Du monument au musée :
le difficile chemin de l’apaisement
Nagasaki et Hiroshima : sous le signe de l’inouï
La plupart des habitants de Hiroshima et Nagasaki passent des jours entiers sans penser aux explosions nucléaires. Même les conséquences indirectes de ces événements, comme la présence de touristes occidentaux en nombre plus important que dans les autres villes de l’archipel, finissent par être intégrées et par rejoindre le domaine de l’inconscient. Pourtant, le drame n’a pas été oublié, il a été intériorisé. Il m’est arrivé à quelques reprises de demander à des passants ou à des collègues de m’indiquer la direction des parcs mémoriaux afin de m’y rendre, ou simplement afin de me repérer dans la ville. Je n’ai rencontré personne qui hésitait. On sait où la bombe a explosé : « Là-bas. C’était là-bas. » Bien que les bombardements de 1945 soient loin des préoccupations quotidiennes, les gens en ont les coordonnées spatiales inscrites en profondeur dans leur géographie personnelle. C’est un peu comme si une tour immense que l’on verrait de partout se dressait à l’hypocentre. Alors qu’à Tōkyō personne ne serait capable de montrer où les bombes sont tombées, à Nagasaki, à Hiroshima encore plus, la nature de l’explosion et la manière dont la mémoire s’est construite ont dressé une colonne imaginaire dans l’espace et le temps.
Les caractéristiques propres aux explosions atomiques semblent dessiner les contours d’une histoire naturelle de la mémoire. La brutalité des déflagrations a créé une rupture dans le temps et a induit l’idée de la soudaineté du drame. Les énormes panaches de fumée ont ancré dans les esprits l’unicité de lieu des catastrophes. Ces deux points, l’un temporel, l’autre spatial, structurent le souvenir des bombardements nucléaires. La ruine du dôme de la Bourse du commerce de Hiroshima en est le meilleur exemple, puisqu’elle rappelle à la fois le moment et le lieu où la bombe est tombée. On peut en citer d’autres : les stèles signalant les hypocentres, les montres arrêtées à 8 h 15 ou 11 h 02, l’utilisation d’un gong ou d’une cloche lors des commémorations annuelles, d’innombrables textes, tendent conjointement, mais par des moyens différents, à placer le drame sous l’égide de l’instantané et du local.
Ce mode de représentation n’est pas entièrement faux, la mémoire se construisant à partir des faits. Mais il est ambigu. Il y a en effet une grande part d’artifice et d’intervention extérieure dans la manière dont le souvenir se constitue et se transmet. Prenons les récits de Hachiya Michihiko, Nagai Takashi ou Hara Tamiki, qui ont tous été écrits très tôt, autour de 1945-1946, même s’ils n’ont pas pu être publiés immédiatement683. Ce qui domine dans les descriptions laissées par ces trois survivants, c’est la confusion. Présents sur place les 6 et 9 août 1945, ils ont été projetés par le souffle, couverts de débris, et n’ont évidemment pas vu la colonne de fumée qui les enveloppait et se dressait au-dessus d’eux. Ils ont perdu le sens du temps, ne sachant plus quel jour on était. Eux-mêmes blessés et victimes des radiations, ils mirent des semaines à retrouver un rythme de vie un tant soit peu normal. C’est donc au prix d’un gros effort de remise en contexte historique qu’ils ont pu proposer des récits cohérents. Il est révélateur (mais tout sauf surprenant) qu’il n’y ait quasiment aucun homme du peuple parmi les écrivains de la bombe. Ce sont surtout des savants et des hommes de lettres qui, grâce à leur solide bagage intellectuel, ont pu expliquer de l’intérieur ce qui s’était passé.
Le célèbre récit de John Hersey publié aux États-Unis en 1946 est très différent. Alors que les textes japonais commencent par la description d’activités quotidiennes en prélude au désastre, celui du reporter américain donne d’emblée la date et le lieu : « À huit heures quinze exactement, le 6 août 1945, à l’instant même où la bombe atomique fulgura sur Hiroshima, Mlle Toshiko Sasaki684… » Le travail visant à inscrire le drame de Hiroshima et Nagasaki dans des coordonnées extrêmement précises et minutieuses n’est pas à l’origine celui des survivants. C’est le point de vue des journalistes, des militaires, des fonctionnaires qui sont arrivés après les faits et ont mis les premiers mots sur ces événements, des mots à la fois rationnels et insensés.
Ce mode de description est à première vue de nature rationnelle : il emprunte au vocabulaire de la science, il utilise des chiffres, des dates, il repère des lieux, il donne des éléments de vérité. Pourtant, il n’est pas uniquement rationnel. La sécheresse et la concision du langage ont avant tout pour fonction de signifier le traumatisme. Dans les textes abondent les effets de parataxe : « Un éclair aveuglant, des rayons thermiques et des radiations violentes, le souffle terrible de la déflagration. Dans le ciel, un panache de fumée en forme de champignon s’élève en tourbillonnant ; au sol, les incendies font rage. Telle était alors la situation : en un instant, un espace de deux kilomètres de rayon autour de l’hypocentre fut transformé en ruines685 », écrit un romancier de façon caractéristique. Sous la précision des informations et le minimalisme des formes, il y a en fait beaucoup de pathos. La juxtaposition de chiffres, de dates, de lieux, de faits, donne à sentir la soudaineté et la violence du choc. Pour le dire différemment, tout est fait pour cristalliser, sanctuariser le souvenir, et non pas pour l’étirer, le relativiser, l’historiciser.
On observe le même phénomène à propos du nombre des victimes. En 1980, trente-cinq ans après la fin de la guerre, trois survivants du bombardement de Hiroshima publièrent un journal qu’ils datèrent du 7 août 1945. Cette initiative avait pour objectif de replonger les gens dans le passé, mais aussi de combler symboliquement le vide d’informations sur place au lendemain de la catastrophe. En une, ils imprimèrent le titre suivant : « À Hiroshima, une bombe spéciale d’un nouveau type. Environ 170 000 morts686. » Pourtant, s’il est possible en effet que 170 000 personnes aient perdu la vie dans le bombardement de Hiroshima, les décès se sont étalés sur plusieurs mois, notamment à cause des radiations, ce que les éditeurs du journal savaient pertinemment. Le 6 août même, on estime que sont décédées environ 50 000 personnes. Et la plupart ne sont pas mortes « sur le coup », mais dans la journée et pour des raisons finalement assez diverses : brûlées par les rayonnements, écrasées sous des bâtiments, empoisonnées au monoxyde de carbone, brûlées par les incendies, ou encore noyées dans la panique. Le nombre de celles qui ont été tuées instantanément est en tout état de cause largement inférieur à 50 000. Même si l’on peut très bien comprendre sur un plan moral la position des auteurs, qui ne voulaient pas dissocier les victimes, il n’est pas historiquement juste de dire que la plupart sont mortes le 6 août, et encore moins sur le coup, comme on le lit souvent. Le travail de mémoire a sciemment tendance, pour des raisons éthiques, mais aussi publicitaires et pédagogiques, à resserrer ou arrondir au maximum les données de base. On le voit très nettement aussi à Nankin, où le nombre de 300 000 morts qui s’étale en lettres immenses à l’entrée du mémorial est devenu littéralement un élément du décor.
Bien qu’ayant l’apparence d’un style scientifique, le discours dominant – celui qui vient en premier – sur Hiroshima et Nagasaki possède avant tout une dimension déictique et péremptoire propre à frapper l’imagination et à susciter l’effroi. À travers des expressions qui mettent l’accent sur le fait que le drame s’est produit en « un instant », que l’explosion a « tout anéanti », à travers l’utilisation de montres arrêtées et de panoramas de la destruction, à travers la présentation d’objets incarnant la présence de la bombe, l’histoire est prise dans un dispositif qui tire l’événement du côté de l’inouï, du magique et du mythe.
Le travail de mémoire possède sa logique et sa légitimité. Hélas, il détermine de façon plus large la manière dont est perçue la Seconde Guerre mondiale, car le discours historique en est affecté. En précipitant le drame à outrance, le discours journalistique et mémorialiste a fait des bombardements nucléaires des événements uniques et incomparables. Incomparables avec les bombardements qu’ont subis d’autres villes ; incomparables avec d’autres actes de violence. Ou plutôt, tout ce qui reste à comparer, ce sont des bilans approximatifs. 170 000 morts ici, 90 000 là, 300 000 là-bas. Et alors ? Rien, ou pas grand-chose. Par ce procédé, chaque mémoire se referme sur elle-même, à la fois sûre de sa spécificité et seule face au règne de l’absurde.
Kobayashi Yoshinori est un auteur de manga situé à l’extrême droite qui a publié une série d’ouvrages sur la guerre ayant connu un grand succès depuis la fin des années 1990. Dans l’un des premiers, Sur la guerre, publié en 1998, il développe l’idée que le Japon a été le jouet des grandes puissances occidentales et que le pays n’a rien à se reprocher dans la manière qu’il a eu de combattre. Son traitement des bombardements atomiques est caractéristique. Sur une double page, on peut voir d’un côté le pont Aoibashi à Hiroshima traversé paisiblement par des passants et une ou deux voitures. En vis-à-vis, la même scène au moment de l’explosion. Toutes les formes sont zébrées de noir pour donner un effet de désintégration. Aucun texte n’accompagne les images. Dans les pages suivantes, Kobayashi propose une analyse résolument victimiste, critiquant le caractère raciste de la décision américaine d’attaquer le Japon avec des armes nucléaires687. L’ordre dans lequel sont donnés ces messages est important : c’est la violence formelle de la représentation qui légitime une explication radicale.
Le mode de représentation de la bombe a entraîné une mémoire close, peu à même de s’inscrire dans un récit plus large. Les musées mémoriaux de Hiroshima et Nagasaki proposent certes quelques panneaux et écrans sur l’invasion de la Chine et le contexte général de la guerre, mais, outre l’espace réduit qui leur est accordé, le caractère spectaculaire des reconstitutions, maquettes lumineuses et autres reliques situées à proximité ainsi que l’efficacité dramatique de la sonorisation les rendent par comparaison quasi invisibles. En revanche, dans les deux villes, une place significative est accordée à l’examen des forces nucléaires dans le monde, aux accords internationaux sur les armes atomiques, aux mouvements pacifistes. Comme l’écrit Lisa Yoneyama : « Que ce soit dans l’historiographie nationale dominante qui se souvient de la bombe atomique de Hiroshima comme d’une expérience au cours de laquelle la collectivité japonaise a été la victime, ou que ce soit dans les discours plus universels et tout aussi répandus sur la bombe qui en font un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité, les mémoires de Hiroshima ont été conçues sur la base d’une grave occultation de l’empire japonais d’avant guerre, des pratiques coloniales et de leurs conséquences688. »
Tant à Hiroshima qu’à Nagasaki, les autorités ont choisi de déconnecter les bombardements atomiques des guerres lancées par le Japon en Asie de l’Est puis dans le Pacifique. La dimension locale de la mémorialisation de ces drames l’explique en partie. Les municipalités des deux villes se sont positionnées comme si elles n’avaient rien à voir avec la guerre. La lecture victimiste qu’elles ont développée est la conséquence d’un refus d’être solidaire de la politique nationale. Cette attitude est en grande partie la conséquence de la manière dont fut traitée la question des responsabilités de guerre. Puisque l’empereur avait été disculpé et que les verdicts du procès de Tōkyō avaient été critiqués de part et d’autre de l’échiquier politique, comment des villes meurtries auraient-elles pu prendre sur elles de relier le drame qui les frappait à une histoire que personne n’assumait ? De plus, un tel positionnement aurait été perçu comme une critique directe de la politique nationale. Or ni Hiroshima ni Nagasaki n’avaient les moyens d’une confrontation avec l’État. D’autant que ce dernier a su prendre les mesures nécessaires pour contenir l’amertume des survivants : la visite de l’empereur à Hiroshima fin 1947 et à Nagasaki en 1949, le vote cette même année de lois visant à la reconstruction de ces deux villes, la reconnaissance progressive du statut de hibakusha, de victime de la bombe, ont permis de divertir le ressentiment local vis-à-vis de la capitale. L’ouverture en 2002 et 2003 de mémoriaux nationaux dans ces deux villes montre bien que l’absence de mise en contexte depuis la fin de l’occupation arrangeait l’État, puisque ce dernier non seulement n’a pas tenté à cette occasion de rétablir une lecture plus historique du drame, mais a au contraire orienté radicalement la commémoration du côté du deuil et de la prière. Les mémoires de Hiroshima et Nagasaki, bien qu’elles aient chacune leurs particularités, sont le résultat d’une forme de collusion entre l’État et les autorités locales. Il va sans dire que ce compromis convient aussi aux États-Unis, qui souhaitent avant tout éviter qu’un traitement trop historique de la question finisse par montrer que les massacres de l’armée impériale en Chine et les bombardements atomiques obéissent au même type de logique, à savoir briser la résistance de l’ennemi, écourter la guerre, limiter ses pertes et expérimenter de nouvelles armes.
