Chapitre VII

L’occupation américaine,
ou le présent contre le passé

Le démantèlement du « shintō d’État »

Le souvenir des militaires au Japon fut profondément influencé par l’expérience de l’occupation alliée. Dans les Nouvelles du Japon, les Américains apparaissent détendus, ouverts et souriants. En janvier 1946, on les voit courant dans tous les sens au cours d’un match de football américain. Le mois suivant, on les entend siffler lors d’un spectacle de cabaret. En juin, c’est un chœur militaire qui est filmé en train de chanter des chants populaires474. Leur comportement, tel que présenté dans les médias, non seulement tranchait avec l’image qui avait été donnée d’eux pendant la guerre, mais surtout faisait contraste avec le souvenir encore tout frais des innombrables mises en scène de la discipline martiale du soldat nippon. De la comparaison qui s’imposait aux esprits, le passé ressortait plus austère et violent, le présent, plus insouciant et léger. Non seulement le présent est gros du passé, mais le sens du passé est constamment en mouvement suivant les choix du moment. Ce phénomène cyclique n’est cependant ni régulier ni univoque.

MacArthur était conscient de la psychologie des masses. Il considérait qu’une occupation militaire devait se limiter à trois ans : au-delà, les populations occupées ressentent de la frustration quels que soient les efforts consentis par l’occupant475. Après un temps où le retour au calme souligne la dureté du passé, le calme devient lourdeur et la noirceur d’autrefois s’estompe peu à peu. Il existe un phénomène de mode, de lassitude et d’envie de renouveau qui concurrence les clivages idéologiques et les calendriers politiques. Le vocabulaire fait partie des éléments les plus sensibles aux oscillations des aspirations populaires. Entre 1945 et 1948, les mots à la mode sont « démocratisation », « libération », « crimes de guerre », « nouveau Japon » ou encore « révélation ». Durant toute l’occupation, le SCAP essaya de limiter la présence des troupes alliées dans les médias et dans le cinéma. De cette manière, il réussit en partie à limiter l’effet d’usure. Le courrier adressé au SCAP par les citoyens japonais le montre bien. Alors qu’en Allemagne les envois se sont raréfiés au bout de deux, trois ans, au Japon ils sont restés stables jusqu’au début des années 1950. Les services américains ont ainsi enregistré la réception de près de cinq cent mille lettres entre septembre 1946 et fin 1950, soit deux cent quatre-vingts par jour environ476. Dans la très grande majorité des cas, il s’agissait de messages de remerciements ou d’encouragement à poursuivre les réformes. Toutefois, comme l’avait prévu MacArthur, le regard porté sur les Américains changea progressivement et une certaine fatigue commença à s’exprimer après 1948, notamment dans les arts et la littérature, que caractérise une impression d’étouffement : des formes sombres, des corps prostrés, comme dans le tableau Mains lourdes du peintre Tsuruoka Masao477. On note à partir de 1948 la présence de slogans demandant ouvertement le départ des Américains lors des défilés du 1er mai. Il existe un phénomène de balancier, de va-et-vient entre excitation et lassitude, qui n’est certes pas déconnecté des événements historiques ni des courants idéologiques, mais qui influe de façon autonome sur la compréhension que les hommes ont des choses. La mémoire du passé n’échappe pas à cette logique. Les sociétés ont une perception de leurs traumatismes qui évolue nécessairement avec le temps.

William K. Bunce (1907-2008) fait partie des Américains dont le nom n’est pas resté dans les mémoires, mais qui ont joué au cours de l’occupation du Japon un rôle de premier plan. Après des études universitaires d’histoire, Bunce est envoyé en 1933 dans l’île de Shikoku pour occuper un poste de professeur d’anglais au lycée de Matsuyama. De retour aux États-Unis à la fin des années 1930, il soutient un doctorat, puis obtient en 1939 un poste à l’université Otterbein. En 1943, il est mobilisé au sein de la Navy, qui lui propose de suivre une formation spécialisée en droit international, politique et économie de l’Asie, à Columbia d’abord, puis à Princeton. Quand il arrive à Tōkyō en octobre 1945, après être passé par les Philippines, il a tout juste trente-huit ans et figure parmi les nombreux spécialistes recrutés et formés par l’armée américaine pour travailler à la mise en œuvre de la politique alliée. L’occupation de l’archipel a été préparée très en amont et elle a impliqué des civils relativement jeunes qui souvent connaissaient et aimaient la culture japonaise. Le rôle de ces derniers fut d’autant plus important qu’en qualité d’intellectuels ils ont contribué après coup à l’écriture de l’histoire.

À son arrivée au Japon, Bunce se vit confier la responsabilité de la division des Religions, une branche de la CIE, le service qui supervisait tout ce qui relevait de l’information et de l’éducation civiles au sein du SCAP478. La mission qui lui était confiée était délicate puisqu’il s’agissait d’abroger le shintō comme religion d’État, autrement dit l’un des fondements idéologiques du système impérial. Entre la fin octobre et le début décembre 1945, Bunce et ses collaborateurs rédigèrent plusieurs notes qui reprenaient des pistes avancées par le gouvernement américain avant même la fin du conflit. Ils les exposèrent à des spécialistes japonais et les soumirent à MacArthur. Au terme de ce processus, le 15 décembre 1945, le SCAP transmit aux autorités japonaises pour application une directive portant sur le démantèlement du shintō d’État479. « Le but de cette directive, y est-il expliqué, est de séparer la religion de l’État afin de prévenir une utilisation faussée de la religion à des fins politiques, et de mettre toutes les religions, fois et croyances sur le même plan légal, de sorte qu’elles puissent être soutenues et protégées de manière rigoureusement identique. Elle interdit toute affiliation au gouvernement, ainsi que la propagation et la dissémination des idéologies militaristes ou ultranationalistes, non seulement au shintō, mais aux adeptes de toutes les religions, fois, sectes, croyances ou philosophies. » On voit clairement dans ces lignes l’orientation générale du projet américain. Y sont posés les fondements de la séparation du politique et du religieux qui trouva son expression définitive un an plus tard dans l’article 20 de la nouvelle Constitution, qui stipule : « La liberté de religion est garantie à tous. Aucune organisation religieuse ne peut recevoir de privilèges quelconques de l’État, pas plus qu’elle ne peut exercer une autorité politique. Nul ne peut être contraint de prendre part à un acte, service, rite ou cérémonial religieux. L’État et ses organes s’abstiendront de l’enseignement religieux et de toute autre activité religieuse480. »

