habitudes de la pensée non-dialectique, qui isole un aspect de la réalité sur le terrain qu'il est convenu de lui reconnaître, et ainsi ne peut le traiter que conventionnellement ».
Par la suite, un autre militant anarchiste, Guy Bodson, peintre et illustrateur ayant appartenu brièvement au groupe surréaliste, publie plusieurs articles d'inspiration plus ou moins situationniste dans le Monde libertaire. Puis, sous la signature de Guy Antoine, il publie un long article favorable à l'IS intitulé « Qu'est-ce que le situationnisme ? », qui reproduit d'ailleurs « l'erreur » de Fugler consistant à mettre en avant la dimension « culturelle » de l'IS{1285}. Cette publication survient au moment même où le coup de Strasbourg éclate et où De la misère en milieu étudiant, brochure dans laquelle on trouve une méchante pique adressée au Monde libertaire, est publiée. La conjonction entre la parution de l'article de Bodson et celle de la brochure situationniste provoque une polémique ouverte. Signe que le « situationnisme » produit désormais des effets dans le sous-champ des groupes politiques « révolutionnaires », le numéro suivant du Monde libertaire (janvier 1967) publie en effet deux textes en réponse à l'article du Bodson. Le premier, intitulé « Des gros durs ! » et signé « Père peinard », est rédigé par Maurice Joyeux (1910-1991), c'est-à-dire l'un des principaux animateurs de la Fédération anarchiste (FA) à cette époque. Il présente les auteurs de la brochure situationniste comme de « jeunes bourgeois en veine d'exhibitionnisme » : ceux-ci se compteraient sur les doigts d'une main, seraient voués aux « gesticulations verbales » et devraient rejoindre bientôt leur classe d'origine, avec « le casier judiciaire vierge »{1286}. En clair, Joyeux, piqué au vif par la brochure, et, en tant que l'un des militants qui a reconstruit la FA, se sentant responsable de maintenir la valeur révolutionnaire de l'anarchisme face aux prétendants situationnistes, recourt aux différents stéréotypes disponibles pour rejeter ces derniers hors du périmètre de la lutte « révolutionnaire » authentique. À ce titre, le traitement médiatique du coup de Strasbourg lui fournit un élément de « preuve » :
« Il est curieux d'ailleurs de voir l'empressement de la presse bourgeoise, qui se refuse à passer des informations émanant du mouvement ouvrier révolutionnaire, à reprendre et à populariser les gesticulations de ces polichinelles. Elle ne s'y trompe pas, elle ! [...] Elle sait bien qu'elle les récupérera au moment voulu{1287}. »
L'autre article est une lettre de Charles-Auguste Bontemps (1893-1981) adressée à Bodson. Le « vieux » militant s'indigne de la manière dont est traitée la FA dans De la misère en milieu étudiant et explique au « jeune » militant Bodson, en substance, que le « situationnisme », certes fort pour donner des leçons, se réduit en fait à une « forme nouvelle de baroquisme » qui n'apporte rien de bien neuf en regard de la richesse du passé anarchiste{1288}.
On le voit, le « coup de Strasbourg » impose une « question situationniste » dans la Fédération anarchiste. La menace incarnée par l'IS est d'autant plus vivement ressentie que l'organisation anarchiste compte en son sein plusieurs jeunes militants favorables aux thèses situationnistes et à leur « modernité ». En d'autres termes, tout se passe comme si le milieu anarchiste s'était trouvé confronté, à l'instar de plusieurs organisations de gauche à la même époque{1289}, aux conflits internes liés à l'apparition d'une nouvelle génération de militants disposés à la critique des institutions partisanes. Les militants à la FA qui, par leur ancienneté dans le mouvement anarchiste (et à travers leur participation à l'Association pour l'étude et la diffusion des philosophies rationalistes), incarnent une forme d'« orthodoxie » et se sentent tenus de défendre cette institution{1290}, montent rapidement au créneau. Il en est ainsi de Maurice Laisant (1909-1991) qui décide en janvier 1967 de dissoudre le comité de lecture du Monde Libertaire, prétextant d'un mauvais climat en son sein. Maurice Joyeux, de son côté, publie aux Éditions du Monde libertaire une brochure intitulée L'Hydre de Lerne qui dénonce les différents complots dans le mouvement anarchiste, dont le dernier en date serait celui mené par les situationnistes. En retour, certains militants accusent l'Association pour l'étude... de s'ériger en groupe d'intérêt particulier au sein de la Fédaration anarchiste. Conséquence des conflits à répétition qui surviennent ente la dissolution du comité de lecture du Monde Libertaire et le Congrès de Bordeaux qui se tient du 13 au 15 mai 1967{1291}, plusieurs groupes quittent l'organisation anarchiste, dont certains, comprenant en leur sein des activistes proches de l'IS ou de ses thèses (comme Jacques le Glou, Guy Bodson, René Riesel...), tenteront de fonder une éphémère « Internationale anarchiste ».
