Peur et destruction
La menace venue du ciel
La première attaque aérienne menée par les Américains sur Tōkyō eut lieu le 18 avril 1942 (raid Doolittle). À partir de cette date, le gouvernement multiplia les avertissements à l’adresse de la population : « Les appareils ennemis arriveront tôt ou tard341 ! » titre un magazine illustré en décembre de la même année. L’approche des troupes américaines fut vécue telle l’arrivée inexorable d’une déferlante. À l’inverse, les attaques menées par l’armée allemande sur Londres en 1940 et sur la Russie en 1941, la prise de Singapour en 1942 par l’armée japonaise, le bombardement de Caen en 1944 par l’aviation alliée, ont en commun d’avoir frappé des populations civiles relativement peu préparées. Il existait certes à Londres fin août 1940 un certain nombre d’abris antiaériens, mais il fallut dès le mois suivant en construire d’urgence de nouveaux face à la violence des assauts de la Luftwaffe. Les Japonais, eux, tout comme les Allemands, ont eu plusieurs années pour se préparer aux destructions massives. Ce « facteur temps » est essentiel, car il a conféré un sens particulier à l’effort de résistance, à la défaite et à la reconstruction qui s’ensuivit, qu’elle soit physique ou psychologique.
Les stratèges comme le grand public savaient depuis longtemps que le pays était vulnérable aux attaques aériennes. La Capitale impériale sous les bombardements est un roman d’anticipation d’Unno Jūza publié en 1932 : « Dans une ville comme Tōkyō, peut-on y lire, il suffit que des bombardiers ennemis arrivent et lâchent quelque cinq tonnes de bombes et tout sera réduit en cendres comme lors du grand tremblement de terre342. » L’histoire, que l’auteur situe entre 1935 et 1944, décrit une série d’attaques aériennes menées par les États-Unis d’Amérique contre le Japon devenu « le maître des peuples d’Asie de l’Est343 », ainsi que les débuts de la « grande bataille navale du Pacifique344 ». Elle évoque la peur de la guerre, les hurlements des sirènes, l’utilisation des masques à gaz, les réfugiés qui s’entassent dans le métro, les « colonnes de feu345 », l’inanité des services de secours, les cadavres jonchant les rues de Shinjuku et, finalement, la formation de « bataillons de volontaires346 ». Mais elle mentionne aussi la menace soviétique, tandis que l’issue du conflit est laissée dans le vague. À l'exception des bombes atomiques, elle donne dans le désordre les principaux ingrédients de la guerre du Pacifique.
L’année suivante, en 1933, un spécialiste des questions aéronautiques proposait dans le magazine d’information populaire La Réforme une analyse complète du sujet. L’auteur souligne que les points faibles de l’archipel sont, d’une part, la concentration de la population au sein de quatre grands foyers urbains (Tōkyō-Yokohama, Nagoya, Kōbe-Ōsaka-Kyōto, le bassin industriel du nord de Kyūshū), d’autre part, un habitat essentiellement en bois, matériau hautement inflammable. « La situation est telle, écrit-il, que du sang clair jaillira partout où l’on frappera, il est donc normal que notre sensibilité à l’égard des bombardements aériens soit exacerbée ; pour se faire une idée de la catastrophe, il n’est qu’à penser à la situation que nous avons connue lors du grand tremblement de terre du Kantō347. » Ayant à l’esprit la menace soviétique et chinoise, il préconise un rapprochement avec les Américains dans le but de renforcer la défense nationale348. Toutefois, l’anticipation des bombardements ne se limitait pas à la fiction et aux discours d’experts. Très concrètement, l’armée organisa dès cette époque de grands exercices de lutte antiaérienne, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur et les associations d’anciens combattants. Ceux-ci pouvaient durer deux ou trois jours, le point d’orgue étant l’extinction totale des lumières pendant la nuit. Ils débutèrent en 1931 dans l’agglomération de Kitakyūshū, en 1933 dans le Kantō, en 1934 à Ōsaka (fig. 15). Ils impliquèrent une grande partie de la population urbaine, qui fut à cette occasion organisée en sections anti-incendie, dispositif pionnier dans la perspective du grand mouvement de contrôle social des années de guerre349.
15. « La défense du ciel :
exercices de défense aérienne du 17 juillet 1932. »
Affiche du département de Hyōgo, 1932.
Sans doute qu’aucun peuple à cette époque ne fut davantage sensibilisé que les Japonais au risque d’attaques aériennes. Il y avait dans les grandes villes de la métropole une peur des bombardements réelle et profondément ancrée. De leur côté, les ennemis potentiels du Japon avaient eux aussi conscience que sa géographie fragilisait l’archipel350. « On a beaucoup parlé, écrit ainsi en 1934 un spécialiste dans la célèbre revue américaine Foreign Affairs, de la vulnérabilité des villes japonaises, construites de bois et de papier. Il est révélateur toutefois que le danger d’une stratégie incendiaire par les airs, qui, depuis, a été si largement traitée par tous les écrivains jouant sur l’horreur de la guerre moderne, fut à l’origine mis en avant par les Japonais dans le seul but d’accroître leur budget militaire351. » Tout le monde connaissait donc le problème, mais les spécialistes américains considéraient que le Japon l’amplifiait à dessein pour justifier la hausse de ses dépenses d’armement. Les faits leur donneront en partie raison. Les Japonais développèrent en effet une aviation puissante et oublièrent leurs propres angoisses quand ils se mirent à bombarder lourdement les villes chinoises, notamment Canton en 1937-1938, et plus encore Chongqing entre 1939 et 1943, deux épisodes meurtriers largement couverts par la presse internationale qui contribuèrent à banaliser une stratégie dont ils redoutaient pourtant l’emploi à leur encontre. On rappellera aussi que l’aviation servit à l’armée japonaise pour larguer des armes chimiques et bactériologiques. Le drame des bombardements de 1944-1945 a donc non seulement été largement anticipé par le Japon, mais son anticipation même a joué un rôle significatif dans la militarisation du pays et dans son agressivité diplomatique. En effet, dès 1933, une partie des élites considérait qu’il fallait absolument prendre les devants, le pays étant incapable de faire face à une attaque par les airs : « Le premier principe d’une bataille anti-aérienne, écrivait un journaliste dans un article resté célèbre, c’est de repousser les bombardements avant même qu’ils ne se produisent352. » Afin de limiter toute possibilité d’attaque aérienne, le Japon devait donc constituer autour de lui un large périmètre de sécurité, dont la Chine faisait évidemment partie. Parmi les causes de la guerre, il n’est pas possible d’oublier le rôle du catastrophisme, qui tient, d’une part, au souvenir du séisme de 1923, d’autre part, à la manipulation de l’angoisse par les médias et les autorités à des fins commerciales et politiques.
La première loi sur la défense aérienne date d’avril 1937, trois mois avant le début de l’offensive en Chine. Elle fut révisée et étendue à la veille de Pearl Harbor, en novembre 1941, puis de nouveau en octobre 1943353. Durant toute la période, se sont succédé de grandes campagnes d’information sur le sujet, par voie de presse ou d’affichage, mais aussi à travers des supports variés, comme de la vaisselle ou des jouets. Les vêtements pare-feu, tels les chaperons en coton matelassé pour les femmes et les enfants, les masques à gaz, les abris antiaériens, les baquets ou les lances à incendie, étaient omniprésents dans les médias et ont profondément marqué l’imaginaire de l’époque. À partir de 1943, il fut décidé que les civils devaient suivre de façon régulière des périodes d’entraînement de trois jours. Or, malgré une prise de conscience très précoce du danger, un dispositif réglementaire régulièrement réactualisé et un très important effort sur le plan humain, le système de protection antiaérien et anti-incendie se révéla complètement insuffisant. Comme le note sèchement une étude récente : « Les exercices de protection antiaérienne qui se sont déroulés sur quinze ans à partir de 1931 n’ont quasiment servi à rien354. » Ils furent même néfastes, dans la mesure où la doctrine était d’essayer d’éteindre les feux à tout prix, alors que de nombreuses vies auraient été épargnées si la fuite avait été encouragée355. Certains, à l’époque, en avaient d’ailleurs conscience : « Tout cela est complètement formel. On sent certes que c’est nécessaire, mais quand on y est, on est ridicule. On se dit tous : “Quand on y sera, ça servira à rien !”, mais on l’accepte avec fatalité356 », écrit un journaliste dans son carnet personnel.
Il est vraisemblable que l’intensité des attaques américaines fut telle qu’aucun dispositif n’aurait pu sauver les grandes villes, cependant il est clair que les autorités, davantage que la protection civile, avaient en tête le contrôle psychologique de la population. À travers des exercices réguliers, des mesures « positives » de lutte anti-incendie, une valorisation du sacrifice, l’armée et le gouvernement ont maintenu l’idée d’une nation parfaitement déterminée et solidaire dans le combat. Comme le rapporte Miyamoto Yuriko en 1947 : « L’entraînement antiaérien n’avait d’antiaérien que le nom, ce n’était qu’une manière déguisée de renforcer l’esprit de cohésion357. » La peur des bombardements fut une arme dans les mains des militaires et du gouvernement. La même logique régit le dispositif d’évacuation des centres urbains. L’objectif, comme on peut le voir dans les journaux, était de transformer les cités en « villes imbrûlables », avec le béton comme matériau de base (notons que cette politique fut poursuivie après 1945)358. C’est pourquoi les personnes âgées et les enfants furent mis à l’abri dans les campagnes à partir de la fin de 1943, afin que les actifs n’aient pas à s’occuper d’eux en cas d’attaque et puissent se consacrer à leur tâche359. Le but des évacuations n’était pas la protection des individus, mais la poursuite efficace de la guerre.
L’évolution du conflit en Europe fut l’un des vecteurs d’information sur la puissance de frappe des Alliés. À partir du 6 juin 1944, la progression de l’« armée ennemie » contre l’Allemagne fut suivie par la presse au jour le jour. Bien que le discours des journalistes fût aussi positif que possible, s’y dessinaient les contours de la chute du troisième Reich, comme dans ce titre du 27 juin : « De lourdes pertes dans l’armée ennemie. L’armée allemande lutte avec acharnement. Cherbourg a fini par tomber360. » De même, le « retrait » des Allemands de Paris et les bombardements alliés outre-Rhin constituèrent un avertissement pour la population japonaise. Les nouvelles filmées mentionnent ainsi en octobre 1944 le bombardement de Berlin, par vagues « de 1 000 à 2 000 appareils361 ». À travers l’exemple de la résistance allemande, c’est tout le peuple japonais qu’il s’agissait de préparer à se battre jusqu’au bout.