Il faut reconnaître néanmoins une dimension positive à ce mode de commémoration. En faisant des bombardements atomiques non pas la conséquence de la politique japonaise depuis les années 1930, mais l’origine d’une nouvelle ère placée sous le signe de l’atome, Hiroshima et Nagasaki ont extrait la menace nucléaire du périmètre des explications causales et de tout ce qui peut concourir à les relativiser, suivant une logique qu’on retrouve parfois concernant l’extermination des juifs en Europe. Le maintien des drames atomiques dans un cadre de représentation dont le vrai objectif est de susciter l’effroi est un choix de civilisation qui déborde le regard de l’historien. Alors que les capacités de destruction des arsenaux nucléaires dans le monde sont gigantesques, aucune arme atomique n’a jamais été utilisée en combat depuis 1945, ce qui tend à montrer l’efficacité de cette stratégie. Dans cette perspective, la bombe atomique est une forme de démon maléfique, et, comme pour tous les démons, le regard historique ne lui convient guère.
Hiroshima : quelle place pour les survivants ?
Dans une interview, au début des années 1990, une survivante s’emporte : « Tout le monde veut oublier Hiroshima et Nagasaki, mais des gens y meurent encore aujourd’hui ! » Ou encore : « À Hiroshima, on retrouve toujours des ossements. Hiroshima, c’est ça ! Une ville de morts689 ! » De nombreux rescapés ont ressenti un décalage douloureux entre la violence de leurs souvenirs et la manière dont la mémoire du drame a été mise en forme. Le cas des odeurs est caractéristique. Tout au long du mois d’août 1945, des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie. Dans le chaos, beaucoup de corps furent incinérés à la hâte. « On rapportait les cadavres qui flottaient dans la rivière en les attrapant avec une perche, on les empilait en tas dans des camions, on les rassemblait sur un terrain vide et on les brûlait. Leur puanteur aiguë qui se mélangeait au vent chaud du mois d’août a perduré longtemps690 », rapporte un témoin. « Ceux pour lesquels c’était le plus facile, raconte un autre, c’étaient les cadavres complètement brûlés et devenus tout noirs. Non seulement ils ne dégageaient aucune mauvaise odeur, mais ils avaient déjà perdu la moitié de leur poids. Les cadavres à moitié brûlés eux non plus ne sentaient pas trop mauvais. Je ne sais pas pourquoi, mais il y en avait même qui dégageaient une bonne odeur, du genre grillade. Quand on les transportait, on disait en rigolant : “Oh ! Celui-là il sent le bifteck !” Les pires, c’étaient les cadavres en décomposition qui n’avaient quasiment pas brûlé. La puanteur était épouvantable et quand on les retournait les vers grouillaient dessus691. » Il existe dans les deux Chronique des dommages de guerre de Hiroshima et Nagasaki des dizaines de témoignages similaires. Les odeurs de chairs mortes et calcinées qui flottaient sur la ville sont un des motifs récurrents de la littérature de la bombe. Bien qu’elles aient rapidement disparu avec le vent, elles sont restées dans les mémoires. C’est la raison pour laquelle, un demi-siècle après la catastrophe, cette même survivante ne pouvait toujours pas manger certains aliments : « Ça lui rappelle trop les cadavres qui ressemblaient après l’explosion à des sardines ou des calamars grillés. Ils dégageaient, quand on les brûlait, une odeur douceâtre de poisson chaud692. » À travers ces exemples, il s’agit de rendre le caractère extrêmement prégnant du souvenir de la mort. Il est des sensations olfactives, visuelles ou auditives qui ne passent pas, qui s’accrochent aux rescapés et contaminent leur perception du monde au quotidien693. À Hiroshima, depuis les années 1950, il n’y a pas de continuité entre la noirceur des expériences vécues et l’ordre du réel nouveau. Il y a au contraire un contraste frappant entre l’impression de clarté qui se dégage des parcs, des avenues droites et larges, des grands monuments, de l’architecture moderne de la ville, et les souvenirs lancinants et douloureux que partagent les rescapés.
Ce constat est d’autant plus vrai que les bombardements atomiques ont eu des conséquences physiques particulières sur les victimes. La radioactivité a généré des pathologies spécifiques : hémorragies, troubles immunitaires, leucémies, cancers, maladies cardiaques, digestives et respiratoires, chéloïdes et autres problèmes de cicatrisation, cataractes, troubles psychiques, ainsi que quelques cas de malformations fœtales. Des dizaines de milliers de personnes ont connu de graves problèmes de santé, voire ont perdu la vie de manière prématurée à cause des effets secondaires de l’explosion nucléaire. Pourtant, aujourd’hui encore, les chiffres sont difficiles à obtenir et critiquables. La RERF, qui est l’organisme de référence en la matière, ne donne aucune estimation globale au grand public. Le rapport général qu’elle publie fourmille de statistiques et de données chiffrées, mais n’offre rien qui ressemble à un bilan compréhensif sur ce sujet sensible. Dans la rubrique FAQ, à la question : « Combien de cancers chez les survivants de la bombe A sont imputables aux radiations ? », on trouve la réponse suivante : « Le nombre total de cancers imputables à l’exposition aux radiations est sans doute jusqu’à l’an 2000 de 1 900 cas environ694. » Bien que cette réponse soit souvent reprise dans les médias, elle n’est valable que pour la période comprise entre 1950 et 2000 pour les leucémies et entre 1958 et 1998 pour les autres types de cancers695. Autrement dit – et sans parler du fait que les autres pathologies sont traitées à part –, les bilans de la RERF ne prennent pas en compte les personnes décédées entre le début de 1946 et la fin de 1949, période au cours de laquelle il semblerait qu’il y ait eu peu de leucémies et de cancers, mais qui reste mal connue. Quant aux données pour 1945, elles sont fournies en bloc, l’argument étant qu’il est impossible de savoir combien de personnes sont mortes à cause des explosions et combien sont mortes à cause des radiations696. Il est évidemment très difficile sur le plan scientifique d’établir un bilan qui distinguerait clairement tous les décès liés à la radioactivité depuis août 1945 jusqu’à nos jours, mais le fait que cette question soit traitée de façon morcelée jette des doutes sur la volonté des autorités de fournir autre chose que ce nombre de 1 900 (moins de 1 % des survivants) propre à rassurer quelque peu les populations.
Le déficit des données sur la période 1945-1950 découle d’un manque de conscience à l’époque, mais aussi d’un déni des dangers de la radioactivité. Quand on voit à quel point les autorités françaises en 1986 ou les autorités japonaises en 2011 ont cherché à arranger la vérité lorsqu’elles ont été confrontées à une catastrophe nucléaire, on imagine combien les responsables américains après guerre eurent à cœur de dissimuler l’impact des radiations, l’objectif étant d’éviter que les armes nucléaires, qui avaient coûté si cher à produire et procuraient un avantage stratégique décisif, ne puissent être assimilées à des armes chimiques et tomber ainsi sous le coup du protocole de Genève, que les États-Unis n’avaient certes pas ratifié, mais qu’ils avaient signé dès 1925. On comprend ainsi pourquoi les biologistes américains envoyés sur place à partir de 1946 dans le cadre de la Commission sur les dommages de la bombe atomique (ABCC) n’avaient pas pour mission de soigner les blessés et malades, ce qui aurait contribué à diffuser un savoir sur les différents effets de la bombe, mais uniquement de collecter des informations scientifiques. Ce phénomène transparaît aussi dans la presse américaine. Fin septembre 1945, après une visite organisée par l’armée sur le site du premier essai nucléaire au Nouveau-Mexique dans le but de réfuter l’hypothèse d’un impact des radiations, le magazine Life rapporte : « Le département de la Guerre a dit que la plupart des Japonais ont été tués par le souffle et la chaleur. Quelques-uns ont pu mourir des effets de la radioactivité reçue au moment des explosions, mais aucun n’est mort de radioactivité après coup. Hiroshima et Nagasaki étaient habitables par l’homme dès que les grands incendies furent éteints697. » L’article prend ensuite l’exemple du cratère au Nouveau-Mexique, qui est resté radioactif. Mais ce constat alarmant est aussitôt retourné en argument favorable : l’essai au Nouveau-Mexique ayant eu lieu au sol, il est normal qu’il soit radioactif, tandis qu’au Japon les bombes ont explosé en altitude et le danger s’est dissipé. Cela « fournit une preuve solide, dit l’article, que les Japs [sic] ont tort. […] Il semble certain que les Japonais à Hiroshima et Nagasaki sont morts dans le cadre de la grotesque légalité d’une tuerie en temps de guerre698 ». L’auteur a beau qualifier la légalité de « grotesque », son article consiste précisément à diffuser l’idée que l’impact des radiations a été insignifiant et que l’utilisation de la bombe était conforme au droit.
Au Japon, l’omerta était encore plus forte. Pendant toutes les années de l’occupation, la presse ne pouvait pas traiter en détail les effets des radiations ni les séquelles physiques de l’explosion. Les victimes ont donc vécu avec l’impression d’une négation de leurs souffrances, et les rumeurs et les suspicions nées du manque d’information ont ajouté aux douleurs physiques différentes formes d’exclusion sociale, sans parler de la tendance à l’enfermement des personnes défigurées ou mutilées. Komine Hidetaka, blessé à Nagasaki à l’âge de quatre ans, évoque les brimades à l’école primaire, où il était surnommé « patte de crabe699 ». Kan Jutae, touché à Hiroshima à l’âge de six ans, se rappelle que les enfants le rejetaient en disant qu’il n’était qu’un « Coréen de malheur de la Bombe700 ». D’autres personnes ont eu du mal à trouver un emploi ou bien un conjoint, problème que le roman Pluie noire de Ibuse Masuji a contribué à faire connaître701. Le recouvrement de l’autonomie politique en 1952 entraîna certes une amélioration de la prise en charge des victimes, notamment grâce à l’adoption deux ans plus tard d’une loi instaurant un suivi médical gratuit702. Le cas de Sadako, une jeune fille décédée d’une leucémie en 1955703, a ému le pays tout entier et attiré l’attention sur les hibakusha, mais, si l’on en croit les témoignages réunis par le musée mémorial de la Paix de Hiroshima, nombreux sont les rescapés qui n’ont jamais réussi à surmonter leurs traumatismes.