De manière générale, les situationnistes sont souvent évoqués à partir de 1966 dans les publications des groupes situés à l'extrême-gauche de l'échiquier politique. On trouve ainsi une première référence à l'IS en janvier 1967 dans la revue Noir et rouge, revue d'anarchistes situés hors de la FA, qui tirerait à environ 3 000 exemplaires et compterait environ 1 000 abonnés à cette époque{1292}. On parle aussi, pour la première fois, de l'IS dans le numéro 56 de janvier 1967 d'ICO (bulletin diffusé à environ 500 exemplaires). Deux textes courts y traitent en effet de la brochure De la misère en milieu étudiant (dans laquelle on pouvait lire, en note de bas de page : « Un groupe comme ICO [...] en s'interdisant toute organisation et une théorie conséquente, est condamné à l'inexistence{1293} »). Le premier de ces textes est assez neutre et très court. Il pose néanmoins les bases de la critique adressée à ce nouveau concurrent dans l'espace révolutionnaire qu'est l'IS en mobilisant le schème d'opposition « ouvrier » vs « intellectuel »{1294} : « Pour lire la brochure, se munir d'un dictionnaire philosophico-politique et d'un mémento situationniste (mon copain de chez Renault m'a dit, dès les premières lignes, je n'y comprends rien){1295}. » Le second texte, présenté comme un « avis d'étudiant en fin de carrière », revient surtout sur la critique de l'étudiant faite dans la brochure situationniste, avant de mettre lui aussi en place les premiers jalons d'un discours de disqualification : De la misère en milieu étudiant serait une critique de l'étudiant faite par des étudiants, et par conséquent purement verbale. Un dialogue critique s'engage alors entre l'IS et ICO (sur le rôle de la théorie dans le mouvement révolutionnaire selon les situationnistes, voir chapitre 11), qui débouche, peu avant mai 1968, sur une polémique ouverte entre ces deux concurrents dans le renouvellement des principes de la praxis révolutionnaire{1296}.
Cette première reconnaissance en milieux intellectuels et militants (qui relève encore en 1966-1967, on le voit, d'une reconnaissance en demi-teinte, procédant surtout par le fait que l'IS est discutée dans certaines de ses fractions minoritaires) est encore accentuée en 1968 : cette année-là, même L'Humanité ne peut plus ignorer les situationnistes. Le 29 mars, dans un article dénonçant la carence gouvernementale sur les questions universitaires, le quotidien communiste s'en prend ainsi aux « menées d'éléments irresponsables » parmi lesquels « un groupe d'anarchistes et de “situationnistes” dont l'un des mots d'ordre macule, en lettres géantes, la façade de la faculté : “Ne Travaillez jamais !”{1297} ». De manière générale, bien loin de pâtir de la « synchronisation » entre enjeux artistiques et enjeux politiques induite par la crise de mai-juin 1968{1298}, et de la délégitimation de l'engagement communiste liée à celle-ci ainsi qu'au « Printemps de Prague »{1299}, l'IS lui est à plusieurs titres ajustée.
Tout d'abord, elle est en mesure de revendiquer un rôle dans le déclenchement de la révolte{1300}. Le scandale de 1966 à l'université de Strasbourg peut en effet apparaître comme une préfiguration de la crise étudiante de mai 1968. Lors de celle-ci, les situationnistes sont à nouveau en lien avec certains des étudiants qui sont à l'origine des troubles à la faculté de Nanterre, ceux qui se font appeler les « Enragés » (groupe animé principalement par René Riesel, Gérard Bigorgne et Patrick Cheval). Plusieurs situationnistes, dont Debord, participent ensuite à la « nuit des barricades » du 10-11 mai. Au moment des débuts de l'occupation de la Sorbonne, les situationnistes sont à nouveau, grâce au lien avec les Enragés (le 14 mai, ils forment ensemble un « Comité Enragés-IS »), bien représentés dans le premier Comité d'occupation de la Sorbonne. Par la suite, alors qu'ils perdent la main sur la Sorbonne (au profit de groupes comme les Jeunesses communistes révolutionnaires), et que la mobilisation s'étend aux usines, les situationnistes et leurs proches alliés (formant un groupe d'une quarantaine de personnes) investissent un bâtiment de l'Institut Pédagogique National (rue d'Ulm, à Paris), et y fondent le Comité pour le maintien des occupations (CMDO), qui aura principalement un rôle d'agit-prop (par la production de tracts, bandes dessinées détournées, affiches, chansons, etc.).
Les commentateurs et historiens de la crise (Edgar Morin dans Le Monde, Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet dans leur Journal de la Commune étudiante, l'équipe qui réalise le numéro de juillet-septembre 1968 du Mouvement social intitulé « La Sorbonne par elle-même », l'équipe qui réalisera plus tard l'étude lexicographique Des tracts en mai 68, etc.) reconnaissent tous une place non négligeable aux situationnistes, aux côtés d'autres tendances « gauchistes », parmi les tendances politiques présentes dans le mouvement étudiant de mai. Au-delà de cette participation active à la mobilisation, il est manifeste qu'une partie des thèmes, refus et mots d'ordre situationnistes – comme sa critique de l'autorité et des discours autorisés, des hiérarchies et des institutions (artistiques, partisanes...), du spectacle, des spécialisations et de la marchandise, son apologie d'une démocratie directe, d'une créativité généralisée, des désirs et d'une communication libérés, d'une vie vécue sans temps morts et sans entraves – sont fréquemment repris dans les énoncés qui passeront à la postérité comme étant constitutifs du « discours de mai »{1301}.