Parallèlement, il fut convenu que l’empereur affirmerait publiquement ne pas être d’origine divine. La publication d’un rescrit impérial, daté du 1er janvier 1946, permit à MacArthur de donner à sa tutelle et à l’opinion publique américaine une preuve de la bonne volonté de Hirohito, et de justifier ainsi le maintien de ce dernier sur le trône. Shidehara, qui rédigea le texte, avait parfaitement conscience de l’enjeu : « Comme j’avais le sentiment qu’il s’agissait davantage d’impressionner les gens à l’étranger que les Japonais, je l’ai directement écrit en anglais481 », note-t-il. Il se montra en outre très habile, car ce qui, dans la version anglaise du rescrit, apparaît comme une réfutation complète du caractère divin de l’empereur l’est moins en japonais, le texte se contentant de dire qu’il n’est pas une « divinité révélée482 » (akitsumikami). Cela n’empêche donc pas de considérer qu’il est de droit divin. Le gouvernement acceptait ainsi de revenir sur une position qui avait été soutenue depuis les années 1930, mais la formulation préservait la sacralité de l’institution impériale. C’est la raison pour laquelle ce qui fut présenté comme une grande victoire du SCAP aux États-Unis et en Europe passa relativement inaperçu au Japon. L’Asahi, par exemple, mentionna cette question en sous-titre à la une, mais ne ressentit pas le besoin de développer, préférant mettre l’accent sur le fait que ce texte, émis pour les vœux du nouvel an, était un geste de solidarité du monarque envers son peuple483. Le Yomiuri, de son côté, détourna le sens voulu par les Américains en titrant : « Les liens entre l’empereur et le peuple ne reposent pas sur des mythes et légendes484 », autrement dit n’en sont que plus vrais et plus forts. Ce n’est que plus tard que la « Déclaration d’humanité », comme on appelle couramment ce texte, prit une importance historique, notamment parce qu’elle fut reprise et commentée dans les universités et les écoles485.

Le sanctuaire du Yasukuni fut, de loin, l’établissement religieux le plus contrôlé par les Américains. Le gouvernement japonais avait pourtant cherché rapidement à maintenir telle quelle cette institution. L’empereur s’y était rendu en novembre 1945, et les Premiers ministres de l’époque en firent de même. Toutefois, ils durent renoncer à ces visites après la diffusion de la directive du SCAP. Le Yasukuni, qui avait perdu avec le démantèlement des armées sa tutelle administrative, fut sommé de choisir entre deux options : rester dans le giron de l’État, mais renoncer à sa dimension religieuse, c’est-à-dire devenir un mémorial public, ou rester un sanctuaire shintō et prendre le statut d’établissement religieux de droit privé. C’est la seconde solution qui fut choisie. Le Yasukuni se donna dès lors pour mission de célébrer les « mânes qui se sont sacrifiées pour la nation », et d’« encourager une culture citoyenne pacifique et policée »486. Quant au financement, il fut assuré par les revenus d’un fonds fixe et par des dotations annuelles versées par l’État. Concernant les autres sanctuaires militaires, Bunce et la division des Religions menèrent une réflexion à l’automne 1946487. Il fut décidé de les maintenir en l’état sans changer leur nom ni leur destination. Ils furent néanmoins affranchis de la tutelle du ministère de l’Intérieur, lui aussi démantelé, et rattachés aux autres sanctuaires shintō dans le cadre de l’Office central des sanctuaires, organisme religieux de droit privé.

Depuis la guerre russo-japonaise, le Yasukuni célébrait deux fois par an les soldats morts au combat : le 30 avril pour ceux de l’armée de terre, le 23 octobre pour ceux de la marine488. Le sanctuaire organisait à chacune de ces dates un ensemble de festivités. Celles-ci se tenaient essentiellement dans l’enceinte du sanctuaire, sauf la procession, qui se déroulait en ville. En avril 1946, le Yasukuni chercha à maintenir ce rite. Toutefois, s’il put sans difficulté proposer une célébration collective pour plus de 25 000 soldats dont le décès avait été fraîchement enregistré, le SCAP interdit tout défilé dans les rues de la capitale489. En province, les sanctuaires départementaux furent soumis aux mêmes règles, mais la méconnaissance des nouvelles directives et la force de la tradition entraînèrent parfois une plus grande incompréhension490. Les célébrations à l’intérieur des sanctuaires ne furent donc pas remises en cause, mais il ne fut pas question de déborder vers l’extérieur. Les Américains maintinrent une frontière très nette entre les domaines religieux et civil, traduite en droit japonais en novembre 1946 par un décret : les cérémonies officielles civiles furent autorisées à condition que n’y participe aucun religieux et qu’elles ne célèbrent ni la mémoire de soldats, ni celle de personnages connus pour leur militarisme ou leur ultranationalisme491. De leur côté, les cérémonies religieuses furent autorisées à condition que n’y participe aucun officiel.

Cette politique d’endiguement ne varia pas jusqu’à la fin de l’occupation. Bien que les années 1948-1949 constituent un tournant dans la politique américaine au Japon, tournant accompagné par un assouplissement de la censure à l’encontre de tout ce qui pouvait évoquer le nationalisme, le SCAP demeura intransigeant sur la question du shintō d’État. Sous l’occupation américaine, c’est tout le système commémoratif japonais qui dut réinventer ses pratiques et ses modèles. Plus largement, les rites, les usages et tout ce qui relève du comportement social a été sérieusement encadré et contrôlé, alors que la vigilance fut bien plus faible en ce qui concerne le patrimoine existant, notamment au sein des temples et sanctuaires.

Juger les crimes de guerre : la valeur du droit

Lorsque débutèrent les hostilités en Mandchourie, en 1931, le Japon était signataire de plusieurs accords internationaux régulant l’exercice de la guerre. En novembre 1911, il avait ratifié la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (1907), qui stipulait que les « prisonniers de guerre doivent être traités avec humanité » (art. 4), et qui interdisait, entre autres, « d’employer du poison ou des armes empoisonnées » ; « de tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant plus les moyens de se défendre, s’est rendu à discrétion » ; « d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus » (art. 23). De même, il avait signé en 1929 le pacte Briand-Kellogg condamnant « le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux », ainsi que la convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre492. C’est la raison pour laquelle le régime prit soin de préciser en 1937 que les Chinois capturés ne seraient pas considérés comme des prisonniers de guerre, au motif que les deux pays n’étaient alors pas formellement en guerre l’un contre l’autre. Le ministère japonais de la Justice publia en outre plusieurs études au début des années 1940, dans lesquelles il précisait sa doctrine en la matière, et surtout réfutait les accusations portées à l’encontre des armées impériales493.

La notion de crime de guerre était par conséquent bien connue des élites politiques, militaires et judiciaires. En revanche, la notion de crime contre la paix était encore floue, puisque c’est à Nuremberg qu’elle fut pour la première fois retenue sur la base des travaux de la Commission d’enquête des Nations unies sur les crimes de guerre494. C’est la raison pour laquelle les avocats de la défense cherchèrent, lors du procès de Tōkyō, à montrer la nullité de ce chef d’accusation, d’autant qu’il ne figurait pas dans la déclaration de Potsdam : « Il va sans dire que M. le Premier ministre Tōjō porte une responsabilité considérable à l’égard du peuple. Cependant nous réfutons absolument que le fait d’avoir déclenché cette guerre soit un crime au regard du droit international495 », affirmait ainsi en mars 1946 l’un de ses avocats.