Rien n’était toutefois plus angoissant pour la population que l’évidence du recul inexorable des armées impériales en Chine et dans le Pacifique. Tout particulièrement, la bataille de Saipan, qui se déroulait parallèlement aux opérations en Normandie, fit comprendre que la menace était imminente : « Les assauts des appareils ennemis se multiplient362 », prévient l’Asahi. L’arrivée des B-29 fut par conséquent précédée de très nombreux articles dont le but était d’exhorter le peuple à l’effort, mais qui provoquèrent aussi un profond sentiment d’angoisse. D’autant que les médias japonais n’ont pas attendu 1945 pour dénoncer les bombardements « aveugles » ou « indiscriminés » de l’aviation américaine. Ces expressions sont en effet présentes dès 1942363. Il est certain que la peur des bombardements a contribué au succès de la mobilisation totale et à l’adoption d’une stratégie de résistance acharnée. Laquelle, en retour, a poussé les Alliés à opérer par bombardements massifs. Bombardements et résistance acharnée sont comme deux personnages opposés et interdépendants d’une tragédie historique. L’arrivée de vagues de B-29 au-dessus de Honshū à partir de 1944 en est le dernier acte. Tout comme la connaissance de l’oracle a joué un rôle décisif dans le malheur d’Œdipe, la conscience de leur vulnérabilité a entraîné les Japonais dans une spirale négative aboutissant précisément à la destruction tant redoutée.
Ce phénomène est surtout important quand on se place du point de vue subjectif des individus qui ont vécu ces événements : les premières destructions d’envergure confirmèrent en effet de façon rétrospective que le pays était vulnérable ; que le diagnostic des années 1930 était le bon ; que la stratégie d’expansion territoriale avait été légitime, même si elle n’avait pas suffi à protéger le pays. Il y avait donc une logique inexorable à la tournure des événements : le pays avait tout fait pour repousser son destin, mais ne pouvait se soustraire à la ruine, conformément au modèle du héros tragique si couramment exalté dans la culture nationale. Autrement dit, tout était déjà en place au niveau de l’imaginaire pour qu’émerge l’idée que la nation était une victime de la guerre.
Les opérations kamikazes
Le terme kamikaze désigne par convention toutes les unités formées par les armées japonaises entre l’été 1944 et août 1945 pour effectuer des missions sans retour. Mais il ne s’agissait à l’origine que du nom d’usage d’une des premières d’entre elles, en l’occurrence une escadrille de l’aéronavale qui effectua sa première sortie de combat le 21 octobre 1944. Chaque unité avait un nom spécifique à valeur symbolique, comme Mitate (Bouclier auguste), Kikusui (Chrysanthème dans l’eau) ou Yasukuni (Pays apaisé). La marine fut l’initiatrice de cette tactique, que l’armée de terre reprit quelques semaines plus tard. La plupart des « forces d’assaut spéciales » (tokkōtai), pour reprendre la terminologie militaire, opérèrent avec des avions légers, mais certaines utilisaient des mini-sous-marins, des vedettes rapides ou simplement des scaphandres. Si l’efficacité de ces dernières fut faible, voire très faible, en revanche les attaques aériennes des bâtiments alliés, au large des Philippines et d’Okinawa principalement, connurent un certain succès : une cinquantaine de bâtiments américains et anglais furent coulés ou mis hors d’état ; environ 4 900 marins furent tués et 4 800 autres, blessés. Côté japonais, le nombre de morts en opération et en exercice s’élèverait à 2 531 pour la marine et à 1 417 pour l’armée de terre (auxquels il faut ajouter environ 10 000 hommes décédés dans les unités opérant avec d’autres moyens d’action). Comparé au ratio global entre les pertes japonaises et les pertes américaines au cours de la guerre du Pacifique (sans compter les civils), qui se situe autour de 1/14, les opérations kamikazes n’ont pas été complètement inefficaces.
Toutefois, bien qu’il soit important de restituer une certaine rationalité tactique à ces missions, on ne peut comprendre la logique qui prévalut au moment de leur création que si l’on perçoit qu’elles avaient avant tout un rôle de propagande. Elles furent en effet très largement médiatisées, et les informations données sur leur localisation, les matériels utilisés ou les techniques de combat tranchent avec la prudence et l’opacité qui prévalaient jusqu’alors. Il y avait aux yeux des autorités nippones deux cibles visées : le peuple japonais d’une part, les Américains de l’autre. La doctrine en vigueur à Tōkyō postulait que ces derniers étaient psychologiquement fragiles. Leur montrer à travers des opérations spectaculaires une détermination absolue pouvait les faire hésiter à mener la guerre jusqu’au bout, et constituer par conséquent un élément propre à permettre l’ouverture de négociations. De fait, les premières grandes offensives kamikazes constituèrent un choc pour les soldats américains. D’ailleurs, ce n’est que dans les derniers mois du conflit, à partir de fin mai, début juin 1945, que le New York Times ou Life les rendirent célèbres, à une date donc où la victoire était acquise. Les responsables de l’information aux États-Unis étaient sensibles à l’impact que ces opérations pouvaient avoir sur le moral des citoyens, et firent en sorte d’en limiter les effets364.
Le peuple japonais était l’autre destinataire de l’opération. Les missions kamikazes firent l’objet d’une publicité très importante : chaque départ d’un groupe de pilotes fut l’occasion d’une campagne d’information spécifique. Sur l’ensemble de la période comprise entre la fin d’octobre 1944 et la fin de la guerre, elles constituèrent non seulement le sujet le plus récurrent dans les médias, mais aussi le plus spectaculaire en raison du traitement emphatique qui leur était accordé. Elles firent la une des grands quotidiens nationaux à maintes reprises, et furent abondamment couvertes par la radio et les informations cinématographiques. Les Nouvelles du Japon traitèrent cette question dans 14 de leurs 23 dernières éditions, particulièrement entre novembre 1944 et janvier 1945, puis entre avril et juillet 1945. De nombreuses salles de cinéma ont certes cessé de fonctionner dans les derniers mois de la guerre, mais jusqu’en février 1945 elles étaient encore pour la plupart ouvertes365. L’immense majorité des citoyens ont donc été informés en images et en temps réel des opérations kamikazes, et tout fut mis en place pour leur conférer une dimension exceptionnelle. En revanche, les divers cas – pourtant relativement nombreux – où des pilotes firent défection ou rentrèrent à la base furent soigneusement cachés, et la violence qui s’exerça sur ces derniers, davantage encore366.
Les reportages étaient construits autour de scènes récurrentes dont l’ordre est généralement le suivant : libation de saké, adresse patriotique d’un officier supérieur aux pilotes, départ en courant de ces derniers vers leurs appareils (ou simplement montée à bord), adieux adressés au moment du décollage par le personnel de la base aligné au bord de la piste, suivi des avions dans le ciel et disparition hors du champ de la caméra. En fond sonore se retrouve la mélodie lente et pathétique de Si je vais en mer, un hymne patriotique célébrant la mort pour l’empereur que la radio diffusait très régulièrement367. Dans les journaux et magazines, le traitement de l’information était légèrement différent. Sur le plan iconographique, l’accent était mis sur les portraits, tandis qu’une place importante était réservée aux dernières lettres laissées par les jeunes pilotes. Quelque chose de l’ordre d’une « trace » y était sensible. Les publications papier possédaient une dimension funèbre que les films n’avaient pas (fig. 16).
16. « L’esprit du deuxième bataillon des forces spéciales. »
sans retour précédant les opérations kamikazes,
Photographies de soldats morts dans des attaques Dōmei gurafu, 7 mai 1943.
Le commandement militaire impérial n’a pas inventé ce type d’opérations, il n’a eu qu’à puiser dans la littérature. L’acceptation de la mort au combat est en effet l’un des motifs de base de la tradition épique japonaise depuis le Dit des Heike. Il se retrouve à la plupart des époques, sous une forme esthétisée, tant dans des œuvres populaires que dans des formes plus raffinées. Il occupe aussi une place non négligeable dans les arts plastiques et joua un rôle important dans l’éducation. Ainsi Engelbert Kaempfer (1651-1716), après son séjour à Nagasaki entre 1690 et 1692, notait-il déjà à propos des Japonais : « Quand ils sont en état d’aller à l’école, on ne leur donne guère d’autre livre à copier que les lettres qui leur restent encore de leurs héros, avec les histoires de ceux qui se sont donné la mort eux-mêmes : action que les Japonais estiment noble et héroïque. Par ces moyens, le courage, la résolution et le mépris de la vie peuvent prendre place dans ces jeunes âmes dès l’âge le plus tendre368. » La littérature épique et les idéaux à connotation bouddhique qu’elle véhicule – importance de la pureté du cœur malgré la conscience de la vanité du monde – étaient non seulement toujours vivants dans les années 1930-1940, mais faisaient l’objet d’un important regain d’attention. Ils constituent l’arrière-plan culturel des opérations kamikazes.
