Imaginez une bonne dame dévote, à qui on a toujours dit que les athées sont des gens dangereux, qui nient l’existence de Dieu et les principes de la religion, et que rien ne retient de commettre les pires crimes puisque la peur du châtiment divin ne les contraint plus à obéir aux lois morales. Imaginez que cette dame soit obligée, par les circonstances diverses de la vie en société, de recevoir dans son salon un philosophe, athée de notoriété publique ; un personnage déjà arrêté et emprisonné, par le passé, pour avoir publié la Lettre sur les aveugles (1749), dont même le premier livre, les Pensées philosophiques (1746), a été condamné à être « lacéré et brûlé comme scandaleux et contraire à la religion et aux bonnes mœurs » ; un des responsables de cette Encyclopédie si douteuse qu’elle a été condamnée en 1752, puis suspendue par le Parlement et mise à l’index par Rome en 1759, après avoir été dénoncée à longueur de pages par des périodiques comme La Religion vengée ou des auteurs bien-pensants comme Abraham Chaumeix ; un individu présenté comme un des chefs de file de la secte des Cacouacs (du grec kakos, méchant) et dénoncé sur la scène des théâtres sous les traits du fourbe Dortidius par Palissot dans une pièce à gros succès de scandale, Les Philosophes (1760) ; bref, pour paraphraser un autre titre de Palissot, un homme dangereux.
La situation n’est pas improbable. Il a dû arriver souvent à Diderot, dans une période où l’irréligion est un crime et où la majeure partie des personnes éclairées pensent qu’on a raison de condamner les impies, de rencontrer de braves gens que l’odeur de soufre censément répandue par les athées effrayait. Sans doute est-ce plus ou moins le cas en Hollande, où sa réputation l’a précédé, où il séjourne quelques mois, en 1774, à son retour de Russie, et où il écrit ce dialogue. Peut-être est-ce le cas à Paris, en 1771, lorsqu’il négocie avec le maréchal de Broglie l’achat d’une collection de tableaux pour l’impératrice de Russie, Catherine II, circonstance qui a pu servir de prétexte à l’écriture de l’Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de ***.
Il y a là une forme d’injustice de la réputation, dans la mesure où Diderot s’est précisément attaché à montrer, dans tous les textes qu’il consacre à la question, que ses positions philosophiques permettent de fonder une morale naturelle, et où il a pris soin de se distancier du relativisme moral d’un La Mettrie et, en matière picturale par exemple, de célébrer la peinture morale de Greuze et de condamner le libertinage sans valeurs des héritiers de Boucher. Mais c’est une injustice que Diderot peut comprendre dans la mesure où lui-même, dans un texte de jeunesse non publié, La Promenade du sceptique (1747), avait laissé entendre qu’un individu libéré du frein de la religion pourrait, s’il avait la garantie de n’être pas puni par la société, commettre les pires crimes en étant cohérent avec lui-même. C’est d’ailleurs sans doute, à l’époque, un des éléments qui ont fait hésiter le jeune Diderot dans son incroyance. En 1774, les positions de Diderot à l’égard de l’existence de Dieu sont établies autant qu’elles peuvent l’être, là n’est plus la question. Mais le problème de la cohérence d’une position qui prétend maintenir une norme morale en dehors de toute référence religieuse mérite encore d’être posé, ne serait-ce que pour la confronter à l’opinion commune en la matière.
La question essentielle débattue dans ce dialogue est donc celle du rapport de la religion et de la morale. Les termes du problème sont simples : la morale peut-elle se passer d’un fondement religieux ? Les devoirs des hommes en société peuvent-ils être respectés s’ils ne passent pas pour émaner d’une source sacrée, d’une origine absolue et absolument respectable et sainte ? Sans Dieu, quelle force pourrait contraindre les hommes à être honnêtes, à respecter leurs engagements, à faire le bien, ou sinon à s’abstenir de faire le mal ? La forte emprise du christianisme et plus précisément du catholicisme en France, lié étroitement au pouvoir royal et aux institutions politiques et judiciaires, rendait cette question particulièrement grave. Il ne s’agissait pas de discuter des croyances privées du for intérieur, mais de s’assurer de la conformité des comportements publics avec les articles de la foi catholique défendue avec sévérité par le pouvoir.
