Chapitre X

Mémoire et religion

Le mémorial de Chidorigafuchi et les soldats inconnus

En 2001, Koizumi Jun.ichirō demanda à une commission ad hoc d’étudier l’opportunité de construire un nouveau site de commémoration national. Celle-ci rendit un premier rapport en décembre de l’année suivante. Elle préconisait que soit fondé un lieu nouveau pour « prier pour la paix » et « se souvenir des morts », non seulement les Japonais, mais aussi « tous les soldats et civils étrangers qui ont perdu la vie dans des guerres lancées par le Japon », à commencer donc par les Chinois. Le rapport précise que l’objectif de ce nouveau monument ne devrait pas être de « veiller au salut des âmes », mais qu’il « devra être national et laïque, différant en cela du sanctuaire du Yasukuni, lequel est sur le plan juridique un établissement à caractère religieux635 ». Cette proposition novatrice eut le soutien du Parti démocrate (DPJ), du Parti communiste, du Parti social-démocrate et du Kōmeitō636. Mais elle se heurta à la résistance du PLD au pouvoir, ainsi qu’à celle de la Fédération des associations d’anciens combattants, pour lesquels le Yasukuni et le cimetière mémorial de Chidorigafuchi suffisent à honorer les morts de la nation. Face aux protestations de son propre camp, le gouvernement enterra le projet. Il est vraisemblable d’ailleurs que, dans l’esprit de Koizumi, l’instauration de cette commission n’a jamais eu d’autre but que diplomatique et dilatoire : ce fut une opération de communication visant à corriger l’effet négatif de ses visites au Yasukuni637.

Le mémorial de Chidorigafuchi est infiniment moins connu que le Yasukuni. Il s’agit pourtant du principal monument national construit et géré par l’État japonais en souvenir des soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. La construction de ce site a pour origine la fermeture des cimetières militaires fin 1945, conséquence du démantèlement des armées. L’État vit alors s’amonceler les restes funéraires de soldats non identifiés. En 1956, le ministère de la Santé, chargé des affaires commémoratives et des anciens combattants, recensait environ 82 000 urnes anonymes638. Alors que le pays avait recouvré son indépendance, il devenait urgent de leur trouver une destination. Mais ce projet répondait aussi à deux autres objectifs annoncés par l’État : fournir aux citoyens un lieu de commémoration dénué de toute connotation religieuse ; pouvoir accueillir des cérémonies officielles et des délégations étrangères, comme à Paris sur la tombe du soldat inconnu639.

Le projet, lancé en mai 1952 par le Premier ministre Yoshida Shigeru, mit sept ans à se concrétiser. Une des principales difficultés que rencontrèrent les pilotes du projet, parmi lesquels d’anciens généraux, fut de trouver un site adéquat. Différentes solutions furent envisagées, mais celle consistant à réserver un espace au sein du Yasukuni fut explorée avec particulièrement d’attention. Il fut imaginé d’installer l’ossuaire derrière le sanctuaire ou à l’entrée. Mais des problèmes de vis-à-vis ou l’opposition de certains responsables empêchèrent cette idée de se concrétiser640. On notera cependant qu’il y eut à l’origine une volonté d’unir dans un seul et même lieu la commémoration spirituelle des âmes et l’inhumation physique des ossements, suivant une logique similaire à celle qui prévalut au début de l’ère Meiji. Dans un cas comme dans l’autre, ce fut un échec, signe patent de sensibilités différentes au sein de la population et des élites, en particulier quant au rôle et au sens des religions. En d’autres termes, derrière le caractère conflictuel de la commémoration au Japon, il y a le fait que l’État n’est jamais parvenu à faire accepter le shintō comme religion du deuil.

L’emplacement finalement retenu, Chidorigafuchi (La douve des pluviers), se trouve à cinq cents mètres en contrebas du Yasukuni, en direction du palais impérial. Il est donc bien situé, mais la superficie du terrain est relativement modeste. La construction du monument fut confiée à un célèbre architecte641, tandis que le long des berges fut plantée une allée de cerisiers, dont la fleur est la métaphore botanique des soldats disparus. La conception de l’ossuaire à proprement parler est instructive, car elle révèle un rapport au deuil et au passé légèrement différent de ce que l’on connaît en Europe. Elle est aussi très intéressante sur le plan symbolique. Le bâtiment principal se présente comme une pagode hexagonale en béton ouverte sur l’extérieur (fig. 21). Au centre se trouve un tombeau dont on peut s’approcher. Réalisé en faïence à partir des différentes terres d’Asie et d’Océanie où sont tombés les soldats japonais, il constitue le cœur du monument. Il recèle une urne en or commandée spécialement par l’empereur. À l’intérieur de cette urne, dont la forme évoque un cœur, ont été placés six sachets en tissu blanc comprenant chacun quelques fragments osseux. Les ossements ont été choisis de façon à représenter les six grandes zones de front, à savoir le Japon, la Mandchourie, la Chine, les Philippines, le Sud-Est asiatique et, étrangement associés, le Pacifique et l’Union soviétique. En sous-sol se trouve une crypte non accessible aux visiteurs. Celle-ci est divisée en six chambres funéraires représentant les mêmes zones géographiques. Elle recelait à l’origine dix-huit grandes jarres, à l’intérieur desquelles a été inséré un fragment prélevé dans chacune des dizaines de milliers d’urnes anonymes récupérées par l’État642.

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21. Mémorial de Chidorigafuchi, Tōkyō.

À la différence des monuments aux soldats inconnus en Occident, on a opté au Japon pour une solution qui n’est pas purement symbolique. Ce n’est pas un corps qui vaut pour tous les autres. Il y a une volonté de conserver quelque chose de chacun des individus. Par ailleurs, le souci de diviser les ossements par grandes zones géographiques signale une volonté de constituer plusieurs groupes distincts. On retrouve par conséquent la même logique métonymique qu’on a observée à propos de la gestion des corps pendant le conflit. Lorsque la question se pose, les Japonais tendent à choisir les solutions qui maintiennent un lien physique entre les morts et les vivants ; ils privilégient les traces, les reliques, l’imagination d’un contact et tout ce qui suscite le sentiment d’un lien direct. Ils peuvent certes avoir recours à des images métaphoriques, comme les fleurs de cerisier, mais ils les maintiennent à un niveau périphérique et évitent les grands symboles abstraits. En conséquence, dans un cas comme celui de Chidorigafuchi, toutes les familles de victimes ne sont pas sur un pied d’égalité. Pour les familles des soldats disparus, cet ossuaire joue le rôle d’une tombe, car une relique de leur proche y est peut-être conservée. En revanche, pour les autres familles, cela peut susciter jusqu’à un sentiment de gêne. Ce site mélange donc le deuil privé et la commémoration publique, ce qui explique sans doute en partie pourquoi il n’est jamais devenu le monument national qu’il devait être au départ.