Pourtant, ces dernières ne sont pas que l’expression de la puissance d’un schéma culturel. L’État moderne et les armées en particulier ont trouvé depuis l’ère Meiji un intérêt conjoncturel à exalter cet aspect de la littérature et des arts pour en faire une valeur nationale. On le voit à travers le Rescrit aux soldats et plusieurs autres textes destinés aux militaires. La valorisation du sacrifice fut l’un des principaux outils de contrôle des troupes engagées au front, et la mort qui s’ensuivait suscitait en retour une émotion soudant la nation autour de ses armées. Pour les responsables militaires et politiques, le bénéfice était considérable. Il l’était encore davantage fin 1944, alors qu’il s’agissait, en prévision du débarquement allié, de préparer le peuple à une lutte acharnée au cœur même du territoire national pour sauver le système impérial. Un document de la police spéciale, daté du mois d’avril 1945, mentionne ainsi la création de « forces d’assaut spéciales des villages agricoles », ce qui montre que l’expression Ichioku tokkō, que l’on peut rendre par « Nous sommes tous des kamikazes369 ! », n’était pas uniquement un slogan : le pouvoir avait véritablement dans l’idée d’étendre la tactique des attaques suicide à certains bataillons de volontaires citoyens370. Les missions suicide sont le prolongement logique des assauts désespérés au cours desquels des unités entières ont été décimées, que ce soit aux Aléoutiennes, aux Philippines ou dans le Pacifique Sud. L’armée avait en effet comme doctrine d’empêcher la reddition de ses hommes ; elle les formait en conséquence et censurait toute information sur les cas de défection. Toutefois, les missions des forces d’assaut spéciales sont différentes dans le sens où elles ont été planifiées et avaient vocation à être généralisées afin de protéger le système impérial. D’ailleurs, l’empereur lui-même intervint pour encourager les volontaires : « Les appareils qui se sont projetés sur leur cible ont été formidables et ont recueilli des succès considérables. Je les félicite d’avoir offert leur vie à la nation371 », dit un message lu en son nom à l’occasion d’une des premières missions. Comme l’écrit John Hersey dès juillet 1945 : « Le suicide comme technique militaire en situation de désespoir n’a rien de nouveau. […] Mais les Japonais ont fait quelque chose qu’aucune nation dans le monde n’aurait été capable de faire. Ils ont systématisé le suicide372. » Les opérations kamikazes sont avant tout l’expression d’un régime en situation de crise qui, face à la menace que fait peser sur lui l’imminence de la défaite, cherche par tous les moyens à maintenir son autorité et son contrôle, quitte à conduire le pays à la ruine.
Le suicide et le sens de l’histoire
Sur une affichette diffusée à Hiroshima fin 1944 par l’Association de soutien au Trône, on pouvait lire : « Objets métalliques, collecte dans les familles. Donnez à la collecte ! La grande contribution du front de l’arrière ! Répondez au glorieux sacrifice des forces d’assaut spéciales kamikazes ! Contribuons grâce aux collectes à augmenter la production373 ! » Lancée par décret en septembre 1941, trois mois avant l’attaque de Pearl Harbor, la récupération des métaux et des produits utiles à la défense nationale s’intensifia progressivement jusqu’en 1945, date à laquelle même les objets en aluminium (boîtes à repas, cuillères) furent réquisitionnés. De larges campagnes de presse expliquaient aux femmes comment remplacer les fers à repasser par des fers en céramique, ou les boutons métalliques par des boutons en bois. Les grosses cloches des temples bouddhiques et les portiques en bronze (kanadorii) des sanctuaires shintō furent fondus par milliers. Cette politique s’appliqua avec force particulièrement en Corée et à Taiwan.
Depuis 1943, l’empereur et le haut commandement militaire japonais savaient qu’il n’était pas question de défaire militairement les Américains, mais ils considéraient qu’il leur fallait poursuivre une stratégie de guerre totale s’ils voulaient avoir une chance que ces derniers se lassent et leur offrent une sortie honorable. Telle est la logique qui détermina leur stratégie jusqu’au-boutiste et qui les poussa à faire adopter des mesures de mobilisation toujours plus exceptionnelles : mobilisation des étudiants de lettres, baisse à 19 ans de l’âge de conscription, possibilité de mobilisation dès 17 ans en 1944, puis 15 en 1945, date à laquelle les femmes de 17 à 40 ans furent elles aussi susceptibles d’être mobilisées.
C’est dans ce contexte que fut lancé en mai 1943 un plan exceptionnel de récupération des statues en bronze et autres monuments. Le but de cette opération était d’obtenir des métaux précieux pour l’industrie militaire, mais il s’agissait aussi et peut-être surtout d’exalter le sens du sacrifice au sein de la population. Si les héros du passé pouvaient faire don de leur corps à la nation, comment un simple individu pourrait-il ne pas le faire ? Quelques mois plus tard, la commission chargée de ce dossier rendit son rapport, dans lequel étaient répertoriées 9 236 statues en bronze à travers l’empire. Parmi celles-ci, 8 344 furent « considérées comme pouvant, sans hésitation, être récupérées » ; 613 furent « considérées comme pouvant, éventuellement, être récupérées ». Seules 279 pièces furent jugées trop importantes pour être détruites, soit parce qu’elles avaient trait à la famille impériale, soit parce qu’elles avaient une dimension religieuse ou artistique exceptionnelle374. Bien qu’on ne sache pas exactement combien d’œuvres furent effectivement fondues, la plupart furent descellées, généralement en présence des autorités politiques et religieuses, et avec compte rendu dans les journaux. Rien de ce que le Japon entreprit entre 1943 et 1945 dans le cadre de la guerre totale ne doit être compris dans un sens strictement économique ou fonctionnel ; il y avait toujours à l’œuvre une dimension de mobilisation spirituelle.
Le choix effectué par les autorités est révélateur de l’idéologie de l’époque. Les œuvres représentant des entrepreneurs, des savants, des artistes, furent détruites, ainsi que la plupart de celles figurant des hommes politiques de l’ère Meiji, sans épargner les plus importants, d’Itō Hirobumi (1841-1909) à Itagaki Taisuke (1837-1919) en passant par Okuma Shigenobu (1838-1922)375. Les héros de la guerre russo-japonaise subirent le même sort. Qu’ils aient été considérés comme des « divinités militaires », à l’instar du général Nogi (1849-1912), n’y changea rien376. Enfin, les plus grandes figures historiques furent elles aussi mises à contribution, à commencer par Toyotomi Hideyoshi (c.1537-1598) et Tokugawa Ieyasu (1543-1616)377. En revanche, les monuments représentant les membres de la famille de l’empereur ou des personnages liés au culte impérial furent préservés (on notera au passage qu’il n’existait pas de sculpture à l’effigie de Hirohito). Cette campagne de destruction des monuments fut donc l’occasion d’une grande mise en scène du sacrifice du peuple pour les besoins de la guerre ; mais elle a aussi eu pour conséquence de modifier durablement le récit national dans l’espace public, réduisant l’histoire au seul prisme de la logique impériale. On notera enfin que, lorsque les Coréens, les Mandchous et les Taiwanais furent libérés des Japonais, en 1945, certaines des statues emblématiques de la férule nippone avaient déjà disparu, comme à Taipei celle de l’ancien gouverneur Gotō Shinpei (1857-1929), déboulonnée en 1944378.
Au cours de la période de la guerre, plusieurs expressions imagées ont successivement été employées pour désigner les actions militaires impliquant le sacrifice des soldats. La première est nikudan, qu’on traduit aujourd’hui par « bombe humaine », mais qui signifie littéralement « projectile de chair ». Il ne s’agit pas d’une expression ancienne. Elle aurait été forgée par un officier de l’armée de terre, Sakurai Tadayoshi (1879-1965), au cours de la guerre russo-japonaise. Gravement blessé en août 1904 lors du siège de Port-Arthur, ce dernier tomba après plusieurs actions héroïques, mais il aurait repris connaissance alors que son corps était emporté pour être incinéré. Deux ans plus tard, il publia, sous le titre de Nikudan, un livre relatant son expérience, qui devint l’un des grands succès de l’édition japonaise du premier quart du xxe siècle et fut traduit dans plusieurs langues, dont le français en 1913379. Par conséquent, lorsque cette expression fut reprise en 1932 pour illustrer, comme nous l’avons vu, le geste héroïque de trois soldats morts lors la bataille de Shanghai, elle n’avait pas de connotation suicidaire à proprement parler. D’ailleurs, son inventeur était non seulement vivant, mais célèbre. Ce terme fut par la suite largement employé dans la presse, comme synonyme de héros. Il désigne de façon large les « soldats qui sont prêts à donner leur vie », pour reprendre une expression française : « Le Japon actuel a construit dans les territoires à l’étranger une forteresse incomparablement puissante grâce à ses nikudan. Quelles que soient les raisons auxquelles on attribue la paix en métropole, les Japonais doivent remercier ces derniers380 », écrit par exemple en 1938 Nakazato Kaizan, un romancier populaire.
À partir de la fin des années 1930 se répandit l’expression taiatari, qui, progressivement, supplanta la précédente. « Une fin terrible ! Un Aigle des mers [un pilote de chasse] fait taiatari. Il attaque en utilisant son appareil comme une bombe », peut-on lire en première page du Asahi le 27 février 1942. Taiatari est un terme qui vient de l’art du sabre et veut dire : « frappe avec le corps ». Il désigne l’action d’abaisser sa garde et de bousculer par surprise son adversaire, pour mieux ensuite porter son coup. Il s’agit donc d’une expression moins crue que « projectile de chair ». Elle est en outre liée dans l’imaginaire à la classe des guerriers et à l’histoire nationale.
La troisième et dernière expression est bien sûr kamikaze (ou shinpū en lecture sino-japonaise)381. L’origine de ce mot remonte aux Annales du Japon (viiie siècle). Il y désigne un « vent divin » qui souffle sur le sanctuaire d’Ise. Mais ce n’est qu’au cours de l’époque d’Edo qu’il fut popularisé, notamment par les historiens de l’école de Mito, pour évoquer des tempêtes, quelque peu légendaires, qui auraient bloqué les armées mongoles sur les côtes du Japon lors de leurs tentatives de conquête de l’archipel, au xiiie siècle. Kamikaze est donc un terme poétique tiré de la mythologie qui possédait une forte charge romantique et qui a été abondamment utilisé à partir des années 1930 pour signifier de façon métaphorique la solidité de la défense nationale. C’est en octobre 1944 que la presse commença à l’utiliser en référence à des opérations sans retour, parallèlement à taiatari et à d’autres expressions poétiques. Il venait en effet d’être retenu par la marine pour baptiser la première escadrille aérienne spécialisée dans ce type de missions.
En l’espace d’une quinzaine d’années, on est donc passé d’un mot accrocheur, nouveau, sensationnaliste, à des termes poétiques et historiquement connotés. Dans le même temps, on observe que les opérations auxquelles ces mots se rapportent ont changé d’échelle : de ponctuelles et extraordinaires au début des années 1930, elles sont en 1944-1945 organisées, planifiées, et des milliers d’hommes y participent. Autrement dit, il y eut un mouvement d’abstraction, de spiritualisation et de mythification de la guerre proportionnel au déchaînement de la violence. Il s’agit d’un phénomène bien connu, mais il est ici particulièrement marqué.