Au XVIII e siècle, l’opinion dominante est qu’un athée ne peut être vertueux et qu’il ne peut être qu’un dangereux asocial. Locke, par exemple, dont l’Essai sur l’entendement humain a influencé tous les penseurs du siècle des Lumières, exclut les athées (et les papistes) des bénéfices de la tolérance civile car ils sont censés être incapables d’un serment et donc d’un contrat1. Pour Rousseau, qui fut un temps très proche de Diderot, le souverain peut bannir de la société l’athée, « non comme impie, mais comme insociable, incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir2 ». Pourtant, Pierre Bayle avait osé affirmer dans les Pensées diverses sur la comète qu’une société d’athées était possible : « Elle se ferait des lois de bienséance et d’honneur3. » L’opinion de Bayle était suffisamment audacieuse pour passer longtemps pour un paradoxe qu’il était prudent de réfuter. Mais elle posait la question de la relation entre les croyances religieuses et la moralité des comportements qui est au cœur de l’Entretien.
Tel est le point de départ de l’Entretien4 : la maréchale s’étonne que « monsieur Diderot » dont la réputation est celle d’un incroyant se comporte et s’exprime comme un honnête homme. Elle suppose donc non seulement que la croyance fonde les actions bonnes, mais qu’il ne peut y avoir de morale que conforme aux valeurs morales comprises dans la croyance religieuse. Le début de l’entretien met ainsi en scène un malentendu fréquent au XVIII e siècle et durable aujourd’hui encore, selon lequel les valeurs morales ne peuvent être fondées que religieusement ou théologiquement. Ainsi l’athée dont la conduite est conforme à la morale sera-t-il accusé d’être inconséquent : « Si vous n’êtes ni voleur, ni assassin, convenez du moins que vous n’êtes pas conséquent », réplique la maréchale à Diderot (p. 38).
Diderot commence par déplacer la question du fondement ou de la source des obligations morales pour lui substituer une discussion qui se place sur le terrain de l’intérêt. Quel intérêt y a-t-il à faire le bien, à suivre la morale commune, bref, à être vertueux, si on ne croit pas en Dieu ? La maréchale suppose selon l’opinion commune qu’il est nécessaire d’avoir un puissant motif pour faire le bien, puisque cela implique de faire violence à notre nature mauvaise, spontanément portée au vice : « Est-ce que l’esprit de la religion n’est pas de contrarier sans cesse cette vilaine nature corrompue [?] » (p. 41). Ce motif, c’est la récompense des vertueux ou le châtiment des méchants après la mort. Ce qui suppose la croyance en l’immortalité de l’âme, donc en sa nature spirituelle, radicalement différente de celle, matérielle, du corps. On voit que la question de la morale emporte avec elle toute une métaphysique et une anthropologie qui ressurgira dans le dialogue mais reste pour le moment à l’arrière-plan.
Pourquoi est-il habile de placer la discussion sur le terrain de l’intérêt qu’il y a à croire ou à ne pas croire ? D’abord parce qu’à l’époque presque tout le monde, les athées comme les croyants, adoptent l’idée que nous agissons en fonction de ce que nous jugeons nous être utile5. Alors que La Rochefoucauld, profondément marqué par le pessimisme augustinien, soulignait la présence dans nos pensées et volontés de la puissance de l’amour-propre et des ruses de l’intérêt, le siècle suivant accepte et dédramatise cette idée en faisant de l’intérêt un invariant naturel des comportements. Ce qui compte, c’est sa fonction et son rapport à la raison. Lorsque la maréchale demande « que gagnez-vous donc à ne pas croire ? » (p. 38), Diderot place d’emblée le dialogue sur un terrain qui est devenu commun aux croyants et aux incroyants.
La deuxième raison est que, si cette idée est devenue courante dans l’apologétique, elle peut être utilisée avec davantage de profit par la pensée rationaliste, critique et agnostique. Pour elle, la recherche de l’utile n’exprime pas les exigences d’une nature corrompue, mais le principe de tout ce qui existe. C’est pourquoi on peut tenir l’intérêt pour le critère principal de nos évaluations morales. Exprimant un rapport réussi entre les aspirations d’un être vivant et les objets qui le satisfont, l’utilité peut et doit être appréciée concrètement dans l’expérience sensible et sociale : l’intérêt fournit à une morale laïcisée et a fortiori matérialiste son principe, compris et expérimenté dans l’immanence des relations sociales. Diderot est assuré de donner un tour favorable à l’entretien en laissant habilement la maréchale formuler une définition du bien et du mal admissible par tous : « Le mal, ce sera ce qui a plus d’inconvénient que d’avantage ; et le bien, au contraire, ce qui a plus d’avantage que d’inconvénient » (p. 42). Grâce à cette définition qui fournit aussi un critère de comparaison, il sera possible de dresser la liste des maux engendrés par la religion et de laisser la place à la définition d’une morale sans religion. Mais avant d’en arriver là, le recours à « la raison d’intérêt » présente un autre avantage. En effet, il se pourrait que l’idée de Dieu soit nécessaire, indépendamment des éventuels avantages ou des ravages des religions positives.
