CHAPITRE 1

Origine et histoire de l’acupuncture

L’origine réelle de l’acupuncture restera sans doute à jamais un mystère. Les écrits traditionnels chinois datent de plusieurs milliers d’années. D’autres, relativement plus récents, nous viennent de Corée, du Viêt Nam, du Japon, de l’Inde. Les historiens de la médecine savent également que dans de nombreuses peuplades africaines on utilise, pour soigner les malades, depuis des temps immémoriaux, certaines techniques, proches de l’acupuncture. Ainsi, dans le désert tunisien, les chameliers stimulent, en cas de maladie, certaines parties du corps du chameau. D’où leur vient ce savoir ? Il y a aussi un geste instinctif, d’utilisation quotidienne, qui consiste à masser les endroits malades. La mère procède ainsi pour son enfant souffrant, l’animal se lèche en cas de maladie, et chacun de nous agit de même lorsqu’il a mal. En présence d’un être qui souffre (homme ou animal) instinctivement nous le caressons, le massons. Ce réflexe de soulagement n’explique cependant pas comment les premiers médecins ont découvert que le massage pouvait, et souvent même devait, être pratiqué loin de l’endroit malade. Le mystère reste donc entier. Nous possédons, actuellement, plusieurs ouvrages anciens consacrés à l’acupuncture. Ces ouvrages ne sont cependant pas, comme on pourrait le supposer, des ouvrages dédiés exclusivement à cette technique. Celle-ci s’intègre, nous l’avons déjà dit, dans un ensemble de considérations portant sur l’homme en général. Les trois ouvrages principaux du savoir médical chinois antique sont le Nei Tching Sou Wen 1 (Traité de physiologie), le Nan-King (Des difficultés) et le Sou Wein Tsre Tchou (Commentaire du Sou Wen). Ces ouvrages font autorité et sont la principale source de notre savoir.*

Cependant, ils apparaissent comme incomplets, rédigés dans un style télégraphique et c’est ce qui a fait dire à un acupuncteur français qu’il s’agit, vraisemblablement, de notes d’étudiants, de cahiers d’écoliers, de moyens mnémotechniques. Le véritable savoir ayant été perdu, détruit. L’absence du manuel de base explique les nombreuses lacunes, les points obscurs, les imprécisions d’un enseignement, par ailleurs, extrêmement logique et structuré.

L’Empereur Jaune

La tradition fait remonter l’origine de l’acupuncture à un Empereur chinois, Houang-Ti, l’Empereur Jaune. Houang-Ti, vivait 2 600 ans avant l’ère commune (c’est-à-dire qu’il était un contemporain de Bouddha), c’est le père du peuple chinois. Avec lui commence réellement la première dynastie chinoise, celle des Hia, et c’est sous son règne que furent découvertes, selon la tradition, la boussole, l’écriture chinoise, la roue, l’utilisation du bronze, etc. C’est sous son empire également que fut écrit l’ouvrage de base de l’acupuncture, dont nous parlions plus haut, le Nei Tching Soug Wen. On y apprend que, depuis l’Antiquité, les Chinois utilisaient pour soigner les maladies des tiges de bambou et des poinçons de pierre (silex et jade) et que, maintenant, avec la découverte du métal, les anciennes aiguilles sont remplacées par des aiguilles d’acier 2. Plusieurs autres ouvrages, sur lesquels il serait inutile de s’attarder ici, sont composés au cours des siècles et l’acupuncture s’enrichit d’autres techniques médicales telles que la pulsologie, la phytothérapie, etc. On arrive ainsi, grâce au bond que permet le récit, au troisième siècle (avant l’è.c.) : siècle des lumières et de la désolation. Le roi Tcheng unifie les petits royaumes qui constituaient la Chine et prend le titre de Cheu Houang, Premier Empereur. Ce César chinois unifie la Chine du point de vue politique, militaire, social et intellectuel. Sous sa domination les nombreux caractères d’écriture sont uniformisés. Son travail social fut également considérable : construction de routes, de barrages, lutte contre les inondations, etc. 3

Malheureusement, son règne dégénérera vite en une dictature ; il transforma ainsi les lettrés en fonctionnaires qui deviennent des opposants au

régime. Pour vaincre cette opposition, son ministre de la culture (celui qui unifia les caractères chinois) fit brûler tous les livres classiques, prétendant qu’il fallait faire table rase du passé.