À partir de 1944, les principaux organes de la nation, qu’il s’agisse des armées, du gouvernement, de la presse ou des associations patriotiques, étaient engagés dans un processus concourant à exhorter le peuple à un effort spirituel accru, à un mépris des contrariétés physiques et matérielles, à une acceptation de la mort : « Tous les matins, nos cœurs doivent se préparer à mourir », assène le penseur confucéen Yasuoka Masahiro quelques semaines avant la mise sur pied des escadrilles kamikazes et des premiers bombardements intensifs sur l’archipel382. « Quand bien même sans interruption continueraient de venir / Encore et encore les ennemis par centaines de milliers / Il est dit qu’à la fin nous vaincrons. / C’est maintenant au tour de nos frères [de se sacrifier] / Que vienne bientôt le jour où ce sera le nôtre383 ! » écrit quant à lui Takamura Kōtarō dans un poème publié en avril 1945. Ces appels n’avaient cependant pas uniquement pour but de produire un effet sur les foules, ils avaient aussi une dimension incantatoire. La répétition des formules sur l’abnégation, la pureté et la solidarité du peuple était comme un appel aux dieux. Ce qui est à mettre en parallèle avec les innombrables célébrations, rites de purification ou cérémonies d’offrandes religieuses dont les médias faisaient alors amplement état.
Cette dimension fut d’autant plus importante qu’on avait conscience qu’au cas où les dieux n’abonderaient pas dans le sens espéré, une telle attitude aurait, malgré tout, une valeur historique déterminante. Les générations à venir ne pourraient rester insensibles aux efforts entrepris et seraient amenées à en perpétuer le souvenir. Les opérations kamikazes constituent l’acmé de cette logique. Elles furent certes des actes de guerre et de propagande, mais elles participaient aussi d’un vaste rituel historico-magique, caractère qui ne fit que s’accroître avec l’imminence de la défaite. Fut en effet adopté à cette occasion tout un cérémoniel (rédaction de lettres et messages d’adieu, banquet funéraire en habit de deuil blanc, libations, récupération des phanères, discours de l’encadrement militaire, remise de bandeaux frontaux ou hachimaki, accompagnement et salut par les militaires et civils, films et photographies, articles dans la presse, enregistrement des âmes au Yasukuni) qui n’existait pas, ou seulement à une échelle bien moindre, dans le cadre du fonctionnement ordinaire des bases. Les missions kamikazes ont eu une fonction sacrificielle dont il faut bien mesurer l’importance. Néanmoins, on peut considérer qu’il s’est surtout agi de contraindre ainsi l’écriture de l’histoire, d’obliger le futur à rapprocher le présent des grands récits tragiques de la littérature, et de conférer par là une valeur positive à la défaite. Comme l’écrit Maurice Pinguet : « On ne se flattait plus de gagner la guerre en décourageant l’ennemi, ni de décimer une flotte de débarquement, ni même de retarder l’invasion du sol national. Mais il fallait que le sacrifice persistât dans la détresse générale, comme une flamme fixant les regards, pour la gloire du Grand Japon à l’agonie384. »
Le remarquable niveau d’éducation des pilotes, recrutés pour beaucoup parmi les étudiants des universités, tend à confirmer l’importance de la conscience historique dans la mise en œuvre des opérations suicide. « Ces jeunes hommes étaient exceptionnellement bien formés, et ils consacraient l’essentiel de leurs journées à la lecture et à l’écriture385. » Un certain nombre avaient lu Marx, Nietzsche ou Romain Rolland386, et, à l’instar de la plupart des hauts responsables de l’armée, ils étaient à la fois cultivés et ouverts sur le monde. Cependant, cette conscience du jugement des générations futures était aussi conscience de la nécessité de leur propre disparition, pour certains à cause de l’emballement du patriotisme et de la machine de guerre, pour d’autres parce que telle était l’exigence de leur idéal. Une page devait se tourner, et leur vie avec elle. « Père, mère, je ne regrette rien. Je suis plein de joie de pouvoir mourir glorieusement pour le pays », écrit un pilote, pour aussitôt ajouter : « Ayant eu l’honneur suprême pour un militaire d’avoir été l’un des membres des forces d’assaut spéciales, je vivrai dorénavant dans la loi éternelle [de la patrie]387. » Mourir physiquement pour faire vivre la conscience nationale. L’importance accordée à une version mythique de l’histoire a paradoxalement conduit à une exaltation lyrique de la mort au présent. Une telle sensibilité n’est évidemment pas propre au Japon. Mais elle s’y est manifestée avec particulièrement de force, d’autant que la dimension esthétique y était très affirmée. « Je sais que c’est sentimental, mais quitte à mourir, autant mourir en beauté388 », écrivait un futur pilote dès 1940.
Les missions sans retour avaient une beauté morale pour la grande majorité des pilotes. Mais elles étaient aussi conçues pour avoir une beauté plastique. Les pilotes étaient encouragés à écrire des poèmes au pinceau sur des drapeaux ou des feuilles de papier. Les différentes cérémonies précédant le départ, mêlant traditions militaires et religieuses, étaient organisées avec un grand souci formel. On remarque aussi à plusieurs reprises dans les films et photographies la présence de fleurs de cerisiers ou de chrysanthèmes389, de même que des enfants, des jeunes femmes, voire des poupées ou des animaux, tout un environnement susceptible de provoquer l’émotion chez le spectateur. Enfin, les avions et les aviateurs avaient à l’époque une grande puissance spectaculaire. Les opérations kamikazes ont donné lieu au déploiement d’une esthétique de la disparition et de la volonté triomphante. Il ne s’agissait pas uniquement de missions de guerre, mais aussi d’un spectacle, d’une théâtralisation de la défaite, caractère qui fut renforcé par la diffusion en temps réel de récits, de spectacles ou de peintures prenant ce sujet pour thème390. C’était une catastrophe au sens de la tragédie grecque. Toutefois, leur ampleur et le souci qui les anime de peser sur l’écriture à venir de l’histoire leur confèrent une dimension qui dépasse le niveau de l’événement tragique. Le Japon n’a quasiment pas construit sur son sol de grands édifices pendant la guerre. L’un des rares projets monumentaux fut un mémorial pour les soldats, qui devait être construit au pied du mont Fuji, mais qui n’a jamais vu le jour391. En revanche, prises dans leur ensemble, on peut considérer que les missions kamikazes constituent le principal monument que les Japonais réalisèrent à cette époque. À l'instar des grandes entreprises architecturales, non seulement elles prolongeaient et magnifiaient une tradition, mais elles avaient une fonction mobilisatrice pour le régime, une dimension incantatoire et sacrificielle, un rôle historiographique et, enfin, une puissance esthétique hors du commun. Le fait que leur nom ait été repris tel quel dans plusieurs dizaines de langues n’est pas surprenant : l’inscription dans l’histoire du monde faisait partie de leur programme.
Les villes bombardées
La campagne dite de « bombardement stratégique » de l’archipel japonais par l’aviation américaine commença en novembre 1944, à partir de bases situées en Chine et dans les îles Mariannes. Elle fut précédée par de nombreuses attaques sur des zones tenues par les Japonais dans les Kouriles, à Taiwan, en Chine ou encore en Mandchourie, ainsi que par quelques raids jusqu’à Kyūshū. Dans un premier temps, les cibles visées par les Américains étaient de nature militaire, par exemple les usines d’assemblage aéronautique situées à Nagoya ou dans la banlieue de Tōkyō. La stratégie changea fin février, début mars 1945, soit quelques jours après le bombardement de Dresde, en Allemagne. À partir de cette date, l’aviation américaine multiplia les frappes indiscriminées au cœur des villes nippones, en utilisant abondamment des engins incendiaires afin de désorganiser l’administration et de saper le moral de la population. Bien que les cas allemand et japonais soient distincts, le recours simultané à des stratégies similaires manifeste le souci de la part des États-Unis d’abréger le conflit sans pour autant modifier leur objectif de fond, à savoir la reddition sans condition des deux empires.
Le premier raid aérien sur Tōkyō au cours duquel les Américains utilisèrent en grand nombre des bombes incendiaires eut lieu dans la nuit du 24 au 25 février 1945. Toutefois, en dépit de l’ampleur des dégâts (3 kilomètres carrés entièrement détruits), il ne s’agissait que d’une forme de test en prévision d’une opération de plus grande envergure qui fut lancée quinze jours plus tard, au cours de la nuit du 9 au 10 mars, pendant laquelle 335 bombardiers B-29 larguèrent près de 1 700 tonnes de bombes392. Le dispositif de lutte anti-incendie et de secours aux victimes fut entièrement dépassé. Le bombardement et l’incendie gigantesque qui s’ensuivit réduisirent à néant tout le nord et l’est de la ville, soit au total 41 kilomètres carrés, provoquant la mort d’environ 90 000 personnes. Comme l’écrit un spécialiste : « Le raid incendiaire de Tōkyō est probablement l’un des raids aériens les plus meurtriers de tous les temps, surpassant Dresde, Hambourg et Nagasaki, d’une échelle comparable à Hiroshima, et certainement l’un des plus destructeurs393. » On notera par ailleurs que la dévastation de la capitale japonaise ne s’est pas propagée à partir d’un lieu précis. Elle fut au contraire diffuse, tentaculaire, et toucha davantage les quartiers populaires que le centre du pouvoir et les quartiers bourgeois.
D’emblée, le drame éveilla dans les esprits non seulement le souvenir du tremblement de terre de 1923, mais aussi les multiples descriptions anticipant la catastrophe. Unno Jūza, qui avait contribué dans les années 1930 à donner de l’écho au catastrophisme ambiant, écrit dans son journal à la date du 13 mars 1945 : « Lors du grand bombardement du 10 avant l’aube, il y a eu à Tōkyō énormément de gens qui sont morts brûlés ou noyés ; il semblerait que les choses se soient répétées comme lors du tremblement de terre394 ! » La boucle était bouclée : ce qui avait été annoncé était devenu réalité. Dans les mois qui suivirent, plusieurs autres raids furent lancés sur la capitale, notamment le 15 avril et le 26 mai, réveillant à chaque fois les spectres du passé. Les bombardements s’inscrivent par conséquent au sein d’une histoire des catastrophes naturelles qui leur fournit un imaginaire et une grille d’interprétation. La guerre et le séisme de 1923 furent mis en vis-à-vis l’un de l’autre, lissant les différences entre les fléaux imputables aux éléments et ceux imputables aux hommes, ce dont s’accommodait fort bien le pouvoir, que cette propension à mélanger histoire naturelle et histoire humaine dédouanait de ses propres responsabilités.