Au terme du procès, plusieurs dirigeants japonais, dont Tōjō, furent reconnus coupables de crimes contre la paix. L’idée de juger des dirigeants pour crime contre la paix, c’est-à-dire pour avoir déclenché un conflit armé majeur, s’est développée au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les commissions juridiques de la Société des Nations en débattirent dès 1919-1920496. L’État japonais a certes participé à ce processus de juridisation des actes internationaux, mais il l’a davantage subi qu’il ne l’a accompagné. Depuis qu’il a été contraint de signer avec la Grande-Bretagne et les États-Unis des traités qui lui étaient défavorables, au xixe siècle, il s’est toujours méfié des règles internationales. À partir des années 1930 et de la prise de pouvoir des militaires, ce phénomène prit une ampleur accrue. Le Japon quitta la Société des Nations en 1933 et se désengagea unilatéralement du plan limitant ses capacités de construction navale. En 1931 et 1937, il se lança dans des conflits sans clarifier la situation sur le plan légal ; idem en décembre 1941, où l’envoi de la déclaration de guerre aux États-Unis fut si tardif que celle-ci n’a pas pu être communiquée avant l’attaque de Pearl Harbor. On peut enfin ajouter le projet de « sphère de coprospérité » en Asie orientale, qui était en rupture avec les usages du droit international. Les responsables de l’archipel ont longtemps préféré une diplomatie du fait accompli, une approche pragmatique des rapports et conflits entre les nations, à des relations fondées sur le droit.

Cette méfiance vis-à-vis des règles juridiques s’explique par un reste d’influence du confucianisme, où le rite a souvent été préféré à la loi, ainsi que par le sentiment que le droit international a toujours été manipulé par les puissances occidentales. D’ailleurs, la mise en parallèle des traités inégaux du xixe siècle et des procès d’après guerre est un motif qui reste courant dans le débat public, et son impact est d’autant plus profond qu’il dépasse les clivages politiques. Toutefois, il ne faut pas oublier que le sentiment d’injustice né au xixe siècle a lui-même été utilisé au cours des années 1930 par les éléments les plus aventuristes de l’armée, dont l’intérêt était de s’affranchir des contraintes juridiques. Cet arrière-plan complexe est à prendre en compte dans l’analyse des procès et de l’écho qu’ils continuent de susciter. Du point de vue japonais tout particulièrement, ne pas critiquer les procès, c’est oublier que le droit international a été un instrument de pouvoir aux mains de l’Occident pour dominer le monde ; mais critiquer la juridiction internationale en Asie après guerre, c’est s’exposer au risque de reprendre sans le voir la rhétorique militariste.

Le soixantième anniversaire des procès de Tōkyō a montré que ce sujet continue de faire débat et d’alimenter les discours nationalistes497. Plus généralement, tous les procès pour crimes de guerre qui se sont tenus en Asie orientale et en Océanie entre 1945 et 1951 ont continuellement fait l’objet de polémiques au sein de la société nippone tout comme sur la scène internationale, que ce soit entre le Japon et la Chine ou, de façon plus larvée, entre le Japon et les États-Unis. Rien qu’en japonais, les articles qui leur sont consacrés se comptent par milliers, et les livres, par centaines498. De plus, ce ne sont pas uniquement quelques questions ponctuelles qui sont discutées, c’est tout le processus qui est remis en cause, qu’il s’agisse des conditions des procès, de la qualification des crimes, de la qualité des accusés, du contenu des accusations et, enfin, de la disparité de traitement entre vainqueurs et vaincus.

Toutefois, s’il y a au Japon une forme de révisionnisme qui s’exprime à droite comme à gauche chez les spécialistes et certains hommes politiques, dans les manuels scolaires, les procès sont présentés de manière factuelle, avec un accent mis sur l’exécution fin 1948 de sept hauts responsables politiques et militaires499, ainsi que sur l’exécution de quelque 1 000 criminels de guerre de catégories B et C sur les près de 6 000 Japonais qui furent mis en examen au cours de cette période. Seul le manuel de l’Association pour la rédaction de nouveaux manuels d’histoire, qui n’est quasiment pas utilisé dans le cadre scolaire, propose une rédaction résolument défiante. Le débat s’inscrit donc dans le cadre démocratique d’un État de droit, ce qui n’est pas le cas partout, notamment en Chine.

Définir les responsabilités : le problème de l’empereur

L’ancienne École des officiers de l’armée de terre fut construite en 1937 dans l’enceinte du ministère de l’Armée. En 1941, sa fonction évolua. Le ministre, autrement dit Tōjō, qui cumula plusieurs années cette fonction avec celle de Premier ministre, y installa ses bureaux : le bâtiment devint l’un des principaux centres de commandement de l’armée impériale. Début 1946, cet édifice changea brutalement de destination. Les Américains y installèrent symboliquement le tribunal destiné à juger les dirigeants nippons. Tōjō fut condamné à mort là où, rapporte Life, « nombre des accusés avaient manigancé leur politique d’agression500 ». Deux décennies plus tard, un événement au retentissement international se produisit de nouveau en ce lieu. Le 25 novembre 1970, l’écrivain Mishima Yukio investit l’ancien bureau ministériel et s’y suicida en s’ouvrant le ventre, comme pour laver par le sang l’opprobre de la défaite. Le destin de ce lieu montre bien comment les procès de l’occupation se superposent dans les mémoires à l’histoire de la guerre501.

Les procès militaires qui se tinrent à Khabarovsk (où fut notamment examiné l’emploi des armes chimiques et bactériologiques) ou encore à Shanghai permirent de juger de nombreux officiers et soldats de l’armée impériale, et les minutes qui en ont été conservées constituent de précieuses sources d’information sur l’ampleur et la cruauté des violences commises par les Japonais en Asie. Bien que la justice ait parfois été expéditive et que certains cas individuels posent problème, sur le fond leur légitimité n’est guère mise en cause. Il en va différemment du tribunal d’Extrême-Orient à Tōkyō, qui eut à juger, entre autres, les criminels dits de catégorie A.

La décision d’amener devant les tribunaux les responsables de la guerre du Pacifique fut prise par les Alliés bien avant la fin du conflit. Une des premières missions du SCAP fut de procéder à l’arrestation d’un certain nombre de dirigeants : la première vague d’incarcérations eut lieu avant la mi-septembre. Elle concernait surtout des militaires ayant eu des responsabilités politiques, à commencer par Tōjō Hideki, qui fut mis en examen le 11 septembre 1945 après l’échec de sa tentative de suicide. Nombreux furent ceux qui, à l’arrivée des Américains, redoutèrent une inculpation, non seulement parmi les militaires et les fonctionnaires, mais aussi parmi les industriels, les intellectuels ou les artistes : « Je vais être attrapé, c’est certain. En Allemagne, quatre-vingt-dix mille personnes l’ont été. En ce qui me concerne, je l’accepte depuis que je suis résolu à mourir, mais que de malheurs vont alors s’abattre sur ma famille502 ! » écrit Unno Jūza, qui ne fut jamais arrêté. De l’automne 1945 à l’installation du tribunal militaire en janvier de l’année suivante, les journaux et les bulletins d’information à la radio ou au cinéma rendirent compte avec assiduité des différentes vagues d’arrestations et de l’évolution des procédures. Pendant trois ans, ce fut le principal sujet traité par les médias. Or, s’il en ressortait de manière claire que certains hauts responsables allaient être jugés et punis, trois questions restaient en suspens et faisaient débat : le peuple dans son ensemble pouvait-il être poursuivi ? À quel niveau de soutien au régime et de participation à l’effort de guerre allaient s’arrêter les poursuites ? Quel sort allait être réservé à l’empereur et à la famille impériale ?