Compte tenu de la diversité des interprétations possibles de la crise de mai-juin 1968{1302}, l'ajustement aux événements impose néanmoins un travail actif visant à en imposer le sens. Aussi, plusieurs textes de l'IS se chargent-ils d'avancer une lecture propre de la crise, à mi-chemin entre le recueil de documents historiques et la production d'une analyse théorique. Il s'agit en premier lieu du livre Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (publié à la fin octobre 1968 aux éditions Gallimard, sous la signature de René Viénet), puis du long article « Le commencement d'une époque », publié en septembre 1969 en ouverture du numéro 12 d'IS. Dans les grandes lignes, leur lecture des événements est la suivante{1303} : la mobilisation de mai-juin 1968, « première grève générale sauvage de l'histoire », n'était pas un simple « mouvement d'étudiants » mais bien un « mouvement révolutionnaire prolétarien » (l'IS explique à ce propos qu'une grande partie de ceux qui se sont vus « déguisés » en étudiants étaient en réalité de jeunes travailleurs, chômeurs et « voyous »). Entreprises de captation de l'événement et de délégitimation des concurrents, ces deux textes expliquent en outre que la mobilisation était en même temps la « vérification de la théorie révolutionnaire ». Mettant en avant les thèmes de la fête, de la communication libérée, de la vie quotidienne redécouverte, de la prise de conscience du travail comme aliénation, etc., ils soulignent alors la convergence entre les thèses situationnistes et les critiques avancées dans la mobilisation, et en tirent un argument pour légitimer leur propre interprétation de la crise : « [...] nous nous trouvons maintenant en assez bonne position pour dire ce que mai fut essentiellement, même dans sa part demeurée latente : pour rendre conscientes les tendances inconscientes du mouvement des occupations. » Affirmant que le point fort et l'originalité du mouvement résidaient dans l'occupation des bâtiments et dans l'ébauche en actes de la démocratie directe, l'IS présente Mai 68 comme l'un de ces « moments révolutionnaires d'une extrême importance historique, auxquels il est convenu d'accorder le nom de révolution ». L'IS reconnaît que le nombre de victimes est demeuré relativement faible et que le régime s'est maintenu. Mais, selon elle, le mouvement est parvenu à instaurer une légitimité nouvelle. L'IS explique enfin l'inachèvement de cette révolution comme une conséquence d'un retard de la conscience théorique. Selon elle, « la masse révolutionnaire n'a pas eu le temps d'avoir une conscience exacte et réelle de ce qu'elle faisait{1304} ». C'est pourquoi les syndicats, partis de gauche et autres « groupuscules » gauchistes ont finalement réussi à contrôler et à détourner le mouvement de ses buts, en empêchant la liaison autonome des travailleurs.
Sans perdre de vue que la notoriété intellectuelle et politique de l'IS et la diffusion, parmi les étudiants politisés, de certains de ses thèmes, est antérieure à la séquence de Mai-Juin 1968, on peut raisonnablement penser que, de même que la Révolution française a joué un rôle déterminant dans l'invention du récit sur la philosophie des Lumières censée l'avoir provoquée{1305}, Mai 68 a certainement contribué pour une large part à asseoir la postérité du label « situationnisme » au sein d'univers sociaux différents (sous des formes plus ou moins dénaturées ou simplifiées, de sorte que l'analyse situationniste de la révolte de 1968 ne s'est pas imposée). Dans l'immédiat après-68, l'IS connaît en tout cas un accès facilité au milieu éditorial, de même qu'elle dispose désormais d'une notoriété importante dans les milieux littéraires, intellectuels et politiques. Des livres qui entendent introduire le « situationnisme » (comme celui d'Éliane Brau intitulé Le Situationnisme ou la Nouvelle internationale{1306}) voient en effet le jour. Notons aussi que le numéro 12 d'Internationale situationniste est tiré non plus à 5 000 mais à 10 000 exemplaires, et aurait été déjà diffusé à 5 000 exemplaires deux mois après. Debord est même pressenti en décembre 1968 pour obtenir le Prix Sainte-Beuve pour La Société du spectacle {1307}, un prix mineur certes. Dans les premières années de la décennie 1970, le phénomène ne désamplifie pas. Par exemple, la revue Actuel s'intéresse, en décembre 1970, aux « grandes gueules de la petite Internationale situationniste ». En 1971, Richard Gombin publie au Seuil un livre intitulé Les Origines du gauchisme qui fait la part belle aux écrits situationnistes dans son analyse. La même année, on relève un premier article sur l'IS dans Les Temps modernes. Rédigé par le journaliste François Bott, il est dithyrambique : « Beaucoup de ceux qui, [en 1968], ont refusé le sort qui leur était fait, la mort sournoise qui leur était infligée tous les matins de la vie, beaucoup de ceux-là – jeunes ouvriers, jeunes délinquants, étudiants, intellectuels – étaient situationnistes sans le savoir ou le sachant à peine{1308}. »