La destruction de Tōkyō constitua pour les autres villes de l’archipel un avertissement clair. La stratégie américaine s’étendit en effet à tout le territoire. Mais si les habitants de la capitale avaient pu être surpris de la violence et de l’ampleur de l’attaque, ceux de Nagoya ou d’Ōsaka le furent moins, et les pertes humaines y furent conséquemment réduites. Nagoya fut attaquée le 12 et le 19 mars, ainsi qu’à plusieurs reprises durant le printemps, entraînant la destruction de 90 % du bâti ; les principales cités du Kansai (Ōsaka, Kōbe, Sakai) furent lourdement touchées entre le 13 mars et la fin juin, à l’exception de Kyōto, qui ne subit que des attaques relativement ciblées. La plupart des villes industrielles de la région du Chūgoku, de Kyūshū et de Shikoku connurent le même sort. Les villes côtières situées le long de la mer du Japon furent les moins touchées, mais rares sont celles qui furent complètement épargnées. Au nord, Aomori fut rasé à près de 90 % le 28 juillet, dans les dernières semaines du conflit. Les villes de Hokkaidō n’échappèrent pas à la ruine : les 14 et 15 juillet, la marine américaine lança une vaste opération aéronavale, détruisant des villes de taille modeste comme Muroran ou Kushiro. Au total, les Américains estiment avoir détruit à hauteur de 50 % en moyenne les 65 principales agglomérations urbaines de l’archipel. Près de 200 villes furent touchées. Les seules grandes cités épargnées par la stratégie de bombardements massifs furent Kokura (aujourd’hui Kitakyūshū), Hiroshima, Kyōto, Niigata et Nagasaki, qui furent mises en réserve sur une liste des villes pouvant servir de cible pour les bombardements atomiques. À ces données, il faut ajouter les destructions extrêmes subies par plusieurs îles secondaires de l’archipel, à commencer par Okinawa, dont non seulement le chef-lieu Naha fut entièrement dévasté, mais dont toute la moitié sud fut couverte de bombes au cours des combats qui opposèrent les armées américaines et japonaises entre mars et juin. Comme le note un rapport américain de 1945, ne laisser aucune région intacte répondait à une stratégie de démantèlement des capacités de résistance militaire japonaises, mais permettait aussi de faire sentir à la population qu’il n’y avait aucune échappatoire possible395.
Certaines régions ont davantage été touchées que d’autres, et les zones urbaines infiniment plus que les campagnes. Il faut en outre mettre à part les quelque 850 000 Japonais installés en Corée, qui, de tous les grands foyers de population nippons, sont les seuls pour qui les bombardements sont restés une menace relativement lointaine. Les Japonais n’ont donc pas tous vécu les bombardements de la même manière. Malgré tout, une immense majorité y fut confrontée, que ce soit directement ou par le biais des médias et des exercices de lutte anti-incendie. La radio contribua largement à rendre collective cette expérience. Tout au long de l’année 1944, la NHK multiplia les bulletins d’information sur les mesures à prendre en cas de détection d’appareils ennemis. À partir de l’été, à Kyūshū d’abord, puis dans les autres régions, elle commença à retransmettre les messages d’alerte. La littérature et les témoignages d’une part, la connaissance du fonctionnement des médias de l’autre, laissent imaginer un peuple entier tressaillant au déclenchement des sirènes, vivant avec angoisse le silence qui leur succède, l’oreille cherchant dans le lointain le vrombissement des bombardiers. Enfin, de près ou de loin, des millions de gens ont connu le sifflement des bombes dans la nuit, les déflagrations, les cris, le crépitement du feu, l’odeur de la ville qui brûle, la rage de l’impuissance. Il est important de passer par une phénoménologie de l’expérience des bombardements pour comprendre les motifs qui lui sont associés, et prendre conscience de sa double dimension individuelle et collective. Les bombardements furent ressentis comme un traumatisme personnel par des millions de gens, mais chaque victime savait aussi que la plupart de ses concitoyens avaient un vécu similaire. Ces événements n’ont donc pas contribué à cliver la société, à la différence de ce qu’a pu connaître la France lors de l’exode de 1940, point essentiel dans la perspective de la constitution et de la transmission de la mémoire.
Aveuglement
Le grand bombardement de Tōkyō dans la nuit du 9 au 10 mars 1945 fit la une de tous les journaux japonais. Dans son édition du 11 au matin, l’Asahi titre : « Hier à l’aube, bombardement aveugle de la capitale par environ 130 B-29. » Mais l’éditorial et les deux articles consacrés au sujet ne précisent ni le nombre des victimes, ni le nom des quartiers détruits396. Aucune illustration ni photographie n’accompagne l’information. En revanche, l’accent est mis sur l’« immoralité » des Américains, ainsi que sur les pertes infligées à ces derniers par la DCA. Bien que pendant plus de dix ans les médias japonais aient agité la menace des bombardements, évoquant des dizaines de milliers de victimes et laissant imaginer les dégâts que pourrait causer l’emploi de bombes incendiaires ou d’armes chimiques, dès que les raids américains commencèrent, l’information factuelle fut brutalement réduite au minimum, tandis que redoublèrent les encouragements à poursuivre le combat jusqu’à la victoire.
Une semaine plus tard, le 19, tous les grands journaux rendirent compte de la visite des zones sinistrées par l’empereur (fig. 17). Pour la première fois, ce dernier apparaît directement impliqué dans la guerre. En arrière-plan de la photographie que propose l’Asahi en première page se découvrent les séquelles de l’incendie397. Cependant, le texte prend soin de préciser : « Les victimes se sont pour la plupart réfugiées dans les endroits prévus à cet effet », laissant entendre que peu de morts sont à déplorer. Quelques jours plus tard, les Nouvelles du Japon consacrèrent elles aussi deux reportages au sujet398. Tout comme dans la presse, l’accent est mis sur les B-29 abattus et sur le « courage centuplé » du peuple dans la poursuite du combat. Les ruines sont montrées à hauteur d’homme : aucune vue aérienne ne permet de se faire une idée synthétique de l’étendue de la destruction.
La restriction des images est l’effet des dispositions légales et de la censure. De nombreux textes de loi réglementaient l’utilisation de la photographie399. La loi sur les zones fortifiées prévoyait dans sa version amendée de 1940 un périmètre de sécurité de 15 kilomètres, en deçà duquel il était interdit de photographier sans autorisation expresse400. La loi sur la protection du secret militaire permettait aux armées de décréter que certaines zones, à commencer par les ports, ne pouvaient pas être photographiées, et elle autorisait aussi l’arrestation de toute personne suspectée d’enquêter sur place. Des livres furent publiés sur le sujet, et, dans les revues, les dispositions légales étaient régulièrement rappelées. « Même les chiffres de la population de Sasebo sont “secret défense”. D’ailleurs, il n’y a nulle part de carte du Japon ou de Kyūshū, tout ce qu’on trouve, ce sont celles de la Birmanie ou des possessions hollandaises401 », note à l’époque un témoin dans son carnet. Il était même déconseillé, avec illustrations à l’appui, de photographier depuis les trains ou les ponts des navires, et l’on demandait aux gens d’être très prudents s’ils voulaient ramener un souvenir d’une excursion ou d’un pique-nique402. Tous les photographes, professionnels ou amateurs, connaissaient l’existence de ces consignes. Le ministère de l’Intérieur avait par ailleurs décrété dès mai 1943 l’interdiction pour tout étranger de faire des photos en cas de bombardement, et réduit cette possibilité pour les nationaux aux seuls « cas où son emploi est clairement motivé, ne porte aucun préjudice au contre-espionnage et est, en outre, reconnu comme particulièrement nécessaire403 ». Le texte précise qu’il est défendu de donner le nombre des victimes et les circonstances dans lesquelles celles-ci ont trouvé la mort. Le dernier volet des mesures de contrôle concerne les possibilités de diffusion des images. Tout au long de la période 1937-1945, les autorités n’ont cessé de durcir les règlements et les conditions d’obtention de leur accord à publication. Dans les règlements de la marine à destination de la presse, on trouve par exemple la mention suivante : « Les photographies montrant des choses cruelles ne seront pas publiées404. » Il était par conséquent évident pour toutes les équipes de rédaction que les images montrant le pays en difficulté sous le coup des bombardements américains ne devaient pas être diffusées.
17. « Son Auguste Majesté l’Empereur visite les zones touchées par la guerre. » Reportage paru dans les Nouvelles hebdomadaires en photographie, 28 mars 1945.
La plupart des images qui restent des villes japonaises bombardées sont des vues aériennes prises par l’armée américaine dans le but premier d’évaluer l’efficacité des frappes. Il existe toutefois un certain nombre de clichés pris au sol. À l’exception de quelques clichés « volés » et de qualité médiocre, ils sont l’œuvre d’un nombre limité d’opérateurs comme Ishikawa Kōyō (1904-1989), qui travaillait à Tōkyō pour la préfecture de police. Son statut ne l’empêcha pourtant pas d’être arrêté à deux reprises par la gendarmerie pendant ses reportages, ce qui montre à quel point les militaires étaient soucieux de contrôler les images405. Sur ses photographies, on peut voir des cadavres calcinés et des quartiers célèbres entièrement détruits. Ces documents n’ont évidemment pas été rendus publics à l’époque. En outre, bien qu’Ishikawa affirme avoir documenté librement les événements, il est certain que son regard était conditionné par sa fonction de reporter officiel. Il est significatif à cet égard qu’il n’ait pas réalisé de portraits. Les individus photographiés à distance ne sont pas singularisés ; ils ne sont que des exemples impersonnels soit de la cruauté des Américains, soit de la détermination de la nation à poursuivre la lutte.