Cet autodafé de livres, provoqua la disparition définitive de nombreux ouvrages ; c’est ainsi qu’aujourd’hui la consultation des livres rescapés est rendue particulièrement difficile. On pense que les lettrés connaissaient les livres de mémoire et purent ainsi les reconstituer après leur destruction.

L’Homme de cuivre

La dynastie suivante, celle des Han, qui dura jusqu’à notre ère, vit se développer une importante étude de l’acupuncture. Les livres sauvés de l’autodafé furent retranscrits, réétudiés ; l’acupuncture fut enseignée dans des écoles et sanctionnée par des examens. On fit couler l’Homme de cuivre (Tong Jen, 1027), statue qui représente l’homme debout, grandeur nature, le corps percé de multiples trous aux emplacements des points d’acupuncture. L’élève étudiait sur cette statue l’emplacement des points et, lorsqu’il les connaissait bien, présentait l’examen. Pour celui-ci, l’étudiant recevait une reproduction réduite de la statue de cuivre mais dont les points étaient bouchés avec de la cire. La statue devenue parfaitement lisse était alors recouverte intimement de papier et l’élève devait planter l’aiguille dans le point demandé. Si l’aiguille rencontrait le métal, l’élève était ajourné. Actuellement en Chine, Tong Jen est remplacé par une statue, également grandeur nature, mais remplie d’eau. Si l’élève vise juste il est récompensé par une petite fontaine. Parfois, semble-t-il l’eau est remplacée par un liquide coloré et l’importance des taches sur le tablier révèle le bon acupuncteur. En Europe, l’étudiant en médecine, durant les premières années aime également porter une blouse blanche maculée ; preuve qu’il exerce déjà. D’abord didactique, cette statue est devenue par la suite, suivant la formule de Lavier, le premier expert en médecine légale. Ainsi, si le malade ne guérissait pas ou même décédait, suite à l’intervention de l’acupuncteur, la famille avait souvent recours au tribunal. Le Révérend Père Leroy raconte dans son ouvrage, En Chine, la façon dont se déroulait le procès : « la discussion n’est pas longue. Deux questions sont posées : quelle était la maladie ? Comment avez-vous pratiqué l’acupuncture ? Frappez le mannequin où vous avez piqué le malade. L’opération finie, on soulève les voiles de papier. Si la piqûre correspond à la maladie, c’est bien ; le mort lui-même aurait tort de se plaindre ; sinon, le médecin paie son ignorance ou sa maladresse de sa bourse ou même sur sa peau, car on lui applique, séance tenante, quelques centaines de coups de bâton. » (Lavier 47-213)

Le danger de soigner les malades incitait certains médecins à ne soigner que les bien portants. La découverte de la valeur des pouls allait le leur permettre. Nous décrirons plus loin les enseignements de la pulsologie ; soulignons, ici, simplement, qu’en cas d’atteinte d’un organe, le pouls est perturbé bien avant que la maladie ne se déclare. La médecine pouvait donc devenir prophylactique.

L’« abonnement » médical

Ainsi les Chinois se rendaient-ils régulièrement chez le médecin ; il devint de tradition de consulter l’homme de l’art lors de chaque changement de saison. Il est curieux de constater qu’aujourd’hui encore, à ces époques, la clientèle des médecins s’accroît durant quelques jours ! Le rôle du médecin était donc de prévenir l’apparition de la maladie et le malade souscrivait une sorte d’abonnement. Ceci déboucha sur une curieuse pratique : on n’honorait le médecin que lorsque la santé était parfaite. S’il survenait une maladie, le médecin, qui aurait dû la prévoir, en était responsable ; non seulement il n’était plus honoré mais, souvent même, il devait rembourser les médicaments nécessaires. Contrairement à ce qui existe aujourd’hui où le contrat médical crée une obligation de moyens (c’est-à-dire que le médecin doit mettre en œuvre toutes les possibilités qui lui sont offertes par la science sans pouvoir jamais garantir le résultat : le diagnostic précis ou la guérison), le contrat chinois créait, lui, une obligation de résultat.