En 1946, les autorités locales ont procédé successivement à plusieurs recensements de population en fonction de la distance par rapport à l’hypocentre de l’explosion. À moins de 1 kilomètre, il ne restait au 1er janvier 1946 que 1 455 habitants, soit seulement 2,5 % de la population présente le 6 août 1945. Au cours de l’année, ce nombre fut multiplié par neuf pour atteindre en décembre 13 855 habitants. À moins de 2 kilomètres, étaient enregistrés en janvier 1946 11 472 habitants, soit 18 % de la population présente le jour de l’explosion. Ce nombre progressa lentement pour atteindre 20 278 en décembre. Il y eut donc une diminution radicale de la population à proximité de l’hypocentre, suivie d’un retour progressif des survivants, des personnes évacuées et des soldats démobilisés. En revanche, au-delà de 3 kilomètres, en périphérie de la ville, la population s’est considérablement accrue par rapport à 1944704. Tel est le contexte dans lequel les pouvoirs publics abordèrent le problème de la reconstruction de la ville.
Les avis étaient au départ très partagés sur la manière de procéder. La préfecture affirmait dès septembre 1945 vouloir délimiter « un terrain à proximité du centre de l’explosion et le réserver pour en faire un lieu de commémoration705 ». Le préfet, Kusunose Tsunei706, était favorable à la renaissance de la ville sur des bases entièrement nouvelles et rejetait l’idée d’une simple reconstruction. Conscient des difficultés matérielles, il proposait de ne rien précipiter et de lancer une grande collecte internationale pour recueillir des fonds. La romancière Ōta Yōko suggérait que toutes les berges soient transformées en parcs et que de petits immeubles soient rapidement construits en périphérie pour reloger la population sinistrée. Kōra Tomiko707, alors secrétaire générale de la mairie de Kure, préconisait que Hiroshima soit reconstruite un peu plus loin, mais pas sur le lieu même de la catastrophe, qu’elle souhaitait laisser en ruines, le site devenant tel quel un monument funéraire dédié à la paix dans le monde708. Sans surprise, la solution retenue est très proche de ce que les principales autorités suggéraient. Le cœur de la cité ne fut pas reconstruit dans la précipitation. Au terme de longues négociations avec l’État et les forces d’occupation, la Diète vota à l’unanimité en 1949 une loi qui fit de Hiroshima une « ville pour se souvenir de la paix ». La préfecture et la municipalité purent concrétiser alors leur projet de parc mémorial. Situé à proximité de l’hypocentre, entre les bras de la rivière Ōta, ce dernier devint le centre symbolique et fonctionnel de la nouvelle cité. Achevé en 1954, il servit de lieu d’accueil pour les cérémonies du dixième anniversaire de la bombe qui marquèrent la fin de la première phase des grands travaux de reconstruction.
Parmi les spécialistes qui ont reconstruit Hiroshima, il y a très peu de rescapés du drame. La plupart des fonctionnaires chargés de la ville ont péri dans l’explosion. L’un des rares survivants fut Takeshige Teizō (1905-1997), qui dirigeait le bureau de l’Urbanisme de la préfecture. C’est lui qui, dès la fin de 1945, eut à préparer la reconstruction. Il proposa entre autres d’organiser la ville autour de larges avenues, de préserver en l’état le dôme de la Bourse du commerce et de transformer l’ancien quartier de Nakajima en parc mémorial. Même si tous ses plans ne furent pas approuvés, son travail servit de bases aux différents cabinets d’architecture qui intervinrent ensuite sur le chantier709. Toutefois, en dépit de la violence des destructions, Takeshige n’a pas travaillé ex nihilo. Au cours des derniers mois de la guerre, dans le cadre de la politique de lutte contre les bombardements, la ville de Hiroshima avait fait l’objet de grands travaux afin de créer des zones de coupe-feu. Les berges de la rivière Ōta avaient été dégagées, et plusieurs avenues étaient en cours d’élargissement – d’ailleurs, il est bien connu que le matin même de l’explosion il y avait au centre-ville de nombreux soldats et citoyens qui travaillaient aux opérations de déblaiement. C’est sur cette base que les nouveaux plans ont été conçus. Les grandes artères qui ont été dessinées sont un héritage des travaux entrepris dans les derniers mois de la guerre. Dans la clarté de Hiroshima, ville de paix, il y a l’ossature d’une ville en état de siège.
La construction du mémorial, au début des années 1950, indique elle aussi une continuité avec la période de la guerre. L’édifice, conçu par le célèbre architecte Tange Kenzō (1913-2005)710, est constitué de trois corps de bâtiment en béton allongés et alignés les uns par rapport aux autres. Les deux ailes sont identiques. L’utilisation de pilotis donne une transparence et un rythme puissant à l’ensemble. Au milieu du bâtiment central, qui sert de galerie, passe un axe de symétrie qui relie le mémorial à un monument aux morts situé à 100 mètres environ, ainsi qu’au dôme en ruine de la Bourse du commerce, qui se trouve de l’autre côté de la rivière. L’ensemble dessine des perspectives et des alignements, répondant à une logique d’ordre et de clarté. Pendant la guerre, Tange n’a quasiment rien construit. En revanche, il faisait figure d’architecte prometteur et a participé à plusieurs concours prestigieux. C’est ainsi qu’en 1942 il travailla sur un projet de mémorial pour les soldats morts au combat qu’il proposait d’installer au pied du mont Fuji. L’observation des plans montre une parenté formelle avec celui de Hiroshima. On retrouve dans les deux cas une composition ternaire, un axe de symétrie qui passe au milieu du bâtiment central, des formes trapézoïdales, un accent mis sur l’horizontalité. De même, le monument aux morts situé devant le mémorial de Hiroshima présente une ligne de toit particulière qui est déjà visible dans le projet de 1942. Cette proximité a longtemps été traitée de manière superficielle par les spécialistes, qui se contentaient d’y voir la cohérence du style de Tange. Mais, dans les années 1990, Inoue Shōichi y a porté un regard plus critique, expliquant au terme d’une étude détaillée qu’il faut y voir un exemple du recyclage par la nouvelle démocratie japonaise des projets nés à l’époque du fascisme711. Cette remarque peut être interprétée de deux manières. La première revient à dire que le mémorial de Hiroshima exprime un attachement rétrospectif aux valeurs qui animaient le Japon pendant la guerre, et donc à le considérer comme une tentative réactionnaire et nostalgique. Mais rien n’indique que Tange soit resté attaché aux valeurs du Japon impérial. La seconde consiste à montrer que le mémorial des années 1950 partage avec celui des années 1940 une certaine façon de se projeter dans l’avenir. Tange avait de toute évidence une conception progressiste et moderniste de son rôle. Le projet qu’il a dirigé et plus généralement la manière dont Hiroshima a été reconstruite témoignent de la survivance d’un mode de pensée volontariste. Pendant le conflit, tout était mis en œuvre pour donner un sens positif aux sacrifices des soldats et des citoyens. La guerre était présentée comme le chemin vers la paix, et l’action, comme la libération de l’homme. Les lignes droites et les grandes perspectives de Hiroshima après la guerre suivent la même logique. Leur fonction est de signifier qu’un sens a été trouvé au malheur, que de la négativité de la destruction a surgi la positivité d’un projet, à savoir faire de la ville une cité de paix, moderne, internationale, gardienne de la mémoire du drame atomique. Cette manière de transformer la catastrophe en idéal est, avant toute autre considération, ce qui rapproche Hiroshima après 1945 du Japon pendant la guerre.
De ce point de vue, le cas de Hiroshima est singulier. Il ne constitue pas la règle, mais l’exception. Aucune autre ville de l’archipel ne s’est reconstruite de la sorte, en faisant de la mémoire de la catastrophe le pivot de son développement. On ne retrouve pas ailleurs l’urbanisme aéré ni les grands axes symboliques de la « ville martyre ». La comparaison avec Tōkyō est frappante. Tel qu’on peut imaginer la capitale impériale avant guerre d’après les cartes postales, photographies, peintures et films d’époque, la ville présentait, grâce aux monuments qui s’y trouvaient, un visage bien plus structuré qu’aujourd’hui. Car des statues ou des arcs de triomphe ne servent pas uniquement à rappeler le souvenir de tel héros ou de telle victoire, ils créent des points de focalisation, des lignes de fuite, et justifient l’ordre dans l’espace urbain. Dans son guide de 1920, Thomas Terry parle ainsi de Tōkyō comme d’une ville « grande ouverte712 ». Il souligne la beauté de ses parcs et de ses avenues, et note à de multiples reprises la présence de telle ou telle statue qui attirait le regard713. Rien à voir avec le sentiment de confusion que la ville inspire depuis la guerre à tous les guides touristiques. De fait, Tōkyō a été reconstruite sans perspective. Certains quartiers ont certes été réorganisés en profondeur, comme Shinjuku ou Shibuya, mais, dans l’ensemble, la ville s’est relevée de ses cendres plus confuse en l’absence de tous les monuments qu’elle avait perdus. La construction, à compter des années 1950, d’un immense réseau routier sur pilotis par dessus l’existant a renforcé l’impression de désorganisation spatiale et symbolique de la capitale. Hiroshima ne connaît pas les autoroutes suspendues et les artères étouffantes qui emprisonnent le regard. En revanche, elle a rapidement construit des monuments. Il y a une correspondance étroite entre le rapport que les grandes villes japonaises possèdent à leur histoire et la manière dont elles se présentent au regard. À Tōkyō, comme dans bien d’autres villes, rien d’ambitieux ni de positif n’a été proposé au lendemain de la défaite. La ville s’est reconstruite sans but. Le chaos que l’on peut y observer n’est pas uniquement le fruit de concepts issus des profondeurs de la culture japonaise, comme cela a été trop souvent avancé : c’est aussi et surtout, sur une échelle de temps beaucoup plus courte, la conséquence du rapport à l’histoire après 1945. À l’inverse, à Hiroshima, la détermination de quelques hommes a imposé la commémoration du drame comme le projet de toute une région et, par extension, de la nation tout entière, qui, écrit Dower, « y a aisément trouvé un moyen d’oublier Nankin, Bataan, la ligne de train entre la Birmanie et le Siam, Manille et les innombrables atrocités japonaises714 ».
La place des victimes au sein de ce dispositif était de toute évidence secondaire. « L’idée de Tange n’était pas de construire un mémorial pour les victimes de l’explosion en tant qu’individus, mais un mémorial pour le futur de la paix715. » Il fit certes ériger dans le parc un monument aux morts, mais, dans son esprit, il ne s’agissait que d’une concession aux familles des disparus716. Plus largement, il semble n’avoir jamais été présent à l’esprit des responsables de l’époque que les effets des bombes atomiques ont une rémanence particulière, qu’ils restent actifs pendant des décennies, qu’ils impliquent une autre pensée du temps de la commémoration. La ville nouvelle, avec son côté monumental et ses sites touristiques, a été pensée pour les morts et pour les vivants, pas pour les survivants.
La Statue pour la Paix de Nagasaki
Il n’est pas rare de trouver au Japon, à la sortie d’une gare, devant un bâtiment public ou dans un parc, une statue de jeune femme qu’une petite plaque fixée sur le socle désigne comme une représentation de la Paix. Rien qu’à Tōkyō, il en existe de nombreuses, devant l’hôtel de ville, devant la Cour suprême, devant la mairie d’arrondissement de Chūō-ku, devant des gares ou dans des parcs… En fait, c’est tout le pays qui aime aujourd’hui se représenter comme un pays pacifique. Toutefois, la paix est une notion large et complexe qui recouvre des perceptions assez différentes. De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de paix au Japon depuis 1945 ?