Le lieu le plus sacré de cet ossuaire est le tombeau central. En offrant l’urne principale, l’empereur a signifié qu’il assumait le passé et veillait sur les morts. Il a montré aussi qu’il n’était pas uniquement le « symbole » de la nation, comme peut l’être la présidence de la République en Allemagne, mais qu’il y a un lien physique entre lui et chacun des citoyens. On retrouve par conséquent derrière ce dispositif mémoriel un schéma de pensée qui était déjà en vigueur pendant la guerre, à savoir que l’Un (l’individu) est indissociable du Tout (l’empire) et de la Pluralité (les compagnons d’armes, la collectivité nationale). C’est cette triple relation d’interdépendance que formalise le mémorial de Chidorigafuchi. Pourtant, Hirohito n’a visité cet endroit qu’à trois reprises : en 1959 pour l’inauguration, en 1965 pour le vingtième anniversaire de la fin des hostilités, puis une dernière fois en 1970643. La plupart du temps, il a préféré envoyer à sa place un membre de sa famille. Depuis 1959, il est donc allé une fois de plus au Yasukuni (1959, 1965, 1969, 1975) qu’à Chidorigafuchi, ce qui suggère la hiérarchie qui existe entre ces deux sites644. Chidorigafuchi aurait pu faire office de « tombe du soldat inconnu » et unir la nation dans le souvenir de ses morts, mais il n’y a jamais eu suffisamment de volonté politique pour cela. Ni la maison impériale, ni les gouvernements successifs n’ont souhaité délaisser le sanctuaire shintō au profit d’un mémorial laïque. Parce que laïciser la commémoration signifierait l’adoption d’une solution « occidentale645 », et, surtout, impliquerait une rupture définitive avec l’idéal de fusion du politique et du religieux qui fut à la base de la Restauration de Meiji, et dont l’empereur reste l’incarnation malgré la limitation de ses pouvoirs.

Au cours de l’été 2008, Sasaki Yūko a participé à une campagne de fouilles à Khilok, en Transbaïkalie (Russie). La mission dura une quinzaine de jours. Avec elle se trouvaient deux fonctionnaires du ministère de la Santé, un interprète et neuf autres bénévoles. Cette jeune femme, née en 1979, fait partie d’une association dont l’objectif est de retrouver les corps des Japonais disparus pendant la guerre. À deux reprises au préalable, elle avait participé à des fouilles, en Birmanie d’abord, puis en Sibérie646. Cette nouvelle mission avait pour objectif de vider des fosses déjà repérées où étaient enterrés des Japonais morts entre 1947 et 1956 dans un camp de travail soviétique où ils avaient été internés après avoir été faits prisonniers en Mandchourie en 1945. Au total, deux cent dix-sept corps furent retrouvés et incinérés. Les ossements furent mis dans des urnes, rapatriés au Japon et déposés à Chidorigafuchi. En 2009, on recensait dans l’ossuaire les restes de 354 332 inconnus, essentiellement des militaires, mais aussi quelques civils.

Dans son rapport, Sasaki Yūko écrit : « Aujourd’hui a eu lieu la cérémonie de remise des urnes. Beaucoup de familles de disparus étaient présentes. Quand nous sommes entrés dans Chidorigafuchi en portant les ossements, une personne en pleurs a regardé fixement la boîte que j’avais l’honneur de porter. Je priai du fond du cœur pour que le héros que je tenais dans mes bras soit son père. Les larmes me sont montées aux yeux en pensant aux souffrances insondables qu’il a enduré si longtemps647. » Certaines familles viennent lors des remises d’urnes à Chidorigafuchi quand elles savent que leur proche était dans la région dont proviennent les ossements. Mais les corps ne leur sont pas rendus. Car il n’est quasiment jamais possible de les identifier. On retrouve ici la faillite du système de gestion des morts mis en place par les armées impériales.

Les plaques d’identification utilisées par les armées japonaises n’étaient pas comme celles des Américains, que le cinéma hollywoodien a popularisées. Dans l’armée américaine, chaque soldat en porte deux qui comportent son nom et son matricule. S’il meurt, l’une est prélevée, l’autre est laissée sur le corps. Dans l’armée japonaise, seuls les officiers avaient une plaque nominative. Pour les hommes du rang, la plaque en laiton ne comprenait que le numéro de la compagnie et un matricule qui pouvait être transmis d’un soldat à l’autre au gré des décès et des mutations. Comme la plupart des registres militaires où étaient consignées les données administratives ont été détruits au moment de la défaite, une plaque seule permet rarement d’identifier un squelette. L’immense majorité des corps retrouvés depuis 1959 sont donc restés anonymes et ont été déposés dans le mémorial de Chidorigafuchi.

L’engagement de l’État dans ce dossier fut cependant minimal au regard de ses responsabilités. De 1952 à 1966, cette question n’a en effet guère dépassé le stade des promesses électorales et des effets d’annonce. L’État ne s’est véritablement engagé dans une politique active de récupération des corps qu’au milieu des années 1960, vingt ans après la défaite, une fois l’activité économique repartie et les principaux stigmates de la guerre effacés du paysage des grandes villes648. De façon symbolique, les grandes campagnes de fouilles n’ont été entreprises qu’après les jeux Olympiques de Tōkyō : la priorité a été donnée aux compétitions du présent et pas aux victimes des conflits d’hier. Par ailleurs, le décalage croissant depuis les années 1980 entre la couverture médiatique des visites politiques au Yasukuni et le désengagement progressif de l’État des programmes de fouilles a longtemps donné une impression de cynisme. Les responsables du PDJ, arrivés au pouvoir en 2009, l’ont du reste bien perçu, puisqu’ils ont relancé les recherches des disparus et exclu de se rendre au sanctuaire. La visite d’un chantier de fouilles à Iwo Jima par le Premier ministre Kan Naoto en décembre 2010 est à comprendre dans cette perspective649.

