Conscience individuelle et inertie collective
Le renouveau des consciences
Le romancier Hino Ashihei fut l’un des principaux écrivains de guerre, et ses romans, comme La Terre et les soldats, furent immensément lus entre 1938 et 1945. Pendant l’occupation, il fut vivement attaqué par ses pairs, d’autant qu’il refusait d’adopter une attitude contrite. Dans Le Soldat triste, publié en septembre 1945, il soutenait en effet l’idée que la position japonaise dans le conflit avait été légitime, que les soldats avaient été loyaux dans leur combat et que cette loyauté devait rester au cœur des valeurs du nouveau Japon587. Continuant à écrire malgré les mesures de purge qui le concernèrent, il critiqua l’opportunisme de ceux qui vilipendaient les inculpés des procès de Tōkyō et afficha du mépris pour toutes les œuvres, courantes à cette époque, dépeignant l’expérience du front sous des traits noirs et odieux588. L’éclatement des mémoires au Japon est un phénomène social auquel on peut donner rétrospectivement des explications systémiques, mais on ne peut ignorer les convictions individuelles qui, en s’opposant dès l’occupation, ont structuré le champ. On peut dégager quatre profils distincts. Hino Ashihei correspond au premier, c’est-à-dire à ceux qui se sont impliqués activement dans le conflit et qui, la guerre terminée, ont assumé leurs actes malgré la défaite.
Le deuxième profil correspond à ceux qui ont soutenu activement la guerre, mais qui ont exprimé après la défaite des regrets, déclarant s’être trompés et s’être laissé emporter par les événements. Le poète et sculpteur Takamura Kōtarō en est l’exemple le plus connu. Alors qu’il avait publié des poèmes enflammés jusqu’aux derniers jours des hostilités, il choisit pendant l’occupation de prendre ses distances avec le monde, menant une vie recluse dans le nord de Honshū. Cette période d’introspection l’amena en 1950 à avouer « voir un modèle de bêtise dans [s]on parcours imbécile, ambigu et fatal589 ». Il retrouva du même coup le sens de ses idéaux de jeunesse, comme dans ces vers : « Seul dans un coin de mon atelier / Je soupire profondément en silence / Le cœur vaste et grand du monde / Me mouille comme des larmes. / Une main bonne, forte et chaude / Se pose doucement sur mon épaule. / Je lève les yeux : Romain Rolland / Est toujours là dans son cadre590. » Comme Takamura, de nombreux Japonais ont vécu l’occupation comme une phase de réflexion et de réorientation en profondeur de leur système de valeurs.
Le troisième profil réunit les gens ayant subi la mobilisation nationale ou l’ayant accompagnée à contrecœur et qui, à l’arrivée des Américains, purent exprimer leur frustration et leur rejet de la guerre. C’est le cas de Miyamoto Yuriko, dont le mari passa onze ans en prison de 1934 à 1945. Figure du Parti communiste après guerre, elle s’engagea avec force dans les mouvements pacifistes : « La guerre ! Quelle puissance de destruction de la vie du peuple signale ce mot ! La vie des gens est réduite à néant entre le ciel qui s’embrase et la terre qui se déchire. Pour le peuple, la guerre est directement une question de vie ou de mort. […] Nous qui redoutons et détestons la guerre devons absolument nous battre pour l’éliminer591 », écrit-elle en 1950. On notera que de nombreux anciens combattants se sont reconnus dans cette position militante.
Le dernier groupe, enfin, comprend des personnes relativement peu engagées idéologiquement dans la mobilisation nationale, mais qui ont énormément souffert. C’est le cas d’un certain nombre de victimes des bombardements, à commencer par ceux de Hiroshima et Nagasaki. La violence du traumatisme subi n’étant pas ou très peu contrebalancée par la conscience d’une implication personnelle dans le conflit, ils développèrent une mémoire sélective et locale. Ils contribuèrent ainsi à faire émerger une mémoire paradoxale, à la fois pacifiste et antiaméricaine. Paradoxale, en effet, car si le pacifisme suppose un rejet de la guerre par principe, l’antiaméricanisme au contraire tend à la justifier historiquement.
Ces quatre profils types, construit autour de l’engagement idéologique pendant le conflit et de la polarité du souvenir après-coup, permettent de situer la plupart de ceux qui ont vécu la guerre. Ils permettent aussi de comprendre comment s’est structuré le champ mémoriel dans lequel ont grandi les générations ultérieures. Néanmoins, cet éclatement précoce des mémoires n’a été rendu possible que par une libération de la subjectivité des individus. Les dispositions prises par les Américains à leur arrivée ont assurément joué à cet égard un rôle décisif : dès le 4 octobre 1945, le SCAP émit un mémorandum imposant au gouvernement impérial de respecter la liberté de parole et de réunion, y compris sur tous les sujets liés à « l’empereur, l’institution impériale et le gouvernement impérial japonais592 ». L’instauration d’un cadre démocratique a créé les conditions de l’évolution des mentalités. Mais il était essentiel aussi que les Japonais se saisissent des possibilités nouvelles qui leur étaient offertes. Comme le dit le philosophe Maruyama Masao (1914-1996) en décembre 1945 : « Aujourd’hui la “liberté” nous a été donnée, ou plutôt, en fait, imposée par un pays étranger. Mais parler de liberté offerte ou de liberté forcée est une contradiction fondamentale : c’est une contradictio in adjecto. Parce que la liberté ne peut être que celle du peuple japonais exerçant son esprit afin de déterminer les choses qui le concernent. En d’autres termes, pour parvenir à une vraie liberté, nous devons poursuivre une longue et difficile bataille pour nous emparer de cette liberté qui nous a été donnée, jusqu’à en faire une liberté qui nous habite593. » Maruyama fut l’un des principaux intellectuels à défendre une société valorisant la subjectivité. Toutefois, il ne se rendait peut-être pas compte, fin 1945, que le changement qu’il appelait de ses vœux était déjà latent. Toute une partie de la population était prête à une société plus ouverte fondée sur l’expression de la conscience individuelle.