La vogue du label, « situationniste » ou « situationnisme », ouvre une nouvelle phase de l'histoire du mouvement. Elle induit au bout de quelques années seulement la dissolution de l'IS en tant que groupe organisé. Tandis que les situationnistes qui disposent d'une certaine notoriété intellectuelle (Debord et Vaneigem principalement) demeureront par la suite – en leur nom propre désormais (quoique pour certaines publications sous pseudonymes) – actifs en marge de l'édition littéraire et politique (et du monde du cinéma pour Debord), une floraison de petits groupes « pro-situs » ou « post-situs », se réclameront de ses thèses et/ou de leur prolongement. Apparus à partir de la fin des années 1960, ces groupes comprennent parfois d'anciens membres de l'IS (c'est le cas par exemple du Groupe révolutionnaire conseilliste d'agitation formé en janvier 1970 et qui comprend en son sein l'ex-situationniste Alain Chevalier). Généralement, ils n'ont pas réussi à se départir d'une image peu flatteuse de mimétisme sur le plan des pratiques organisationnelles et de manque d'originalité sur le plan des idées. Eux-mêmes ne rendent guère compte du massif hétérogène et diffus de la référence à Debord et au « situationnisme » des années 1970 jusqu'à nos jours, chez des théoriciens, des philosophes, des chercheurs en sciences sociales, des artistes contemporains, dans la contre-culture, en France mais aussi dans d'autres pays{1309}. La circulation de la référence à l'IS mériterait une étude sociologique à part entière. On se contentera ici d'avancer une analyse de la crise connue par le groupe entre 1969 et 1972.
L'autodissolution du groupe situationniste ne peut être expliquée en dehors des enjeux associés à sa nouvelle position (se caractérisant par la diffusion accrue de ses idées, un certain prestige intellectuel, une reconnaissance parmi les milieux révolutionnaires). Elle n'est pas pour autant immédiate. Il est vrai, dès avril 1968, Debord se plaît à rappeler que l'existence même de l'IS n'est pas une fin en soi, témoignant ainsi de son application à déjouer le processus de routinisation connu par les avant-gardes passées. Il écrit en effet : « L'IS doit maintenant prouver son efficacité dans un stade ultérieur de l'activité révolutionnaire ». Néanmoins, ce n'est qu'après la rupture avec René Riesel en septembre 1971 qu'un changement de plan semble s'imposer dans son esprit et que la décision est prise de publier un livre qui serait l'acte d'autodissolution du groupe (en lieu et place de la poursuite de l'édition de la revue du groupe). Il serait par contre peu éclairant de tomber dans le travers consistant à faire la chronique détaillée des exclusions et des démissions successives entre 1969 et 1971, des motifs invoqués à celles-ci ou de leurs raisons « cachées » (si tant est qu'on puisse les dégager des documents d'époque, certes abondants, mais souvent insignifiants).
La séduction exercée par les prises de position de l'IS dans les années de l'après Mai 68 et la diffusion plus étendue du label « situationnisme », c'est-à-dire au-delà d'un milieu d'initiés, comportent un certain nombre de risques, pensés par les situationnistes à travers le thème de la « récupération ». On l'a vu, la pratique des situationnistes, et en particulier celle de Guy Debord, s'inscrit dans une logique du « qui perd gagne ». Cela se manifeste par un contrôle fort des usages du label « situationniste », un refus du terme « situationnisme » par exemple, et une crainte permanente de tout ce qui est susceptible d'être interprété comme une compromission et de remettre en cause l'image d'authenticité radicale du mouvement. Il s'agit de se démarquer des positions qui forment les champs intellectuels et politiques « officiels », de produire la croyance dans le fait que l'IS refuse de manière intransigeante ces jeux fondés sur l'illusion et le carriérisme. Dans cette perspective (associée à l'adoption de principes libertaires de refus de tous les pouvoirs et de toute hiérarchie), les formes d'accumulation du capital symbolique sont toujours susceptibles de menacer ses conditions de reproduction sur la durée. Aussi les situationnistes sont-ils portés à réassurer, après Mai 68, que « si nous, dans une certaine mesure, sur le retour [du mouvement révolutionnaire], nous avons écrit notre nom, ce n'est pas pour en conserver quelque moment ou en tirer quelque autorité. [...] L'IS sera dépassée{1310} ».