À la première, le SCAP apporta une réponse début décembre. Il fut confirmé dans la presse que les poursuites ne seraient engagées qu’à l’encontre de personnes physiques et que le peuple ne serait pas collectivement tenu pour responsable503, contrairement à ce qui avait été un temps envisagé par les Alliés504. Sur le plan symbolique, cette décision introduisait au Japon une rupture par rapport à l’époque de la guerre. Alors que le pouvoir, depuis les années 1930, n’avait cessé de mettre en avant la solidarité du peuple, du gouvernement et de l’armée, et justifié ainsi la mobilisation générale des civils dans les dernières semaines du conflit, un ordre nouveau émergeait où seuls étaient pris en compte les actes individuels. La notion de kokutai n’avait soudain plus cours, ni la « contrition générale » à laquelle le gouvernement avait appelé le peuple au lendemain de la défaite. S’il était certes essentiel de juger des individus, de dévoiler ainsi le caractère fallacieux de l’union prônée par le pouvoir, de rendre compte du fait que, derrière les slogans, il y avait des intérêts privés et des intérêts catégoriels, on doit cependant admettre que les Japonais n’ont pas été jugés comme ils s’étaient imaginés combattre. Outre que la décision de ne considérer que les cas individuels a donné l’impression d’une recherche de boucs émissaires, et, par conséquent, a miné la légitimité du procès aux yeux des élites et d’une partie du peuple, l’instruction d’un procès collectif au Japon aurait sans doute permis de mieux déterminer la profondeur du processus totalitaire, et, partant, le niveau de résistance qui lui a été opposé.

Le nombre d’incarcérations diminua considérablement après décembre 1945. Le SCAP put alors mettre en œuvre la deuxième phase de son plan d’action. En date du 4 janvier 1946, il émit une directive visant à exclure des emplois publics et des fonctions électives les gens ayant eu des responsabilités dans le conflit505. Étaient concernés les criminels de guerre, les militaires de carrière, les responsables politiques ayant soutenu le régime, les responsables des associations patriotiques, le personnel dirigeant des entreprises liées à l’effort de guerre, les administrateurs coloniaux et, enfin, les « autres militaristes et ultranationalistes ». Cette dernière catégorie était extrêmement large puisqu’elle concernait, pour citer le texte, « toute personne qui a joué un rôle décisionnel actif et prépondérant dans le plan japonais d’agression ou qui, à travers ses discours, ses écrits ou ses actes, s’est montrée un représentant actif du nationalisme militant et de l’agression ». Ce plan fut largement médiatisé, et une part très importante des élites a par conséquent redouté une sanction, beaucoup étant amenés à faire un examen de conscience. Dans les faits, le processus fut relativement lent à se mettre en place, et les Américains durent maintenir leur pression sur le gouvernement pour que les purges soient menées à grande échelle. Au total, plus de 200 000 personnes firent l’objet de mesures d’exclusion ou d’interdiction entre 1946 et le printemps 1948, ce qui est un nombre important, mais trompeur, car il comprend près de 80 % de militaires506.

L’État japonais a par ailleurs très tôt entrepris de se défendre et a négocié avec le SCAP des procédures d’appel. Il y a toujours eu au sein du pouvoir des éléments prompts à utiliser les ressorts de la démocratie pour contrer la démocratisation. L’application de ces mesures a en outre été très disparate suivant les secteurs. Bien que le processus d’épuration ait permis un certain renouvellement de la classe politique, il a été encore plus modéré qu’en Allemagne de l’Ouest507. Le gouvernement a d’emblée oscillé entre des objectifs contradictoires : d’une part, se montrer sous un jour favorable face aux Américains, ce qui l’a amené à traduire de façon consciencieuse les directives du SCAP en droit japonais ; d’autre part, essayer de maintenir l’unité nationale. L’impossibilité de résoudre ce dilemme a ouvert la voie à une stratégie fondée sur le louvoiement, impliquant des hésitations, des blocages, des tentatives de contournement, parfois un certain laisser-faire, tout le contraire d’un positionnement idéologique clair et assumé.

Si la directive américaine permit de désigner des responsables et de les sanctionner – parmi lesquels un millier de personnes environ exerçant dans les domaines des médias et de la culture –, elle posa par extension la question de la responsabilité morale des élites. Des règlements de comptes par journaux interposés fleurirent dès septembre 1945 : les écrivains mirent en avant les noms de Takamura Kōtarō, Hino Ashihei ou Yasuda Yojūrō ; les peintres et les sculpteurs pointèrent du doigt Fujita et Yokoyama Taikan ; dans le petit cercle de la musique classique occidentale, Yamada Kōsaku (1886-1965) fut attaqué par ses pairs508. Cependant, la légitimité des accusateurs était extrêmement discutable. Ce que les uns reprochaient aux autres n’était pas d’avoir soutenu l’effort de guerre, ce que tous ou presque avaient fait, mais d’en avoir tiré profit509. C’est la raison pour laquelle le débat retomba assez vite, et ce n’est qu’au milieu des années 1950 qu’il reprit sur des bases différentes. Dans bien des cas, au début de l’occupation, cette question s’exprima plus largement sous la forme d’une repolarisation politique, la droite reprenant le discours sur l’inéluctabilité du conflit et la nécessité du rassemblement national en temps de guerre, tandis que la gauche, emmenée par les communistes, défendait l’idée que le régime avait opprimé le peuple et conduit une guerre d’agression. Les grèves dans les studios de cinéma de la Tōhō à partir de l’hiver 1946 sont caractéristiques à cet égard. Bien que la censure et les conditions de travail imposées pendant la guerre soient à la base de ce conflit social, et que parmi les revendications figurât le slogan « Chassons les criminels de guerre du spectacle cinématographique510 ! », les principales revendications – plus de transparence et de démocratie dans le choix des scénarios et la gestion des studios – étaient tournées vers l’avenir511. Même en plein traumatisme de la défaite, il n’y a jamais eu de pause dans le déroulement de l’histoire, au cours de laquelle le passé aurait été observé et jugé sans enjeu politique au présent.