Nakai Masakazu, comme nous l’avons vu, a été emprisonné entre 1937 et 1939. Début 1945, il quitta Kyōto pour Onomichi, ville du département de Hiroshima dont il était originaire. Le maire lui confia alors la responsabilité de la bibliothèque locale. La guerre terminée, il demeura sur place jusqu’en 1948, date à laquelle il fut nommé vice-président de la nouvelle bibliothèque de la Diète, l’équivalent japonais de la BNF. Or, pendant ses trois ans à Onomichi, Nakai multiplia les initiatives en faveur du développement culturel local. Dès l’automne 1945, il entreprit par exemple de donner une série de conférences publiques à son domicile et dans la petite bibliothèque qu’il dirigeait. Il n’hésita pas à mettre la barre très haut, puisqu’il décida de se concentrer sur Kant, dont on connaît l’importance sur les questions de la subjectivité et de la paix. Ces conférences furent suivies par une vingtaine de personnes, ce qui était sans doute le maximum compte tenu des locaux. Quand on repense à la situation catastrophique dans laquelle se trouvait le Japon, cette initiative est révélatrice d’une ambition et d’un appétit intellectuels remarquables. Dans la foulée, Nakai fit venir en 1946 une vingtaine de savants et artistes pour une université d’été qui se tint d’abord dans Hiroshima dévastée, avant de circuler dans une vingtaine d’autres villes et bourgades du département594. Parmi les conférences données à cette occasion, citons « L’histoire du peuple » de l’historien Hani Gorō, ou « Les questions de la dialectique » du physicien spécialiste du nucléaire Taketani Mitsuo595. Tous les sujets proposés manifestent une confiance étonnante dans la capacité des citoyens à effectuer une réflexion en profondeur sur la situation historique du pays et sur leur rôle dans la société.
L’impact de l’action de Nakai au cours des quelques mois qui suivirent la défaite fut tel que les syndicats lui demandèrent de représenter la gauche à l’élection du gouverneur du département, en 1947596. Avec un peu plus de 40 % des suffrages, Nakai fut battu, mais son parcours est emblématique d’un phénomène qu’on retrouve sous des formes diverses dans l’ensemble du Japon à partir de la fin de 1945. La valorisation de la liberté individuelle n’a pas davantage pu être dictée par les élites de Tōkyō qu’elle n’a pu être imposée par les Américains. Les réformes politiques ont certes été décisives, de même que l’exemple d’écrivains ou d’acteurs célèbres. Mais le plus important est le rôle des citoyens qui, jusque dans des régions reculées, ont donné par leurs initiatives une véritable vie à la liberté, ouvrant la voie à une relocalisation du sujet, et, du même coup, à une relocalisation des mémoires. Par définition, ce processus permit à des opinions et des sensibilités divergentes de s’exprimer, en premier lieu au sujet de l’expérience de la guerre. Enracinés localement dès le début, les lignes de clivage, bien qu’elles aient évolué, n’ont jamais pu être surmontées.
Phénomènes de mode
L’importance du facteur générationnel dans la perception du passé est indéniable. Non seulement il existe un premier clivage entre ceux qui ont vécu des événements et ceux qui ne les ont pas vécus, mais, au sein même de ces deux groupes, il y a des différences considérables, par exemple entre ceux qui étaient enfants pendant la guerre et ceux qui ont combattu sur les fronts. Il n’est pas toujours aisé de cerner précisément l’influence que les différences générationnelles peuvent avoir sur la mémoire collective597. On a vu néanmoins dans les années 1990-2000 se multiplier les échanges entre les derniers survivants des années de guerre et le reste de la société. Le mouvement s’est effectué dans les deux sens ; on observe, d’une part, un souci des dernières générations qui ont connu la guerre de transmettre leurs souvenirs, et, de l’autre, un mouvement des plus jeunes visant à récupérer les témoignages des plus anciens. Ce phénomène, qui a connu un pic en 1995 et 2005, contribue à expliquer pourquoi l’intérêt pour les questions mémorielles est resté élevé pendant une si longue période sans jamais vraiment décroître.
Au niveau individuel, chaque individu a pu, au lendemain de la guerre, construire sa propre mémoire en fonction de son parcours et de ce qu’il apprenait de la part des médias ou de son entourage. La liberté d’opinion défendue par les Américains a permis à chacun de s’exprimer en famille, voire publiquement quand les intérêts de l’occupant n’étaient pas menacés.
Aujourd’hui, on peut avoir l’impression que la guerre a été l’un des grands thèmes des années d’après guerre, notamment après la signature du traité de San Francisco. La célébrité de certains recueils de lettres de soldats publiés au cours de cette période, celle aussi de quelques grands textes témoignant des catastrophes de Hiroshima et Nagasaki, par exemple Les Cloches de Nagasaki (1949) de Nagai Takashi, Lambeaux humains (1951) de Ōta Yōko ou Le Journal de Hiroshima (1955) de Hachiya Michihiko, donnent le sentiment que des mots ont pu être mis sur l’expérience de la guerre, que les individus ont su faire entendre leur voix. La réalité fut sans doute différente. Si l’on prend le cas des Éditions Iwanami598, qui publient dans les années 1950 entre 250 et 400 titres par an, il faut attendre 1956 pour trouver dans leur catalogue un premier titre comprenant le mot « guerre » (sensō)599. La situation est similaire pour d’autres grands éditeurs comme Kōdansha ou Asahi shinbunsha. Certes, les éditions Bungei shunjū, qui publiaient alors une quarantaine d’ouvrages par an, accordaient une place significative aux récits d’écrivains ayant fait l’expérience du front, mais, de façon générale, le thème de la Seconde Guerre mondiale était moins présent qu’on pourrait s’y attendre. La norme pour les individus semble avoir été pendant longtemps un relatif silence, quelques grands textes de facture littéraire valant pour dire publiquement l’expérience de tous.
Il faut en fait attendre 1960 et plus encore les années 1980 pour voir se multiplier les ouvrages de témoignage sur la Seconde Guerre mondiale. Depuis, il n’est pas une année sans que soient publiés d’importantes collections de témoignages écrits ou audiovisuels, la mise en ligne par la NHK en 2010 de centaines d’interviews étant l’un des meilleurs exemples récents. L’histoire de la guerre en a été considérablement enrichie, donnant plus de poids au regard des soldats, des femmes et des citoyens ordinaires : un ancien du front chinois décrit ainsi l’armée comme un bagne « pire que la prison pour les voleurs et les criminels » ; une femme raconte comment les familles pleuraient en secret quand les fils partaient au front ; une autre dit que les Japonais à l’époque étaient « un peu comme les Coréens du Nord » aujourd’hui ; un des derniers survivants de la bataille d’Attu conclut son récit en disant que « la guerre, c’est faire s’entretuer des gens innocents600 ». Avec les années, la parole s’est en partie libérée. Or la vision du passé qui se dégage des récits des vieillards n’a généralement plus rien d’héroïque ni de revanchard. Les mots que les individus portent sur leur propre passé changent irrémédiablement en fonction de l’âge et de la durée qui s’est écoulée depuis les faits. Il importe de mieux prendre en compte les fluctuations que le passage du temps fait subir à la conscience historique.