Les principaux rapports et documents rendant compte de l’étendue du désastre non seulement ont été soustraits à la connaissance des victimes et de la population en général, mais ils ont été réalisés dans la perspective de la poursuite de la guerre. En conséquence, quand bien même les gens sur place, ainsi qu’on peut le voir à travers les lettres et les journaux intimes, ont pu se transmettre leurs impressions et des éléments d’information, ils n’ont pas pu avoir de vision globale, ni une compréhension raisonnée des destructions. Rien que des bribes : aucun bilan du nombre des victimes, peu d’images et encore moins de vues panoramiques. Une perception à ras du sol. « Chacun cherche à compléter son propre rapport par celui d’autrui ; c’est comme si on avait à mettre bout à bout des prises de vue faites au hasard et dispersées, pour monter un film406 », écrit Elias Canetti. L’expérience des bombardements ne s’est pas accompagnée de la constitution d’un savoir à la fois détaillé et général. Il était donc difficile d’avoir une approche rationnelle de la situation, de relativiser, de comparer avec d’autres événements qui se sont produits à l’étranger ou dans le passé, privant du même coup de support tout élan de révolte. La destruction apporta au contraire la démonstration d’une méconnaissance de la puissance de l’adversaire et d’une incapacité à faire face à ses attaques. Des années de préparation et d’entraînement furent d’un coup réduites à néant. La rationalité y perdit les derniers restes de sa légitimité et les hommes furent laissés sans défense pour résister au mysticisme de la propagande du régime. Il faut bien considérer ces éléments lorsqu’on se demande pourquoi le peuple japonais a suivi jusqu’au bout les directives gouvernementales. Non seulement la propagande ne perd pas son efficacité lorsque le peuple est confronté à un choc émotionnel intense et au bouleversement complet de ses repères quotidiens, mais elle se trouve renforcée par le fait qu’elle émerge comme l’un des seuls éléments encore structurés. Quels que soient les doutes que l’on place dans son contenu ou dans les gens qui la dirigent, elle se nourrit de l’appauvrissement de l’expérience, et ce d’autant plus qu’elle parvient à juguler l’information.
Les morts : prévisions et bilans
Dans les dernières semaines des hostilités, Takamura Kōtarō publiait des poèmes empreints d’une forme de folie. « Que le passé s’en aille, qu’il disparaisse407 ! » écrit-il par exemple alors que les villes de l’archipel subissent jour après jour les attaques américaines. Ou encore : « Si nous ne mettons pas le feu à tout ce qui est mauvais dans notre pays, nous n’aurons pas l’aide des dieux408 », proclame-t-il dans un autre. À l’heure des bombardements, la préoccupation principale du régime était de dissocier dans l’esprit des citoyens la ruine matérielle et l’idée de défaite. C’est pourquoi tous les instruments du pouvoir furent sollicités pour forcer les « non-combattants » à se réfugier à la campagne, et inciter les autres à ne pas quitter les villes et à se remettre au travail, notamment pour construire des abris souterrains d’où poursuivre la bataille409. La destruction des villes n’était qu’une péripétie sur le chemin de la victoire. C’est pour faire passer ce message qu’émergea un discours affirmant que les choses étaient mieux ainsi, que le pays n’en sortirait que meilleur et renforcé. Le passé était balayé et personne ne devait le regretter.
Cette sensibilité était déjà en germe dans les mois et années précédant les bombardements de 1945, et s’observe chez des intellectuels de sensibilité politique différente. Comme on le voit nettement chez Sakaguchi Ango, les bouleversements induits par la guerre ne sont pas négatifs, ils sont au contraire porteurs d’espoir : « S’il le faut, transformons nos parcs en jardins potagers. Il y a toujours une vraie beauté qui naît de la vraie nécessité410 », écrivait-il en 1943. Cette capacité à valoriser l’éradication du passé pourrait même expliquer pourquoi les Japonais, malgré la conscience qu’ils avaient de la vulnérabilité de leurs villes, n’ont pas entrepris quand il en était encore temps la construction à grande échelle d’abris antiaériens. Dès les années 1930, ils ont privilégié une approche essentiellement psychologique du problème, développant l’idée que le feu devait être combattu par la volonté et la solidarité plutôt que de s’en remettre à des solutions techniques. L’esthétisation de la destruction totale, où se mêlent le culte shintō de la pureté et la logique cyclique du bouddhisme, se développa dans les derniers mois de la guerre, bien instrumentalisée par le pouvoir. Toutefois, si elle a pu s’imposer, c’est aussi à cause de l’épuisement du récit victorieux imposé par le gouvernement. En 1945, les écrivains et les idéologues du régime n’avaient plus rien de neuf à proposer. Tout avait été dit sur la « renaissance » que l’élan du combat pouvait offrir aux arts, à la culture ou à la science du pays. Comme le déplore de façon involontairement tragicomique l’écrivain Kikuchi Kan, en 1944 : « Tous les romans, tous les films ne peuvent quand même pas se terminer par le départ au front du personnage principal411 ! » Les cœurs et les esprits étaient épuisés : « La tristesse s’étend à perte de vue. Comme une infiltration de pluie. Comme un ruisseau de larmes à travers les cloisons de papier et les murs412 », écrit le poète Kaneko Mitsuharu en mai 1945. Face au germe du dégoût et à l’évidence de l’échec, la positivité ultime ne pouvait être que le renversement, par la force de l’esprit, de la valeur négative de la destruction.
Les bombardements des grandes villes laissèrent dans le dénuement complet des centaines de milliers de réfugiés. Les parcs, écoles, temples et sanctuaires furent les lieux privilégiés de rassemblement des victimes. À Tōkyō, entre mai et octobre 1944, tout un dispositif avait été mis en place par la municipalité pour, en cas de bombardement, recenser les survivants et leur apporter des soins, mais aussi pour gérer les cadavres. Il faut donc bien distinguer le niveau des médias, qui ne rendaient compte des événements que de manière floue, partielle et orientée, et le niveau administratif, pour qui les bombardements étaient des événements prévus et planifiés. En l’occurrence, les plans de l’administration tokyoïte étaient conçus pour un total de dix mille morts et un maximum de cinq cents incinérations par jour. Même le gaz nécessaire pour incinérer les cadavres et l’essence pour les camions devant transporter les corps avaient été budgétisés. L’hypothèse d’un bombardement pouvant faire davantage de victimes avait néanmoins été envisagée, puisqu’on trouve dans les documents la référence à des terrains pouvant accueillir cent mille inhumations provisoires413. Comme l’observait déjà Adorno en 1944 au sujet des combats dans le Pacifique, il y avait, au-delà des discours publics, autant de technicité froide chez ceux qui étaient exterminés que chez ceux qui exterminaient414.
Les plans pour la ville de Tōkyō se révélèrent largement sous-dimensionnés lors du 10 mars 1945. Il était sans doute politiquement et idéologiquement impossible de retenir pour base de travail des pertes plus élevées. Alors qu’en théorie, un fonctionnaire de police devait constater le décès, enregistrer le nom de la personne, dresser une liste de ses effets, que le corps devait ensuite être mis dans un cercueil avant d’être transporté dans un crématorium ou enterré de façon provisoire415, l’ampleur du sinistre amena les services municipaux et le ministère de la Santé à aussitôt modifier la procédure.
Dans un premier temps, les cadavres furent rassemblés quartier par quartier, dans des parcs comme ceux de Sarue ou Ueno, où ils furent conservés quelques jours pour permettre aux familles de les identifier. Comme à chaque fois en pareille situation au Japon, des avis de recherche fleurirent sur certains monuments emblématiques, comme la célèbre statue de Saigō Takamori, à Ueno. Au bout du compte, seuls 7 127 corps furent identifiés, puis inhumés ou incinérés individuellement. Tous les autres furent enterrés sur place ou dans d’autres lieux désignés à la hâte, sans cercueil et souvent par groupes de 200 à 300. Le travail fut effectué par les policiers et les pompiers, aidés à partir du 13 mars par quelque 140 prisonniers416. La récupération et le traitement provisoire des cadavres prirent au total plus d’un mois, sauf dans la zone visitée par l’empereur, où le nettoyage fut terminé pour le 18 mars. 83 000 cadavres furent dénombrés parmi les civils, auquel il faut ajouter quelques milliers de disparus dont les corps n’ont jamais été retrouvés, soit qu’ils aient été ensevelis, soit qu’ils aient été engloutis au fond de la baie de Tōkyō. Les premières années après la défaite ne permirent pas de terminer les opérations funéraires. Ce n’est qu’entre 1948 et 1951 que la municipalité entreprit de vider les fosses communes et d’incinérer les restes humains conformément à la règlementation. Les ossements calcinés furent ensuite placés dans des jarres, lesquelles furent entreposées au sein du grand pavillon funéraire construit en 1930 pour recueillir les restes des victimes du tremblement de terre du Kantō. Les victimes des deux catastrophes, la première naturelle, la seconde humaine, reposent donc côte à côte, comme un dernier signe des relations formelles, symboliques, mais aussi causales, qu’entretiennent ces deux événements.
Hiroshima et Nagasaki
Le flash provoqué par la réaction en chaîne, la déflagration et le souffle qui lui succèdent, les incendies qui se lèvent de toute part : aux explosions de Hiroshima et Nagasaki sont associées des images de destruction immédiate et radicale. Toutefois, comme la catastrophe de Fukushima le rappelle, le nucléaire implique des matières radioactives qui pénètrent durablement dans les organismes et dans les sols, et provoquent chez les êtres vivants diverses pathologies et altérations génétiques. Hiroshima et Nagasaki sont des événements qui demandent à être pensés suivant une double temporalité : le temps court de la dévastation, le temps long de la contamination. Dans les faits, l’exercice est cependant difficile car les deux niveaux s’interpénètrent. La mémoire des explosions atomiques a joué un rôle important dans la reconnaissance de la spécificité des victimes de la bombe, ou hibakusha en japonais. Ce n’est qu’en avril 1957 que le gouvernement japonais adopta pour la première fois une loi prévoyant pour ces dernières une prise en charge médicale spéciale, soit quelques années après que les récits et les images du drame d’août 1945 ont été largement médiatisés à l’échelle nationale. À l’inverse, les souffrances des victimes ont continué d’attirer l’attention du monde pendant des décennies sur ces deux villes, contribuant à diffuser la mémoire des explosions.