À la fin de la guerre, le peuple était partagé sur le sort de l’empereur, comme le montre le courrier adressé au SCAP, avec, d’un côté, des messages courts et passionnels demandant que ce dernier soit épargné, et, de l’autre, des lettres plus longues et circonstanciées réclamant qu’il soit jugé512. Pour autant, même ses soutiens n’étaient pas nécessairement partisans du statu quo. Beaucoup souhaitaient que l’empereur abdique et soit remplacé par un régent en attendant que son fils grandisse. Le PCJ militait ouvertement pour une solution plus radicale : « Je réclame l’abolition du système impérial. La situation terrible que nous avons connue pendant la guerre et que nous connaissons depuis a été engendrée par le système impérial et au nom de l’empereur513 », affirmait Tokuda Kyūichi, le futur secrétaire général du parti, fin novembre 1945. Dans les cercles du pouvoir aussi, des voix se sont élevées publiquement pour demander que Hirohito assume ses responsabilités et renonce au trône. Le cas le plus célèbre est celui du prince Konoe514. Même des membres de l’entourage immédiat du souverain l’encouragèrent en privé à se retirer, à commencer par son frère cadet, le prince Mikasa, ou encore Kido Kōichi515. Hirohito lui-même s’est renseigné sur les précédents en matière d’abdication, tant au Japon qu’en Grande-Bretagne, et, à plusieurs reprises entre la fin de 1945 et la fin de l’occupation, il aurait hésité à franchir le pas.

Du côté des Alliés, il était évident dans les derniers mois du conflit que Hirohito allait abdiquer et être jugé. La presse et les hommes politiques le demandaient. Un criminologue réputé comme Sheldon Glueck, professeur à Harvard, mettait Hirohito sur le même pied que Hitler, Mussolini et Tōjō516. La déclaration de Potsdam laissait d’ailleurs clairement entendre des poursuites judiciaires. Ce point de vue était toujours prédominant au début de l’occupation, et, au cours de l’hiver 1946, le gouvernement américain envisageait encore de voir l’empereur passer devant un tribunal517. Sans parler des Australiens et des Hollandais, qui, jusqu’à l’ouverture des procès, en avril 1946, ont en vain fait pression sur le SCAP pour que soit tenue la promesse faite pendant la guerre518.

En revanche, MacArthur et ses hommes de confiance (B. Fellers, C. Whitney) ont très tôt considéré que le maintien de Hirohito et de l’institution impériale était une nécessité, sans pour autant envisager la tenue d’un référendum, qui, contrairement à ce qui s’est produit en Italie, aurait sans doute abouti à un renforcement de la position du monarque. Comme l’explique le général américain dans un télégramme à Eisenhower : « Dût-il être jugé, de grands changements devraient être faits dans les plans d’occupation, et une préparation adéquate devrait par conséquent être entreprise avant qu’une action soit lancée dans les faits. Sa mise en examen causera inéluctablement une énorme convulsion au sein du peuple japonais, dont les répercussions sont impossibles à prévoir. Il est le symbole qui unit tous les Japonais. Détruisons-le et la nation se désintégrera519. » À chaque fois que des pressions se sont exercées sur Hirohito, le SCAP est intervenu pour assurer l’empereur de son soutien et lui demander de rester sur le trône pour le bien de son pays520. La doctrine de MacArthur était si bien intégrée que les procureurs du tribunal militaire d’Extrême-Orient seraient allés jusqu’à demander à Tōjō de modifier une de ses dépositions dans laquelle il faisait référence au pouvoir de l’empereur afin que ce dernier paraisse n’avoir pris part à rien521. Comme le dit Dower, qui a remarquablement décrit le sauvetage de Hirohito par MacArthur : « Cette campagne victorieuse visant à absoudre l’empereur de toute responsabilité dans la guerre ne connut aucun frein. Hirohito n’était pas seulement présenté comme innocent de toute action caractérisée qui aurait pu entraîner sa mise en examen comme criminel de guerre. On en fit presque une figure sainte qui ne portait même pas de responsabilité morale pour la guerre522. » Quelles que soient les raisons qui ont poussé MacArthur à agir de la sorte – le souci de ne pas mettre en péril la relative stabilité qu’il trouva dans l’archipel à son arrivée, une volonté de se démarquer de Washington pour avoir les coudées franches, l’anticipation de la guerre froide qui lui fit comprendre la nécessité de ménager les nationalistes, l’orgueil d’avoir tenu entre ses mains le destin de l’institution impériale –, cette politique a eu des conséquences considérables quant à la manière dont la guerre est restée dans les mémoires. Si l’on peut parler de révisionnisme nippon, il faut mentionner au préalable l’opportunisme du SCAP, qui n’a ni aboli la monarchie, ni poursuivi le monarque, alors que l’une ou l’autre de ces solutions aurait sans doute facilité la compréhension par le peuple du sens de son sacrifice et l’aurait conduit à prendre conscience de la corruption du système. Car de deux choses l’une : soit on considérait que Hirohito avait joué un rôle actif et direct dans le conflit, auquel cas il devait être poursuivi personnellement ; soit il était établi qu’il n’avait eu aucun poids politique, et devait donc être épargné. Mais alors il n’y avait aucune raison de transformer son statut dans la Constitution et de réduire son rôle à celui d’un « symbole de l’État ». Dans ce dernier cas de figure, la seule solution cohérente eût été l’abolition de l’institution impériale et l’établissement d’une république, comme le prônait par exemple Reischauer523.

L’unique manière de sortir de ce raisonnement était d’imaginer que l’empereur n’avait pas voulu la guerre et qu’il avait été l’otage des militaires. Il aurait donc bien joué un rôle politique, mais un rôle positif, argument permettant de justifier et son exemption de poursuites judiciaires, et le maintien de la monarchie, tandis que l’intégralité de la faute retombait sur les militaires. C’est précisément la position qui fut défendue conjointement par le SCAP, le gouvernement et l’entourage de l’empereur. Le côté japonais se chargea de mettre en scène un empereur pacifiste à travers de multiples sorties en province ; les Américains, de leur côté, soutinrent l’idée de militaires omnipotents et tyranniques à travers le procès de Tōkyō. Pourtant, non seulement l’image d’un empereur activement pacifiste et prisonnier des militaires ne tient pas, mais le seul fait que d’anciens ennemis aient pu découvrir, quelques semaines après la fin des hostilités, que la vérité historique sur un sujet aussi brûlant servait leur intérêt commun est trop miraculeux pour être crédible. D’autant qu’il est connu que le SCAP n’a jamais cherché à examiner à charge quel avait été le rôle de Hirohito, se servant au contraire abondamment de la version de ses proches, comme Kido, pour étayer son récit524.

Le procès de Tōkyō et les limites du spectacle démocratique

Le 12 septembre 1945, dix jours après la signature de la reddition et après un mois de folles rumeurs, la presse japonaise annonça la décision américaine d’organiser des procès à l’encontre des criminels de guerre. Dès cette date est évoquée la crainte d’une « justice du vainqueur525 ». D’emblée, la légitimité de la procédure judiciaire a été mise en doute. Le procès de Tōkyō ne fut donc pas seulement le procès des responsables japonais, il fallait qu’il soit aussi une mise en scène des valeurs et des règles de la démocratie.