Continuité, occultation et rémanence
Dans tous les domaines, au Japon, qu’il s’agisse de la politique, de l’économie, des sciences ou de la culture, des personnes influentes pendant la guerre ont continué d’exercer des fonctions importantes après la défaite. C’est particulièrement vrai dans le domaine politique. Pour commencer par l’exemple le plus célèbre, Kishi Nobusuke (1896-1987) est au début du conflit un proche du général Tōjō. Nommé ministre du Commerce et de l’Industrie en octobre 1941, il reste au gouvernement jusqu’à la chute de son mentor. Incarcéré en 1945, il est libéré en décembre 1948 et retourne à la politique en 1952 lorsque sont levées les mesures de purge. Il s’impose alors comme une des principales figures de la droite nationale et contribue à la création du Parti libéral-démocrate (PLD), en 1955. En 1957, il est nommé Premier ministre, poste qu’il occupe pendant trois ans. Malgré sa démission en juillet 1960, son courant politique demeure important, son frère cadet, Satō Eisaku (1901-1975), occupant à son tour le poste de Premier ministre de 1964 à 1972. Au total, près d’une demi-douzaine de membres de la famille Kishi ont occupé de hautes fonctions après guerre, l’un des plus récents étant son petit-fils, Abe Shinzō, actuel Premier ministre qui a déjà occupé le pouvoir entre 2006 et 2007. Il existe bien d’autres cas similaires : Koizumi Jun.ichirō (né en 1942), Premier ministre de 2001 à 2005, avait comme père Koizumi Jun.ya (1904-1969), député de 1937 à 1945, purgé pendant l’occupation avant de retrouver son siège à la Diète et d’occuper différents postes gouvernementaux grâce à l’appui de Kishi. Au total, sur la quinzaine de Premiers ministres qui se sont succédé entre 1980 et 2010 à la tête du gouvernement japonais, une dizaine ont des pères ou des grands-pères qui exerçaient des responsabilités au plan national pendant les hostilités601. Il s’agit donc davantage d’une règle que d’une exception, qui s’explique en partie par la puissance des réseaux de clientèle. Les dirigeants actuels ont des liens intimes et familiaux avec les différentes factions du pouvoir pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour le dire d’une autre manière, au cours des soixante-cinq ans qui séparent 1945 de 2010, le Japon a été gouverné pendant trente-sept ans par des personnes qui avaient occupé des postes de responsabilité entre 1937 et 1945, ou dont les parents immédiats avaient occupé de tels postes à cette époque. C’est donc un euphémisme de dire qu’il n’y a pas eu de coupe franche dans le personnel politique depuis la fin des années 1930. Dans le même ordre d’idées, il faut mentionner le cas des personnes impliquées dans les expérimentations biologiques sur les humains pendant la guerre, dont beaucoup « purent occuper des positions dirigeantes dans la communauté médicale et scientifique japonaise. Plusieurs devinrent présidents d’université ; d’autres furent doyens d’écoles de médecine602. » Certains, enfin, devinrent des chercheurs reconnus, en partie grâce aux données qu’ils avaient pu recueillir pendant la guerre.
Toutefois, si la continuité est évidente, elle n’est pas totale. Il faudrait parler d’une continuité aménagée ou interprétée, puisque apparaissent d’une part une relative absence des héritiers des militaires, et d’autre part une représentation importante des descendants des modérés, comme Konoe ou Yoshida. En d’autres termes, la classe politique actuelle est le reflet de l’histoire telle qu’elle a été écrite pendant l’occupation. En outre, s’il existe une continuité par le sang dont les réseaux familiaux et les réseaux d’amitié ou de clientèle ont la mémoire, celle-ci n’est guère revendiquée publiquement. Bien qu’il existe une plus grande transparence aujourd’hui grâce à des sites comme Wikipédia, pendant longtemps les dictionnaires et ouvrages de référence étaient extrêmement succincts sur l’activité des personnalités publiques pendant le conflit, et les généalogies n’étaient pas faciles à reconstituer. C’est particulièrement vrai pour tous les écrivains, artistes et intellectuels. Dans le Grand Dictionnaire de la littérature moderne japonaise, un ouvrage de référence, l’activité pendant la guerre des écrivains ayant eu des responsabilités dans les associations militaires ou patriotiques est traitée de manière extrêmement sommaire, voire enjolivée ou partiale : pour Mushanokōji, la seule information donnée est qu’il « a pris la plume pour soutenir la guerre603 » ; pour Takamura Kōtarō, il est précisé qu’il « fut président de la section Poésie de l’Association patriotique de la littérature du Japon », mais il est aussi souligné qu’« il a fortement dénoncé le suivisme des écrivains aux armées604 » ; pour Satō Haruo, enfin, il est mentionné qu’il publia « des recueils de poèmes patriotiques destinés à encourager l’esprit martial », mais le paragraphe se conclut néanmoins sur une note positive : « On ne doit pas regretter qu’il ait exprimé ouvertement la violence de ses passions605. » Pour de nombreux autres, dont l’engagement fut un peu moins visible, cette période de leur vie est purement et simplement éludée.