L’Entretien propose une version vulgarisée du pari par lequel Pascal6 s’est proposé de rendre sensible cette nécessité de croire dont l’évaluation repose justement sur des raisons d’intérêt7. Pascal part de l’idée que selon les lumières naturelles, « s’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est8 ». La raison ne pouvant rien déterminer touchant Dieu, ni son existence, ni sa nature, ni non plus sa non-existence, il ne reste qu’à faire le saut de la foi, c’est-à-dire à choisir pour ou contre l’existence de Dieu. Les croyants pour leur part ont déjà fait ce choix. C’est du reste ce que leur reprochent les sceptiques et leurs alliés, les agnostiques et les athées : « Ils aiment mieux hasarder un choix que de n’en faire aucun ; se tromper que de vivre incertains9. » Mais, répliquerait Pascal, la question n’est précisément pas celle du choix éclairé. Il s’agit de « parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués. […] Vous êtes dans la nécessité de jouer10 ». Le pari est bien autre chose qu’un raisonnement dialectique qui tire du « pour » et du « contre » des raisons pour admettre une conclusion. Il consiste en une expérience qui met en jeu la totalité de l’existence : il y va ultimement de notre béatitude, c’est-à-dire de tout ce qu’il y a pour nous de plus propre et de plus cher et qui est, par ailleurs, menacé du fait de notre nature pécheresse, de notre « misère ». Soit, mais puisqu’il s’agit d’un pari, il faut mettre en balance ce que nous mettons sur la table et ce que nous escomptons gagner, étant entendu que, si nous ne gagnons pas, nous perdons notre mise et que, si nous gagnons, nous la récupérons augmentée du gain du jeu. Résumé sommairement, le pari de Pascal se présente ainsi : nous engageons notre béatitude, car nous voulons par nature fuir l’erreur et la misère, sur le choix que Dieu est. Que risquons-nous ? Pas grand-chose. Car si Dieu est, nous gagnons tout et s’il n’est pas nous ne perdons rien. Donc nous devons gager sans hésiter qu’il est. Ou plus exactement, en pariant sur l’existence de Dieu, nous parions sur « une éternité de vie de bonheur », autrement dit nous avons joué une vie, la nôtre, finie, misérable, incertaine, contre « une infinité de vie infiniment heureuse ». Voilà pourquoi « il n’y a point à balancer, il faut tout donner11 ». Ce qui nous retient ici n’est pas le raisonnement sous-jacent au pari qui repose sur un usage du calcul des probabilités. Pas davantage le fait que ce n’est qu’après sa mort que l’homme saura s’il a eu raison de « tout donner » à Dieu ici-bas, ce qui arrache le pari pascalien à un étroit calcul utilitariste. Si le pari de Pascal hante les premières pages de l’Entretien, c’est qu’il est contraint, par sa nature de jeu de hasard, d’utiliser un lexique utilitariste : gain, perte, rapport entre l’engagement et le gain, calcul entre les chances de gagner, espoir, etc., et que la maréchale, comme beaucoup d’autres, y retrouve, plus ou moins consciemment, son idéologie spontanée, et profondément profane. Pascal avait fourni des armes pour le recours à un argument utilitariste, mettant en balance le fini, dont nous sommes incertains s’il comporte plus de gain que de perte, et l’infini : « Il y a le fini à hasarder, où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner12. »
Diderot, en engageant la maréchale à justifier son attachement à la religion et sa croyance en Dieu par le recours à une relation d’échange, fait voir que derrière les dogmes et le culte, jouent des motifs d’intérêt qui se réduisent à des considérations fort peu transcendantes. Il peut alors, lui l’incroyant, se donner le luxe de rappeler qu’on pourrait croire de façon désintéressée, comme le soutenaient Mme Guyon et Fénelon13.