Au niveau des relations internationales, la question de la récupération des ossements a très souvent été présente dans les négociations avec la Russie et la Chine, pays avec lesquels les relations du Japon ont toujours été difficiles. Le fait que les Chinois aient longtemps refusé aux Japonais de récupérer leurs morts montre la profondeur de leur ressentiment, mais il y a aussi derrière cette attitude une forme d’instrumentalisation. Car cela permet de maintenir la pression sur l’archipel et évite au régime chinois d’exhumer le passé – au sens propre comme au sens figuré –, les données officielles établies dans le chaos de la guerre civile étant beaucoup plus commodes qu’un réexamen dans le détail des responsabilités des principaux acteurs du conflit que sont le Japon, le Guomindang et le Parti communiste chinois.

Il faut souligner enfin l’importance de la mobilisation citoyenne. Les associations de bénévoles ont joué un rôle essentiel dans la campagne de récupération des ossements. Leur travail a permis à des dizaines de milliers de familles de sentir que les proches qu’elles avaient perdus n’étaient pas seulement des héros abstraits, que ceux-ci n’étaient pas oubliés en tant qu’individus. De nombreux jeunes se sont impliqués dans ces missions qui demandent une certaine endurance physique. En 2009, plus d’une cinquantaine ont ainsi participé à des fouilles en Sibérie, en Mongolie, en Nouvelle-Guinée ou à Okinawa650. On remarque une forte dimension patriotique, voire nationaliste, chez nombre de volontaires.

En Europe et en Occident en général, on ne semble pas avoir accordé beaucoup d’importance à la manière de traiter les corps retrouvés sur les champs de bataille. En revanche, la collecte des ossements par les Japonais est fortement ritualisée. Le premier texte réglementaire sur la question, qui date de 1954, précise que les recherches doivent se dérouler comme suit : « Exhumation et collecte des ossements ; classement des objets retrouvés ; identification de la personne ; crémation ; extraction des ossements à rapatrier ; traitement des cendres restantes651. » Ce sont, de fait, les différentes étapes observées, mais la prose administrative ne rend pas bien compte du soin apporté à ces opérations, notamment aujourd’hui que le nombre des corps retrouvés tend à diminuer. Les ossements sont d’abord soigneusement lavés, puis rangés en petits tas individuels. Les squelettes sont ensuite incinérés côte à côte, mais séparément, au cours d’une cérémonie, le but de la crémation étant de purifier les reliques au contact du feu et non de les réduire en cendres (fig. 22). Les ossements sont ensuite de nouveau lavés et récupérés un à un pour être mis dans une urne individuelle. Il s’agit d’opérations qui prennent du temps et introduisent un puissant sentiment de contact avec les défunts.

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22. Crémation d’anciens soldats de l’armée japonaise, Philippines.

De façon générale, la culture japonaise accorde une place privilégiée à l’os652. Dans la littérature moderne, on trouve souvent des descriptions de la « levée des ossements » qui suit la crémation, moment d’une rare intensité au cours duquel les proches du défunt mettent un à un dans l’urne les restes calcinés ; idem au cinéma, par exemple dans Le Cimetière de la morale (1975) de Fukasaku Kinji, où, après une scène où le héros prélève délicatement les restes de sa femme avec des baguettes, on le voit les croquer pour montrer à ses adversaires sa détermination à mourir. On peut citer aussi le cas des bouddhas blancs, type de sculpture fabriquée à partir de poudre d’os humains. Dans un roman traduit en français, Tsuji Hitonari prend ce thème pour sujet. Il écrit : « Quand il ouvrit la tombe de son père, Minoru y trouva une urne contenant un bloc compact d’os pâlis comme des morceaux de corail. Il en prit un entre ses doigts. Il songea à la charpente robuste de son père de son vivant. À son expression sévère lorsqu’il travaillait. Des souvenirs traversèrent son esprit les uns après les autres, comme transmis par les ossements653. » Alors que depuis le xixe siècle le culte des os a beaucoup faibli en Occident, il s’est renforcé au Japon du fait de la généralisation de l’incinération et du prélèvement des reliques. Il implique un contact sensible avec une forme stable et purifiée de la mort. Il suscite un effet d’incarnation, de transmission sympathique du mort dans le vivant.

Ce sentiment d’incarnation est très présent dans les textes produits dans le cadre des missions de fouilles. Voici quelques commentaires relevés dans le bulletin d’une association de jeunes bénévoles :

– « À cause de la pluie, hélas, nous n’avons pu travailler que pendant une heure, nous avons cependant découvert qu’un autre corps dormait à proximité. À compter de demain le travail restant reviendra au groupe qui est parti derrière nous, mais au moins nous avons complètement fouillé cette cavité et nous avons essayé de ramasser tous les ossements sans en laisser aucun. Je suis désolée et j’ai le cœur serré à l’idée que nous les avons fait attendre pendant soixante ans654. »

– « J’ai trouvé une dent ; elle était blanche et propre, exactement comme si elle avait été vivante pendant tout ce temps. Au début je l’ai vu comme une simple chose, mais quand je l’ai prise dans mes mains une fois notre travail terminé, j’ai réalisé qu’elle avait été en vie655. »

– « J’ai eu la chance de procéder à l’allumage du feu. “Vous allez enfin pouvoir rentrer au Japon ! Désolé de vous avoir fait attendre si longtemps”, pensais-je en mettant le feu. J’eus même le sentiment que, pendant un instant, les ossements eurent une expression apaisée656. »

Les expressions utilisées relèvent très souvent du registre de la personnification : les corps « dorment » sous terre, on « vient à leur rencontre », et quand il se met à pleuvoir au cours des fouilles ce sont les « larmes des héros657 » qui tombent. Il y a toute une atmosphère de magie qui flotte autour de la récupération des corps des soldats disparus. Bien que ces pratiques ne concernent qu’une petite partie de la population, elles sont encore vivantes et affectent les gens en profondeur. En cela, la commémoration au Japon diffère sensiblement de ce qu’elle est en France, où les cérémonies organisées sur la tombe du soldat inconnu ont perdu l’essentiel de leur charge magique.