Ce n’est qu’à partir du début des années 1990, alors que les générations ayant connu la guerre comme adultes commençaient à disparaître, que l’implication active dans le conflit de l’immense majorité des grands écrivains, artistes et scientifiques de l’époque commença à être connue et acceptée comme telle en dehors du petit cercle des militants d’extrême gauche. Mais la vérité a été d’autant plus lente à se diffuser que, du côté occidental aussi, on observe un phénomène similaire. Ainsi, en 2010, un critique américain pouvait-il encore écrire à propos de Le Plus Beau (1944), une des œuvres réalisées par Kurosawa pendant la guerre : « Le thème de ce film – la nécessité du sacrifice complet de l’individu pour la nation – était en phase avec le kokutai, l’idéologie répressive de l’État, mais ce n’était pas une idée à laquelle Kurosawa croyait personnellement606. » Pourtant, à cette période tardive du conflit, seuls pouvaient travailler les cinéastes dans lesquels les services de la propagande avaient confiance, et Kurosawa a laissé suffisamment d’articles véhéments pour que la sincérité de son soutien à la politique nationale soit difficile à mettre en doute607. Par ailleurs, il ne s’est pas contenté de réaliser ce film, il en a écrit le scénario et l’a toujours considéré comme l’un de ses préférés608. La propension à décrire les Japonais connus à l’étranger comme des victimes du régime militaire ou comme des « malgré-nous » tient au fait que les questions de la responsabilité dans le conflit en particulier et de l’implication dans l’effort de guerre en général ont été traitées à l’origine par les Alliés de façon très approximative et partiale. Ceux qui ont assuré la promotion de la culture japonaise à l’étranger (traducteurs, critiques, galeristes ou producteurs) ont alors agi en fonction de leurs intérêts propres, et, pour la plupart, ont préféré relayer le flou en vigueur sur l’archipel pour des raisons d’image, parce qu’il était plus simple de procéder ainsi que d’affronter des discussions complexes sur le sens de la guerre. On a donc un double phénomène : d’une part, une continuité de fait qui veut que de très nombreux hommes politiques, industriels, scientifiques ou intellectuels ayant soutenu l’effort de guerre ont continué avec succès leur activité après 1945 ; d’autre part, une occultation ou une édulcoration du rôle de chacun pendant le début des années 1940. Il s’agit d’un système fondé sur le déni de responsabilité, mais aussi sur le non-dit et sur une forme d’hypocrisie, dont les agents se trouvent non seulement au Japon mais aussi à l’étranger.
La continuité entre la guerre et l’après-guerre ne se limite toutefois pas aux élites et à des questions de pouvoir ou de légitimité. Il existe bien d’autres formes de continuité tout aussi importantes, notamment au niveau des valeurs, des comportements sociaux, de la langue ou encore des schémas conceptuels. Prenons le sport, remarquablement mis en exergue par Igarashi609. Ce dernier prend en particulier deux exemples saisissants, ceux du lutteur de catch Rikidōzan (1924-1963) et de l’équipe de volley-ball féminine aux jeux Olympiques de Tōkyō en 1964.
Les combats de Rikidōzan, qui passionnèrent les foules entre 1954 et le début des années 1960, furent l’un des vecteurs du développement de la télévision dans l’archipel. En retour, le spectacle proposé évolua avec la technique, l’apparition de la télévision couleur entraînant des combats systématiquement sanguinolents. Rikidōzan s’imposa sur la scène médiatique en 1954 à travers une série de combats télévisés contre les frères Sharpe, venus spécialement au Japon pour l’occasion. Bien que Rikidōzan fût coréen, son origine resta cachée et il fut présenté au public comme le prototype du lutteur japonais, d’autant qu’il venait de l’univers du sumō. De leur côté, les deux frères d’origine canadienne faisaient de parfaits Américains. Les promoteurs du spectacle, qui se conclut par une victoire japonaise, jouèrent sans vergogne sur la référence à la guerre. Par exemple, les frères Sharpe multiplièrent les mauvais gestes, assumant le rôle des méchants, un rôle stéréotypé dans le catch professionnel. En face, Rikidōzan et son partenaire Kimura, suivant une dramaturgie là encore typique du catch, jouèrent respectivement les rôles du noble vengeur et de la victime expiatoire. Kimura, un ancien judoka, fut à plusieurs reprises malmené par les frères Sharpe, jusqu’à ce que Rikidōzan intervienne et mette à terre les géants occidentaux grâce à des coups de karaté. Or on retrouve dans ce spectacle un modèle qui correspond étroitement à ce que la propagande défendait pendant la guerre. Il n’est qu’à repenser à la scène de Sugata Sanshirō II, film de Kurosawa datant de 1945, où Sugata, archétype du combattant pur et sincère, renverse dans des conditions similaires un boxeur américain arrogant, bestial et incapable de se contrôler. Au niveau des valeurs, la continuité est totale. Mais là où la fiction de 1945 avait été contredite par la défaite militaire, la « réalité » de 1954 se terminait par une victoire nippone. Ces matchs de catch mettant les corps à l’épreuve servirent ouvertement de revanche et d’exutoire à la frustration de la nation.
Le lieu où se déroulèrent les combats est lui aussi emblématique. Il s’agit de l’ancien Kokugikan, haut lieu des arts martiaux avant la guerre, utilisé pendant les hostilités comme usine d’armement (on y fabriquait des ballons explosifs destinés à être lancés en direction des États-Unis), avant d’être rebaptisé Memorial Hall par les Américains en 1945 en souvenir des soldats alliés morts sur le front Pacifique. La victoire de Rikidōzan dans ce lieu hautement symbolique était donc aussi la victoire de la mémoire japonaise sur celle des Américains. Pourtant, comme le souligne Igarashi, les combats de Rikidōzan avaient beau jouer sur l’imaginaire d’une guerre qui attendrait toujours son vainqueur, ils entérinaient dans le même temps l’abandon de certaines valeurs « japonaises610 ». Le combat était en effet de forme américaine, et il s’agissait avant tout d’un spectacle commercial, aux antipodes de l’héroïsme pur exalté au début des années 1940. Pis encore, dans la paire que constituaient Rikidōzan et Kimura, le faible était le judoka, tandis que le fort était celui qui utilisait les techniques du karaté, alors que pendant la guerre c’était l’inverse qui était défendu, comme on le voit dans Sugata Sanshirō. Au judo étaient associés le contrôle et la force, autrement dit les « vraies valeurs nationales », tandis qu’au karaté correspondaient la brutalité, la violence et donc quelque chose d’occidental, comme l’incarne dans le film le personnage de Higaki. Pour vaincre symboliquement l’Amérique dans le Japon des années 1950, il ne suffisait donc pas de rejouer la guerre telle qu’elle avait été menée, il fallait la rejouer autrement, en se servant des armes de l’ancien ennemi. À travers cet exemple, on retrouve l’idée bien connue que derrière tous les signes de continuité et toutes les réminiscences il y a toujours des éléments qui trahissent le passé et ne servent que les intérêts du présent.
La finale du tournoi de volley-ball féminin aux jeux Olympiques de Tōkyō en 1964, qui vit le Japon battre sèchement l’Union soviétique, fut regardée par 66,8 % des téléspectateurs, ce qui reste en pourcentage l’une des audiences les plus importantes de l’histoire du Japon, et le record pour une retransmission sportive. Les jeux Olympiques marquèrent un tournant dans l’histoire de l’après-guerre, dans la mesure où, à compter de cette date, quasiment toutes les traces des destructions de 1945 ont disparu de la capitale. D’une certaine manière, le Japon se retrouvait alors comme en 1940, date à laquelle auraient dû se tenir à Tōkyō les XIIes jeux Olympiques d’été. La parenthèse de la guerre et de la défaite se refermait symboliquement.