On estime que 250 000 personnes vivaient à Nagasaki début août 1945. Nagasaki, située dans l’ouest de Kyūshū et distante de 1 000 kilomètres de la capitale, était une cité portuaire et industrielle au riche passé historique et culturel, puisqu’elle avait été de 1641 à 1858 environ la seule ville de l’archipel ouverte sur le monde grâce à la présence de représentations commerciales chinoise et hollandaise. Hiroshima était une ville moins importante à l’époque d’Edo. Située sur la mer intérieure de Seto, à 680 kilomètres de Tōkyō et 280 d’Ōsaka, elle connut une croissance importante à partir de 1889, devenant l’un des principaux ports de transport de troupes et de matériel militaire. Il s’agit donc d’une ville dont le développement est lié à la politique d’expansion de l’empire. Au moment de la déflagration, elle comptait moins de 400 000 habitants, mais s’y trouvaient aussi quelques dizaines de milliers de soldats en garnison ou de passage, de 5 000 à 50 000 travailleurs forcés coréens417, ainsi qu’un nombre significatif de personnes arrivées le matin depuis les localités environnantes418.
La population présente dans les deux villes les 6 et 9 août 1945 était donc principalement : des militaires ; des hommes et des femmes de douze à soixante-cinq ans qui, parallèlement à leurs activités ordinaires, étaient mobilisés au sein des bataillons de volontaires citoyens et effectuaient régulièrement à ce titre diverses corvées liées à la guerre ; des ouvriers, pour beaucoup coréens ; des enfants en bas âge. De façon générale, les plus épargnés furent les enfants de huit à onze ans, qui avaient fait l’objet d’un programme d’évacuation massif. À Hiroshima, ce programme concerna 8 500 enfants, auxquels il faut ajouter 15 000 autres d’âge divers mis à l’abri par leurs familles419. Les personnes âgées ou mal portantes furent elles aussi encouragées à partir. De façon générale, les populations de Hiroshima et Nagasaki s’attendaient à un important bombardement aérien, puisque les deux villes n’avaient été touchées jusqu’alors que par des attaques ciblées. Toutefois, elles l’attendaient plutôt la nuit, conformément à ce qui avait été observé à Tōkyō ou Ōsaka. Elles ne disposaient en outre d’aucune connaissance sur les bombes atomiques. Les trois jours qui séparèrent les deux événements n’ont pas suffi pour que les habitants de Nagasaki aient pu être informés de la nouvelle menace autrement que par une rumeur floue qui n’a eu aucun impact sur leur comportement et leurs réactions, comme le montre bien le témoignage de Nagai Takashi, qui rapporte que même son collègue spécialisé en physique nucléaire n’était pas au courant de la nature de l’explosion qui s’était produite à Hiroshima420.
La bombe au plutonium utilisée à Hiroshima explosa le matin à 8 h 15, à une altitude de 600 mètres au-dessus du centre-ville. Celle qui fut employée à Nagasaki était une bombe à l’uranium. Elle explosa sur des faubourgs populaires à 11 h 02. Les traumatismes subis suite aux explosions furent de nature multiple. Il y eut les brûlures extrêmes dues au rayonnement lumineux engendré par la fission des atomes, d’autres brûlures provoquées par les incendies, des chocs très violents, des blessures causées par les débris charriés par le souffle, des noyades, notamment parmi les blessés, sans parler de toutes les pathologies liées aux rayonnements, qu’il s’agisse des syndromes immunodépressifs et des hémorragies internes qui se déclarèrent dans les semaines qui suivirent les explosions, ou de diverses formes de cancers, à commencer par des leucémies, dont les effets seront sensibles jusqu’à la disparition des derniers hibakusha. La Fondation pour la recherche sur les effets des radiations (RERF), fondation nippo-américaine qui a succédé à la Commission sur les dommages de la bombe atomique (ABCC) créée par les Américains en 1946, donne les bilans suivants : « À Hiroshima, on estime que 90 000 à 166 000 décès sont survenus dans les deux à quatre mois après le bombardement sur une population totale de 340 000 à 350 000 habitants. À Nagasaki, quelque 60 000 à 80 000 personnes sont mortes sur une population de 250 000 à 270 000 habitants421. » L’imprécision des bilans permet d’imaginer en creux le chaos auquel ont été confrontés les survivants. Il fut non seulement impossible d’identifier et de recenser sur place la plupart des cadavres, mais, même des mois plus tard, il était encore impossible de dresser une liste des disparus. À proximité de l’épicentre, les corps les plus exposés furent réduits en cendres ; ceux qui furent retrouvés plus loin ou qui étaient moins exposés furent incinérés sur place au fur et à mesure. De même, au cours des premiers jours après l’explosion, au cours desquels se concentre la moitié des décès, les dispensaires et hôpitaux procédèrent par incinération ou inhumation collectives. La trace de dizaines de milliers de gens s’est complètement perdue sans que quiconque ait pu décrire leur sort avec précision. L’incertitude est particulièrement grande au sujet des travailleurs forcés coréens, une population captive que les autorités japonaises déplaçaient au gré de leurs besoins. Non seulement les traumatismes furent d’une violence inouïe et leurs conséquences physiquement sensibles pendant des décennies, mais l’incompréhension de la situation, les rumeurs permanentes sur les effets des radiations et l’incapacité prolongée de déterminer le sort de dizaines de milliers de personnes sont autant d’éléments qui font des explosions atomiques de Hiroshima et Nagasaki des événements particuliers où se brouillent complètement les frontières entre l’expérience brute et le ressenti subjectif, entre l’histoire et la mémoire.
Le contrôle des images
Hiroshima Nagasaki : documents de la bombe atomique est un ouvrage illustré souvent utilisé comme référence422. En couverture, on voit le portrait d’un garçonnet blessé à la tête, tenant à la main une boulette de riz et fixant l’objectif d’un air triste. Parce qu’elle est focalisée sur un individu, de surcroît un enfant, cette image sert de support à un discours humaniste qui dénonce la cruauté de la guerre. Elle fut toutefois réalisée dans un contexte tout autre. Le cliché original, qui prend l’enfant jusqu’à la taille et qui est légèrement décentré, fut réalisé par Yamahata Yōsuke, un photographe militaire en poste à Fukuoka qui fut envoyé le jour même de l’explosion à Nagasaki sur ordre de sa hiérarchie423. « Au moment de partir, rapporte le reporter en 1952, on m’avait donné l’ordre de photographier la situation effroyable [sur place], afin que cela serve au mieux à la propagande contre l’armée ennemie424. » Comme il était alors formellement interdit de faire des prises de vue en extérieur dans une ville portuaire comme Nagasaki, ce dernier n’effectua aucun cliché avant d’avoir obtenu le visa de la gendarmerie locale, preuve de sa soumission aux règles malgré le chaos total qu’il découvrit à son arrivée, le 10 août à l’aube. Il est évident par ailleurs que la photographie en question n’a pas été saisie au vol : il s’agit d’une composition. L’enfant pose, et le photographe lui a demandé de mettre en évidence la boulette de riz qui lui a été donnée. Le message originel de cette photographie était de signifier que les secours étaient bien arrivés et qu’en dépit de la barbarie des Américains le pays était toujours debout. Il était donc tout à fait conforme à la position officielle des autorités publiques et militaires : « Retournez rapidement sur vos lieux de travail respectifs, la guerre ne peut s’arrêter, ne serait-ce qu’un jour425 », avait ainsi ordonné le 7 août le préfet de Hiroshima. Même si les images mécaniques ont souvent un caractère plus malléable que les textes et si un léger recadrage peut suffire à leur conférer un sens nouveau, il est important de garder en tête que presque tous les documents antérieurs au 15 août 1945 ont été réalisés dans la perspective de la poursuite de la guerre et suivant des schémas qui étaient ceux de la propagande. C’est la raison pour laquelle il n’existe qu’un nombre très limité de représentations de cadavres : une demi-douzaine pour Hiroshima, une trentaine pour Nagasaki426. Ce phénomène n’a rien à voir avec une quelconque « pudeur japonaise », pour rebondir sur une remarque maintes fois entendue dans les médias occidentaux après le tsunami de mars 2011 : pour mémoire, en 1923, lors du grand tremblement de terre, les images de corps calcinés se vendaient en cartes postales ! L’absence des morts à l’image en 1945 est avant tout la conséquence du contrôle extrêmement étroit mis en place par le pouvoir sur les médias.
L’autre facteur à prendre en compte est la campagne de destruction massive des archives mise en œuvre par les autorités nippones. Le jour même de la reddition, l’armée lança en effet l’ordre suivant : « Rassemblez les Portraits de Sa Majesté et les drapeaux des régiments, ainsi que les documents de la main de l’Empereur, et procédez avec respect à leur incinération par l’intermédiaire du commandant de l’unité427 », message qui fut complété quelques heures plus tard par l’ordre de détruire toutes les archives secrètes et autres documents militaires importants. Le but de cette opération était double : d’une part, priver l’occupant américain d’informations, au cas où une résistance de type guérilla se mettrait en place, comme de nombreux officiers l’espéraient ; d’autre part, gêner l’instruction d’éventuels procès. Des dizaines de photographies prises à Hiroshima et Nagasaki au lendemain des bombardements atomiques ont été brûlées à cette occasion428. Bien d’autres, notamment celles pouvant rendre compte des atrocités commises en Chine ou du système de prostitution forcée, ont dû connaître le même sort.