Le rapatriement des corps et le deuil pour les soldats inconnus a été coordonné par l’État. À ce titre, et conformément à la Constitution, ils échappent au contrôle des religions. Mais l’État n’a pas cherché à assécher le sentiment religieux pour lui substituer un idéal laïque, il a seulement veillé à ce qu’aucune des religions dominantes ne l’emporte. Autrement dit, comme à de nombreuses reprises dans la longue histoire du Japon, il a poussé à l’émergence d’une forme de syncrétisme shintō-bouddhique. Certes, toutes les religions ont le droit de venir accomplir des rites obituaires à Chidorigafuchi, y compris les Églises chrétiennes. Mais les supports du rite, c’est-à-dire les ossements, ont une dimension véritablement syncrétique. La crémation et le culte des os sont essentiellement d’origine bouddhique658. C’est pourquoi, dans le vocabulaire de la commémoration et jusque dans les textes administratifs, la crémation est désignée par le terme dabi, qui possède une connotation bouddhique marquée659, à la différence de kasō, plus neutre. Mais dans le bouddhisme tel qu’il était pratiqué avant le xxe siècle, les restes osseux ressortaient de la crémation noircis par la cendre. Les restes charbonneux pouvaient servir à animer un autel, une statue, ou à sanctifier un édifice, mais des viscères ou du sang pouvaient jouer le même rôle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, où l’on constate un effort pour rendre les reliques le plus propres possible. Les ossements sont frottés, lavés, et ne sont conservés que des restes blanchâtres. Nous voyons là l’influence du shintō, où les interdits de souillure ont toujours été très forts. Il est remarquable à cet égard qu’on utilise le terme à connotation shintō hashira pour compter les corps660. On les désigne aussi par l’expression « âmes héroïques » (eirei), comme au Yasukuni. Cette évolution vers une « propreté de la mort » s’accompagne en outre d’une disparition du goût pour le spectacle des cadavres, auquel le bouddhisme a pourtant volontiers eu recours au cours de son histoire. La commémoration nationale des soldats inconnus se caractérise donc par une nouvelle fusion d’éléments shintō et bouddhiques. Ce syncrétisme n’a pas abouti à un désenchantement des rites, mais au contraire a permis de perpétuer une relation magique au passé.

La diffusion du shintō

Le shintō a joué à partir du milieu du xixe siècle le « rôle de passeur de la modernité661 ». Ses rites connurent des transformations profondes, de nombreuses pratiques populaires furent rejetées, les références bouddhiques, éradiquées : il fut adapté à la logique centralisatrice de l’État de Meiji, soucieux de contrecarrer ainsi l’influence du christianisme. Rapidement, il s’affirma comme un ordre à la fois naturel et mythique situé au-delà des simples religions. Il ne s’agit donc pas d’une forme archaïque de la pensée japonaise, comme on pouvait le lire pendant la guerre dans la presse américaine. Dans sa forme officielle, c’est au contraire une forme de théologisation moderne du sentiment national dont l’efficacité a été largement prouvée depuis l’ère Meiji.

Le fonctionnement et la destination du Yasukuni n’ont que peu évolué après 1945. En 2007, on y comptabilisait 2 466 532 âmes, dont 2 133 915 pour la « guerre du grand Extrême-Orient », 191 250 pour les « événements de Chine » et 17 176 pour les « événements de Mandchourie ». On notera que les dénominations employées par le sanctuaire sont restées les mêmes depuis la guerre. À titre de comparaison, le sanctuaire militaire de Mie enregistre un peu plus de soixante mille âmes, ce qui est proportionnel à la taille de ce département. Le Yasukuni a donc conservé une dimension nationale662, mais les défunts (devenus des divinités) sont toujours vénérés dans plusieurs sanctuaires à la fois – sans parler des cimetières, ossuaires et autres monuments publics ou privés. Le Yasukuni n’est donc pas le seul endroit où sont commémorés les morts de la nation, ce qui souligne le caractère politique des visites qu’y effectuent les responsables nationaux.

Au Yasukuni et aux cinquante-deux sanctuaires départementaux qui tissent une maille uniforme à travers le pays, il faut en ajouter un certain nombre, de taille variable, dédiés à certains grands personnages militaires, comme l’amiral Tōgō ou le général Nogi. Nous avons repéré près de quatre-vingts sanctuaires de ce type, dont la répartition, sans être aussi ordonnée que pour les précédents, est relativement homogène. Parmi eux, une vingtaine s’appellent toujours gokoku jinja, mais ne sont pas homologués comme tels. Au total, cela fait donc environ cent trente sanctuaires où sont vénérées les mânes des héros de la nation, que ce soit de façon collective ou individuelle. Ce chiffre est très proche du nombre de sanctuaires militaires répertoriés en 1945 par les Américains663. C’est pourquoi on peut parler de statu quo depuis soixante ans dans la commémoration shintō : en termes purement quantitatifs, il n’y a eu ni développement ni brusque déclin.

Comme le réseau des cimetières militaires a été abandonné en 1945, de nombreuses familles ont choisi de faire construire une tombe dans un cimetière public ou dépendant d’un temple bouddhique, mais en utilisant une stèle de type shintō, similaire à celles qu’utilisaient les armées664. On peut aisément les repérer grâce à leur forme d’obélisque, d’autant qu’elles sont généralement légèrement plus hautes que les autres (fig. 23). Elles peuvent porter des informations sur le régiment et le grade du soldat, voire une étoile ou le signe d’une distinction honorifique. La présence de tombes militaires se remarque d’emblée. On en trouve facilement à Higashiyama sur la « montagne des esprits » de Kyōto, mais on peut aussi en repérer dans de très nombreux petits cimetières en province ou à Tōkyō, par exemple dans l’enceinte du Shōunji, un temple zen à proximité de l’ambassade de France. Même si, conformément aux textes législatifs, elles sont d’un aspect relativement sobre, non seulement elles n’ont pas été cachées, mais elles ont été rendues plus visibles que les autres. L’absence de carré militaire n’empêche pas qu’il y ait des monuments se rapportant à la guerre dans la plupart des cimetières de l’archipel.

Aujourd’hui, la grande majorité des Japonais morts au cours des différentes guerres modernes ont été enregistrés au Yasukuni : les soldats tués au combat, bien sûr, mais aussi ceux décédés de leur blessure ou de maladie, les disparus, les fonctionnaires décédés outre-mer, les membres des associations patriotiques, les ouvriers réquisitionnés, les femmes et les jeunes mobilisés dans les groupes de défense, les membres des bataillons des volontaires citoyens, ainsi que tous les habitants d’Okinawa en raison de l’implication générale de la population de l’archipel dans la bataille du printemps 1945. Enfin, y ont aussi été enregistrés entre 1959 et 1978 les noms de 1 068 personnes qui furent exécutées ou qui sont mortes en prison pendant l’occupation après avoir été reconnues coupables de crimes par le Tribunal militaire d’Extrême-Orient665. Les catégories qui ne sont pas honorées au Yasukuni, enfants et personnes âgées en tête, sont donc minoritaires et, surtout, recoupent les catégories de population qui furent éloignées des villes lors des bombardements de 1945 : toute proportion gardée, elles ont peu souffert du conflit. Toutefois, le fait que certaines victimes soient exclues montre bien que la fonction du Yasukuni n’est pas de perpétuer le souvenir de tous les morts de la nation, mais de valoriser l’héroïsme et l’esprit de sacrifice, car c’est ce qui justifie qu’on considère certains hommes comme des divinités. Son rôle est donc avant tout politique et idéologique.