À Nagasaki, dans le quartier de Matsuyama, à proximité immédiate de l’endroit où a explosé la bombe atomique en août 1945, se trouve le parc de la Paix. On peut y voir un certain nombre de monuments offerts à la ville en signe de solidarité par différents pays étrangers, notamment par les pays de l’ancien bloc soviétique. Au milieu se trouve une longue esplanade au bout de laquelle trône une grande statue en bronze figurant un homme assis, un bras pointé vers le ciel, l’autre tendu à l’horizontale (fig. 26). Connue sous le nom de Statue pour la Paix, cette œuvre haute de près de dix mètres a été dévoilée au public le 9 août 1955 en commémoration du dixième anniversaire du drame.
Chaque année, depuis, des représentants politiques et la population se retrouvent le 9 août au matin devant la statue pour une cérémonie qui est souvent présidée par le Premier ministre. Des écoliers en uniforme se rassemblent au bout de l’esplanade, dos au monument. Ils font corps avec ce dernier, eux illustrant le présent dans ce qu’il a de plus prometteur, la statue représentant la catastrophe, ainsi qu’un certain ordre nécessaire pour que jamais un tel événement ne se reproduise. C’est cet ensemble qui est célébré par la foule qui fait face. La Statue pour la Paix est donc l’un des grands objets de culte dont dispose la démocratie japonaise. Devant elle se mêlent les différentes couches de la nation, les citoyens, la communauté locale, l’État, pour rappeler à date fixe le contrat qui unit la société sur des questions de fond, celles de son histoire, de sa sécurité et de son rapport aux autres.
26. Statue pour la Paix, parc de la Paix, Nagasaki.
Bien que cette statue soit extrêmement connue, elle est souvent jugée assez laide. Dans un passage la concernant, un guide touristique en anglais affirme qu’elle « est un peu grotesque, la tête étant trop petite pour le corps », et conclut qu’« elle ne mérite pas la visite »717. Elle possède donc un statut particulier, comme le laisse entendre son titre en japonais, qui en fait une « prière » pour la paix. De fait, elle est davantage perçue comme un monument ou un cénotaphe que comme une œuvre d’art. Il n’existe que peu d’ouvrages sur l’auteur de cette statue, Kitamura Seibō, né en 1884 à une quarantaine de kilomètres de Nagasaki. Pourtant, Kitamura a réalisé un nombre considérable de statues commémoratives ou religieuses en bronze et fut dans son pays l’un des sculpteurs les plus actifs et les plus influents du xxe siècle. Dans les années 1920-1930, il livra plusieurs grandes statues équestres de généraux ou de héros militaires. On trouvait ses œuvres dans des lieux prestigieux, notamment devant la Diète, où trônait sa grande statue du maréchal Yamagata (1838-1922), déboulonnée pendant l’occupation. En conséquence, lorsque la municipalité de Nagasaki lui passa commande de la Statue pour la Paix, au début des années 1950, elle s’adressait en toute conscience à l’un des grands sculpteurs officiels du Japon impérial718.
Il est vrai cependant qu’à la fin de la guerre Kitamura a changé complètement l’orientation de son travail et s’est mis à explorer différentes manières de figurer la paix. En 1947, il exposa une première sculpture sur ce thème, En avant vers la Paix. Elle représente un homme sur un cheval, mais le cheval n’est pas encore bondissant, comme il le sera plus tard dans d’autres œuvres : le personnage paraît terriblement fatigué et éprouvé. Trois ans plus tard, en 1950, il réalisa un projet monumental qui attira l’attention des responsables municipaux de Nagasaki. Mais l’évolution marquée de ses thématiques n’empêche pas une grande continuité dans son travail. L’adoption d’un sujet nouveau ainsi que la rupture imposée par la défaite et l’occupation alliée n’ont pas bouleversé sa pratique artistique. On trouve chez lui des chevaux bondissants à la fois pendant la guerre pour exalter la conquête de l’Asie, et après, comme symbole de l’orientation pacifique du nouveau Japon. Il n’y a pas de langage ou de style propres à l’expression de la paix. Au contraire, on constate une logique de la forme qui s’impose en deçà du sujet ; la guerre et la paix finissent par se confondre, du moment qu’on est dans le registre de l’exaltation et de l’allégorie.
Parallèlement, Kitamura commença un travail dédié à la mémoire des victimes du conflit. C’est en 1950 qu’il termina une première œuvre, une petite sculpture représentant un aviateur en tenue. Pendant longtemps, cette pièce demeura à l’état de plâtre. Mais, en 1976, il fit don d’un tirage en bronze à une association de familles d’anciens pilotes et elle fut mise en dépôt dans le musée militaire situé dans l’enceinte du Yasukuni719. Une réplique de plus grande dimension fut ensuite coulée, puis placée en 2002 à l’entrée du nouveau bâtiment d’exposition. De sorte que c’est une œuvre du même artiste que l’on trouve aujourd’hui à Nagasaki comme symbole d’un Japon pacifiste et dans le sanctuaire du Yasukuni comme emblème d’un Japon héroïque et revanchard. Ce paradoxe n’est pas un cas isolé. En vérité, de nombreux monuments sont ambigus et surprenants, si bien que c’est tout le dispositif commémoratif depuis la Seconde Guerre mondiale qui doit être examiné et analysé si le pays veut un jour rapprocher les points de vue sur son histoire. Les clivages qui traversent la société japonaise ne sont pas stables. Ils varient selon les lieux et les situations. Tel qui est pacifiste à Nagasaki peut être nostalgique du Japon impérial à Tōkyō. La mémoire de la guerre au Japon est non seulement fragmentée, mais mouvante.
Les premiers contacts entre Kitamura et la municipalité de Nagasaki eurent lieu fin 1950. L’année précédente, le nouveau maire avait diffusé un manifeste dans lequel il demandait que « plus jamais les hommes ne soient menacés par l’horreur de la guerre » et où il affirmait la volonté de la ville de devenir un « symbole de la paix720. » Dans la foulée de cette déclaration, la municipalité envisagea de faire construire un monument, mais, selon le sculpteur, elle avait surtout en tête d’édifier quelque chose « qui rappellerait le bombardement atomique721 ». Ce dernier affirme que c’est suite à sa visite à Nagasaki, début 1951, que la municipalité accepta que le monument soit en priorité dédié à la paix722. Quoi qu’il en soit, l’artiste commença son œuvre avec à l’esprit l’idée que trois thèmes devaient être représentés, « la bombe atomique, la paix et le salut des martyrs723 ». Au terme de quelques mois de discussion, la ville passa officiellement commande de la statue. Son financement fut assuré par une collecte internationale. La solution qui fut adoptée à Nagasaki est donc radicalement différente de celle de Hiroshima. Avec le musée mémorial construit par Tange – qui est un lieu de conservation, de documentation et de diffusion des souvenirs de l’explosion atomique –, Hiroshima privilégia une gestion politisée de la douleur et du souvenir, tandis qu’à Nagasaki on opta pour une approche synthétique et spirituelle, et l’on voulut réunir au sein d’une seule œuvre le passé et le futur, la douleur et l’espérance. Au même titre que les écrits de Nagai Takashi qui firent de la dévastation une expérience mystique, l’œuvre de Kitamura a contribué à façonner l’image de Nagasaki recueillie dans le deuil face à une Hiroshima militante et revendicatrice.
La Statue pour la Paix a manifestement été pensée de manière frontale. Toutes les études connues de la main de Kitamura montrent l’œuvre de face. Placée au bout d’une longue esplanade, elle est faite pour être vue selon une perspective précise. D’ailleurs, on ne peut pas la voir sous un autre angle dans de bonnes conditions. On est toujours trop près ou gêné par la végétation. De plus, lorsqu’on la contourne, on se rend compte que l’artiste a délaissé le profil. Il ne s’agit pas d’une maladresse : c’est le signe qu’il a privilégié un certain type de perception. Un élément le prouve. On s’aperçoit en effet, lorsqu’on trace avec un crayon les différentes lignes de force autour desquelles est organisée la statue, que son plan frontal est très structuré. On découvre même qu’il s’inscrit parfaitement dans un svastika dont l’épicentre serait placé légèrement au-dessous du plexus. Si bien que la croix qu’on trouve ordinairement dessinée sur la poitrine du bouddha dans la statuaire bouddhique n’est pas ici figurée, mais utilisée comme principe organisateur de l’œuvre.
On peut se demander si le sculpteur a délibérément cherché à structurer son œuvre à l’intérieur d’un svastika. Lorsqu’il parle de la composition générale de sa statue, il évoque uniquement sa volonté d’inscrire son personnage dans un triangle pour donner à l’ensemble une plus grande stabilité724. Or, s’il existe bien un triangle qui passe par les deux genoux et le sommet de la tête, ce n’est pas ce qui frappe le regard, loin de là. On découvre en outre qu’à sa genèse l’œuvre était légèrement différente. Dans les premiers dessins, comme dans la statue en pied qu’il a réalisée en 1950 sur ce thème, les bras sont plus souples, les angles, moins marqués, un peu comme dans une pose de danse. C’est donc dans un second temps que l’artiste a procédé à un travail d’épuration, de stylisation, de formalisation. Puisqu’il n’est manifestement pas parti du svastika, on peut penser qu’il en est venu à cette composition par tâtonnements, par ajustements, suivant une logique du regard indépendante de la conscience. En taillant dans la masse du plâtre, il a retrouvé peu à peu une forme familière, une forme qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. On note avec beaucoup d’intérêt que le motif du svastika ornait de façon très visible le réceptacle funéraire familial qu’avait fabriqué son père725. Il s’agissait donc d’un motif que l’artiste associait au deuil. Qu’il ait resurgi ici est tout à fait logique.
En sanskrit, svastika veut dire « bon augure » et vient d’un nom svasti signifiant le salut. Il s’agit d’un symbole à portée eschatologique qui se prête bien à une statue comme celle de Nagasaki. Mais, surtout, le svastika est l’une des rares figures – que l’on retrouve dans la plupart des civilisations – que l’on pourrait dire parfaites. Il unit en ses traits la croix, le carré et le cercle : réussissant à combiner de façon dynamique des éléments contraires, il est une figure d’équilibre et d’harmonie par excellence, si bien qu’un penseur ésotériste comme René Guénon le rattachait directement à ce qu’il appelait la « Tradition originelle726 », c’est-à-dire, dans son langage, à quelque chose comme le souffle divin.
Il ne s’agit pas de s’étendre sur la symbolique du svastika. L’artiste ne l’avait vraisemblablement pas en tête, et il faut plutôt considérer qu’il s’est invité dans l’œuvre comme forme pure. L’intérêt de cette analyse est en fait de permettre de prendre conscience qu’au terme du cheminement créatif l’installation de la forme pacificatrice a trouvé à se réaliser dans un cadre harmonique connu. Autrement dit, si la paix doit être imposée au monde comme nécessité politique et morale, elle ne trouve à s’exprimer véritablement qu’à travers un ordre supérieur. L’efficacité du « pacte » (pax ; pactum), qui unit dans la contrainte les hommes cherchant la « paix » (pax), est corrélée à l’obtention synchronisée d’une structure formelle idéale. On voit par conséquent se croiser dans cette statue des couches sémiologiques différentes, le rationalisme d’après guerre dans les filets de la Voie impériale des années 1930, la paix moderne (heiwa) soutenue par l’harmonie classique (chōwa).