Les jésuites en Chine

Jusqu’au XVIIe siècle, la Chine fait peu parler d’elle 4. Les Chinois ignorent les barbares blancs et l’Empire du Milieu se suffit à lui-même. Tout au plus, certains pays limitrophes bénéficient des acquis de la médecine chinoise. L’arrivée des missions religieuses d’abord, puis scientifiques, économiques et militaires, modifie la douce quiétude du monde chinois. L’influence des missions religieuses, et principalement des jésuites, sera extrêmement importante pour notre connaissance de l’Orient : leurs ouvrages, les premiers consacrés à la Chine, ont instruit l’Europe. Sans eux notre connaissance de l’Empire du Milieu serait, certainement, moindre. L’influence des jésuites en Chine a fait l’objet de nombreuses études et nous n’en discuterons donc pas ici, si ce n’est pour signaler qu’en 1692, l’Empereur K’ang Hi, dont nous aurons l’occasion de reparler dans ce volume, appose son sceau sur un document qui délivre la religion chrétienne de l’esclavage où elle avait gémi plus d’un siècle et du joug que l’Empereur lui-même lui avait imposé durant sa minorité. Grâce à cet édit, les jésuites, enfin libres en Chine, essayent de s’intégrer, le mieux possible, aux mœurs chinoises et obtiennent de Rome l’autorisation de porter les cheveux longs et une barbiche à la chinoise. Comme ils adoptent également les habits des lettrés confucéens, il devient difficile de les distinguer des dignitaires chinois ; par contre ils se démarquent aisément des moines bouddhistes (ce qui était leur désir !). Dans une lettre de Chine, adressée en 1722 à son correspondant occidental, le Père Jacques, décrit son nouvel équipement : « Une barbe de deux ans, une tête entièrement rasée, excepté dans le seul endroit où les ecclésiastiques en Europe portent la tonsure, des habits tels qu’on ne se les figure point. Je n’avais pas jusqu’ici des idées justes sur le vêtement des missionnaires de la Chine : je m’imaginais qu’ils avaient une manière particulière de se vêtir qui les distinguait des Chinois. Je me suis trompé : notre habit est ici l’habit des honnêtes gens ; j’en exclus les bonzes, qui ne portent pas l’habit commun, et qu’on met au rang de la vile canaille. (Lettres édifiantes et curieuses de Chine, 77-227) 5. D’autres congrégations religieuses s’installent également en Chine et consacrent beaucoup d’efforts à l’étude de la civilisation chinoise. Ainsi, le Père de Rada ramène en Europe une importante bibliothèque de plus de cent volumes. C’est sur la base du voyage du Père de Rada et de ces documents que Gonzalez de Mendosa 6 rédigea son célèbre ouvrage. Notons que malgré l’estime dont jouissaient les savants européens, ils n’en étaient pas moins considérés comme des barbares ; pour preuve, l’extrait du discours prononcé, en 1793, par l’Empereur K’ien-Long accueillant lord Macartney, l’envoyé du roi George III d’Angleterre : « Il est connu que votre pays est situé à l’autre extrémité des océans, mais que vous souhaitez humblement vous initier à la Civilisation et que votre envoyé s’est rendu à cette Cour afin de se prosterner devant le fils du Ciel et de le féliciter à l’occasion de son anniversaire. Une telle humilité et ce respect méritent notre approbation. En réponse votre ambassadeur vous transmettra notre désir que votre pays d’au-delà des mers manifeste son loyalisme envers l’Empire Céleste et lui jure perpétuelle obéissance… ».