La fréquentation des sanctuaires militaires varie considérablement d’un département à l’autre, mais on y trouve toujours des stèles à la mémoire de tel ou tel régiment. Celui du département de Hyōgo, à Himeji, un sanctuaire récent fondé en 1938, en comprend une demi-douzaine : parmi les plus importantes, on notera une pierre datée de 1982 dédiée aux morts du 17e régiment de la 23e division d’artillerie de campagne, ainsi qu’une stèle de 1992 pour la 139e division d’infanterie de Himeji. À Kyōto, le sanctuaire est plus ancien et plus prestigieux. Il comprend plus de vingt monuments à la mémoire de différents régiments, comme les 53e, 109e et 128e d’infanterie, ou encore le 128e d’artillerie de campagne. La construction de ces monuments s’échelonne depuis les années 1960, et plusieurs ont été refaits ou complétés par l’ajout d’une plaque, signe qu’ils sont entretenus. Il s’agit généralement de stèles à section carrée en marbre ou granit, mais d’autres sont plus surprenants, à l’instar d’un casque et d’une mitrailleuse qu’on trouve à droite du sanctuaire et qui furent rapportés d’un champ de bataille de Birmanie en 1975666.

La plupart du temps, ces stèles sont offertes par des associations de familles de disparus pour lesquelles le sanctuaire sert parfois de siège social. Les sanctuaires sont non seulement des lieux de recueillement pour tous ceux qui ont subi la guerre, mais aussi des lieux de retrouvailles, de réunion, voire de travail, à la manière des mairies en France, qui hébergent fréquemment les associations d’anciens combattants. Il va sans dire que cette fonction des sanctuaires devrait largement décroître dans les années à venir en raison de la disparition de la génération ayant connu la guerre.

Toutefois, le point qui pose problème est l’implication des autorités publiques. Pendant l’occupation, les Américains avaient exigé que les hommes politiques ne viennent dans les temples et sanctuaires qu’à titre privé. Or, deux jours après la signature du traité de paix de San Francisco, le 10 septembre 1951, le ministère de l’Éducation et l’Agence pour l’aide aux rapatriés émirent une circulaire autorisant élus et fonctionnaires locaux à participer à des cérémonies funéraires ou commémoratives organisées par des mouvements religieux667. Cette disposition était une réaction à la politique de séparation de l’État et de la religion imposée par les Américains. Elle n’en apparaît pas moins contraire à l’article 20 de la Constitution, qui prévoit que l’État et ses organes « s’abstiendront de toute activité religieuse ». Surprenante en droit, cette mesure fut suivie par une multiplication de visites au Yasukuni, à commencer par celle de Yoshida Shigeru le 18 octobre 1951, qui donna lieu à un défilé à travers les rues de Tōkyō, affichant au grand jour la volonté d’une partie de la classe politique japonaise de réinstaurer une forme de shintō d’État668. Dans les décennies qui suivirent, les responsables conservateurs multiplièrent les visites : Ikeda Hayato, Satō Eisaku dans les années 1960, Tanaka Kakuei, Miki Takeo dans les années 1970, Suzuki Zenkō, Nakasone Yasuhiro dans les années 1980, Koizumi Jun.ichirō récemment, la plupart des Premiers ministres effectuèrent à titre « exceptionnel », « privé » ou « ex officio » le déplacement au Yasukuni. Ce fut chaque fois l’occasion – et particulièrement depuis 1978, date à laquelle furent consacrées les âmes des dirigeants condamnés pour crimes contre la paix – de vifs débats qui contribuèrent à renforcer l’importance symbolique du Yasukuni dans les consciences.

Certes, avant et pendant la guerre, tous les officiels, à commencer par l’empereur, se rendaient régulièrement au Yasukuni. De ce point de vue, la période qui s’ouvre en 1951 ne constitue pas une rupture. Pourtant, on peut considérer que l’après-guerre a vu se renforcer la légitimité des sanctuaires shintō comme lieu de la commémoration nationale. Deux chansons en fournissent un indice. La première, qui fut un immense succès populaire, date de 1939. Intitulée Une mère à Kudan, elle évoque une vieille femme venue de loin jusqu’à la capitale pour rendre hommage à son fils mort au combat669. Mais, au moment où elle arrive devant l’autel du Yasukuni, elle joint les mains, se met à genoux et commence, dit la chanson, à réciter le nenbutsu, autrement dit une prière bouddhique. Soudain, elle se rend compte de sa méprise, car elle n’est pas dans un temple, mais dans un sanctuaire shintō : « Pardonne-moi, mon fils, je ne suis qu’une pauvre paysanne ! » dit la chanson. Ce texte suggère très clairement une prééminence du bouddhisme et une relative ignorance des pratiques shintō dans les couches populaires. Or une vingtaine d’années plus tard la situation semble avoir changé. Je suis venu te voir, père est une chanson sur le même thème670. Calquée sur la précédente, elle en reprend la trame mélodique, ainsi que plusieurs expressions. Mais le jeune garçon, qui a remplacé la mère et qui correspond par conséquent à la nouvelle génération, n’a plus aucune hésitation sur les gestes à effectuer : il ne s’agenouille plus et joint les mains en silence. Ce changement est le signe d’une imprégnation nouvelle du culte shintō pour les morts. Cette évolution est due en premier lieu au très grand impact de la propagande pendant la guerre, qui amena des millions de gens dans les sanctuaires. On peut cependant penser que les mesures de contrôle imposées par les Américains ont aussi provoqué une réaction et ancré dans les consciences l’importance nationale de ces rites. Néanmoins, la commémoration shintō a toujours été problématique. Elle a lutté avant guerre pour s’imposer contre le bouddhisme. Elle lutte depuis l’occupation contre le principe de séparation du politique et du religieux. Bien qu’elle ait fourni un cadre pour le deuil des familles et des anciens combattants, elle fut et demeure un instrument de l’État, de la chancellerie impériale et des élites politiques.