La Statue pour la Paix incarne, dans sa plastique même, ce qui fonde la nation japonaise contemporaine, avec d’une part une volonté d’organiser la société en fonction de lois édictées par les hommes, et d’autre part la perpétuation d’un désir d’ordre harmonique indépendant des hommes, ou, plus exactement, au-delà des hommes, c’est-à-dire la croyance en des points d’équilibre qui stabilisent la nature et le cosmos. Or, pour en revenir à des considérations historiques, n’est-ce pas quelque chose de cet ordre qui structure la vie politique japonaise depuis la fin de l’occupation ? La Constitution, qui, telle qu’elle est actuellement, est l’une des grandes Constitutions démocratiques, contraint fortement les individus et l’État ; elle donne en revanche des droits, à commencer par la démocratie. Pourtant, le Japon a cette particularité d’avoir mis un temps considérable avant d’expérimenter (en 2009) une alternance politique. Comme si le peuple, à l’instar du sculpteur face à son bloc de plâtre, avait inlassablement cherché à reconstituer une figure d’harmonie parfaite dans l’espace des possibles. Ce modèle qu’incarne la Statue pour la Paix manque par nature de clarté et d’évidence. Il est fondamentalement ambigu, ambivalent, et il a du mal à résoudre, ainsi que le notait le guide touristique cité plus haut, le rapport entre la tête et le corps. Mais il a le mérite de proposer une synthèse originale entre rationalisme et ordre divin.
Bien que la statue de Nagasaki ait été construite dans une perspective de pacification, elle est aussi destinée, comme on l’a mentionné plus haut, au « salut des martyrs ». On retrouve là l’une des principales caractéristiques du travail de mémoire dans le Japon d’après guerre, à savoir l’appariement quasi systématique de la commémoration des défunts et des appels à la paix dans le monde. Les monuments construits après la défaite sont très souvent dédiés conjointement aux victimes de guerre et à la paix. La frontière entre les deux n’est jamais nette. Si une telle propension s’observe dans les années d’occupation, soutenue par les Américains727, elle se vérifie encore aujourd’hui. Il n’est qu’à considérer par exemple le Centre d’exposition et de documentation en faveur de la paix ouvert en 2000 dans l’une des tours de Shinjuku à Tōkyō. Alors qu’on pourrait s’attendre, s’agissant d’un centre « pour la paix », à des témoignages ou à des œuvres montrant le rapprochement entre les cultures, ou bien valorisant la conquête des libertés sociales et des libertés d’expression, on ne trouve que des documents portant sur les camps de prisonniers en Sibérie et les difficultés des colons rapatriés728. En fait, il n’y a pas lieu d’être surpris. Les pouvoirs publics instrumentalisent depuis longtemps les appels à la paix en faveur de certaines catégories de la population – qui sont aussi des catégories d’électeurs.
La collusion des appels à la paix et de la commémoration de la Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’un grand consensus dans la société. Elle se manifeste à l’initiative de l’État ou des pouvoirs publics en général, mais elle s’observe aussi au niveau local. Hier comme aujourd’hui, et quelle que soit la sensibilité politique, on continue d’associer la paix à la mémoire des victimes, d’articuler le présent à la terreur. Ce point est du reste argumenté dans le rapport remis en 2002 à Koizumi par la Commission d’étude chargée d’étudier les problèmes de commémoration729. On y lit par exemple qu’« il faut toujours garder en mémoire que dans l’ombre de la paix que connaît la nation se cache une quantité innombrable de précieuses vies sacrifiées, et qu’on doit transmettre ce message aux générations futures pour que vienne la paix au Japon et dans le monde », ou encore que « le recueillement pour les morts est un élément indissociable de la prière pour la paix »730. Or associer systématiquement la paix au souvenir des morts, c’est rester dans une vision uniquement empirique et pathétique de la paix. Autrement dit, la raison d’être de la paix n’est pas la paix, c’est le refus de revoir surgir les drames de la guerre. Elle n’est pas une valeur en soi et n’arrive pas à s’abstraire de la mémoire.
Cette logique n’est pas propre au Japon, bien qu’elle y soit particulièrement marquée. Elle se retrouve en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne, dans tous les pays qui ont connu à grande échelle les désastres de la guerre moderne. En France, c’est entre 1919 et 1922 qu’ont été édifiés la plupart des monuments aux morts, dont beaucoup ont une portée pacifiste. Comme le rapporte Antoine Prost, les anciens combattants de la guerre de 1914-1918 ont défendu l’idée qu’il fallait faire du 11 novembre un jour de commémoration nationale en arguant du caractère pacifiste de leur démarche : « Ces cortèges ont pour but […] d’écarter la guerre par l’évocation des victimes que l’on va pleurer et glorifier », pouvait-on affirmer en 1923731. Actuellement encore, lorsque les chefs d’État se retrouvent à l’occasion d’une date anniversaire comme celle du débarquement de 1944 en Normandie, c’est d’une part pour affirmer l’importance de la paix retrouvée, d’autre part pour déposer des gerbes sur les tombes des soldats. Outre l’importance des défunts dans toute civilisation, on peut considérer que ce phénomène est le contrecoup de la guerre moderne, c’est-à-dire d’une période de mise à disposition totale et ad mortem de l’homme au service de la technique. Dans ce cadre, la commémoration civile des morts est un geste raisonné visant à prévenir le retour de la guerre à travers un dispositif rituel. Néanmoins, ce n’est qu’un aspect parmi d’autres du « devoir de mémoire732 ». Car la paix en Europe n’a pas pour seul instrument le souvenir des horreurs du passé. Elle trouve à se réaliser dans un processus de rapprochement progressif des États et des peuples. Elle est articulée à la guerre, mais pas uniquement ; elle se fait au quotidien à travers des discussions et des négociations politiques, à travers des actions en faveur de la mobilité des citoyens au niveau culturel. Ce n’est pas le sentiment qu’on a au Japon, les relations que le pays entretient avec ses voisins, notamment la Chine et la Corée du Nord, restant toujours tendues en dépit de la vigueur des échanges touristiques et commerciaux.
Les victimes de guerre ont toujours constitué un enjeu symbolique exceptionnel. Car se croisent en leur destin les deux acceptions fondamentales de la paix telle qu’elle est universellement perçue : la paix que l’on veut pour les morts, celle de l’âme, et la paix matérielle avec le pays voisin, que leur sacrifice appelle ou au contraire interdit. Cette confusion des sens de la paix est ancienne et s’observe dans bien des langues. Déjà à l’époque de Heian, au Japon, on considérait que la paix dans le monde visible relevait en premier lieu de la pacification des morts. Ce sont eux qui troublaient les âmes, provoquaient les conflits et amenaient la désolation. Il fallait se protéger des défunts, et tout particulièrement des âmes irritées de ceux qui avaient péri de mort violente. Cette « croyance dans les âmes vengeresses » donna naissance à des pratiques rituelles censées leur permettre de rejoindre un monde d’où elles ne menaceraient plus celui des vivants. Parmi elles, les chinkonsai ou « célébrations d’apaisement des esprits », pratiques rituelles qui ont évolué au cours des siècles, mais dont on trouve encore la trace aujourd’hui. Tous les ans en date du 9 août, lorsque le maire de Nagasaki prononce sa déclaration à côté de la Statue pour la Paix, il termine son discours en s’adressant aux victimes et utilise une formule du type : « Que vos âmes s’apaisent ! » La culture japonaise voit la paix comme une affaire de prière, processus au terme duquel, et au terme duquel seulement, un nouvel ordre sera possible. Certes, l’imprégnation religieuse a aujourd’hui considérablement faibli. On ne croit plus sérieusement que la paix du monde dépend de celle des défunts. Mais dans les lieux, dans les usages et dans les mots, quelque chose a survécu. Il existe une superposition de strates, la gestion moderne de la mémoire collective empruntant, voire manipulant, les formes de croyances séculaires733.
À sa manière, la statue de Nagasaki perpétue ces conceptions. Alors qu’elle répond à une commande de la ville de Nagasaki et qu’elle est située dans un parc public, elle porte sur son socle une inscription qui la présente comme étant « parfois Bouddha, parfois Dieu ». En soi, le fait que la commémoration superpose, voire confonde deux représentations différentes de la paix n’est ni surprenant ni inquiétant. Les peuples ont généralement besoin de faire la paix avec leurs morts pour faire la paix avec leurs voisins, ce qui, pourtant, ne relève pas du même exercice. Toutefois, dans le cas du Japon, cela pose problème, car la paix qui lui a été imposée avec l’article 9 de la Constitution est une paix expérimentale. Née dans le contexte particulier de l’occupation, la Constitution japonaise s’appuie plus que toute autre sur la conviction que la paix n’est pas un état de nature, qu’au contraire les hommes sont spontanément amenés à se dresser les uns contre les autres. Suivant cette logique, ce sont les lois, et uniquement les lois, qui fondent la paix, mais l’héritage culturel évoqué à l’instant s’y oppose frontalement.
Dans ce contexte particulier, on peut se demander ce qu’implique en termes politiques l’appariement systématique des discours sur la paix et de la mémoire des morts. Soit il participe d’une instrumentalisation du souvenir et du spectacle de la mort dont on espère qu’ils serviront de prévention contre un possible retour de l’histoire – c’est ce qu’on observe en Allemagne à propos de la Shoah ou à Hiroshima à propos de la bombe atomique. Soit il s’agit d’un dispositif pour affirmer que la paix n’est pas seulement une affaire rationnelle et mécanique, mais qu’elle dépend d’un ordre supérieur, d’un ordre harmonique, à l’instar de ce que professent les religions. Nagasaki a clairement opté pour ce dernier schéma, qui est moins spectaculaire que le premier, mais qui est probablement plus réconfortant pour les victimes. On gardera néanmoins à l’esprit que souvent au Japon ceux qui se réfèrent au schéma harmonique ne sont pas tant animés par une véritable foi que par une volonté de relativiser l’importance d’un rationalisme encore perçu comme « occidental ». Paradoxalement, l’harmonie est volontiers convoquée pour défendre une vision clivée du monde.
Les reliques de Tōjō
Lorsque Tōjō, Matsui et cinq autres « criminels de guerre de rang A » furent exécutés, les autorités américaines avaient en tête de faire disparaître leurs ossements, comme les Soviétiques et les Américains l’avaient fait en Allemagne pour les dignitaires nazis. Ne rien conserver des corps était dans l’esprit des vainqueurs le meilleur moyen d’éviter que des reliques donnent une matérialité à la mémoire de ces hommes. Même si des groupes et sympathisants néonazis entretiennent un marché actif des souvenirs du troisième Reich, il faut reconnaître que le procédé a plutôt bien fonctionné. Les sept dirigeants japonais ont été pendus à la prison de Sugamo dans la nuit du 23 décembre 1948. Leurs dépouilles ont ensuite été transportées à Yokohama pour y être incinérées. Trois jours plus tard, un de leurs avocats pénétra de nuit dans l’enceinte où les restes avaient été déposés, déroba l’urne, avant de la confier secrètement à un temple situé au nord de Yokohama. Quelques mois plus tard, l’urne fut déplacée dans le Pavillon de Kannon pour l’essor de l’Asie, un temple dédié aux morts de la guerre sino-japonaise situé à flanc de montagne, dans la ville balnéaire d’Atami, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Tōkyō734. Le culte rendu à ces restes osseux est un bon étalon pour mesurer l’imprégnation du sentiment promilitariste dans le Japon d’après guerre.