Dans cette circonstance de l'après-mai, éviter toute routinisation impose plus particulièrement de produire la croyance dans le fait que l'IS se situe sur un tout autre plan que les « groupuscules gauchistes » :
« Les groupuscules les plus gauchistes n'ont aucun motif de se poser en rivaux de l'IS, parce que l'IS n'est pas un groupe dans leur genre, les concurrençant sur le terrain de leur militantisme ou prétendant comme eux diriger le mouvement révolutionnaire, au nom de l'interprétation prétendue “correcte” de telle vérité pétrifiée extraite du marxisme ou de l'anarchisme{1311}. »
La formation même d'un petit milieu composé de partisans de l'IS, naviguant autour d'elle et donnant l'impression d'en attendre un adoubement (milieu se caractérisant semble-t-il par une forte interconnaissance bien que se déployant à une échelle internationale), est donc perçue par les situationnistes comme présentant le risque d'intégrer l'IS au spectacle. Les situationnistes confèrent ainsi au terme « pro-situ » une signification nettement péjorative : il est employé essentiellement pour dénoncer la contemplation passive d'un « situationnisme » réduit à l'état de spectacle, de signe extérieur de radicalité, de « célébrité abstraite de l'“extrémisme indépassable”{1312} ». L'IS déplore donc, chez la plupart des jeunes gens qui l'approchent après Mai 68, une admiration excessive, suiviste et généralement détachée de toute pratique, une radicalité de pure intention s'accompagnant fréquemment de sentiments de jalousie et d'une prétention démesurée. Pour Debord, cet afflux de candidats ne condamne pas d'emblée l'existence même de l'IS, mais impose de revoir rapidement son rôle. Il insiste en effet sur la nécessité que le « prestige de l'IS [serve] à autre chose qu'à la masturbation triste de spectateurs pro-situs{1313} ». À partir de 1968, en théorie tout du moins, il s'agit donc de résister autant que de faire se peut aux effets pervers provoqués par le succès des idées situationnistes. Il s'agit en outre d'être à la hauteur de ce qui est perçu comme l'ouverture d'« une nouvelle époque » favorable aux luttes révolutionnaires.
En d'autres termes, Debord semble animé par le sentiment qu'il faut bouger, étonner, ne pas se reposer sur le prestige récemment acquis. Aussi déclare-t-il en juillet 1969, soit peu avant la parution du numéro 12 d'IS, son intention de ne plus assurer la responsabilité légale et rédactionnelle de cette revue. Les nouveaux venus dans le groupe situationniste sont donc chargés de la relève : René Viénet devient le nouveau directeur (né en 1944, il a rejoint l'IS dans la première moitié des années 1960), tandis que les jeunes René Riesel, Christian Sébastiani et François de Beaulieu (nés vers la fin des années 1940, ils ont tous rejoints l'IS en 1968), composent le comité de rédaction (qui est chargé officieusement de la direction réelle du numéro 13, lequel ne paraîtra jamais). Sans doute « l'esprit de mai », en confirmant la matrice antihiérarchique du groupe, a-t-il contribué à renforcer l'exigence d'un fonctionnement concret qui soit réellement égalitaire. En 1969, Debord évoque ainsi la nécessité de contrecarrer une tendance à le présenter à l'extérieur comme « le chef » de l'IS{1314} ; René Riesel embraye en évoquant le « problème d'une répartition des tâches plus démocratique » et en déplorant que Debord ait dû « assur[er] la rédaction de plus de 70 % du numéro 12{1315} » ; Debord répond en précisant que le plus grave est d'« avoir été contraint de [se] charger tout seul de 50 % de l'apport qualitatif nécessaire à [sa] fabrication{1316} » ; en 1970, René Viénet parle à son tour du danger qui guette une section française constituée de « deux théoriciens » (Debord et Vaneigem) et de leurs « hérauts d'armes »{1317}. Il est néanmoins permis de penser que le retrait de Debord n'est pas indépendant de son statut nouveau de penseur révolutionnaire connu et reconnu (il invoque d'ailleurs des « motifs personnels » pour justifier son retrait de la direction de la revue{1318}). Les tâches qui incombent à la direction de la revue lui apparaissent sans doute d'autant plus lourdes qu'il n'est plus vraiment dépendant de l'édition de celle-ci pour exprimer ses positions personnelles : elles sont partagées pour l'essentiel par les nouveaux venus dans le groupe. Debord peut donc envisager lui-même de se tourner vers d'autres supports d'expression. Notons également que la « démocratisation » dans l'IS reste en pratique assez peu avancée. L'autorité charismatique exercée par Debord sur son entourage ne semble jamais véritablement questionnée{1319}. Jamais remis en cause par les membres de l'IS (publiquement en tout cas), Debord garde l'initiative. S'il le déplore lui-même à plusieurs reprises, il s'autorise néanmoins à donner régulièrement des directives (« il faut donc que tu écrives tout de suite un mot à{1320}... » ; « je crois qu'actuellement, il serait très bon que la section italienne puisse s'adjoindre un ou deux camarades nouveaux{1321} » ; etc.), et même à « remonter les bretelles » à tel jeune compagnon qui aurait agi selon lui par désinvolture.