Les communistes ont joué un rôle considérable pour donner une légitimité au processus en cours. Dans les premiers mois de l’occupation, ils devinrent les alliés objectifs des Américains : « Cette directive, explique Miyamoto Kenji au sujet de la décision du SCAP de purger la fonction publique, est quelque chose d’extrêmement utile pour la démocratisation du Japon, et nous la soutenons pleinement526. » Miyamoto et Tokuda, qui furent très présents dans les médias dès leur libération, dans la première quinzaine d’octobre, contribuèrent à donner une identité nippone aux nouveaux concepts. Dans leur bouche, la « libération », la « démocratisation », la « guerre d’agression », le « militarisme », les « crimes de guerre » – autant de mots qu’ils utilisèrent très tôt –, n’apparaissaient pas comme des traductions de l’anglais, mais ont pris une dimension endogène. La collaboration des communistes était de première importance pour le SCAP, qui au début les laissa prendre toute leur place dans le débat public entourant la question des responsabilités de guerre.

Le procès commença en avril 1946, et les principaux verdicts furent prononcés en novembre 1948. Au cours de ces mois, outre une intense couverture médiatique rendue possible par l’ouverture de nombreuses audiences aux journalistes, parurent des séries de livres destinés à la fois aux bibliothèques et au grand public, comprenant des documents relatifs au procès, et qui devaient servir de compléments aux articles de presse527. Le peuple japonais eut donc accès à une très grande quantité d’informations. Grâce à cela, il put ressentir l’impression de liberté donnée par la démocratie. Le procès était à la fois le jugement du passé et la preuve par les actes de l’intérêt de la nouvelle orientation politique. On peut rapprocher l’effervescence médiatique autour du tribunal d’Extrême-Orient de la mode alors nouvelle des films construits autour de procès, comme Le Miracle de la 34e rue, qui fut présenté au Japon en novembre 1948. Le cinéma hollywoodien permit de conforter l’idée que le tribunal est le lieu où la vérité éclate. Plusieurs éléments vinrent toutefois troubler le spectacle démocratique : la présence d’une censure, la mise sous le boisseau de certains crimes, et le sentiment que le tribunal ne prenait pas en compte la responsabilité du pouvoir vis-à-vis du peuple.

La surveillance et la censure des médias étaient de la responsabilité de la Délégation à la censure civile (Civil Censorship Detachment, ou CCD). Cet organe des forces d’occupation examina d’innombrables textes et scénarios, écartant ceux qui contrevenaient aux différents principes et codes émis par le SCAP. Il conduisit naturellement les rédactions et les producteurs japonais à filtrer les données et les œuvres, et les auteurs, à s’autocensurer. Le procès de Tōkyō touchant des questions sensibles, les points de vue frontalement hostiles à la procédure ou ouvertement critiques à l’égard des Alliés furent interdits. Le sentiment de censure n’était certainement pas aussi vif qu’il l’est devenu depuis qu’on connaît mieux le fonctionnement du CCD. L’impression de liberté étant en partie subjective, le foisonnement des informations et la repolarisation du débat public faisaient contraste avec la période précédente et contrebalançaient largement la présence des censeurs. Du reste, contrairement à ce qui est parfois affirmé528, il n’était pas impossible de critiquer publiquement les procès de Tōkyō, surtout à partir de 1949. Miyamoto Yuriko s’en prend par exemple dans un article de septembre 1948 au « pouvoir sordide qui essaie de défendre les forces fascistes qui subsistent en utilisant opportunément le procès de Tōkyō, et en sacrifiant une poignée d’inculpés529 ». En outre, la censure américaine a fait en sorte de masquer sa propre existence, à la différence de la censure nippone, qui, au contraire, se montrait sans cesse dans les médias afin d’accroître son influence530. À parcourir la presse et la littérature de l’époque, il semble avoir été nettement plus facile d’émettre des critiques sur les procès des criminels de guerre que de se plaindre de l’existence du CCD.

Le choix de ne pas juger certains des pires crimes commis par l’armée impériale lors du procès de Tōkyō est un autre point noir. On sait aujourd’hui que les Américains ont passé des accords pendant l’occupation avec plusieurs médecins japonais, comme Ishii Shirō (1892-1959), qui dirigea l’unité 731, afin qu’ils leur transmettent les données obtenues à partir d’expériences cliniques effectuées sur des prisonniers. En échange, les médecins ne furent pas poursuivis, et il faut attendre le procès de Khabarovsk conduit par les Russes et relativement peu médiatisé au Japon531 pour que la lumière soit faite sur une partie de ces crimes. Toutefois, à l’instar de la censure américaine, c’est une donnée qui, entre 1945 et 1948, n’était connue que d’un nombre très restreint de personnes. C’est surtout a posteriori que l’ampleur et la cruauté de ces crimes ont été connues, minant par contrecoup la légitimité de la procédure judiciaire, qui s’est concentrée bien plus sur l’attaque de Pearl Harbor que sur le conflit en Chine.

Cependant, sur le long terme, le principal obstacle à l’adhésion du peuple aux verdicts du procès de Tōkyō est sans doute à chercher ailleurs, du côté de la non-inculpation de l’empereur. Pour les Alliés, l’examen des crimes de guerre avait d’abord pour but de punir ceux qui leur avaient infligé des pertes et des souffrances. C’est dans cette perspective qu’ont été menées les enquêtes. En revanche, au Japon, c’est la « mémoire des compagnons d’armes décédés » et, plus largement, de tous les morts de la nation qui fondait la nécessité de procès532. Pour beaucoup, la morale exigeait que ceux pour qui on s’était battu et pour qui tant de gens avaient perdu la vie prissent leurs responsabilités. La disparité de points de vue entre vainqueurs et vaincus est normale. Mais, la plupart du temps, le coupable aux yeux des uns est aussi le responsable aux yeux des autres. Ce ne fut pas le cas au Japon. Il fut en effet beaucoup plus facile d’expliquer aux troupes alliées que Hirohito n’était qu’un prête-nom – même si certains vétérans l’ont toujours considéré comme un criminel – que pour les Japonais d’oublier son omniprésence pendant les hostilités. Oguma cite en exemple le journal d’un soldat démobilisé qui, traumatisé par le souvenir de ses camarades tombés au front, constate avec effarement que non seulement l’empereur ne s’est pas suicidé après la reddition, mais que ce dernier ne songe pas non plus à abdiquer, allant même jusqu’à rencontrer poliment MacArthur et à collaborer avec l’ancien ennemi : « Un nombre gigantesque de vies humaines a bien été sacrifié au nom de l’empereur ! Je regrette de le dire, mais la responsabilité doit lui en être imputée plus qu’à quiconque, étant donné qu’il est le chef de l’État533 », écrit ce soldat début septembre 1945.