La fin de l’occupation américaine fut suivie d’une phase de réaction visant à revaloriser l’action du pays pendant les hostilités. Ce mouvement se manifesta, entre autres, par une vaste campagne de collecte de signatures en faveur de la libération des détenus et par la publication d’une quinzaine de recueils de textes écrits par les inculpés pendant et après leur procès735. Toutefois, ce phénomène n’était pas complètement assumé, comme le montre le cas de la Statue de l’amour. Ce monument avait pour but de rappeler le sacrifice des hommes exécutés ou morts en prison pendant l’occupation736. Après des mois de tergiversations, il fut décidé qu’il serait installé en plein cœur de Tōkyō, devant la gare centrale, mais qu’il ne comporterait pas de mention explicite de sa destination. Inauguré en présence des proches de Tōjō, il resta sans doute important pour certains nostalgiques de l’empire, mais, en l’absence de panneau ou cartouche précisant pourquoi il avait été érigé, le temps le fit rapidement glisser dans l’oubli. Même sous les gouvernements les plus conservateurs, l’État japonais n’a jamais réhabilité de manière officielle les hommes jugés pour crimes de guerre, conformément à ses engagements internationaux. Tout s’est fait secrètement, de façon ambiguë, en jouant sur un distinguo subtil entre soutien privé et soutien public. C’est ainsi que sur la stèle érigée en 1959 à Atami par-dessus les restes funéraires volés aux Américains se trouve une calligraphie de Yoshida Shigeru, qui était Premier ministre lorsque Tōjō fut exécuté, mais qui ne l’était plus à la fin des années 1950 (fig. 27). Alors que le pouvoir est prisonnier de l’article 11 du traité de San Francisco, qui prévoit que le « Japon accepte les décisions du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient », les responsables politiques, en permettant que leur soutien soit littéralement scellé dans la pierre, ont non seulement affirmé la nécessité de rendre hommage à l’action de leurs aînés, mais aussi contraint leurs compatriotes à gérer ce problème après eux, tant il est difficile de supprimer un monument, a fortiori lorsqu’il porte le nom d’un ancien chef de gouvernement. L’intérêt récent des historiens et du public à l’égard des monuments liés à la Seconde Guerre mondiale est en partie la conséquence de cette politique de réorientation mémorielle apparue dans les années 1950.
27. Tombe de Tōjō Hideki, Doihara Kenji, Itagaki Seishirō, Hirota Kōki, Matsui Iwane, Kimura Heitarō et Mutō Akira, temple Kōa Kannon, Atami. La pierre porte une inscription d’après une calligraphie de Yoshida Shigeru. Les cassures de la pierre ont été provoquées par une charge explosive placée en 1971 par un groupe d’extrême gauche.
Le Pavillon de Kannon fut la première sépulture des sept dirigeants exécutés. Mais dès la fin de l’occupation naquit le projet de construire un monument qui leur serait entièrement dédié737. C’est ainsi qu’en 1960 une partie des ossements fut récupérée pour être déposée au sein d’un mausolée construit au sommet du mont Sangane, dans un parc naturel municipal, à proximité de Nagoya738. Ce mausolée se présente sous la forme d’une stèle en granit rose portant comme épitaphe : « Tombe des sept grands hommes ». Outre qu’il s’agit là encore d’un hommage au statut incertain, mi-public, mi-privé, on remarque avec intérêt la date d’inauguration du lieu : 16 août 1960. Les dates sont trop importantes au Japon pour qu’il s’agisse d’un hasard de calendrier, d’autant que tout est affaire de symbole en matière de commémoration. Le 16 août est le jour qui suit la date anniversaire de la fin de la guerre. En se référant à cette date, les défenseurs de la mémoire des anciens hauts responsables du Japon ont tenu à signifier que la mort de ces hommes est liée à la décision impériale de déposer les armes. Ils soulignent aussi que Tōjō, Matsui ou Itagaki ont été fidèles jusqu’au bout en acceptant leur sort sitôt la guerre terminée, conformément à l’image que véhiculait le poème par excellence du Japon en guerre : « Je mourrai aux pieds de Sa Majesté et je n’aurai aucun regret. » Il s’agit donc d’un hommage à l’empereur et, dans le même temps, d’une accusation portée contre lui, autrement dit d’un signe parmi bien d’autres de la guerre larvée qui s’est jouée pendant des décennies entre le Palais et les réseaux militaristes.
Depuis la défaite, Hirohito a toujours maintenu une distance vis-à-vis de ces réseaux, distance qui éclata au grand jour au cours des années 1980 quand il apparut qu’il ne se rendait plus au Yasukuni depuis que les « criminels de guerre de catégorie A » y étaient honorés739. Le point de vue du Palais ne coïncide pas avec celui des nostalgiques de l’empire : c’est un point de vue modéré, proche de ce que ces derniers appellent la « vision américaine de l’histoire ». Ce constat est vécu comme une réalité douloureuse par les héritiers du militarisme, comme on le voit à travers l’abondante littérature d’histoires secrètes qui tente de prouver l’attachement de la maison impériale à la mémoire des anciens généraux, bien que tout semble indiquer le contraire : ainsi l’anecdote diffusée récemment qui voudrait que Hirohito, à l’occasion d’un passage à proximité du mont Sangane, en 1979, ait prié pendant une demi-heure les yeux rivés en direction de la tombe de Tōjō740… Ce que pense l’empereur au sujet de la guerre est essentiel pour les nationalistes. On peut même dire que cette question structure les rapports de forces au sein de la droite. Aujourd’hui encore, il existe des courants rivalisant de patriotisme qui tous cherchent la reconnaissance impériale, quitte à la fabriquer et à trahir le Palais, pratique qui dans le fond diffère peu de ce qui existait avant 1945.
Depuis les années 1960, d’autres tombes et monuments à la mémoire des hommes qui ont dirigé le pays pendant la guerre ont été érigés à travers le pays, signe de la force de ce courant de pensée741. Mais le temple d’Atami et le mausolée du mont Sangane occupent une place à part. Le premier appartient à la sphère du bouddhisme, le second peut être considéré comme laïque et semi-public. Quand on considère l’histoire de la commémoration dans le Japon d’après guerre, où l’on retrouve presque toujours le triptyque bouddhisme-shintō-public, il ne manquait, pour achever de mettre ces hommes sur le même plan que tous les autres morts de la nation, que leur inscription au Yasukuni. L’enregistrement dans le célèbre sanctuaire des quatorze dirigeants inculpés comme criminels de guerre de catégorie A – les sept qui furent exécutés et les sept qui périrent en prison – eut lieu en octobre 1978, soit deux mois après la signature du traité de paix et d’amitié sino-japonais. Leurs âmes ont été rituellement unies aux divinités du lieu sans qu’il soit possible, selon le clergé shintō, de les en désolidariser742. Cette incorporation spirituelle est l’aboutissement d’un long et patient processus dans lequel, à défaut de l’État, s’investirent plusieurs Premiers ministres. Il ne faut donc pas la considérer comme un premier geste, ou comme le minimum que la nation devait faire pour, trente ans après le procès de Tōkyō, rendre un petit hommage à ces hommes et ainsi apaiser les « esprits ». C’est au contraire une étape relativement avancée au sein d’une stratégie mise en œuvre bien en amont.
Quand on se rend aujourd’hui à Atami, au Pavillon de Kannon pour l’essor de l’Asie, on est frappé par le caractère modeste et désolé du lieu. Il n’y a pas de parking, pas de distributeurs de boissons comme on en trouve si souvent dans l’archipel. Malgré la beauté du site, ce n’est pas un endroit touristique. Seule, en bas de la rampe, une bannière signale que le temple fait partie d’un circuit touristique organisé. Celui-ci n’est pas pour autant abandonné. Des cérémonies y sont régulièrement organisées, notamment le 23 décembre, date à laquelle Tōjō et ses compagnons furent exécutés et qui, par hasard, mais de façon opportune pour les héritiers du militarisme – qui y voient un signe du destin –, est aussi l’anniversaire de l’empereur Akihito. À ces occasions, se rassemblent quelques dizaines, voire quelques centaines de personnes au maximum. Les lieux véhiculant spécifiquement le souvenir des dirigeants du Japon pendant la guerre ne sont pas populaires comme peut l’être le musée de Chiran, qui conduit des millions de personnes à s’intéresser aux kamikazes ; ils ne concernent qu’une toute petite partie des élites conservatrices, d’autant que la gauche, qui s’est longtemps mobilisée contre l’existence de ces lieux, a aujourd’hui cessé d’en faire un point de fixation743.
Les années 1990 furent marquées par une « contre-attaque néo-nationaliste744 ». C’est dans ce contexte qu’en 1994 une association fut fondée pour réactiver le temple d’Atami. Parmi ses principaux fondateurs, on trouve Tanaka Masaaki (1911-2006), ancien secrétaire particulier de Matsui, Tokutomi Tasaburō (1925-), petit-fils de Tokutomi Sohō, dont on se souvient du rôle avant et pendant la guerre, ou encore Matsudaira Nagayoshi (1915-2005), supérieur du Yasukuni entre 1978 et 1992, qui prit la responsabilité d’y inclure les principaux criminels de guerre745. Ce sont pour la plupart des hommes âgés. Le sursaut nationaliste des années 1990 est pour partie le fruit du dernier effort des militaristes pour transmettre le flambeau d’un demi-siècle d’opposition aux conséquences de la défaite.
Pour cette association, le nœud historique n’est ni la guerre du Pacifique, ni les bombardements américains de 1945, ni l’occidentalisation de Meiji : ce sont l’invasion de la Chine et les massacres de Nankin qui concentrent toute leur attention. Autrement dit, de 1939, avec la création du temple d’Atami, jusqu’au début des années 2000, un groupe d’hommes appartenant aux plus hautes sphères de l’armée et du pouvoir a tenté de justifier sa guerre sur le continent, épisode dont il a fait la clé de voûte de la Seconde Guerre mondiale et autour duquel il a construit patiemment tout un système commémoratif qui diffère sensiblement de la vision défendue par la maison impériale. À ce phénomène, deux causes se mêlent dans des proportions difficiles à évaluer : la première est un traumatisme psychologique lié au sentiment d’injustice que ces hommes ont ressenti quant au sens donné à leur combat en Asie dans les années 1930 ; la seconde est une instrumentalisation de la mémoire, dont le but aura été la conservation du pouvoir. Quoi qu’il en soit, l’étendue du dispositif mémoriel qu’ils ont mis sur pied laisse penser qu’il sera extrêmement difficile de le faire disparaître.
Même si le sanctuaire du Yasukuni devait un jour, dans un revirement complet, accepter de retirer les noms des criminels de guerre de ses registres, ou si un nouveau mémorial national voyait le jour, cela ne changerait rien au fait qu’un maillage de pierres et de reliques transmet à travers tout l’archipel une vision héroïque de l’action des principaux dirigeants des années de guerre. L’État japonais va devoir gérer cette situation sur le long terme. Il y a dans l’archipel une longue tradition de résilience chez les perdants de l’histoire. Un goût littéraire pour les vengeances recuites. En France, quand le duc de Guise fut assassiné, en 1588, son corps fut brûlé et ses cendres jetées dans la Loire. Il est devenu une figure romanesque, mais il a disparu de l’espace politique. Au Japon, la défaite et la mort des héritiers de Toyotomi Hideyoshi, au début du xviie siècle, n’ont pas entraîné la disparition de ce dernier de la mémoire publique, si tant est que l’on puisse comparer les deux personnages. Alors que, pendant plus de deux siècles, les partisans de Hideyoshi furent réduits à un relatif silence, ils profitèrent de la Restauration de Meiji, en 1868, pour réhabiliter son action à travers la construction d’importants sanctuaires à Ōsaka (1879) ou Nagoya (1885). Tout récemment encore, un roman à succès adapté au cinéma a mis en scène de prétendus descendants de Hideyoshi qui auraient secrètement constitué à Ōsaka un État dans l’État, image qui fait florès dans les discussions politiques locales746. C’est sur cette propension à développer des histoires parallèles solidement ancrée dans la culture nippone que s’appuie le « révisionnisme » d’après guerre, pour reprendre un terme de l’historiographie occidentale qui s’applique mal à la logique japonaise.