L’équipe japonaise de volley-ball féminin était entraînée par un ancien soldat, Daimatsu Hirobumi (1921-1978), qui avait survécu à la terrible campagne de Birmanie et connu les camps de prisonniers de guerre. Or son expérience du front détermina consciemment sa conception du métier d’entraîneur, comme il le souligne dans deux livres à succès, dont l’un, Suivez-moi !, fut adapté en 1965 à l’écran611. Il y explique notamment, avec de nombreux détails, qu’il n’a dû sa survie en 1944-1945 qu’à l’exercice de sa volonté, et que, à l’inverse, ceux de ses camarades qui n’avaient pas eu la même détermination et s’étaient laissés aller au repos, ne serait-ce que brièvement, non seulement n’avaient pas recouvré leurs forces, mais étaient morts rapidement. Pour résumer sa philosophie, le corps pouvait être dominé par l’esprit jusqu’aux plus extrêmes limites, et la volonté était le secret pour survivre et pour vaincre. Appliqué au sport, cela se traduisait par une augmentation considérable du nombre d’heures d’entraînement, par un souci permanent d’endurcir les corps, par la privation de sommeil ou encore par le déni systématique de l’effet des maladies, des blessures et des fatigues périodiques. Même au cours de la préparation olympique, les athlètes n’eurent droit qu’à trois heures et demie de sommeil par nuit, et, le jour de la finale, elles durent effectuer quatre heures d’entraînement préalable. Le caractère individuel des athlètes était en outre systématiquement dévalorisé, tandis que le collectif était présenté comme le seul critère digne d’intérêt. « [Il] mène son équipe de la même manière qu’il menait ses formations d’experts en guérilla quand il était jeune officier en Birmanie, aux Salomon et aux Philippines pendant la Seconde Guerre mondiale612 », écrit le magazine Life en présentation des jeux Olympiques de 1964.
Supériorité de l’esprit sur le corps, dépassement par chacun de ses limites physiques, abnégation totale des individus, exaltation du collectif, les valeurs prônées par Daimatsu faisaient écho à celles que défendait le régime pendant les hostilités. Comme l’écrit Igarashi : « Les joueuses de volley-ball devinrent les substituts des soldats de l’époque de la guerre. À travers la figure familière du sacrifice de l’individu pour une cause plus large, les joueuses et les ouvriers ont revécu la guerre au cours de l’après-guerre. Les corps des joueuses, couverts de bandages et de sparadrap, étaient comme des vestiges de l’avant-1945613. » Cet effet fut renforcé par le fait que ce sport était déjà très valorisé pendant la guerre : Kurosawa utilise ainsi à plusieurs reprises, dans Le Plus Beau, le motif du match de volley-ball pour donner à voir la solidarité et l’enthousiasme de ses héroïnes.
Toutefois, les matchs de volley-ball n’étaient pas seulement une manière de rejouer le conflit. Car la polarité des événements avait changé. En effet, la défaite avait été accompagnée par une profonde remise en cause du mythe de l’abnégation des Japonais. Sakaguchi Ango, par exemple, expliquait en 1946 : « Étant donné que le soldat japonais, dur à la souffrance et aux privations, a été vaincu par le soldat américain, qui n’est ni l’un ni l’autre, c’est bien l’esprit japonais lui-même, faisant de l’endurance au mal une vertu, qui a connu la défaite. On disait malsain et décadent de prendre l’ascenseur pour aller jusqu’au quatrième ou cinquième étage au motif que l’homme a des jambes ! On disait décadent d’oublier la beauté de l’effort physique et de s’en remettre aux machines ! C’est ce ridicule esprit rétrograde qui a entraîné l’énorme défaite du Japon d’aujourd’hui614. » Le succès des méthodes de Daimatsu réaffirmait le contraire, à savoir que le pays avait eu raison de se battre comme il l’avait fait, que son système de valeurs n’était ni absurde ni rétrograde. Ce qui toucha les foules au début des années 1960, c’est que, grâce aux victoires de son équipe, l’idéologie pour laquelle le Japon avait combattu n’était plus associée à la folie, à la défaite et à la ruine, mais à la conquête d’un titre « olympique » contre un ancien ennemi. Dès lors, la mort de tous ceux qui avaient cru aux vertus de l’héroïsme national pendant la guerre, comme les kamikazes, reprenait un peu de sens et pouvait redevenir une référence positive. En contrepartie, les survivants devaient admettre que si le pays avait perdu la guerre, c’est peut-être en effet qu’ils n’avaient pas eu suffisamment de volonté. Les victoires théâtralisées de l’endurance martiale dans le cadre sportif redonnèrent subrepticement du crédit à ceux qui avaient milité pour une poursuite de la guerre en 1945. Elles remuèrent par conséquent des pulsions profondément réactionnaires, et leur impact fut d’autant plus profond et structurant que leur dimension politique n’était pas apparente.
Les succès économiques au cours des années de haute croissance ont pu susciter des sentiments similaires. Il existe en effet un lien entre les victoires sportives et l’essor industriel du Japon. On notera par exemple que l’équipe dirigée par Daimatsu était pour l’immense majorité issue du club d’une fabrique de textile pour qui le volley-ball servait à stimuler la productivité des ouvrières. Le développement des entreprises japonaises tient pour partie à la réactivation consciente des valeurs de sacrifice exaltées pendant le conflit. La conséquence fut de rendre le regard sur la guerre nostalgique et sentimental. Car plus les valeurs de sacrifice prouvaient leur efficacité, plus les souffrances jadis endurées devenaient abstraites et positives. Comme le suggère l’immense succès médiatique des événements sportifs analysés, ce phénomène ne se limite pas à une classe sociale ou à une sensibilité politique donnée, mais traverse l’ensemble de la société.