Le Japon impérial partage avec l’Allemagne nazie une volonté de contrôle absolu des images. Les images y étaient à la fois omniprésentes et terriblement redoutées. L’ordre de faire détruire en premier les portraits impériaux montre la place éminente qui leur était accordée. Le sauvetage héroïque des effigies impériales au milieu des incendies provoqués par les bombardements est un autre signe de l’importance qui leur était conférée. À Hiroshima, un témoin rapporte :
« Au moment de l’explosion, Yasuda, de par ses fonctions au bureau des télécommunications, était responsable de la conservation du Portrait de Sa Majesté, ce qui était sa plus lourde responsabilité. Le train dans lequel il se trouvait fut touché par l’explosion au moment où il arrivait au terminus de la ligne. À moitié conscient et comme dans un cauchemar, il avança à tâtons à travers les maisons détruites dans une pénombre où il était difficile de se retrouver : il mit longtemps avant d’arriver au bureau des télécommunications. Il se précipita au quatrième étage, où était entreposé le portrait. Avec l’aide de Kuriya et Ōishi, ses collègues, et d’un surveillant, Kagehira, il força à coups de hache la porte en fer tordue par le souffle de l’explosion. Il récupéra le Portrait de Sa Majesté et le transféra dans le bureau du directeur. Après discussion avec son chef, M. Ushio, il décida de le mettre en lieu sûr au Château, où il y avait relativement peu de fumée. […] Sur le chemin, à proximité des casernes en feu, il y avait, par petits groupes épars, de nombreux morts et blessés tant civils que militaires. À l’approche des berges, leur nombre augmenta ; passé la rue du tramway, il y en avait tant qu’on ne savait plus où mettre les pieds. Comme il devenait difficile de poursuivre, quelqu’un cria : “Le Portrait de Sa Majesté ! Le Portrait de Sa Majesté !” Chacun aussitôt, depuis le soldat bien sûr jusqu’au civil le plus mal en point, se redressa et salua avec le plus profond respect, et ceux qui ne pouvaient se mettre debout joignirent les mains en signe de vénération429. »
Le projet du Japon en guerre – qu’il s’agisse de l’« unité totale » de la nation ou de la « sphère de coprospérité » – fut un projet d’ordre esthétique visant à façonner le réel à l’aune de la relation imaginaire à l’empereur, une relation sacrée, synthétique, affective, incarnée, et non un projet reposant sur des principes logiques et abstraits. Pour cela, il fallait privilégier l’action, l’engagement total de l’être, ce que les responsables de la propagande et les artistes se sont ingéniés à matérialiser de manière dynamique et spectaculaire. Dans le même temps, sans doute parce que son efficacité n’était que trop bien connue, l’image a fait l’objet de tous les soupçons. Le souci de contrôler ceux qui pouvaient produire de l’information visuelle n’a jamais cessé, qu’il s’agisse des professionnels ou des amateurs. Ce qui explique pourquoi il existe si peu de films ou de photographies pouvant témoigner des horreurs perpétrées par les armées nippones ; ce qui explique aussi pourquoi les souffrances physiques des bombardements incendiaires ou atomiques sont in fine si mal documentées et si peu représentées dans l’historiographie, d’autant qu’on préfère encore souvent illustrer ces catastrophes par de commodes panaches de fumée.
La bombe au secours de l’empire
Le général MacArthur et son état-major s’interrogèrent dès le printemps 1944 sur la manière de surveiller l’information au Japon une fois les armées impériales défaites et l’archipel occupé. Le dilemme était le suivant : les États-Unis se battaient au nom de la liberté et de la démocratie, mais ne pouvaient laisser se développer un discours ouvertement critique à leur égard. Le Code de la presse émis par le commandement suprême des forces alliées (SCAP) dès le 19 septembre 1945 est porteur de ces contradictions. D’un côté, l’article 1 stipule : « Les informations doivent être strictement conformes à la vérité. » De l’autre, l’article 3 dit : « Il ne devra y avoir aucune critique mensongère ou délétère des forces alliées430. » Ce qui relève du mensonge est bien le contraire de la vérité, mais ce qui est « délétère » (en anglais destructive) est en revanche beaucoup plus subjectif. Cet adjectif fut la clé de voûte de la censure américaine au Japon. C’est pour éviter toute critique « délétère » que les Américains ont interdit notamment la diffusion d’un certain nombre d’images et de récits relatifs aux bombardements en général et aux bombardements atomiques en particulier431. Malgré tout, des documents ont circulé, de même que des bilans et des analyses scientifiques. Pendant l’occupation, la violence des explosions nucléaires a été minorée, mais leur existence était connue, d’autant que beaucoup d’informations avaient circulé au cours des quelques semaines qui avaient précédé l’entrée en vigueur du Code de la presse432.
Les premières annonces de la bombe atomique dans les journaux japonais datent du 8 août 1945. « Un nouveau type de bombe ennemie sur Hiroshima », titre l’Asahi. « Les B-29 utilisent un nouveau type de bombe », titre le Yomiuri. Bien que la fin de la guerre ait été proche et qu’une grande désorganisation ait régné dans les transports, la presse était encore extrêmement contrôlée, et, d’un journal à l’autre, les nuances étaient beaucoup plus ténues qu’au moment de Pearl Harbor. On observe la même homogénéité à l’occasion de l’annonce du bombardement de Nagasaki, le 11 août. Dans tous les journaux, les commentaires mirent en avant « l’inhumanité de l’ennemi » ou son « incomparable cruauté », tout comme lors des raids incendiaires sur les autres villes. Si l’on ne considère que les quelques jours qui précèdent la reddition du Japon, on constate que ces événements ne firent pas l’objet d’un traitement médiatique particulier, ni en termes de volume d’information, ni en termes de contenu. Fondamentalement, ils furent traités comme les autres grands bombardements : leur impact fut minimisé et leur violence utilisée pour susciter la haine de l’ennemi, mais ils ne furent pas pour autant « oblitérés433 ».
La reddition du pays fut annoncée aux Japonais le 15 août 1945 à midi. Or il est bien connu que, parmi les arguments avancés par l’empereur pour justifier sa décision, les bombardements atomiques occupent une place centrale : « L’ennemi, faisant nouvellement usage d’une bombe particulièrement cruelle, n’a de cesse de massacrer des innocents, et les dévastations s’avèrent à la vérité incalculables. Poursuivre les combats pourrait non seulement aboutir à l’extinction de notre race, mais encore à l’anéantissement de la civilisation humaine434 », dit la déclaration lue à la radio. La puissance technologique et la violence américaines sont les deux arguments de fond que donna l’empereur pour expliquer l’arrêt des combats, contre l’avis de son ministre de l’Armée. Entretenir ce thème dans les jours qui suivirent la reddition ne pouvait donc que consolider la position impériale, tandis qu’elle fragilisait celle des militaires qui s’y étaient opposés. Vue sous cet angle, la manière dont les explosions de Hiroshima et Nagasaki ont été médiatisées après le 15 août prend enfin un sens cohérent. Alors qu’au moment même celles-ci furent traitées comme tous les autres bombardements, de la mi-août à la fin septembre, la presse leur accorda en effet une place particulière. Chaque jour ou presque furent publiés des articles sur les différents aspects de ces catastrophes : l’importance des pertes humaines et des dégâts matériels, à partir du 16 août ; les premiers témoignages de survivants – celui d’Ōta Yōko – à partir du 30 août435 ; la réaction nucléaire et les effets de la radioactivité sur l’homme, à partir du 8 septembre, etc. De même, des émissions de radio et un reportage filmé dans les Nouvelles du Japon furent consacrés au sujet, ainsi que deux livrets grand public tirés à 200 000 exemplaires pour l’un, à 50 000 pour l’autre436. On ne peut attribuer ce phénomène à un soudain vent de liberté qui se serait emparé des médias, ni à un fléchissement de la censure, comme si cette dernière n’était qu’un organe externe et qu’elle n’avait pas été assimilée par les équipes de rédaction437. D’ailleurs, personne ne souleva spontanément la responsabilité en amont du régime impérial dans la ruine du pays. Ce n’est que plus tard, sous l’influence américaine, que ce point de vue prit corps. Fin août 1945, seuls s’exprimaient, dans un mouvement visant à disculper l’empereur de toute implication réelle dans le conflit, les regrets des membres du gouvernement de lui avoir causé « tant de soucis438 ».
Jusqu’à la fin août 1945, la presse mit en avant l’inhumanité et la cruauté de l’arme nucléaire. Mais, avec l’arrivée des forces d’occupation, elle délaissa rapidement les critiques frontales et se focalisa sur la supériorité scientifique et technologique de l’ancien ennemi. Cette évolution est un autre signe que les médias étaient encore à cette époque étroitement dirigés. D’autant que ce qui peut passer aujourd’hui pour une information objective était d’abord, dans le contexte de l’époque, une manière de prendre le contre-pied des militaires, qui avaient toujours exalté la force de l’esprit et rabaissé les possibilités de la science. Par conséquent, dans un cas comme dans l’autre, la manière dont l’information fut traitée permit de montrer que l’empereur n’avait pas eu d’autre choix que d’interrompre les hostilités : les bombes atomiques avaient « hélas contraint le Japon à la défaite », pour reprendre l’expression d’un commentateur de l’époque439. Non seulement les citoyens japonais furent informés très tôt de ce qui s’était produit à Hiroshima et Nagasaki, mais cette campagne de presse servit les intérêts du pouvoir impérial à une période où il était particulièrement menacé. Elle contribua à fabriquer l’image d’un empereur soucieux du peuple, amoureux de la paix, passionné par les sciences, tout en plaçant en position de faiblesse les responsables de l’armée.
Le nombre des victimes donné par la presse dans les semaines qui suivirent les bombardements était largement inférieur au bilan final. Fin août, l’Asahi parle de 30 000 morts, suivant des données fournies par la police440. Ces chiffres furent ensuite progressivement réévalués. Les souffrances ressenties par les blessés et le danger des radiations furent eux aussi mentionnés à de nombreuses reprises. En revanche, relativement peu d’images circulèrent. C’est principalement l’absence de tout côté spectaculaire qui donne l’impression que le sujet ne fut pas traité, particulièrement si l’on compare avec 1952, date à laquelle fleurirent les publications montrant l’horreur de la guerre dans toute sa cruauté. Seules quelques photographies furent reproduites dans la presse, mais aucune ne montrait de victime humaine441.
Un reportage filmé, diffusé dans les Nouvelles du Japon fin septembre 1945, constitue le principal document visuel public de l’époque. Or, de manière très significative, il est d’emblée expliqué que celui-ci fut tourné à l’occasion de la visite à Hiroshima de Nagazumi Torahiko (1902-1994), le chambellan de l’empereur, que ce dernier avait missionné comme il était d’usage à l’occasion des catastrophes naturelles pour constater l’étendue des dégâts à sa place. Ce reportage se présente donc explicitement comme le point de vue impérial. D’ailleurs, le défilé qui ouvre le film évoque de manière frappante la visite de Tōkyō en ruine faite par Hirohito en mars. Les deux minutes qui suivent montrent un panorama de la ville détruite, ainsi que différentes scènes soulignant la force du souffle : de gros arbres déracinés, des ouvrages en pierre effondrés, des maisons dont ne subsiste qu’un mur. « Il ne reste que des bâtiments à structure métallique tordus comme des caramels442 », explique le commentateur. Derrière le compte rendu des faits, le message était là encore de faire comprendre que la force de la bombe était telle que l’empereur n’avait eu d’autre choix que de cesser le combat. Le clan impérial fut extrêmement habile à « diaboliser les militaires » et à « transformer l’empereur en pacifiste443 », observe John Dower : la manière dont fut conduite la campagne de presse sur les bombardements de Hiroshima et Nagasaki en est un nouvel exemple.