Mais comment un athée peut-il de son côté expliquer qu’il se conduise comme un honnête homme ? La réponse de Diderot comporte trois éléments, l’un qui renvoie à la nature, l’autre à l’éducation, le dernier à l’expérience14. On voit le bénéfice de cette réponse : non seulement l’incroyant est moral, mais il a des raisons ou des causes pour l’être, moyennant quoi il se montre conséquent. Par nature, « on peut être si heureusement né qu’on trouve un grand plaisir à faire le bien » (p. 40) : il y a des hommes qui trouvent par une disposition naturelle du tempérament du plaisir à bien agir, à faire du bien à leurs semblables. L’éducation est nécessaire pour fortifier « le penchant naturel à la bienfaisance » (p. 40) en traduisant le tempérament en principes rationnels, et enfin l’expérience apprend, par la fréquentation des autres, vertueux ou vicieux, « qu’à tout prendre, il vaut mieux pour son bonheur dans ce monde être un honnête homme qu’un coquin » (ibid.). L’expérience confirme aux yeux de l’incroyant sa nature et ce qu’il a acquis par l’éducation : il a intérêt au bien. La nature, l’éducation, l’expérience acquise et soumise à la réflexion sont les trois causes qui nous nécessitent, en général, à faire le bien. On touche d’ailleurs ici à un aspect qui reste implicite dans ce dialogue : pour Diderot, qui ne croit ni à la liberté humaine, ni à une âme spirituelle, c’est toujours la combinaison de ces trois facteurs qui nous détermine entièrement. Enfin, au-delà des dispositions individuelles à la vertu, Diderot fait reposer la morale sur un système politique. Il faut que les lois civiles s’arrangent pour lier étroitement « le bien des particuliers […] avec le bien général » afin « qu’un citoyen ne puisse presque pas nuire à la société sans se nuire à lui-même » (p. 50). Ce système consiste à composer les intérêts individuels avec les intérêts de tous selon une philosophie utilitariste de la vie sociale qui est suffisante pour sanctionner la vertu et la méchanceté par des récompenses et des châtiments civils, et qui rend superflue toute crainte de l’enfer.
Une telle conception politique et morale suppose une idée affirmée dans d’autres textes de Diderot, selon laquelle, indépendamment des différences qui singularisent les hommes, il existe une nature humaine universellement définie par les mêmes besoins et les mêmes sentiments. Cette universalité explique que, pour Diderot, il existe une morale « générale et commune à toutes les nations » et qui se retrouve dans toutes les religions et tous les cultes (p. 49). Comme elle traduit une nécessité de la nature (« sa loi », dit Diderot), elle finit toujours par l’emporter sur les morales particulières à chaque religion et chaque nation que l’on ne suit en réalité jamais – parce que les religions particulières sont toujours fondées et soutenues par des exaltés qui édictent des commandements et des interdits qui ne peuvent convenir à la nature humaine sociable ordinaire. La « bizarrerie » de l’écart entre les opinions et les conduites des hommes naît du conflit entre ces deux morales. C’est cet écart, synonyme de l’inconséquence qui arrête la maréchale, qu’il faut maintenant expliquer.
Comme on vient de le voir et comme le montre le cas de l’incroyant vertueux, la morale ne consiste pas à appliquer des préceptes énoncés par la religion. Cette thèse de Diderot, empruntée à Pierre Bayle15, vaut autant pour la morale individuelle que pour les mœurs d’une société. Elle peut se résumer par la notion d’« inconséquence » qui peut prendre deux aspects : « on croit, et tous les jours on se conduit comme si l’on ne croyait pas », « Et sans croire, l’on se conduit à peu près comme si l’on croyait » (p. 41). Le paradoxe apparent de cette dernière affirmation se dissipe si l’on se rappelle qu’il existe une morale universelle du genre humain ainsi que des lois civiles et pénales. Quant à la première, si on peut, comme la maréchale, la regretter, il vaut mieux en tirer toutes les implications. La principale est l’indépendance de la morale et des mœurs par rapport aux opinions religieuses. Cette indépendance est confirmée par les religions elles-mêmes. Ainsi les Grecs et les Romains, « les plus honnêtes gens de la terre », avaient-ils des dieux fort dissolus (p. 45). Les Anciens se conduisaient comme s’ils ne croyaient pas. Mais c’est au christianisme que Diderot va, comme il se doit, accorder plus de place.