Mimétisme et concurrence
Himeji est une ville qui donne sur la mer Intérieure. En dépit de sa taille modeste, elle figure dans tous les guides touristiques grâce à son château, construit au xviie siècle, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO et donné pour l’un des plus beaux du pays. Chaque année, des milliers de visiteurs étrangers y affluent, profitant du fait qu’elle est située sur la ligne de Shinkansen qui relie Kyōto à Hiroshima, à mi-chemin donc entre le Japon éternel et le Japon martyr. On ne saurait oublier cependant que son château doit en partie sa réputation au fait qu’il a miraculeusement survécu aux flammes en 1945, alors que d’autres, comme ceux de Nagoya ou de Wakayama, ont subi des dégâts considérables.
Il y a un autre édifice historique de portée nationale à Himeji. Construit en 1956 au sommet d’une colline, ce monument est dédié à tous les morts des bombardements ayant frappé les villes japonaises au cours de la guerre du Pacifique. Il s’agit du seul monument public au Japon ayant pour objectif de célébrer collectivement la mémoire des centaines de milliers de morts, pour la plupart civils, des bombardements de 1944-1945747. Pourtant, l’État ne s’est pas impliqué dans ce projet. Sans doute voulait-il ainsi faire comprendre aux collectivités locales qu’il ne prendrait pas en charge la reconstruction des villes, ni l’aide aux victimes. De façon générale, et à l’exception du cas de Hiroshima et Nagasaki, les civils ayant subi des dommages physiques et matériels à cause des bombardements n’ont jamais été soutenus et indemnisés par l’État comme l’ont été les militaires ou les rapatriés748. De leur côté, les municipalités, après l’élan qui les a poussées à se rapprocher les unes des autres pour édifier un monument en commun, ont chacune retrouvé les limites de leur géographie, privilégiant légitimement des projets locaux.
Depuis cette tentative unique que représente le monument de Himeji, la commémoration des bombardements semble obéir à une logique de mode. Les années 1950-1960 se caractérisent par la diffusion des stèles et des monuments aux morts. Les années 1970-1980, par la publication de rapports et études répertoriant les dommages et les victimes749. Les années 1990, par une soudaine poussée des équipements muséographiques750. Depuis les années 2000, les municipalités mettent l’accent sur l’information via Internet. Il n’est pas étonnant que la commémoration obéisse à des cycles dans la mesure où ceux-ci sont le produit d’évolutions économiques et techniques qui s’imposent à tous. La mise en chantier simultanée de plusieurs grands musées mémoriaux autour de 1990, au faîte de la prospérité japonaise, le montre bien. Pour autant, les communautés locales n’ont pas toutes adopté le même point de vue. Tout en s’imitant les unes les autres, elles ont cherché à se distinguer. Dans un contexte démocratique et en l’absence d’une politique active de la part de l’État, il émerge naturellement des formes de concurrence, nées de la volonté de chaque communauté de transmettre au mieux des expériences similaires tout en essayant de faire reconnaître la singularité de son histoire ou de son point de vue.
Les musées mémoriaux sont des lieux de synthèse. Conçus pour rappeler la destruction des villes et les souffrances des populations, ils se présentent volontiers comme des espaces dédiés à la paix. Réunissant en un lieu clos les vestiges de la guerre alors que toute trace des destructions du passé a disparu de l’environnement extérieur, ils s’appuient sur des travaux historiques à la fois nationaux et régionaux. Le Japon est le pays du monde où les musées de ce type sont les plus nombreux, puisqu’on en dénombre une cinquantaine au total et une trentaine si l’on ne retient que ceux qui portent sur les bombardements751. Parmi les différentes missions qu’ils assurent, la fonction pédagogique est essentielle. Plus d’un million d’écoliers, collégiens et lycéens se rendent chaque année dans un musée dédié à la guerre. « Par conséquent un pourcentage élevé des enfants japonais visite un musée sur la guerre à un moment ou à un autre de son cursus scolaire », et l’impact de ces visites est ressenti comme très important752.
Il y a des constantes dans la muséographie de la destruction. On retrouvera partout trois sections : la vie pendant la guerre ; les bombardements et leurs effets ; la reconstruction. Dans la première, on découvrira des ordres de mobilisation, des photos de soldats, des drapeaux signés, des cartes postales du front, des vêtements de protection contre le feu ou encore des revues de propagande. Dans la deuxième, on verra des photos ou des films des bombardiers américains, des cartes montrant l’étendue des ruines et des dommages. Dans la troisième, les panneaux sont plus diversifiés. On trouvera dans certains cas des images de l’immédiat après-guerre ; dans d’autres, des vues de la ville entièrement reconstruite. Au premier abord, toutes ces expositions se ressemblent. Pourtant, avec du recul, on constate qu’il peut y avoir des différences significatives d’un musée à l’autre, suivant que l’accent a été mis sur l’histoire locale ou sur l’histoire nationale. Le musée de Himeji est typiquement un musée centré sur l’histoire locale. À l’inverse, ceux de Sakai et Ōsaka diffusent une vision de la guerre résolument globale. Les destructions subies par ces deux villes y sont certes détaillées, mais un effort a été fait pour les replacer dans la perspective générale du conflit753. Au Centre pour la paix d’Ōsaka, une salle entière tente de rendre compte de la souffrance des populations occupées ou envahies par le Japon. La prise de Nankin est décrite de manière sommaire, mais avec des mots précis et forts754. La stratégie de pacification de la Chine par la terreur après 1940 est elle aussi évoquée. Toutefois, le nombre de musées historiques qui ont choisi cette ligne, une douzaine au total, est très minoritaire755. Ces deux musées du Kansai portent même sur la période 1937-1945 un regard nettement plus large et ambitieux que le musée national d’Histoire (Sakura) ou que le Mémorial national de l’ère Shōwa (Tōkyō), deux institutions nationales donc, qui privilégient la vie quotidienne et les souffrances du peuple. Ce phénomène est à la fois l’expression du retrait de l’État des questions historiques – mélange de tactique et de pusillanimité – et de la vivacité de la démocratie japonaise, qui est une démocratie avant tout locale.
L’éclatement des mémoires est le reflet de la diversité de la société. Le Japon n’a pas la même conception du rôle de l’État que la France, particulièrement pour tout ce qui touche au domaine du symbolique. Il cherche un consensus le plus large possible, et, en l’absence de consensus, ne fait rien, ou se contente du plus petit dénominateur commun, comme on le voit au musée national d’Histoire, qui a attendu près de quarante ans avant de traiter la période de la Seconde Guerre mondiale, pour finalement proposer en 2011 quelques vitrines qui évitent soigneusement tout sujet conflictuel.
Parmi les objets qu’on trouve dans ces musées figurent des ustensiles ou vêtements que les habitants ont pu donner. Mais on trouve aussi de nombreux documents militaires. Ces documents militaires sont eux aussi presque toujours d’origine locale. Le rassemblement de ces documents est le reflet de l’ancien système de conscription. Ceux-ci ont été donnés par des familles du cru dont les hommes ont été enrégimentés sur place et qui, après la guerre, sont revenus vivre dans leur région d’origine.
Dans un pays comme la France, le système de conscription était organisé pour permettre un certain brassage de populations, le but étant d’arracher les conscrits à leur identité locale pour lui substituer une identité nationale756. À leur retour au village, ils ne retrouvaient généralement personne ayant été dans la même unité qu’eux. Ils étaient donc libres de pouvoir déformer la réalité, de s’attribuer des exploits qui n’étaient pas les leurs. Nul ne pouvait les contredire. Au Japon, les régiments ordinaires étaient composés d’enfants du pays. En 1945, lors du démantèlement des armées, tous les anciens combattants qui se sont installés dans leur région d’origine ont retrouvé à proximité des compagnons d’armes, malgré le mélange des unités sur les fronts. Ce phénomène est particulièrement sensible dans les villes de province. Dans ce contexte, il était sans doute moins facile d’inventer des histoires, de laisser la parole trahir et réagencer les souvenirs. La possibilité d’introduire de la fiction fut réduite, et la mémoire est restée essentiellement collective, enracinée localement, collée aux faits. La façon dont ont été conçus les musées mémoriaux dans les années 1990 est l’expression de ce phénomène. Comme on peut le voir par exemple au musée de Himeji, la vie aux armées et la vie des citoyens sont restés indissociables, objets quotidiens et effets militaires étant présentés dans les mêmes vitrines, ce qui n’est pas le cas dans les musées français, où les espaces sont clairement distincts. Soixante-dix ans après la défaite, la réalité de l’organisation sociale du pays avant 1945 influe encore sur la manière dont la mémoire se constitue et se transmet.
Le tourisme historique : Okinawa et Chiran
Le site de voyages TripAdvisor, dont la caractéristique est de s’appuyer sur les avis des internautes, a publié fin 2011 un palmarès des muséums les plus appréciés au Japon (musées des beaux-arts exclus). Le résultat est le suivant :
1. Maison de la paix des forces d’assaut spéciales de Chiran ;
2. Mémorial pour la paix de Hiroshima ;
3. Muséum des Dinosaures du département de Fukui ;
4. Parc de l’air des Forces aériennes d’autodéfense de Hamamatsu ;
5. Musée national des Sciences ;
6. Muséum du Cuirassé Yamato ;
7. Mémorial de la bombe atomique de Nagasaki, etc.757.
Les musées historiques liés à la Seconde Guerre mondiale y occupent une place prépondérante, devant les musées d’histoire naturelle, des sciences ou d’histoire locale. Ce palmarès suggère que certains mémoriaux ont une visibilité nationale et constituent des destinations touristiques majeures.
Hiroshima est certainement l’exemple le plus connu. Tous les visiteurs étrangers qui se sont rendus sur place ont pu constater que non seulement l’on trouve de nombreux panneaux en anglais dans la ville, mais que le mémorial propose aussi des informations et des publications dans des langues comme le français, l’allemand ou l’espagnol. De même, les visiteurs pourront se procurer des guides et des informations de toutes sortes, telles des cartes recensant les monuments d’époque ou les arbres irradiés. Le tourisme mémoriel est omniprésent, et il a contribué au développement de la ville. Depuis les années 1950, la tendance a toujours été d’accentuer le caractère spectaculaire de la commémoration758. Les monuments de Hiroshima ne sont pas simplement entretenus pour éviter qu’ils ne se dégradent, ils sont mis en valeur par les autorités locales au même titre que d’autres équipements culturels. Les lieux de mémoire ne sont pas isolés du monde, ils dépendent étroitement de l’économie politique et marchande.
Comme l’indique le palmarès ci-dessus, il existe d’autres sites qui incarnent la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. C’est le cas de Chiran, Nagasaki, Kure, où se trouve le muséum consacré au cuirassé Yamato, et bien sûr Itoman à Okinawa. On remarquera que ces villes se trouvent toutes dans le sud du pays. Alors qu’avant guerre la principale destination du tourisme commémoratif se trouvait à l’ouest, à Lüshun (Port-Arthur), le port chinois – aujourd’hui fermé aux visiteurs étrangers759 – a été remplacé par des destinations plus ensoleillées.