Logiques politiques
Les choix faits pendant l’occupation sont clairement à l’origine de la complexité du rapport à la guerre dans le Japon contemporain, mais les raisons de sa persistance sont à chercher ailleurs, notamment dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir. Si l’on applique la logique du darwinisme à la politique, au minimum peut-on dire que le pays n’a pas trouvé d’intérêt à sortir de cette situation. La démocratie sous surveillance d’après guerre n’a permis ni de dégager un consensus, ni de faire émerger une ligne politique ou une figure charismatique ayant suffisamment d’autorité pour faire changer les choses. Les communistes, dont le score aux élections législatives depuis 1946 oscille entre 2 et 13 % des voix615, ont été les plus vifs pour dénoncer les crimes de guerre et les responsabilités des dirigeants de l’époque. Cependant, il y a toujours eu un hiatus entre les chefs du parti, comme Tokuda et Miyamoto, qui ont passé la guerre en prison et dont le retour sur le devant de la scène symbolisait la « résistance » du peuple, et les militants de base et intellectuels sympathisants, qui n’ont pas eu la même expérience du conflit, ayant, au mieux, vécu la résistance par procuration. Les socialistes, qui jusqu’à l’émergence du Parti démocrate (PDJ), dans les années 1990, représentaient entre 15 et 33 % de l’électorat616, ont milité pour une reconnaissance des responsabilités du Japon. Ainsi, dès qu’ils furent au pouvoir, entre 1994 et 1996, ils firent des annonces fortes sur ce sujet, notamment par la voix de Murayama Tomiichi (né en 1924), qui exprima en 1995 ses regrets pour la « domination coloniale et les agressions » du Japon, ainsi que pour les souffrances infligées aux populations, notamment au travers du système de prostitution forcée. En revanche, leur position était beaucoup plus floue sur les questions individuelles. Toujours en 1995, Murayama rejeta toute idée de responsabilité de l’empereur, expliquant que ce dernier « a toujours prié pour la paix dans le monde et même, lors de la dernière grande guerre, il a cherché par tous les moyens à l’éviter617 ». De façon générale, on peut dire que les socialistes ont suivi et véhiculé le compromis historique issu du procès de Tōkyō.
La droite, qui a une position dominante dans le champ politique et qui a gouverné le pays sans interruption de 1948 à 1994, a très tôt profité du rejet de la guerre par la gauche pour occuper seule la position avantageuse électoralement de défenseur de l’honneur national. Toutefois, sous la pression des victimes chinoises et coréennes, et grâce aussi au travail d’un certain nombre d’historiens, le centre droit a évolué vers une position assez proche de celle des socialistes. Dès 1972, le Japon a ainsi admis les responsabilités de la nation « pour avoir infligé des pertes énormes au peuple chinois618 ». Depuis, plusieurs gouvernements de droite ont explicitement élargi la question à la colonisation et exprimé leurs regrets pour les souffrances subies par les Coréens et les Chinois. À force de petits pas dictés davantage par la conjoncture que par de vraies convictions, la droite a évolué. Pourtant, son attitude générale continue de paraître trouble, en raison notamment du fait que l’extrême droite n’a pas d’autonomie et reste une fraction du PLD, même si son espace politique s’est ouvert depuis que le parti s’est engagé sur le chemin de la reconnaissance des responsabilités nationales.
Les enquêtes d’opinion dans les années 2000 tendent à montrer que sur un sujet sensible comme celui des visites officielles au Yasukuni, un peu moins de 40 % des personnes y sont favorables, un peu moins de 40 % y sont opposées, un quart des sondés ne se prononçant pas ou fluctuant d’une enquête à l’autre619. Le discours politique est le reflet de ces clivages. Le soutien apporté par de nombreux responsables du PLD aux visites officielles au Yasukuni ou des remarques comme celle de Mori Yoshirō en 2000, qui a successivement qualifié le Japon de « pays des dieux » et utilisé le mot kokutai pour désigner la nation, ne sont pas des « gaffes », des propos malheureux qui outrepasseraient la pensée de celui qui les tient. Ils sont l’expression de vraies positions idéologiques qui satisfont une partie des électeurs. Pourtant, le pouvoir politique n’a jamais pu défendre longtemps des positions tranchées. Les gouvernements conservateurs en particulier ont toujours fini par adopter une position médiane, à la fois pour ne pas s’aliéner l’électorat centriste et pour éviter les problèmes sur la scène internationale. Il y a une difficulté chronique du pouvoir japonais à imposer ses vues.
Il ne sert pas à grand-chose d’incriminer la classe politique. On ne peut oublier la difficulté qu’il y a à faire passer des réformes importantes, par exemple la création d’un mémorial national dédié aux victimes du Japon en Asie, dans un contexte de paix, de prospérité et de démocratie. On s’aperçoit en effet avec du recul que la seule chose qui ait véritablement fait évoluer les positions, ce sont les négociations avec la Chine et la Corée du Sud. L’acceptation des responsabilités nationales par la droite a quasiment toujours eu lieu dans le cadre de rapports de force. Il n’y a pas en Asie de l’Est de projet similaire à celui de l’Union européenne, projet qui a non seulement permis d’atténuer les contentieux interétatiques, mais qui a facilité aussi l’acceptation par les peuples de leurs propres fautes. En France, la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans la déportation des juifs en 1995 n’a été rendue possible que par les avancées de la coopération franco-allemande dans la décennie qui a précédé. Alors que l’Union européenne permet parfois aux hommes politiques d’imposer à leurs administrés des décisions qu’ils n’auraient pas pu prendre seuls, aucune structure interétatique n’est suffisamment forte en Asie pour permettre aux hommes politiques de sortir du statu quo. Au contraire même, le Japon a des voisins pour qui le rappel des crimes de l’archipel joue un rôle important sur le plan intérieur pour fédérer les masses.
La guerre contre le Japon est en effet un événement fondateur pour les deux Chines tout comme la décolonisation l’est pour les deux Corées, et le resteront sans doute aussi longtemps que la question de leur réunification ne sera pas réglée. En RPC notamment, la constitution en 1937 du « front uni antijaponais » est présentée aujourd’hui encore comme l’origine de la nation contemporaine, par exemple dans la volumineuse Histoire de la guerre antijaponaise de Chine, publiée fin 2011620. Dans le même ordre d’idées, le Mémorial des compatriotes victimes du grand massacre de Nankin par l’armée d’invasion japonaise en Chine, construit en 1985 et rénové en 1995, le Mémorial de la guerre de résistance au Japon du peuple chinois, inauguré à Pékin en 1987 et agrandi dix ans plus tard, ainsi que les différents monuments coréens mentionnés plus haut, sont autant destinés à la commémoration des victimes locales qu’à la condamnation du Japon (fig. 20). Par comparaison, en France à la même époque, les pouvoirs publics ont choisi pour le mémorial d’Oradour-sur-Glane l’appellation très lisse de Centre de la mémoire. Il n’est fait référence dans ce nom ni aux Allemands ni même aux nazis, ce qui montre un souci de ne pas raviver les tensions.