Si l’on prend le Sermon sur la montagne16 comme la présentation des vertus qu’il faut accomplir pour être vraiment chrétien, il est facile de montrer qu’il n’y a pas de chrétiens et qu’il ne peut y en avoir. Parce qu’il y aurait une grossière impolitesse à accuser la maréchale elle-même de se conduire de façon contraire à la morale chrétienne, Diderot lui parle d’elle de façon détournée en inventant une anecdote pour illustrer son propos : à l’une de ses voisines, belle et dévote, il demande si elle respecte les préceptes du Sermon du Christ et constate qu’elle ne le fait pas. La question particulière de la coquetterie rend la démonstration plus cruelle. Le philosophe (qui, pour sa part, ne blâme pas la coquetterie) fait voir à sa voisine qu’en s’habillant de sorte à éveiller l’intérêt et la convoitise des hommes elle contredit l’esprit de l’Évangile puisqu’elle soumet les hommes à la tentation et que, selon l’enseignement du Christ, la convoitise de la femme de son prochain est aussi condamnable que l’adultère consommé. Amenée à se justifier d’une telle inconséquence, elle en vient à minimiser les valeurs chrétiennes et les préceptes de sa religion qu’elle n’hésite pas à mettre en balance avec les exigences futiles d’un monde social corrompu (p. 48). Il est remarquable que ce soit l’incroyant qui fasse, ironiquement, à une chrétienne dévote une leçon de cohérence. Mais Diderot veut surtout montrer que l’obéissance à l’Évangile étant impossible, surtout dans une société où les rapports entre les femmes et les hommes sont tels qu’ils encouragent les premières à la séduction, l’écart inévitable entre la croyance proclamée et le comportement effectif nourrit la mauvaise foi. Maintenant que la question de la « conséquence » est réglée, Diderot peut délivrer une critique serrée de la religion chrétienne dont le motif est principalement moral : elle « avilit l’ordre des devoirs naturels et moraux, en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques » (p. 50).
Indépendamment de l’impuissance de la religion à guider la morale et les mœurs, Diderot montre dans l’Entretien qu’elle est une institution néfaste. Le méfait principal d’une religion censée prêcher l’amour est de nourrir de violentes antipathies entre les nations, d’entretenir des divisions à l’intérieur des sociétés, d’introduire entre les particuliers les plus proches des haines fortes et constantes (p. 43). Sa nature conflictuelle provient de ce que, comme toute religion, elle repose sur « la croyance en un être incompréhensible, sur lequel les hommes n’auraient jamais pu s’entendre, et auquel ils auraient attaché plus d’importance qu’à leur vie » (p. 44). Diderot relève trois choses : l’idée de Dieu étant inintelligible, dépassant nos capacités naturelles de compréhension, requiert des interprètes. À partir du moment où l’on a considéré qu’il fallait expliquer la nature de ce Dieu et les rapports que les hommes devaient avoir avec lui, et énoncer les préceptes qu’il fallait observer pour être sauvés par lui, il ne pouvait que surgir des sectes différentes et concurrentes. Dès lors qu’on a persuadé les hommes que leur vie terrestre n’avait pas de valeur en elle-même et qu’il fallait la sacrifier au respect de préceptes absurdes et inapplicables parce qu’il y allait de leur salut, alors ils se sont investis dans les querelles théologiques et se sont engagés dans des guerres de toutes sortes. Enfin, par un renversement spectaculaire, l’incroyant suspecté d’être un asocial montre que c’est la religion qui est destructrice du lien social et plus généralement du lien du genre humain. Peut-être l’idée de Dieu est-elle l’invention d’un misanthrope qui, par haine de l’humanité, a trouvé avec la religion le moyen de diviser à tout jamais les hommes, de leur faire haïr leurs semblables au point de croire que les choses les plus indifférentes en elles-mêmes comme ne pas se découvrir au passage d’une procession, manger de la viande le vendredi ou endommager un crucifix sont des crimes dignes des châtiments les plus rigoureux, et de leur faire mépriser la vie même et tout ce qui fait le lien social naturel17 ?
Le personnage du philosophe, dans l’Entretien, n’expose pas les raisons qui fondent son athéisme, dans la mesure où il ne s’agit pas pour lui de convaincre la maréchale du bien-fondé de son incroyance. Il souligne précisément le fait qu’il n’est pas prosélyte. On peut néanmoins reconstituer sa doctrine, dont les éléments sont disséminés discrètement dans le texte selon les tours et détours de la conversation. Il s’agit d’un matérialisme athée. Le matérialisme tout d’abord est avancé dans de courtes répliques : la matière fait de l’esprit, les animaux sont des machines et les hommes des machines un peu plus perfectionnées que les autres, il n’y a pas d’âme au sens spirituel du terme qui connaîtrait des vicissitudes différentes de celles du corps (p. 54). Cette présentation paraît sommaire, mais dans un dialogue qui a pour enjeu la morale, on n’attend pas l’exposé détaillé d’un système philosophique – pour lequel au demeurant la maréchale ne manifeste pas d’intérêt particulier. Diderot a défendu ailleurs, de façon à la fois prudente et audacieuse, son matérialisme, toujours présenté comme un matérialisme méthodologique et conjectural18. En tout cas ce matérialisme se développe en une anthropologie et une morale dont nous avons déjà rencontré les aspects essentiels. Il ne fait donc pas de doute que l’on peut remonter de la théorie morale de l’incroyant au matérialisme qui la fonde.