À l’inverse, d’autres personnes qui s’attendaient à une mise en examen de l’empereur semblent avoir rallié l’avis du SCAP et accepté l’idée qu’il n’était qu’un pantin. C’est le cas de Miyamoto Yuriko : « Il a été décidé par le tribunal d’Extrême-Orient que l’empereur n’avait pas de responsabilité dans la guerre. Tout le monde en a été assez surpris. Et aussi, de façon ironique, affligé. Chacun au Japon a été profondément choqué que l’empereur tout-puissant soit un homme à ce point incapable. Si le monde avait jugé l’empereur comme un adulte ayant des qualités telles qu’on puisse le considérer comme un vrai chef d’État, il n’aurait pas été exempté de ses responsabilités au regard du droit, ni même de ses responsabilités vis-à-vis de l’humanité. Je ne cherche pas son malheur en tant qu’individu, mais qu’il ait été prouvé au peuple qu’il ne souffre même pas de porter la responsabilité d’un simple militaire montre clairement que le système impérial, quelle que soit sa forme, n’est plus nécessaire dans le Japon démocratique534. » Cependant, qu’on ait voulu que l’empereur assume ses responsabilités vis-à-vis des morts de la nation ou qu’on ait été désespéré de son innocence, dans un cas comme dans l’autre, il était difficile de se satisfaire des quelques généraux et hommes politiques traduits devant le tribunal d’Extrême-Orient. Dans la mesure où l’empereur n’a pas été mis en examen, ni l’institution impériale abolie, bien des Japonais ont eu du mal à admettre les verdicts. Le procès avait beau être démocratique, il comprenait un vice fondamental.

Que faire des monuments ?

Dans un magazine de janvier 1946 est reproduit un dessin humoristique comprenant trois vignettes : la première montre la statue d’un général sur son cheval ; la deuxième figure un sculpteur donnant un grand coup de marteau sur le militaire ; sur la troisième, les visiteurs d’un musée admirent une œuvre qui n’est autre que l’ancien cheval535. Les autorités nippones n’ont guère dû être surprises de voir les Américains exiger la disparition des symboles du militarisme. Voir les vainqueurs s’en prendre aux monuments exaltant le patriotisme et les chefs militaires était dans l’ordre des choses. Même la volte-face des artistes était attendue. La mise au rencart des statues fut dans les médias l’un des symboles du rejet de l’ancien Japon536.

Pourtant, la directive américaine sur le démantèlement du shintō d’État ne s’attarde pas sur les monuments et les objets en place. Seule est mentionnée l’obligation de faire disparaître les petits autels ou sanctuaires miniatures qu’on trouvait dans toutes les institutions publiques pendant la guerre. Toutefois, en dehors de ces objets qui furent effectivement retirés, des timbres et des billets de banque sur lesquels il fut interdit de faire figurer sanctuaires ou portiques, il n’y avait guère d’autres images susceptibles de tomber sous le coup de cette disposition, le shintō, au contraire du bouddhisme, étant une religion plutôt méfiante vis-à-vis des représentations figurées. Tel que le document du SCAP est rédigé, l’ikebana, le nō, le sumō, le gagaku, toutes les formes d’art occasionnellement liées au shintō qui ont été instrumentalisées pendant la guerre, ne sont pas concernés. Ainsi, comme le rapporte Faubion Bowers, qui a été l’aide de camp de MacArthur et s’est beaucoup occupé du théâtre sous l’occupation : « Personne ne s’intéressait au nō parce que c’était si ancien que les gens n’y comprenaient rien537. » Bien que certaines pièces de kabuki, comme Les Vassaux fidèles (Chūshingura), aient été vivement réprimées, et qu’aient été ponctuellement censurées certaines œuvres de la littérature classique comme le Recueil des faits anciens (Kojiki), de nombreuses formes d’expression qui avaient pu servir à véhiculer l’esprit du shintō d’État se trouvaient de fait en dehors du champ d’application du texte538.

La directive américaine précise cependant certaines formules à bannir : « L’utilisation dans des textes officiels des expressions “guerre de la grande Asie de l’Est”, “Huit coins, un toit”, ou de toute autre expression dont la connotation en japonais est inextricablement liée au shintō d’État, au militarisme et à l’ultranationalisme, est interdite et cessera immédiatement. » Le champ couvert par cette disposition était à la fois immense et très vague, le shintō d’État, le militarisme et l’ultranationalisme étant présentés comme autant de réalités superposables. En conséquence, la directive américaine n’étant pas détaillée et pas toujours cohérente, son application fut problématique. En outre, elle ne s’adressait qu’aux textes à venir et ne concernait pas les inscriptions existantes. Si l’on s’en tient à la lettre du texte, les colonnes, les stèles, les plaques et panneaux commémoratifs installés pendant la guerre n’étaient pas visés. Il y avait là un flou que les responsables japonais ont dû interpréter.

La question des monuments fut malgré tout prise très au sérieux par le SCAP. Tout au long de la période comprise entre juin 1946 et le début de 1948, la division des Religions resta attentive, réclamant des rapports sur les destructions en cours ou sur l’impact de ces mesures sur la population539. La division Arts et Monuments du CIE intervint elle aussi à plusieurs reprises. Elle demanda par exemple en mai 1948 la déclassification de tous les sites historiques liés à l’empereur Meiji540. Bien que les Américains se soient déchargés sur l’administration nippone de l’essentiel de la mise en œuvre des orientations qu’ils avaient définies, ils sont restés vigilants et n’hésitèrent pas à intervenir dans les cas particuliers. Toutefois, à la fin du printemps 1948, les services américains abandonnèrent pour ainsi dire ce dossier. Comme le rapporte Woodard, qui secondait Bunce au sein de la division des Religions : « Il était souhaitable de supprimer toute impression selon laquelle l’occupation était opposée à une juste commémoration des victimes de guerre541. » Le bilan des destructions est le suivant : « Sur un total de 5 613 monuments, 354 statues furent enlevées, 890 stèles et 17 statues furent déplacées dans des lieux peu visibles, 809 stèles et 29 statues furent transformées, ou les inscriptions qu’elles portaient, effacées542. » Il faut cependant ajouter que les monuments ayant survécu à l’occupation n’ont pas tous été conservés. Les destructions et les déplacements ont, en vérité, continué bien au-delà, jusqu’à la fin des années 1950, au gré de l’évolution des rapports de forces politiques à l’échelle locale. Autrement dit, une partie de la société japonaise a clairement fait siennes les mesures impulsées par l’occupant américain.

Les premières circulaires ministérielles sur la question des cérémonies funéraires et des monuments commémoratifs datent de l’automne 1946, ce qui coïncide avec la promulgation de la nouvelle Constitution. Elles traduisent en termes concrets les principes définis par les Américains. Celle du 1er novembre stipule : « Il ne sera en aucun cas procédé à l’édification de tours funéraires, stèles et autres monuments ou statues en bronze pour les soldats morts au combat, pas plus que pour tous les militaristes et les nationalistes extrêmes. » Concernant les monuments publics existants, il fut demandé de supprimer tous ceux ayant une connotation belliqueuse et, plus largement, tous les monuments situés à l’intérieur des écoles543. En revanche, les tombes et cénotaphes pour les soldats morts au combat furent autorisés, sous réserve « qu’ils n’exaltent pas les actions militaires544 » et qu’ils soient relativement sobres. Il existait par conséquent à partir de fin 1946 un ensemble réglementaire détaillé à la disposition des autorités locales. On remarque néanmoins un changement d’orientation assez net par rapport à la directive américaine de 1945. Bien que les Américains aient avant tout visé le « shintō d’État », les expressions équivalentes en japonais n’apparaissent pas dans les circulaires nippones, qui mettent l’accent sur le « militarisme » et l’« ultranationalisme ». Pour les Japonais, ces derniers concepts, fraîchement traduits de l’anglais, avaient l’avantage d’être peu explicites545. Ils laissaient par conséquent une marge d’interprétation importante aux autorités locales.