Le bouddhisme au-delà de l’histoire

Le bouddhisme, à la différence du shintō, ne se contente pas de signifier la sacralité des morts, leur participation abstraite au divin, mais possède un discours eschatologique structuré et détaillé. Bien que soutenant l’équivalence fondamentale de la vie et de la mort, il propose à chaque individu un descriptif savant de l’au-delà, qui comprend des enfers, des stades larvaires, des réincarnations, des formes de paradis ou Terres pures. Apportant des réponses précises aux questions que se posent les individus sur leur devenir après la mort, leur fournissant aussi des règles de conduite et une morale pour parvenir à leurs fins, il s’est imposé depuis la période ancienne comme la religion de la mort.

Il existe une longue tradition de temples-cimetières bouddhiques construits pour entreposer les restes et apaiser les âmes des soldats morts au combat. Le plus célèbre exemple est celui des Ankokuji – mot qui pourrait aussi se prononcer Yasukunidera –, réseau de temples que le shōgun Ashikaga Takauji (1305-1358) décida de fonder après la guerre civile qui l’opposa aux Hōjō, puis à l’empereur Godaigo (1288-1339), et dont il confia la responsabilité à la secte zen Rinzai. Au début du xxe siècle encore, après les conflits contre la Chine et la Russie, on fit édifier dans plusieurs temples à travers le pays des lanternes ou de petites tours funéraires à la mémoire des victimes. Il est par conséquent dans la logique de l’histoire que le bouddhisme ait continué de jouer un rôle dans le travail de deuil et de glorification des morts après la Seconde Guerre mondiale.

Le Shingon et l’École véritable de la Terre pure sont aujourd’hui les sectes les plus impliquées dans la célébration des morts de la nation. Mais le Tendai ou les écoles du zen y participent aussi. L’engagement des bouddhistes se manifeste par la prière et des célébrations collectives, mais aussi à travers l’édification de temples, statues, cloches ou stupas. Toutefois, ce travail a été fait à un petit échelon, celui de la secte, de la collectivité locale, de l’association ou du simple particulier. À la différence des sanctuaires, les temples sont en effet de tailles extrêmement variables. Certains sont de tout petits pavillons, d’autres sont très grands, comme le temple Jingoji, sur le mont Hachimenzan, à Kyūshū, où a été construit un parc pour la Paix dédié aux morts de la Seconde Guerre mondiale. De même, si certains temples sont entièrement voués aux hommes tombés pendant la guerre, la plupart du temps, ce n’est que de façon marginale qu’un pavillon ou une tour ont été ajoutés dans l’enceinte ou à proximité du temple, comme dans le grand cimetière du mont Kōya, où se trouvent, à côté du mausolée de Kūkai, plusieurs monuments récents consacrés aux hommes tombés au cours des différentes guerres modernes, l’un d’entre eux étant d’ailleurs dédié aux criminels de guerre. Au total, on dénombre plus de deux cents temples susceptibles d’entrer dans cette catégorie, soit un peu plus que le nombre de sanctuaires shintō. Toutefois, la répartition de ces temples est extrêmement inégale à travers l’archipel. Dans des départements comme ceux de Fukushima, Ishikawa ou Shimane, je n’en ai repéré aucun. Par contre, il s’en trouve quarante-sept à Tōkyō, vingt-deux dans le département de Kanagawa, treize dans celui de Tokushima671. Il n’y a pas eu de centralisation ni d’harmonisation des rites bouddhiques de commémoration par les pouvoirs publics. Seules jouent les initiatives des sectes et des particuliers. Toutefois, si l’échelle n’est pas la même que pour le shintō, le bouddhisme joue un rôle important au niveau des pratiques individuelles.

Le temple Ryōzen Kannon est l’un des plus importants de ce genre. Fondé à Kyōto en 1955 grâce au don d’un riche entrepreneur, il est construit autour d’une grande statue en béton peint sur armature métallique, haute de vingt-quatre mètres (fig. 24)672. Mais, surtout, il est situé en contrebas immédiat du sanctuaire militaire : la présence en cet endroit symbolique d’un temple montre que le bouddhisme s’est vu attribuer après la guerre une place nouvelle dans la commémoration des victimes de la nation. Sous la statue du bodhisattva se trouve le temple proprement dit, où sont vénérées les tablettes funéraires symbolisant les deux millions de victimes de guerre. Chaque jour, quatre offices leur sont consacrés. On remarque que ces deux millions correspondent au nombre répertorié par le Yasukuni. En fait, les Japonais morts pendant la guerre sont à peu près tous honorés suivant les rites des deux religions, qui ont récupéré les défunts sans se préoccuper des convictions personnelles de ceux-ci. Derrière la statue, on peut visiter un petit mémorial inauguré en 1958, à l’intérieur duquel se trouve une grande plaque en anglais pour les « soldats inconnus tués pendant la Seconde Guerre mondiale ». Par ailleurs, dans le jardin sont disposés une douzaine de monuments dédiés à différentes unités ou régiments de l’armée. Ces constructions en pierre, dont les plus anciennes remontent aux années 1960, sont parfois de forme un peu plus rectangulaire que dans les sanctuaires, mais souvent elles sont identiques. De même, les tours () ne sont plus toujours des ossuaires, et les stèles (hi) se retrouvent concurremment dans les sanctuaires et les temples. Le matériel commémoratif ne se distingue donc quasiment pas entre les deux religions. On notera enfin que, dans les épigraphes, la notion de réconfort, de consolation, a largement remplacé l’éloge ancien de la fidélité. L’espoir de paix a supplanté la volonté d’ordre.

Les temples comprennent toujours des représentations des divinités du panthéon bouddhique. Les plus courantes sont à l’image du bodhisattva Kannon, incarnation de la compassion divine, et dont l’un des rôles est d’accueillir les défunts pour les guider vers la Terre pure de l’Ouest. C’est généralement un panneau adjacent ou la localisation qui permettent de comprendre la destination particulière de l’œuvre. Certains cas sont tout à fait explicites, comme dans le temple Kōonji, où le bodhisattva est représenté avec un petit pilote d’avion dans la main droite673. Mais on trouve aussi des statues en dehors des temples. À Hiroshima, par exemple, on rencontre une belle statue de Kannon à proximité de l’ancien château. Réalisée par le sculpteur Kitamura Seibō dans un métal brillant, elle est une prière adressée pour toutes les victimes de l’explosion atomique.