L’acupuncture en Chine

Jusqu’en 1822, date de la suppression des Facultés d’Acupuncture, cette thérapie est très répandue en Chine mais elle n’est pas, et loin de là, la seule forme de médecine. Signalons simplement, puisque tel n’est pas le propos de ce livre, la phytothérapie (ou médecine par les plantes), le massage (dont dérive en pratique l’acupressing), la gymnastique (le T’ai Tchi-Chuan), la diététique, la sexologie (dont nous dirons quelques mots plus loin), la gynécologie, etc. De 1822 à l’arrivée de Mao Tse Toung, l’acupuncture est pratiquée, mais ne donne lieu à aucune recherche et les Chinois en ont même un peu honte. Les techniques occidentales s’infiltrent en Chine et l’acupuncture est délaissée. Après la révolution chinoise et l’amélioration des conditions de vie du peuple, le manque de médecins se fait cruellement sentir. Les campagnes en sont totalement dépourvues, et le pouvoir dirigeant décide la seule mesure capable d’assurer une couverture médicale rapide à un aussi vaste territoire : il remet l’acupuncture à l’honneur et ordonne la formation accélérée de travailleurs de la santé 7. Ceux-ci, connus sous le nom de « médecins aux pieds nus », reçoivent un enseignement rapide, tant en acupuncture qu’en médecine classique. Le champ d’application de l’acupuncture devient ainsi énorme et les résultats ne se font pas attendre. C’est tout d’abord la découverte (en 1960) de l’anesthésie par acupuncture qui sidère le monde entier, ensuite ce sont de très nombreux travaux scientifiques dont l’essentiel fut présenté aux Symposia de Pékin, en 1979. Nous consacrerons quelques lignes à l’anesthésie dans la troisième partie de ce volume.

Actuellement, l’acupuncture est utilisée en Chine conjointement avec la médecine classique.

L’acupuncture en Europe

Contrairement à ce qui est, généralement, pensé en Occident, l’introduction de l’acupuncture n’y est pas récente. Dès le XVIIe siècle, nous l’avons vu, les congrégations religieuses étudiaient la Chine et envoyaient des notes en Occident. Parmi les nombreux livres ramenés par le Père de Rada se trouvaient des ouvrages de médecine et d’acupuncture. L’Occident s’y est intéressé. Dans le paragraphe consacré aux pouls chinois nous verrons l’influence que la médecine chinoise a exercée en Europe. Le premier ouvrage consacré à la médecine chinoise en Occident fut publié en 1671, à Grenoble, par le R.P. Harvieu et intitulé Les secrets de la médecine des Chinois consistant en la parfaite connaissance des pouls, envoyés de la Chine par un Français, homme de grand mérite. Au XVIIe siècle on doit à un jésuite polonais et à un chirurgien hollandais, deux ouvrages importants consacrés à l’acupuncture. Au XVIIIe siècle, l’acupuncture est pratiquée assez régulièrement en Europe et plusieurs médecins, et non des moindres, s’y intéressent. À ceux que l’histoire de la médecine passionne les noms de Vicq d’Azyr, de Valsalva, ne sont certainement pas inconnus. Ainsi, il y a deux cents ans déjà, des médecins célèbres, fins anatomistes, s’intéressaient à l’acupuncture.

Au XIXe siècle, elle passionne toujours le monde médical. En 1826, Cloquet (nom très célèbre en médecine), professeur à la Faculté de médecine de Paris et acupuncteur à l’Hôpital Saint-Louis, publie un Traité d’acupuncture qui a un énorme retentissement. À la même époque, le Docteur Berlioz (père du compositeur) publie un mémoire sur les Maladies chroniques et l’acupuncture, et le Docteur Sarlandière publie, lui aussi, un mémoire sur l’électropuncture et sur l’emploi du moxa japonais en France. L’acupuncture, médecine à la mode, est pratiquée partout et par tout le monde. Dans ces conditions, les échecs sont plus fréquents que les réussites et, doucement, les salons oublient cette mode : l’acupuncture a fait long feu. 8