En revanche il n’est pas évident que l’on puisse repérer ici aussi facilement une position athée. On peut être très critique à l’égard des religions particulières et à l’égard de leurs dogmes et soutenir le déisme qui fonde une religion naturelle. C’est du reste ce que Diderot a fait dans les Pensées philosophiques19. On peut aussi imaginer un matérialisme qui admette l’existence de Dieu : les épicuriens ne niaient pas la réalité des dieux – il est vrai que leurs divinités n’avaient guère de rapports avec les hommes. Qu’est-ce qui est requis pour être athée ? Comment procéder pour affirmer assertoriquement que Dieu n’est pas ?
L’attitude de Diderot consiste dans l’Entretien à évacuer toute question qui ferait de Dieu la possibilité d’une réponse. Attardons-nous sur cet échange :
« – Mais ce monde-ci, qui est-ce qui l’a fait ?
– Je vous le demande.
– C’est Dieu.
– Et qu’est-ce que Dieu ?
– Un esprit. » (p. 53)
La première réplique de Diderot n’est pas une esquive, mais elle signifie que pour lui la question même de la création du monde ne se pose pas, et que c’est à celui qui en fait un problème d’apporter une réponse et de faire face aux difficultés qu’elle entraîne inévitablement. Autrement dit, le matérialisme a définitivement écarté ce que la plupart des hommes considèrent comme une question angoissante : celle de l’origine ou de la création du monde. La question adressée à la maréchale, « et qu’est-ce que Dieu ? » consiste à la renvoyer aux difficultés de cette notion et à disqualifier l’explication qu’on en attendait. En effet, la réponse-Dieu présuppose que d’une réalité non matérielle puisse s’ensuivre une réalité matérielle. Or non seulement la chose est difficile à admettre car elle suppose une idée de la causalité tout à fait différente de celle que nous avons, mais si on admet que Dieu esprit a créé le monde matériel, pourquoi ne pas supposer plutôt que la matière fait de l’esprit ? Cette seconde supposition a pour elle l’expérience (« C’est que je lui en vois faire tous les jours », p. 54), en l’occurrence, comme le montre Le Rêve de d’Alembert, les processus de l’assimilation dans la digestion et le développement par épigenèse d’un être vivant20. Selon l’interprétation de cette expérience, l’existence d’un être vivant, sa croissance, et l’apparition chez l’homme des sensations, des sentiments, des organes de la pensée, des idées et des volontés n’ont aucunement besoin de faire intervenir un être spirituel. Par extension, il en est de même du monde. Dieu se trouve ainsi écarté parce qu’il est inutile. Si maintenant on rassemble les thèses matérialistes sur le monde, sur l’homme et sur la formation de ses sentiments moraux, on constate qu’on a pu faire l’économie de Dieu : le terrain préparé par le matérialisme, y compris conjectural, rend le recours à Dieu superflu.
On le voit, Diderot n’a pas besoin de démontrer son athéisme. C’est qu’il sait qu’on ne peut pas davantage démontrer rationnellement que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. Dieu relève d’une croyance et seulement d’une croyance. Cela ne veut pas dire que pour Diderot toutes les croyances se valent. C’est l’usage particulier que chacun en fait qui est la pierre de touche de leur valeur. Ainsi, pour la maréchale, la croyance en Dieu l’a-t-elle rendue meilleure, et en cela elle fait bien de la garder (p. 52). Alors que chez de sombres mélancoliques, elle produira fanatisme et intolérance. Mais il faut relever que c’est en vertu de sa bonne nature que la maréchale peut tirer de sa croyance des motifs de bien agir et d’être heureuse, et non à cause d’une adhésion libre aux dogmes de cette croyance. Son besoin de Dieu est aussi légitime que l’absence de cette croyance chez le matérialiste.
On ne peut expliquer autrement la différence des deux interlocuteurs devant la question de ce qui arrive après la mort. Pour la maréchale, davantage encore que la question de l’origine du monde, le sujet principal de ses préoccupations est « l’espoir d’une vie à venir » (p. 53), la question de savoir si on sera encore après la mort de notre corps, et au-delà, l’inquiétude à l’égard du Jugement dernier qui sera porté sur notre existence terrestre. Ce qui la différencie de Diderot, c’est que ce dernier fait preuve, selon elle, d’une « intrépidité qui [la] confond » (p. 56). En réalité, il ne s’agit pas tant d’un courage particulier que d’une « tranquillité » d’esprit, comme elle le dit plus justement (p. 55), qui vient de l’assurance philosophique de n’avoir pas d’âme immortelle.