Pour des raisons en partie géopolitiques, les États coréens, chinois et japonais n’ont pas su créer les conditions d’un rapprochement des mémoires ; au contraire, ils se sont engagés depuis le début des années 1980 sur le chemin de la confrontation, en dépit du développement des collaborations scientifiques et culturelles. Il sera long et difficile de sortir de cette situation, car les institutions fondées sur le continent sont très importantes en termes de superficie et de budget, jouent un rôle pédagogique au niveau national et n’ont aucun intérêt propre à adopter un profil plus neutre.
20. Groupe scolaire chantant devant le Mémorial de la guerre de résistance
au Japon du peuple chinois, Pékin, 2011.
Les regrets de la nation
« Combien de fois va-t-il falloir qu’on s’excuse ? Ça fait des années qu’on présente nos excuses, mais pour les Chinois et les Coréens ce n’est jamais assez ! Qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? » Ce discours entendu récemment dans la bouche d’une jeune femme au cours d’un dîner à Tōkyō est loin d’être un avis singulier. On le retrouve depuis plusieurs années dans de nombreuses publications et interviews, à droite comme au centre gauche621. Depuis 1990, le Japon, par la voix de ses Premiers ministres et de l’empereur, a exprimé une dizaine de fois son « sentiment de repentance » pour les « malheurs », les « dommages » ou les « souffrances » qu’il a provoqués pendant la guerre622. Pourtant, de nombreuses voix en dehors de l’archipel estiment que le Japon devrait faire davantage : « Le temps est venu que le gouvernement japonais reconnaisse sa responsabilité pour crimes de guerre s’il veut maintenir la place qui lui revient dans le concert des nations623 », réclamait par exemple Peter Li en 2003.
Le Japon n’est pas le seul pays qui soit confronté à des critiques sur la façon dont il assume son passé. Aux Pays-Bas, l’étendue des responsabilités nationales dans la persécution des juifs est un sujet qui continue de faire débat. La France n’a jamais présenté d’excuses à l’Algérie pour la colonisation en général et différents crimes en particulier, comme le massacre de Sétif en 1945. Les exemples pourraient être multipliés. Le cas japonais doit être replacé dans un contexte mondial qui donne à la réparation morale une importance grandissante et distingue désormais assez nettement cette question des réparations financières.
Bien que les Japonais puissent avoir l’impression que leur pays s’est excusé depuis longtemps et ne fasse depuis que se répéter, la lecture de l’ensemble des déclarations officielles montre une évolution lente mais réelle des formulations au cours du temps. Dès les années 1950, le pays a fait part de ses « regrets » (hansei). Dans les années 1970, il a admis sa « responsabilité » (sekinin). Depuis 1990, il exprime son « repentir », ou ses « excuses » (wabi), suivant la traduction retenue. L’évolution terminologique est sensible. Les mots utilisés actuellement en japonais expriment un fort sentiment de contrition. Mais il y a aussi une évolution significative au niveau du contenu. Jusqu’en 1990, le Japon ne s’est excusé que pour avoir lancé et mené la guerre. Depuis, il arrive que le gouvernement manifeste le repentir de la nation pour des faits plus précis, comme la déportation des ouvriers coréens à Sakhaline ou l’exploitation des femmes dans les centres de prostitution de l’armée. Le Japon, sous la pression internationale, mais aussi en raison d’une évolution interne des mentalités, a essayé de répondre aux demandes qui lui ont été adressées. Il s’agit cependant d’une politique des petits pas qui frustre les plaignants comme elle agace les Japonais.
Quand l’Allemagne de l’Est décida, en avril 1990, après quarante ans de dénégation, de reconnaître la responsabilité de la nation dans les crimes nazis, elle le fit d’un coup et de façon définitive : « Nous demandons pardon aux juifs du monde entier », dit le communiqué. Elle choisit en outre de citer précisément les actes pour lesquels elle faisait repentance, à savoir « les humiliations, les expulsions et les assassinats » qui ont conduit à un « génocide624 ». Les déclarations japonaises n’ont jamais été aussi tranchées. La notion de pardon n’est certes pas aussi établie dans l’archipel qu’elle ne l’est dans les pays de tradition monothéiste. En revanche, il existe l’idée voisine selon laquelle celui qui a offensé doit apaiser ses victimes. Dans cette logique, il incombe à l’agresseur de trouver les solutions adéquates, or « nommer la faute est la condition première d’une excuse625 ». Mais, en l’occurrence, ce n’est que rarement le cas : on ne trouve aucune mention dans les déclarations officielles des mots « crime », « massacre », « meurtre », « viol », « travail forcé », « esclavage sexuel », « pillage » ou même « acte de violence »626.
En 1995, lorsque Jacques Chirac prononça un discours reconnaissant l’implication de l’État dans la déportation des juifs, il le fit dans un style littéraire. Il raconta les événements de façon émouvante, notamment la rafle du Vél’ d’Hiv : « Ce jour-là, dans la capitale et en région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les commissariats de police. On verra des scènes atroces : les familles déchirées, les mères séparées de leurs enfants, les vieillards – dont certains, anciens combattants de la Grande Guerre, avaient versé leur sang pour la France – jetés sans ménagement dans les bus parisiens et les fourgons de la préfecture de police. […] Pour toutes ces personnes arrêtées, commence alors le long et douloureux voyage vers l’enfer. Combien d’entre elles ne reverront jamais leur foyer ? Et combien, à cet instant, se sont senties trahies ? Quelle a été leur détresse ? » Le président français chercha par des effets rhétoriques à montrer que la nation non seulement reconnaissait ses fautes, mais qu’elle éprouvait de l’empathie pour les victimes. À l’inverse, les déclarations japonaises rivalisent de sécheresse : les mots sont comptés, peu d’émotion transparaît. Elles ne s’adressent pas à des victimes, mais à des diplomates qui ont en tête tout l’historique des négociations. Elles ne font sens que par rapport à de précédentes déclarations auxquelles elles se réfèrent sans cesse, comme s’il s’agissait de textes de loi. L’analyse textuelle montre que l’État japonais envisage la question des excuses comme un rapport de force, où il s’agit d’avancer vers l’autre, mais surtout pas trop vite. Bien que le Japon soit allé plus loin que de nombreux pays dans l’acceptation de ses fautes passées – au sujet par exemple de la reconnaissance des souffrances induites par le fait colonial –, la méthode adoptée, avec son côté sec, parcimonieux et comptable, non seulement a diminué la portée des déclarations, mais a attisé le ressentiment, parce que ces gestes symboliques que sont des excuses se marient mal avec l’esprit qui prévaut dans une négociation.