Les Kannon de paix sont un autre type de représentation de la divinité lié plus ou moins directement à la mémoire de la guerre. Généralement blanches, il n’est pas rare que les statues soient monumentales. C’est le cas de celle d’Awaji-shima, qui culmine à plus de 78 mètres, mais on en trouve aussi à Kurume, Futtsu, Kamaishi ou Aizu-Wakamatsu. Au total, on en recense à travers le Japon plus d’une vingtaine dont la taille est supérieure à vingt mètres. Presque toutes ont été construites entre 1960 et 1990, grâce aux dons de riches mécènes ayant bénéficié de la spectaculaire progression de l’économie au cours de ces trois décennies. C’est pourquoi on peut dire qu’elles marquent de façon ostentatoire la revanche du bouddhisme et, d’une certaine manière, celle de l’entrepreneuriat et du capitalisme marchand, sur l’État et le shintō, après quasiment un siècle de disette et de frustrations en tout genre.

Kannon n’est pas la seule divinité qui soit invoquée dans ce contexte. Le bodhisattva Jizō, que l’on prie pour sa compassion et sa capacité à conduire sans faute vers l’au-delà les défunts qui lui sont confiés, est lui aussi souvent représenté. Plus particulièrement, on remarque l’existence d’un certain nombre de Jizō de paix674. Sans qu’ils soient très courants, on en a repéré dans plusieurs villes, à Tōkyō, mais aussi à Ōsaka, Kawasaki ou Hiroshima. Les statues de Jizō sont généralement de petite taille, enchâssées dans des chapelles au coin des rues. Rares sont les représentations monumentales. À Sendagi, un quartier de la capitale, on peut lire que la divinité est là pour veiller sur les âmes de vingt-trois habitants du quartier morts en mars 1945 lors d’un bombardement aérien. Le Roi de Science Fudō est lui aussi régulièrement représenté, car il est la principale divinité tutélaire des soldats et les protège dans la vie comme dans la mort. Parmi les œuvres d’après guerre qui représentent Fudō, citons une grande peinture de Kawabata Ryūshi, Copie du Fudō rouge675. Le peintre a réalisé cette œuvre en 1946, juste après avoir appris le décès de son fils deux ans plus tôt à Bornéo. Mais il a remplacé les deux parèdres habituels du Roi de Science par les portraits de ses petits-fils. On trouve enfin dans les temples dédiés aux victimes de la guerre quelques représentations du bouddha couché sur son lit de mort, ou nehanzō en japonais. On en voit des exemples au Jingoji ou au Ryōzen Kannon-dō.

Il faut cependant bien conserver à l’esprit que les divinités bouddhiques, à l’instar des saints du christianisme, ont vocation à se placer au-dessus de l’histoire. On peut rattacher ponctuellement leurs représentations à des faits précis, néanmoins ces dernières n’ont ni la même fonction, ni la même temporalité que les stèles. Elles ont une dimension métaphysique qui interdit de restreindre leur portée à tel événement en particulier.

Le destin des Trois bombes humaines résume bien la sensibilité japonaise à la nature labile et transitoire des choses. Cette sculpture, située à l’origine au cœur de Tōkyō, à la porte d’un temple zen, glorifiait le sacrifice de trois soldats morts en Chine en 1932. Elle était le fruit d’une collecte publique à laquelle avaient contribué plusieurs personnages importants de l’époque, à commencer par le prince Konoe. Dans le socle étaient insérés, pour lui donner un supplément d’âme, quelques ossements des trois hommes. La guerre terminée, les autorités n’attendirent pas le verdict de la commission d’enquête pour la desceller676. Pendant quelques années, elle fut laissée en plusieurs morceaux à l’abandon à l’arrière du temple. Mais, avec la fin de l’occupation, il fut envisagé de lui redonner vie : une des trois figures fut alors placée dans le cimetière qui surplombe le temple (fig. 25), tandis que la deuxième fut offerte au sanctuaire shintō du village dont le soldat était originaire. À travers ce choix, il fut signifié que shintō et bouddhisme sont les deux dépositaires naturels de la mémoire nationale. Enfin, et c’est le plus intéressant, la dernière figure fut fondue et transformée à l’effigie de Kannon677 : un soldat courant avec une bombe dans les bras devint en l’espace de quelques semaines un bodhisattva compatissant. Il s’agit d’un exemple tout à fait remarquable qui montre la manière dont s’est opérée la transition entre la commémoration des héros et la prière pour les âmes. On n’a pas établi une différence de nature entre une sculpture de guerre et une sculpture de paix, on a au contraire affirmé par cet acte que guerre et paix, vaillance et deuil, ne sont que des états, des manifestations passagères et littéralement consubstantielles de la réalité.

Zones de flou

À Yokkaichi, petite ville située à côté de Nagoya, une flèche de plus de vingt mètres de haut a été érigée en 1978 dans un parc situé un peu à l’écart du centre. Ce monument, qui porte l’inscription « Tour aux esprits fidèles » (chūreitō), surmonte une grande dalle où ont été scellés les ossements d’un millier de soldats originaires de la région. Il s’agit donc d’un ossuaire, comme ceux des années 1940. A priori, on pourrait penser avoir affaire à un édifice purement civil, puisqu’il a été construit par l’association locale des familles de victimes de guerre et se trouve dans un parc public. Pourtant, l’appellation « tour funéraire » et la présence de restes humains lui donne une coloration bouddhique, ce qui n’empêche pas qu’à la sortie du parc on découvre sur un poteau l’inscription suivante : « Soutenons les visites officielles au Yasukuni ! ». Même hors de l’enceinte des temples et des sanctuaires, on sent constamment la présence de la religion, bouddhisme et shintō confondus. Les exemples de ce type sont nombreux, avant guerre comme après678.

L’interpénétration de la commémoration publique et religieuse n’est pas propre au Japon. Jusqu’en 1996, l’ossuaire de Douaumont était géré par un aumônier militaire. De façon générale, en Europe comme au Japon, la célébration au jour le jour des morts de la nation a été pour une part importante déléguée aux religions. La plupart du temps, sans problème particulier. Il arrive néanmoins que des conflits surviennent, comme l’illustre bien le procès qui a opposé pendant des années promoteurs et détracteurs d’un projet de déplacement d’une stèle dans la banlieue d’Ōsaka. En 1976, une plainte a été déposée par des militants communistes contre la municipalité de Minoo, qui avait accepté de mettre un petit terrain lui appartenant à la disposition d’une association afin d’y reloger un monument situé dans un endroit que l’administration souhaitait récupérer pour y bâtir une école. Cette plainte s’appuyait sur la Constitution, qui stipule que « l’État et ses organes s’abstiendront de l’enseignement religieux et de toute autre activité religieuse », et qu’« aucun denier public, aucun bien de l’État ne peut être affecté au profit ou au maintien d’une institution ou association religieuse, quelle qu’elle soit679 ». La stèle en question avait été édifiée en 1916 en souvenir des enfants du pays décédés pendant la guerre russo-japonaise. En 1947, dans le contexte troublé de l’occupation américaine, elle fut cassée et enterrée, avant d’être exhumée et reconstruite vers l’automne 1951, juste après la signature du traité de San Francisco. Elle connut donc un destin mouvementé, mais en définitive assez caractéristique des monuments de ce type.