Enfin, on a compris que l’incroyance du philosophe n’est pas le résultat d’une décision libre, la marque d’une révolte ou la manifestation d’un refus de se rendre à des arguments ou à des faits, comme le seraient des prodiges. On n’est pas plus libre de ne pas croire que de croire. Et si on suppose que celui qui ne croit pas est victime de sa sottise, alors il n’est pas condamnable, puisque là non plus il n’est pas libre (p. 59).
Il n’en reste pas moins que, théoriquement, dans l’abstrait, il est possible que Dieu existe. Mais il n’appartient pas à notre expérience de le savoir et on pourrait s’attendre à ce que Diderot refuse d’en parler. Diderot a toujours conservé, depuis ses textes de jeunesse, une règle sceptique de penser. Comme Montaigne, son modèle, il doit accepter de reconnaître qu’il n’a pas le droit de nier l’existence de ce qu’il ne conçoit pas. Le dernier moment de l’Entretien examine l’attitude de l’incroyant sincère et tranquille : que devient sa tranquillité d’esprit s’il doute, au sens d’être incertain de l’existence de Dieu ? En guise de réponse, Diderot invente une fable. Il était une fois un jeune Mexicain (p. 59) qui vivait au bord de la mer et se refusait à croire les contes que lui faisait sa grand-mère sur l’existence d’habitants au-delà de la mer, puisque ses yeux lui montraient qu’à l’horizon la mer touche le ciel. S’endormant sur une planche déposée sur le rivage et poussé par le vent, il finit par aborder une terre inconnue où il rencontre un vénérable vieillard. Celui-ci, qui connaît toutes ses pensées et toutes ses actions, lui pardonne d’avoir nié son existence et son empire : « Je vous le pardonne, parce que je suis celui qui voit au fond des cœurs, et que j’ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi, mais le reste de vos pensées et de vos actions n’est pas également innocent » (p. 61). Le sens de la fable est assez clair : si Dieu existe, il ne peut, au nom de sa justice, tenir rigueur à celui qui sincèrement et de bonne foi s’est trompé sur Lui en niant son existence. Quant à ses fautes morales Dieu les jugera et les punira peut-être. En tout cas, comme le vieillard du conte, sa punition n’excédera pas les limites de sa bonté : il ne le plongera pas dans les tourments éternels. Les idées de justice et de bonté que nous accordons à Dieu ne diffèrent pas fondamentalement de celles qui ont cours parmi les hommes. On notera que cette fable insinue l’idée d’un Dieu omniscient mais chez qui la justice et la bonté limitent sa puissance, idée sans doute évangélique mais que le christianisme a oubliée, lui préférant celle d’un Dieu vengeur et rémunérateur, opérant par le biais de la peur et de l’ignorance. Grâce à cette fable, Diderot retrouve un « pari », mais dans un sens inverse de celui de Pascal : s’il y a un Dieu, il est juste et bon, et il pardonne à l’athée vertueux. D’où la justification d’une incohérence apparente, et cette fois pleinement assumée, en conclusion : « – Après tout le plus court est de se conduire comme si le vieillard existait. – Même quand on n’y croit pas. » (p. 63)
L’affirmation de l’indépendance de la morale par rapport à la religion est le résultat essentiel de ce dialogue. Il suppose d’admettre que la morale commune n’est pas fondée dans les commandements divins, mais dans la nature même de l’homme comme animal sociable et dans les formes de vie en société qui résultent de cette nature. Concernant la religion chrétienne, le dialogue comporte une critique portant sur ses méfaits dont le pire est sans doute de contraindre ses adeptes à des conduites antinaturelles et en définitive à l’hypocrisie. Enfin, la question de Dieu est réglée de façon subtile. Diderot ne livre pas l’exposé d’un athéisme philosophique, mais tout ce qu’il dit y tend. Le point doit être souligné car il permet de mettre en valeur le fait qu’il n’est pas nécessaire de nier l’existence de Dieu pour accepter la conception de l’autonomie de la morale par rapport à la religion défendue ici – en quoi Diderot participe à l’élaboration de la pensée laïque, à laquelle le kantisme fournira au XIX e siècle une doctrine plus compatible avec la bien-pensance républicaine. Toutefois, les doutes élevés contre l’existence de l’âme spirituelle capable de survivre après la mort, la conception matérialiste de l’homme juste esquissée, l’affirmation répétée que nous ne sommes pas libres dans nos choix fondamentaux, les critiques fugitives contre les dogmes de l’éternité des peines ou les plaisanteries sur les légendes des saints conduisent à rendre Dieu et la religion superflus.