Dans des manuels scolaires (des ouvrages qui ont reçu l’aval du ministère de l’Éducation), on trouve mention des « événements de Nankin » depuis le début des années 1950, mais la qualification de « massacre » ne remonte qu’au milieu des années 1960 et au livre de Ienaga Saburō, qui fit l’objet, pour cette raison notamment, d’un long contentieux entre l’auteur et l’État627. Les années 1980 virent la généralisation progressive des ouvrages décrivant ces faits628. Malgré tout, un certain flou est aujourd’hui encore nettement perceptible. Le manuel d’histoire des Éditions Yamakawa est depuis 2005 utilisé dans la moitié des lycées du pays et domine largement le marché629. À la page consacrée à l’invasion de la Chine, il faut aller dans les notes pour lire la brève description suivante : « Au moment de la chute de Nankin, l’armée japonaise a multiplié les pillages et les actes de violence à l’extérieur comme à l’intérieur de la ville, et, de surcroît, assassiné un grand nombre de prisonniers et de civils chinois, y compris des femmes et des enfants (événements de Nankin)630. » Bien que les faits soient décrits, le terme massacre n’est pas utilisé et aucun chiffre n’est donné, ce qui autorise toutes les interprétations. Le livre de référence pour les concours d’entrée à l’université que publie la même maison d’édition propose une description encore plus floue. Le terme massacre n’est pas employé, et une note précise que même une fourchette très large – de quelques milliers à trois cent mille morts – ne saurait être tenue pour certaine631. Autrement dit, les thèses quasi négationnistes ne sont pas incompatibles avec cette formulation. Les ouvrages des Éditions Yamakawa, qui sont de fait représentatifs de la vision dominante au Japon, montrent le même type de rhétorique que les excuses officielles. Tout comme l’État exprime son repentir pour la guerre en évitant détails et bilans, ces livres scolaires parlent de Nankin sans exclure l’hypothèse qu’il ne s’y soit rien passé de véritablement criminel. Certes, la plupart des autres manuels affirment sans détour l’existence de massacres à grande échelle, mais ils sont moins diffusés, et il existe aussi, à l’inverse, le cas d’un manuel qui insiste sur le caractère douteux de ces événements632. La majorité des écoles suit donc une ligne indécise et ambiguë, et le ministère de l’Éducation ne fait qu’ajouter de la confusion en accordant son aval à des ouvrages défendant des positions antagonistes.
Si les souffrances infligées par le Japon sont traitées de façon ambiguë, le statut de victime du pays est en revanche mis en avant. Un bilan des pertes humaines et matérielles vient systématiquement clore la présentation de la guerre. Ce regard doloriste et nippo-centré, porté à l’origine par les associations de victimes et de rapatriés, s’est progressivement imposé à tous. Bien qu’assez peu valorisant, il a l’avantage d’être consensuel sur le plan intérieur et relativement facile à défendre sur le plan diplomatique. L’examen des programmes spéciaux sur la guerre proposés traditionnellement au mois d’août par les chaînes de télévision montre ainsi que, pour la période 1991-2005, 50 % des émissions portaient sur les bombardements, les rapatriés et autres sujets à tonalité « victimiste ». La NHK, le réseau des chaînes publiques, se distingue par le nombre des sujets relatifs aux rescapés des bombardements atomiques. À l’inverse, moins de 10 % des programmes furent consacrés aux crimes de l’armée impériale ou au point de vue des peuples occupés ou envahis633. Face à l’impossibilité de rapprocher les positions des progressistes et des conservateurs quant aux valeurs défendues par la nation et au rôle de ses dirigeants pendant le conflit, le seul récit permettant de rassembler le pays consiste à mettre l’accent sur ce qu’il a subi. Le rappel des souffrances de la nation, qui était à l’origine le plus petit dénominateur commun de forces politiques opposées, est ainsi devenu au fil du temps l’épicentre du travail de mémoire, ce qui a pu donner l’illusion à l’étranger qu’il y a un consensus national sur la question de la guerre en général, alors qu’il n’en est rien. Les antagonismes idéologiques et religieux sont forts et structurent en arrière-plan le champ politique.
Bien des exemples montrent une très grande prudence de l’État japonais dès lors qu’il est question de la mémoire de la guerre et des symboles nationaux. C’est vrai au plan diplomatique et éducatif, mais aussi dans les médias publics. Il convient donc de faire une distinction assez nette entre les hommes politiques, dont les prises de positions tranchées ou les actions d’éclat sont très rarement suivies de changements institutionnels, et la haute administration, dont le pouvoir est considérable et qui défend avec grande constance un consensus minimal autour de l’idée que le pays a été victime de la guerre tout en bloquant le développement de toute position génératrice de conflit.
Le traitement d’une plainte déposée par un collectif d’enseignants sanctionnés pour avoir refusé de se lever devant le drapeau ou pendant l’hymne national est caractéristique du fonctionnement particulier de l’État japonais634. En arrière-plan de cette affaire s’opposent deux interprétations de l’histoire : les enseignants concernés voient dans l’hymne et le drapeau des vestiges du militarisme ; de leur côté, les autorités locales, à commencer par l’ancien gouverneur conservateur de Tōkyō, Ishihara Shintarō, rejettent la posture contrite adoptée depuis la défaite. En 2011, au terme d’une longue procédure, la Cour suprême a reconnu aux chefs d’établissement le droit d’exiger des professeurs qu’ils se mettent debout. Mais, dans un second temps, en janvier 2012, elle a demandé la levée des sanctions à l’égard de tous les enseignants qui n’ont fait que désobéir passivement, ne les maintenant que dans les cas où il y a eu un trouble actif des cérémonies, par exemple quand un enseignant a abaissé de force le drapeau. Ces décisions donnent aux valeurs nationales priorité sur la conscience individuelle, mais les individus restent libres de ne pas y adhérer. Elles permettent d’éviter les clivages et suscitent donc le compromis. Comme avant guerre, l’administration d’État a comme horizon premier le maintien de l’unité nationale. Elle recherche avant tout la concorde du peuple, et n’hésite pour cela ni à prendre le temps nécessaire au rapprochement des points de vue, ni à adopter des solutions ambiguës, ni à mécontenter la communauté internationale. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la prudence du Japon vis-à-vis de la question des massacres et exactions en Chine. Dans la mesure où les différentes sensibilités en présence sur le sol national n’ont pas trouvé un terrain d’entente, celui-ci privilégie les formulations vagues et les manœuvres dilatoires. En attendant, il conserve sa centralité et renforce sa légitimité.