Dans le même temps, l'IS connaît un élargissement de ses effectifs et de sa présence dans différents pays : une section américaine et une section italienne voient le jour, tandis que le groupe français s'étoffe en offrant l'adhésion aux « Enragés de Nanterre » et à divers participants au CMDO. Il en résulte que l'IS, habituée à fonctionner depuis 1962 à quatre ou cinq membres, en comporte en 1969 une petite vingtaine. D'une façon qui n'est pas sans rappeler le processus de quotidianisation des doctrines prophétiques{1322}, la Conférence de l'IS qui se tient à Venise du 25 septembre au 1er octobre 1969 décide alors l'adoption de « statuts provisoires », déterminant en quatorze points les droits et devoirs des membres du groupe et des « sections nationales » (sections qui font en effet leur réapparition). Peu après, Debord encourage la section française de se doter de règles de fonctionnement plus formelles (réunions périodiques, avec ordre du jour et obligation de présence). Dans la pratique, une certaine répartition des tâches au sein de la section française voit alors le jour (en particulier des tâches de correspondance avec les autres sections et l'extérieur).
Notons que plusieurs éléments de raisonnement tactique interviennent avant le mouvement de Mai dans cette évolution. Dans la seconde moitié des années 1960, sans remettre entièrement en cause le modèle de groupe affirmé à partir de 1962 (dont la qualité est associée à l'exigence d'une cohérence interne et d'une transparence des rapports inter-subjectifs), Debord réaffirme à plusieurs reprises que les rapports au sein de l'IS ne doivent pas être animés par l'exigence d'une « sorte de fête{1323} ». Craignant en outre que le discours sur la cohérence et l'excellence égale des membres de l'IS ne fonctionne comme un discours abstrait qui favorise une forme de « situ-vantardise » (« une surestimation ridicule “officiellement” accordée à tous les membres de l'IS, du seul fait qu'ils le sont »), il plaide pour une IS composée de plusieurs groupes nationaux autonomes qui admettent la possibilité de « tendances » en son sein, tendances qui exprimeraient des options tactiques divergentes{1324}. Par ailleurs, alors que les premiers signes d'une révolte sociale apparaissent, il en vient à penser que les tâches de l'IS ne sont désormais plus les mêmes : « il faut mettre l'accent actuellement moins sur l'élaboration théorique – à poursuivre – que sur sa communication : essentiellement, sur la liaison pratique avec ce qui apparaît{1325} [...]. » Après 1968, il s'agit alors de faire de l'IS un groupe international, engageant ses membres dans un travail pratique qui, dans l'esprit de Debord, relèverait pour une grande part d'un travail de traduction et tirerait le meilleur parti des possibilités nouvelles en matière d'édition{1326}.
La place des femmes au sein de la micro-société situationniste après 1968 : la reproduction d'une opposition public/privé
Dans le même temps où l'IS voit ses effectifs sensiblement augmenter, la présence de femmes en son sein demeure on ne peut plus faible... à savoir nulle. Ceci en dépit du fait que les situationnistes se montrent tout à fait favorables à la libération du rôle traditionnel qui leur est assigné socialement (en écrivant par exemple que « l'autogestion radicale [...] rejette [...] par sa pratique toute séparation hiérarchique des femmes{1327} »). Du reste, l'IS mesure la « profondeur révolutionnaire » du mouvement de Mai à « l'importance de la participation des femmes à toutes les formes de lutte » et au fait que « la libération des mœurs fit un grand pas »{1328}. On observe néanmoins une exclusion de fait des femmes proches de l'IS, celles-ci se trouvant reléguées au rang de « compagnes » et/ou « amies » personnelles d'un ou plusieurs situationnistes. Il s'agit d'une exclusion implicite, qui n'est jamais défendue comme telle, qui est même parfois déplorée par certains situationnistes, et qui prend pour partie la forme d'une auto-exclusion. Ainsi, Angéline Neveu, qui participe au groupe des Enragés de Nanterre en 68 et se serait vue à ce titre proposer d'intégrer l'IS après les événements, refuse. Elle préfère « rester en arrière », au motif – racontera-t-elle plus tard – qu'elle n'a pas tous les éléments pour « s'impliquer » et « faire face à tout ça »{1329}. Elle pense en particulier, toujours selon son récit a posteriori, aux éléments de « culture » qui lui auraient permis de faire face à la condamnation situationniste de la poésie comme genre littéraire. C'est dire sans doute que, dans une société fondée sur la hiérarchie entre les sexes, la distribution inégale du droit (explicite ou implicite) à l'intervention dans l'espace public n'est pas sans effets sur la distribution des dispositions (assurance, ambitions, etc.) que suppose cette intervention publique. L'exclusion de fait se trouve donc dissimulée par la désexuation des critères de recrutement (seule compterait la capacité présumée d'agir de manière « autonome »).
En conséquence, les femmes se trouvent cantonnées à une sphère « privée » au sein du milieu situationniste, celle des relations amoureuses. Significatif de cette différenciation sexuée des sphères « publiques » et « privées », en 1971, quelques années après lui avoir proposé en vain de rejoindre les rangs de l'IS, les situationnistes reprocheront à Angéline Neveu de s'être immiscée, par l'intermédiaire de règlements de compte amoureux, dans les affaires internes du groupe. Et Debord d'écrire : « [...] nous n'avons pas à recevoir nos directives d'on ne sait quelles histoires de pseudo-amour{1330} [...]. » À la lecture des correspondances de l'IS de cette période, on relève en outre plusieurs passages dans lesquels on déplore le trop fort attachement de tel ou tel situationniste à sa compagne. C'est dire que, quand bien même la position occupée par les femmes dans le milieu situationniste est surtout la résultante de mécanismes sociaux qui échappent aux situationnistes eux-mêmes, ces derniers n'ont pas été à l'avant-garde de la déconstruction des stéréotypes de sexe.