Kinjirō est le nom familier d’un personnage historique qui symbolise la soif d’éducation, l’abnégation au travail et la réussite sociale546. Il fit son apparition dans les programmes scolaires au moment de la guerre russo-japonaise, et son effigie se répandit dans les cours d’école dans les années 1920. D’origine paysanne, l’enfant est souvent représenté un fagot sur le dos, en train de lire pendant qu’il marche. Son destin pendant l’occupation est caractéristique. Là où l’on considérait qu’il véhiculait les valeurs de l’ancien système, il disparut du paysage ; là où on n’y voyait qu’un encouragement à bien faire, il fut laissé en place.

C’est dans les cours d’école que le changement fut le plus net après 1946. On y traqua les symboles du passé, à commencer par les stèles, qui furent détruites ou déplacées à l’extérieur. On cassa aussi les petits pavillons où étaient déposés une copie du Rescrit impérial sur l’éducation, le drapeau national et la photographie de l’empereur547. Hors des enceintes scolaires, la situation est plus confuse, dans la mesure où les monuments ont souvent été reconstruits ou simplement remis à leur place après l’occupation. De façon générale, c’est à Tōkyō que les choses sont le mieux connues. Une commission d’enquête y fut instituée en février 1947, avec pour mission de déterminer quelles œuvres devaient être détruites548. Dans son rapport, elle préconisa la suppression d’une dizaine de monuments, auxquels il faut ajouter quelques autres qui avaient été descellés entre la fin de 1945 et le printemps de 1947, soit sur ordre direct des Américains, soit spontanément par les propriétaires. Bien qu’au total le nombre de monuments détruits sous l’occupation dans la capitale fût relativement faible, il faut se rappeler que de nombreuses statues avaient été fondues pendant la guerre. Celles qui avaient été conservées non seulement avaient une valeur exceptionnelle, mais avaient aussi eu la chance d’échapper aux bombes et aux incendies.

La plupart des monuments détruits pendant l’occupation se rapportaient aux conflits de l’ère Meiji. Pourtant, les textes ministériels spécifiaient que les monuments de la guerre russo-japonaise pouvaient être épargnés549. Si tel n’a pas été le cas, c’est parce que la commission a considéré qu’ils avaient une portée belliqueuse. La grande statue du colonel Hirose Takeo, mort en héros en 1904, « sera enlevée, rapportent les informations cinématographiques, parce qu’elle exalte l’esprit combatif du peuple et excite son animosité550 ». Toutefois, plusieurs cas, comme celui de la statue de Kawakami Sōroku, qui était située à côté du Yasukuni, introduisent le doute. Kawakami Sōroku (1848-1899) était un officier de l’armée de terre qui termina sa brillante carrière comme chef de l’état-major impérial après ses succès dans la guerre sino-japonaise. Il est mort avant même le début du conflit contre les Russes, et son lien avec la Seconde Guerre mondiale est extrêmement ténu. En stigmatisant les différents hauts responsables de l’armée et de la marine depuis la fin du xixe siècle, les autorités de la capitale ont surtout eu la volonté de dessiner une généalogie du militarisme, comme s’il y avait eu un complot rampant qui avait peu à peu spolié le pouvoir impérial, dégageant du même coup ce dernier de ses responsabilités551.

À l’inverse, comme pendant la guerre, la commission décida d’épargner toutes les sculptures représentant des membres de la famille de l’empereur, au motif que l’institution impériale ne saurait être tenue pour responsable du conflit552. C’est ainsi qu’a été conservée la statue équestre du prince Kitashirakawa (pourtant vêtu en habit militaire). Située à l’origine au centre d’une large place à l’entrée d’une caserne de la Garde impériale, elle a été légèrement déplacée en 1963 sur un terre-plein peu visible et bordé de grands arbres, en face du palais. Il en va de même pour la statue du prince Arisugawa qui se trouvait en face du bâtiment du quartier général impérial. Après le démantèlement de l’armée, elle a été installée en 1962 dans un parc au nom du prince situé à proximité de l’ambassade de France, entre un bac à sable et l’entrée de la Bibliothèque centrale de Tōkyō. Alors que ces monuments, édifiés à l’origine dans des lieux dégagés et symboliques, étaient des éléments forts de l’identité de la capitale avant guerre, ils n’ont subsisté que dans une position ambiguë, prestigieuse mais cachée.

Seules de rares œuvres furent non seulement préservées, mais maintenues in situ. C’est le cas des statues de Kusunoki Masashige (1900), devant le palais impérial, et de Saigō Takamori (1898), dans le parc de Ueno. Il en va de même pour la statue de Ōmura Masujirō, le fondateur de l’armée japonaise moderne. Quoique dédié à un grand militaire, ce monument est en effet directement lié au culte impérial, puisque situé à l’entrée du Yasukuni. Seuls les canons qui autrefois l’entouraient ont disparu. La décision prise en 1947 de casser les statues des militaires est l’expression d’une volonté délibérée d’imputer à ces derniers la responsabilité du conflit. Il faut cependant garder à l’esprit que cette liste fut constituée pour donner des gages aux Américains, et qu’il y avait dans ce contexte obligation de trouver des symboles à abattre. En dehors de quelques cas ponctuels, dont celui de la capitale, il n’y a pas eu d’éradication systématique des symboles du pouvoir militaire. Dans le seul département de Gunma, il reste aujourd’hui encore trente-six stèles portant une épigraphe de la main du général Tōjō553

Les dispositions de l’administration japonaise furent appliquées de façon inégale. Un grand monument situé à la périphérie de la ville de Miyazaki, construit en 1940, échappa ainsi à la destruction. Au centre, il porte la mention gravée dans la pierre « Huit coins, un toit », formule expressément mise à l’index par les Américains. La guerre terminée, les responsables locaux se sont interrogés sur ce qu’il convenait de faire de ce grand édifice, symbole du rêve impérial, dont le socle est composé de pierres provenant de toutes les zones jadis occupées. Après réflexion, il fut décidé de le conserver en le rebaptisant Tour de la Paix554. Dans le même ordre d’idées, on supprima à Tōkyō le buste de l’amiral Tōgō, mais pas le parc qui porte son nom ; de même, on descella dans la capitale la stèle aux victimes du Sado-maru, mais pas à Kitakyūshū, etc. Bien qu’il faille prendre en compte la position particulière de la capitale, ces dysfonctionnements montrent que, dès l’occupation, les autorités locales ont joué un rôle important dans les questions mémorielles. Le gouvernement n’a pas cherché à mener une politique d’obstruction frontale, mais a préféré déléguer le problème aux acteurs locaux, tout en essayant d’orienter ponctuellement les décisions dans un sens favorable à l’institution impériale.