Le procès dura plus de dix ans. Il monta en appel pour se terminer devant la Cour suprême. En 1987, au terme de la procédure, celle-ci estima que cette affaire ne contrevenait pas au principe de la séparation de l’État et de la religion prévu par la Constitution, car l’acte de prêter un terrain à une association de familles de victimes de guerre « ne relève pas d’une activité religieuse ». Il est en outre argumenté que, si les stèles en question possédaient à l’origine un caractère religieux, celui-ci s’est affaibli depuis 1945, et qu’« on ne peut pas les considérer comme étant de même nature que le Yasukuni680 ». La Cour suprême acceptait par la même occasion la participation des élus locaux aux cérémonies religieuses se déroulant devant ce type de monument. Les autorités judiciaires ont donné raison à la municipalité, arguant de la « laïcisation » des pratiques rituelles de commémoration. Mais il est intéressant de voir que, bien que l’accusation, qui se revendiquait de gauche, ait été déboutée, ce jugement n’a pas non plus satisfait la mouvance nationaliste shintō, qui se sentit dépossédée de son patrimoine et entreprit dans la foulée de mieux répertorier ce genre de monuments afin de réaffirmer leur appartenance à l’univers de la Voie des dieux et du culte impérial681. Ce procès montre bien que l’impression selon laquelle il existe un consensus au Japon sur la Seconde Guerre mondiale est superficielle. Dès que la justice s’en mêle, les divergences profondes qui existent dans la société apparaissent au grand jour.

La décision de justice dans l’affaire de Minoo est difficile à comprendre d’un point de vue strictement historique. L’interpénétration du laïque et du religieux est en effet la règle depuis plus d’un siècle. L’idée d’une laïcisation des stèles et des célébrations n’est étayée ni par l’histoire des monuments en particulier, ni par l’évolution de la commémoration en général. La destination religieuse des stèles était floue au moment où elles ont été construites, rien n’a véritablement changé sur ce point. L’histoire ayant du mal à nous éclairer, peut-être faut-il tenter une étude de type sémiologique. Il y a en effet une différence de fond entre les monuments en pierre et les statues représentant des divinités bouddhiques. Qu’est-ce qu’une stèle dressée ? À quel groupe de signes appartient-elle ? Comment trouve-t-elle sa place dans les mémoires ? Répondre à ces questions pourrait peut-être permettre de mieux saisir certaines caractéristiques de la commémoration des morts et du rapport au passé dans le Japon d’aujourd’hui.

Si l’on reprend la classification de Peirce, philosophe américain du xixe siècle qui contribua à la naissance de la sémiologie, ni la statue ni le monument épigraphique ne sont des copies ou des indices, ce sont des symboles qui renvoient à leur référent de façon codifiée. Cependant, tout en étant des symboles, les stèles sont différentes des représentations figurées. Ces dernières, pour la plupart anthropomorphes, utilisent l’argument mimétique ; les stèles, au contraire, n’imitent rien, elles sont essentiellement autoréférentielles, une pierre épigraphique est d’abord, comme son nom l’indique, une pierre. Les statues bouddhiques sont fondamentalement synthétiques : elles englobent l’événement déclencheur dans un discours de vérité transcendante et anhistorique, elles le fondent dans un programme iconographique codifié. Leur dimension religieuse ne peut être remise en question682. En ce sens, elles sont métachroniques, car elles contiennent en elles plusieurs temporalités, effectives ou virtuelles : quelqu’un pourra voir dans une statue de Kannon dédiée aux morts de la nation une allégorie de la pitié due à ces hommes, d’autres y verront une promesse de paix et de salvation collective, certains y cristalliseront une expérience personnelle précise, les derniers enfin n’y verront qu’un objet d’art, voire simplement un fétiche, etc. Elle changera en outre aisément de signification suivant le cours des événements. Ainsi l’immense statue blanche construite en 1970 sur les hauteurs du port de Kamaishi afin de veiller à la « paix sur terre et dans l’au-delà » est-elle devenue aujourd’hui un lieu pour prier pour les victimes du tsunami qui a ravagé la ville en mars 2011. Il n’en va pas de même pour les stèles et toutes les pierres levées, qui renvoient par nature à un point, dans l’espace et dans le temps. Elles imposent un va-et-vient entre un présent mobile et un passé fixe. Elles disent à aujourd’hui : « À telle date du passé s’est produit ici tel événement », relation codée dont il est très difficile de sortir. C’est pourquoi elles se rapprochent de la catégorie des objets témoins. D’ailleurs, la pierre qui les constitue n’a pas été fabriquée, elle est « d’époque », d’autant plus qu’elle est généralement peu travaillée. En outre, les épigraphes qu’elle comporte sont le plus souvent données en écriture cursive ou semi-cursive et se présentent généralement comme étant de la main de telle ou telle personnalité.

Le Japon contemporain privilégie les objets qui relèvent de la catégorie des reliques et des traces, comme les stèles, les ossuaires, les inscriptions épigraphiques, les bouts de vêtements ou encore la photographie, au détriment de formes plus synthétiques que caractérisaient jusqu’en 1945 les représentations des héros de la nation et qui ne se rencontrent après guerre que dans les figures allégoriques de la paix et quelques statues bouddhiques. On assiste depuis plus de soixante ans au Japon, aussi bien dans le cadre religieux que dans la commémoration civile, au développement d’un rapport métonymique à l’histoire. Il ne s’agit pas d’un trait propre au Japon contemporain, puisque les pratiques qui s’y rattachent ont sans doute toujours existé et qu’une évolution similaire s’observe en Occident. Ce type de commémoration n’est pas ouvert sur le futur, le passé n’y sert pas à penser l’avenir ; il contraint le présent à une connaissance de l’histoire qui ne débouche sur rien si ce n’est l’émotion de la perte. C’est la solution par défaut d’une société qui n’a pas ou peu de projet collectif.