L’archipel des Ryūkyū s’étend sur 800 kilomètres au large de la Chine continentale. Tout au sud, l’île de Yonaguni n’est située qu’à 100 kilomètres à l’est de Taiwan. Fin juin 1945, après des combats extrêmement durs qui, d’après les autorités locales, ont fait environ 200 000 morts, dont plus de 100 000 civils760, l’île principale d’Okinawa tomba aux mains des Américains, qui y installèrent un gouvernement militaire ayant pouvoir sur toute la zone. Les Japonais venant des îles principales en furent évacués, tandis que les personnes originaires des Ryūkyū résidant à Honshū, Shikoku ou Kyūshū y furent « rapatriées »761. Les Ryūkyū restèrent sous administration américaine jusqu’en 1972, date à laquelle elles furent restituées au Japon762. Par conséquent, elles ont connu une histoire différente du reste du pays, et la mémoire qui s’y est développée présente une spécificité d’autant plus grande que leur rattachement à l’empire était récent.
Les premiers monuments aux morts sont apparus à Okinawa dès la fin de 1945. Dans les années qui suivirent, un nombre croissant de stèles fut érigé en mémoire des victimes, particulièrement dans le sud de l’île, où les combats avaient été les plus violents. En quinze ans, ce sont au total cent soixante monuments aux morts qui furent construits, dont un certain nombre à l’initiative des départements japonais, qui possèdent chacun leur propre mémorial sur place763. Mais Okinawa n’est pas uniquement un lieu de mémoire pour les Japonais. Pour les Américains aussi les pertes ont été importantes. La bataille d’Okinawa fut même pour eux la plus meurtrière de la guerre du Pacifique entraînant la mort de 12 500 hommes. L’ampleur des pertes et l’éloignement des familles expliquent l’émergence à partir des années 1950 d’un tourisme mémoriel qui constitue l’embryon de l’importante économie touristique de l’actuel département. En 1960, les familles des victimes, qui venaient presque uniquement dans le cadre de voyages organisés, composaient la majorité des 30 000 visiteurs annuels de la région.
L’adoption du dollar en 1958 et l’assouplissement du contrôle des changes au Japon à partir de 1964 stimulèrent l’économie d’Okinawa. Les autorités locales, bien que conscientes de l’importance du tourisme funéraire, voulurent diversifier leur offre : « Il y a des limites aux visites des familles de victimes, et si l’on ne propose à la vente que les “champs de bataille”, le tourisme à Okinawa ne vivra pas longtemps », peut-on lire dans un rapport de 1962764. La végétation ayant repoussé, on convint de développer un tourisme balnéaire. « Il faudrait faire évoluer rapidement l’image d’Okinawa – celle d’une île de champs de bataille, de bases militaires et de manifestations – en un paradis aux lagons bleus, “berceau de l’âme japonaise” », suggère un autre document dix ans plus tard765. Comme l’autre atout d’Okinawa était la présence de la culture américaine, qui procurait aux visiteurs de la métropole un parfum de modernité, l’idée s’imposa de transformer l’île en un « Hawaii japonais766 ». La rétrocession permit la mise en œuvre de cette politique, qui mutila de nouveau les zones côtières.
L’évolution du tourisme n’a pas seulement permis de faire venir un nouveau public, elle correspond aussi à l’apparition d’un autre rapport à la mémoire de la guerre. Aux monuments aux morts ont succédé en effet des édifices plus imposants à vocation liturgique ou historique, comme le Centre de documentation de la préfecture d’Okinawa (1975), le Pavillon pour la paix d’Okinawa (1978) ou le Centre de documentation pour la Paix de Himeyuri (1989). Au fil du temps, la dimension funéraire de la commémoration s’est estompée au profit de discours pédagogiques et moralisateurs.
Le musée qui a remplacé en 2000 le bâtiment de 1975 est aujourd’hui au centre de tout un complexe commémoratif. Chaque année, il accueille autour de 400 000 personnes. En 2007, par exemple, sur un total de 409 000 visiteurs payants, 13 500 venaient du département d’Okinawa, 390 500, des autres régions du Japon, et 5 000, de l’étranger. 245 000 faisaient partie de groupes scolaires767, dont beaucoup se rendent aussi devant le monument aux morts de leur département d’origine, recréant par ce biais un lien plus direct avec le passé. Pour la plupart des visiteurs, le passage sur les lieux où se sont déroulés les combats de la Seconde Guerre mondiale n’est cependant qu’une étape au sein d’un voyage qui comprend de nombreuses autres activités. En raison de sa dimension touristique, ce musée n’échappe pas à une logique de concurrence.
Une des caractéristiques du Centre de documentation pour la paix est le ton ouvertement critique adopté à l’encontre de l’armée impériale, manière de souligner la dette de la métropole à l’égard du département. Il n’existe aucun autre établissement de ce type au Japon mettant en accusation de manière aussi directe et détaillée la cruauté et l’aveuglement des responsables militaires. Parmi les griefs évoqués : l’abandon des civils dans les îles du Pacifique, l’enrôlement d’enfants et de vieillards dans les bataillons de volontaires d’Okinawa, l’incapacité de l’armée à protéger et nourrir les civils lors de la bataille du printemps 1945, la discrimination, voire les sévices subis par les populations locales du fait de leur langue et de leur culture, le massacre des ouvriers coréens présents dans l’île, l’encouragement au suicide collectif, l’abandon ou l’achèvement des blessés. Il en ressort l’impression que l’armée impériale a sacrifié une population qui n’était pas considérée comme tout à fait japonaise. Pourtant, les commentaires laissés sur place ou sur Internet par les visiteurs ne laissent transparaître aucun malaise face à cette présentation de l’histoire. Au contraire, il est répété que le musée et le parc qui l’entoure contribuent à faire prendre conscience de l’horreur de la guerre et de la valeur de la paix. Les souffrances endurées par la population d’Okinawa sont reconnues, ce qui suggère qu’il est plus facile au Japon d’admettre la violence de l’armée lorsque les victimes sont des nationaux que lorsqu’il s’agit d’étrangers. De façon plus large, on peut y voir un effet de la malléabilité du point de vue des Japonais sur la guerre, qui varie sensiblement suivant les situations et les interlocuteurs.
Le musée de Chiran est, lui, dédié à la mémoire des kamikazes. Il attire chaque année entre 700 000 et un million de visiteurs (soit le double du mémorial de Caen). Chiran est une bourgade enclavée du département de Kagoshima, à l’extrême sud de l’île de Kyūshū, région très conservatrice où le PLD recueille généralement les deux tiers des suffrages. Comme plusieurs autres localités de la région, elle comprenait une petite base aérienne qui servit entre avril et juillet 1945 aux forces d’assaut spéciales. Dans les premières années qui suivirent la défaite, le nom de Chiran n’avait aucune portée historique particulière. L’ouverture en 1975 d’un petit musée fut l’une des premières tentatives visant à matérialiser géographiquement le souvenir des kamikazes768. Néanmoins, on peut dire qu’avant l’inauguration en 2000 de l’actuelle Maison de la paix des forces d’assaut spéciales, il n’existait au Japon aucun tourisme de masse autour de cette question historique. Il s’agit donc d’un phénomène récent qui s’inscrit dans le cadre d’une politique de développement local.
Les kamikazes n’ont cependant jamais été oubliés. Pendant des décennies, la mémoire de ces hommes a trouvé à se loger dans des livres et plus particulièrement dans des recueils de lettres qui comptent parmi les best-sellers de l’après-guerre769. Le musée de Chiran, où sont exposées des centaines de feuillets manuscrits, reflète bien l’importance acquise par ces textes. Itatsu Tadamasa, le premier directeur du musée, est un ancien rescapé des escadrons kamikazes. C’est lui qui pendant des années a rassemblé la plupart des documents et objets exposés. Mais il a aussi grandement contribué à orienter les choix muséographiques. Ceux-ci sont très partiaux. Le contexte historique est donné de façon sommaire, l’accent étant surtout mis sur le caractère inexorable du recul des troupes nippones ; la décision de créer les escadrilles kamikazes est présentée comme normale, elle n’est ni critiquée ni même interrogée ; le poids de la propagande, le carcan des formules stéréotypées et, plus généralement, le contexte de production des lettres des pilotes sont peu explicités. À l’inverse, l’approche microhistorique permet de découvrir mille détails émouvants, et les nombreuses armes d’époque, photographies et autres reliques militaires confèrent aux « héros » une forme de présence. De là vient le malaise que suscite la visite de ce musée aux yeux de la plupart des historiens. Comme l’écrit Ian Buruma, qui fut l’un des premiers à faire connaître cet endroit : « Il n’y a aucune raison de penser que les [pilotes] ne croyaient pas à l’exaltation patriotique sur le thème des fleurs de cerisier et du sacrifice, quand bien même tout cela était conventionnel. Tel était d’ailleurs le but : on a fait en sorte qu’ils se réjouissent de leur propre mort. C’est l’exploitation de leur idéalisme de jeunesse qui fait qu’il s’agit d’une entreprise si pernicieuse. Or ce point crucial est aujourd’hui encore complètement occulté par le musée770. » L’image qui y est proposée des attaques suicidaires est donc proche de celle qui fut façonnée pendant la guerre, à savoir que ce sont des gestes nobles et pathétiques. Dans le contexte politique actuel, il s’agit d’un point de vue conservateur très soucieux de vertu morale et de fidélité nationale, comme le suggère par ailleurs la lecture des entretiens d’Itatsu : « Les lycéens en particulier seront avant tout surpris de la qualité d’écriture de ces jeunes gens, qui pour certains avaient le même âge qu’eux quand ils ont disparu. Et, par-delà les années, ils ne pourront manquer d’être touchés par la sincérité qui poussait ces derniers à s’envoler et à se sacrifier entièrement pour leur pays et pour leur famille », explique ce dernier, en critiquant au passage l’« éducation pacifiste » d’après guerre et la Nikkyōso, le principal syndicat d’enseignants771.
Le musée de Chiran est géré par l’agglomération de communes de Minamikyūshū. À l’entrée, on remarque une stèle portant une calligraphie « de la main du Premier ministre Koizumi Jun.ichirō », datée de mai 2004. Celle-ci comprend deux caractères qui signifient « Le summum de la pureté » (shijun), signe clair de l’adhésion de Koizumi à cette image des kamikazes. Ce lieu se présente donc comme un musée municipal qui a reçu le soutien de la plus haute autorité de l’État, l’empereur mis à part. Deux musées publics, comme ceux d’Okinawa et de Chiran, peuvent donc proposer des regards sur la guerre radicalement différents. Les logiques locales, mélange d’intérêts politiques et économiques, l’emportent sur la cohérence nationale. Les Japonais sont ballottés entre des récits opposés par rapport auxquels il leur est d’autant plus difficile de prendre du recul qu’ils ont l’aval des autorités publiques. On trouve certes sur des blogs des avis critiques sur les musées historiques, mais, dans l’ensemble, le public est enclin à se laisser prendre par les documents, récits et reconstitutions où le pathétique domine, a fortiori aujourd’hui où la découverte de l’histoire est en concurrence avec d’autres activités touristiques. Dans ce contexte, à la polarisation politique qui a dominé la mémoire japonaise jusque dans les années 1980 tend à se substituer un modèle où se superposent des représentations historiques contraires. Beaucoup de Japonais aujourd’hui sont à la fois parfaitement conscients du caractère violent et agressif des armées impériales entre 1937 et 1945, et persuadés que le pays est ressorti victime de la guerre. Il y a un côté Janus dans la mémoire nippone. Le risque pour un Occidental est de n’en voir qu’une seule face. Et, quand on perçoit les deux, il est tentant de les interpréter comme un signe de duplicité. Or il faut accepter telle quelle l’existence de cette complexité, car elle est au fondement du sentiment pacifiste qui anime la majorité des Japonais si l’on en juge par le fait que l’article 9 de la Constitution n’a toujours pas été abrogé ou modifié, même s’il pourrait l’être bientôt.