En raison de ces tentatives d'évolution du fonctionnement du groupe et surtout des échecs rapidement ressentis à cet égard, l'IS se disloque et s'enlise au début des années 1970. Les sections américaines et italiennes, à la faveur sans doute de l'absence d'un leadership incontestable (ce qui ne veut pas dire qu'un groupe politique ne saurait fonctionner « sereinement » et « efficacement » sans cela), sans doute aussi à cause d'une forte dispersion géographique de ses membres, connaissent rapidement une série de conflits internes où se mêlent le théorique, l'affectif, les jalousies et les divergences en termes de pratiques de la « vie quotidienne », de sorte qu'une partie toujours plus importante de l'activité de l'IS consiste en un travail lourd et ennuyeux de correspondance et de règlement de conflits. Dès 1969, la crise de la section américaine se solde par l'exclusion de deux de ses membres (sur quatre). En 1970, c'est au tour de la section italienne de connaître une épuration : tour à tour, trois de ses quatre membres quittent l'IS. Quant à la section française, elle souffrirait principalement d'une forme de paralysie collective. Le contexte politique participe certainement de cette situation : à partir de 1970, la Gauche Prolétarienne, groupe d'inspiration maoïste, parvient, à force de coups d'éclat (attaques de commissariats, provocations, affrontements, etc.), à occuper le devant de la scène de la contestation « radicale » et de sa répression. Les situationnistes français de leur côté, sont très rapidement convaincus que les « attentats gauchistes » présentent, comme en Italie, une forte probabilité de manipulations policières. Mais, à défaut de trouver une manière spécifique d'intervenir dans les luttes ouvrières de l'après-Mai qui n'ait rien de commun avec le militantisme prédicateur{1331}, ils sont maintenus en l'état de groupe de théoriciens, condamnés à l'attentisme et confinés dans un milieu d'interconnaissance « pro-situ » qu'ils rejettent. Au printemps de l'année 1970, René Riesel écrit ainsi :
« En France, une des seules tâches pratiques que nous nous étions fixées, à défaut d'autre chose, était la mise en liaison des groupes autonomes qui, pensions-nous, n'allaient pas tarder à surgir ; le développement des luttes de classe en ayant décidé autrement, nous n'avons rien d'important, ou même d'intéressant, à faire dans ce domaine, et nous nous sommes laissés enfermés dans une routine de rencontres inutiles, où les petites informations que nous recueillions ne nous apprenaient rien, et n'étaient mêmes pas répercutables vers d'autres révolutionnaires en absence. Les quelques textes critiques de IS 12 que nous avons reçus, et qui émanent tous de gens que nous connaissions trop étaient soit idiots soit erronés et en désaccord avec nos thèses de base ; aucun ne proposait une discussion véritable{1332}. »
La paralysie se manifeste également dans le retard pris par la réalisation du numéro 13 de la revue. À en croire Debord, le problème à ce niveau ne réside pas tant dans des faiblesses rédactionnelles proprement dites des personnes nouvellement en charge, que dans une incapacité de leur part à déterminer collectivement « les moments essentiels de ce que l'ensemble de leur numéro aura à dire{1333} ». On peut en effet supposer que, si l'écriture fait appel à des compétences qui sont acquises par la plupart des situationnistes, le sens pratique nécessaire au positionnement dans un espace de luttes en nécessite d'autres (connaissance de l'état de l'espace des prises de positions dans lequel on intervient, capacité à sélectionner les points importants à mettre en avant en fonction de cet état du champ, etc.), qui font davantage défaut aux apprentis théoriciens/activistes qui ont récemment rejoint l'IS. Dans le cas de plusieurs nouveaux situationnistes, leur paralysie apparaît en outre conditionnée par leur crainte de se trouver mis en cause au sein de l'IS{1334}.
La sclérose de cette entreprise prophétique qu'est l'IS induit en 1970 une dégradation des relations entre ses membres et génère bientôt le sentiment d'une incapacité à fonctionner ensemble. De son côté, Debord en vient à penser que l'IS n'est pas à la hauteur de la nouvelle époque révolutionnaire et que ses membres ne sont plus capables que de se complaire avec orgueil du titre de « membre de l'IS ». L'essentiel de ceux-ci ne serait au fond que des incapables, des suivistes, des « pro-situs plus officiels et prétentieux{1335} ». La crise se solde par une série de démissions et d'exclusions (dont celle de Vaneigem). On peut avancer l'idée que, à défaut d'une mise au jour lucide et bienveillante des intérêts personnels des uns et des autres dans la participation au groupe (en termes de profits symboliques), et d'une réflexion portée sur la formation des dispositions à agir de manière « intelligente », ou tout du moins qui sont susceptibles d'être considérées comme telles{1336}, l'IS s'est trouvée désarmée face à la paralysie collective.