Le plus intéressant concerne les rapports entre les deux protagonistes. C’est à juste titre que ce texte est intitulé « entretien » et non dialogue. En effet, il ne vise pas à conduire à un accord final après un examen serré d’arguments, il ne se propose pas de parvenir à une vérité ou à mettre en évidence des impasses de la pensée, comme chez Platon. À la différence des entretiens de Hume sur la religion naturelle, menés dans un esprit d’examen sceptique de différentes positions, celui-ci laisse finalement les choses en l’état : comme le dit explicitement la maréchale à Diderot : « Je ne sais trop que vous répondre, et cependant vous ne me persuadez pas » (p. 51) et Diderot lui-même ne sort pas changé par cette discussion. Quelle est alors la leçon de l’entretien ?
Il faut aller la chercher au-delà du contenu, essentiellement assumé par le philosophe, et analyser la tenue même du dialogue. Celui-ci ne fait pas s’affronter des abstractions par la bouche de personnages de convention. Le génie de Diderot est d’avoir mis face à face deux individus singuliers très différents, qui se rencontrent par hasard et dont la conversation, suspendue à la venue de monsieur le maréchal, s’engage sur la discussion d’un préjugé : qu’un homme qui ne croit pas à la Trinité est un vaurien. Il est animé par le philosophe incroyant qui s’adresse à une femme qui ne cherche pas à le convertir, de même qu’il ne cherche pas à la gagner à ses opinions.
À partir d’une rencontre singulière, il s’agit de montrer qu’une communication est possible entre une croyante modérément dévote et un incroyant, au fait des dogmes religieux et raisonnablement averti des pouvoirs limités de la discussion rationnelle en matière de conviction religieuse. Au-delà des oppositions philosophiques, il est possible de s’entendre, pour deux raisons. Premièrement, la critique philosophique, qui ne se limite pas à détruire, est capable de reconnaître le point de vue opposé au sien et d’en comprendre le sens. Pour cela, Diderot reformule le point de vue de la maréchale en donnant une signification profonde et, au-delà du cas de son interlocutrice, une interprétation généreuse, non réductrice et non polémique, de la croyance en Dieu. L’un des passages les plus forts de l’entretien est celui où Diderot, reprenant les mots qu’il avait écrits à l’impératrice Catherine II21, explique au fond à la maréchale quel est le sens de son rapport à Dieu : le besoin d’imaginer la présence d’« un être grand et puissant, qui vous voit marcher sur la terre, et cette idée affermit vos pas. Continuez, madame, à jouir de ce garant auguste de vos pensées, de ce spectateur, de ce modèle sublime de vos actions » (p. 52). Loin de l’idée effrayante et incompréhensible du Dieu du christianisme qui contredit la nature, Diderot suggère une image non superstitieuse d’un être qui donne confiance et qui incite à se perfectionner, parce qu’il est bon (« il vous est doux ») de se le représenter ainsi. La maréchale fait sans doute partie de ceux « qui sont faits pour se délivrer de ces préjugés » (p. 52), mais elle n’en reste pas moins étrangère aux raisons du philosophe. Que ce soit ce dernier qui fasse la leçon à sa belle et dévote voisine sur la gravité qu’il y a pour une chrétienne d’être coquette, et qui instruise la maréchale sur un usage positif de la croyance qu’il lui attribue, voilà qui dresse le portrait inattendu d’un matérialiste incroyant.
On serait tenté de parler de tolérance, mais ce terme ne rend pas compte de ce qu’il y a de plus profond, qui est la deuxième raison de la possibilité même de cet entretien : l’idée de Diderot, selon laquelle on n’est pas libre de croire ou de ne pas croire, n’est pas une arme de guerre philosophique, mais une voie possible de réconciliation avec ses semblables. S’il s’y ajoute la joie d’une heureuse rencontre, grâce au plaisir d’un échange sans visée stratégique, où le jeu des pensées se mêle à l’expression d’une honnête galanterie (« en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour », p. 61), alors on peut parler d’une politesse ou d’une civilité de l’esprit, portant à son plus haut niveau une culture de la conversation qui donne l’image d’une autre vie commune possible, dans laquelle le développement d’une civilisation extrêmement raffinée est cependant harmonieusement accordé, en son fond, à la nature sociable de l’homme.
Jean-Claude BOURDIN,
Colas DUFLO.