Dans la configuration idéologique du mouvement, la seule réponse que pouvaient apporter les situationnistes à la sclérose était en effet d'exiger de chacun d'entre eux qu'il démontre sans cesse et dans la quasi-totalité de ses actes quotidiens qu'il n'avait pas usurpé sa place. En quelque sorte, la principale réponse de Debord à la crise du groupe aura été de rendre explicite un critère de l'honneur, à défaut d'avoir questionné les conditions sociales et économiques de remplissement de ce critère qui fait les « grands hommes ». En effet, dans le texte d'autodissolution du mouvement, il fait l'éloge de « certains des premiers situationnistes » qui ont « su penser, [ont] su prendre des risques et [ont] su vivre{1337} ». Il déplore à l'inverse, chez la plupart des derniers venus dans l'IS, un manque de « courage, [d']originalité ou [de] sens de l'aventure{1338} ». À la même époque, dans une lettre adressée à un partisan de l'IS, il recourt aux mêmes schèmes de classement lorsqu'il (dis)qualifie « l'idéologie pro-situs » comme « l'idéologie portant sur la totalité de la vie quotidienne présentée comme pseudo-libération abstraite et parfaite, acquise sans fatigue mais sans réalité, [...] sans l'analyse concrète et le risque des choix effectifs intelligents à tous les niveaux de la pratique de la vie, de l'histoire et de sa propre histoire{1339} ». Chaque membre de l'IS doit faire preuve, en d'autres termes, de prise de risques. Il doit manifester en outre une indépendance à l'égard du groupe (« c'est seulement si nous n'avons pas besoin de l'IS que nous pouvons en faire partie », explique Debord le 28 janvier 1971{1340}), mais au risque de se voir stigmatiser, en cas d'écart trop important avec le style de vie légitime dans le groupe situationniste, comme coupable de médiocrité (au motif par exemple d'une complaisance littéraire ou d'un conditionnement social non-dépassé). Dans cette configuration, on peut facilement imaginer que les exclusions relèvent alors d'une logique arbitraire. Plus exactement, elles semblent varier en fonction des intérêts, à tel instant donné du « maître » et de ceux qui composent à ce moment-là sa « cour ». Quoi qu'il en soit, à ce jeu consistant au fond à être à la hauteur des espérances que Debord avait pu fonder sur untel ou untel, suivant des critères d'évaluation des qualités personnelles peu explicites et objectivement contrôlés par Debord, il ne pouvait en rester qu'un : Debord lui-même.
Au terme de cette série d'exclusions et de démissions, Debord donne davantage libre cours à une disposition aristocratique. Sa correspondance devient effectivement saturée de témoignages de suffisance et de mépris à l'égard de son entourage, à propos de l'emploi de la pensée critique (« lui donc aussi bien que mille autres médiocres que je me flatte de savoir piétiner en cinq minutes, par la parole et tout autre moyen, en quelque lieu que ce soit{1341} »), comme des conquêtes amoureuses (« Je sais que je me trompe très rarement à propos de marsupiaux{1342} authentiques{1343} »). À partir de septembre 1971, l'IS n'est plus composée que de Debord et de son ami Gianfranco Sanguinetti (auquel il faudrait ajouter J.V. Martin, mais qui apparaît éloigné en pratique). La poursuite des activités de l'IS (et notamment de sa revue) devient alors problématique, et n'a d'ailleurs plus guère de raison d'être : en lieu et place d'une organisation disciplinée, Debord privilégiera désormais l'association « libre » et amicale avec quelques rares personnalités considérées tour à tour comme hors du commun et donc dignes de fréquentation. En revanche, le prestige de l'IS et de son emploi, la production d'un discours sur son histoire, la séparation entre l'IS et ses caricatures « pro-situs », restent au début des années 1970 des enjeux de taille. Debord s'attache donc à réaliser un livre, La Véritable scission dans l'Internationale (nouveau clin d'œil à l'histoire de la Première Internationale). Publié en 1972 chez Champ libre – maison d'édition qui lui assure, comme à plusieurs anciens situationnistes, un lieu d'expression (et une source de financement, en la personne du fondateur de cette maison d'édition, Gérard Lebovici, qui deviendra en effet son mécène) – ce livre déclare publiquement l'auto-dissolution de l'IS. Surtout, il s'attache à présenter cette décision comme l'acte ultime d'un mouvement qui aura toujours refusé l'intégration dans le spectacle, et la seule réponse pertinente en cette période de réapparition du mouvement prolétarien :
« Désormais, les situationnistes sont partout, et leur tâche est partout. Tous ceux qui pensent l'être ont simplement à faire la preuve de “la vérité, c'est-à-dire de la réalité et la puissance, la matérialité” de leur pensée, devant l'ensemble du mouvement révolutionnaire prolétarien, partout où il commence à créer son Internationale ; et non seulement devant l'IS. Nous n'avons plus, quant à nous, à garantir d'aucune manière que tels individus sont ou ne sont pas situationnistes ; car nous n'en avons plus besoin, et nous n'en avons jamais eu le goût{1344}. »