Pourtant, en 1863, répondant à la demande du professeur Soubeyran, Dabry, diplomate distingué et fin connaisseur de la Chine, publie un remarquable ouvrage La Médecine chez les Chinois, qui n’aura pourtant pas la diffusion qu’il mérite. L’acupuncture est oubliée pour près d’un siècle et c’est à un autre diplomate, Soulié de Morant, que l’on doit la réintroduction de cette médecine en France. La place nous manque pour nous attarder sur Soulié de Morant, distingué diplomate, grand sinologue, écrivain de talent, père de l’acupuncture française. Rappelons simplement qu’il n’était pas médecin mais que sa grande culture médicale et l’amitié de certains médecins, lui permirent de démontrer cette méthode en clinique. Proposé pour le prix Nobel, il fut poursuivi par l’Ordre des Médecins pour exercice illégal de l’art de guérir. En 1934, Soulié de Morant publie le Précis de la vraie acupuncture chinoise ; ouvrage suivi par plusieurs autres. C’est grâce à lui que l’acupuncture a trouvé en France un second souffle, souffle puissant puisqu’il se propagea sur toute l’Europe.

Les médecins qui ont succédé à Soulié de Morant, font partie de l’histoire actuelle et n’ont donc pas leur place ici.

L’anatomie chinoise

Pour les Chinois, et nous ne le répéterons jamais assez, l’homme est un intermédiaire entre le Ciel et la Terre ; il est une antenne placée entre les deux. Il existe donc dans la conception chinoise de l’homme une correspondance inévitable entre les éléments du ciel, de la terre, et l’homme. Cette concordance existe à tous les niveaux et également au niveau anatomique. Cette relation entre le corps et le cosmos est privilégiée au niveau de certaines ouvertures du corps. Ces ouvertures, ce sont les points d’acupuncture. Pour les Chinois, l’Univers est composé du macrocosme (c’est-à-dire le Ciel + la Terre) et du microcosme (c’est-à-dire l’homme). Entre le macrocosme et le microcosme s’établit une osmose perpétuelle qui met en communication les organes profonds de l’homme et l’univers. Cet échange s’établit, nous l’avons dit, par la communication de l’énergie au niveau des points d’acupuncture, qui sont des puits de réception mais également grâce aux sécrétions, excrétions et au souffle (respiration). Cette conception de l’homme, partie intégrante du cosmos, se retrouve également dans d’autres médecines (spiritus vitalis, pneuma des Grecs, prana des Indiens, etc.) mais la grande originalité de la médecine chinoise est d’avoir complété la notion de souffle de vie par l’existence des trajets et des points d’acupuncture. L’osmose entre le microcosme et le macrocosme débouche, en philosophie chinoise, sur une concordance stricte entre l’un et l’autre ; ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, les neuf ouvertures du corps correspondent aux neuf portes du ciel, les douze grandes articulations aux douze mois, les quatre membres aux quatre saisons, les vaisseaux du corps aux fleuves, les cheveux aux étoiles du ciel, etc. On comprend qu’une telle concordance obligatoire ne nécessitait pas une connaissance approfondie de l’anatomie. L’étude des cadavres n’était pas pratiquée et l’anatomie, jeu intellectuel, consistait à construire le corps comme la reproduction du macrocosme. Deux fois cependant, des médecins chinois se sont intéressés à la dissection : la première fut pratiquée au début de notre ère et la seconde vers le XIIe siècle. Ni l’une ni l’autre ne fut réellement suivie d’effets. Les données de ces dissections contredisaient les données classiques : elles ne pouvaient donc être acceptées. De plus, les cadavres provenant de petites gens ou de brigands, les Chinois trouvaient naturel que leur anatomie différa de celle de l’homme supérieur. C’est l’anatomie de l’homme supérieur, la seule digne d’intérêt, qui, dans la tradition chinoise, servait de référence à la rédaction des ouvrages classiques (Nei Tching, etc.).

À partir du XVIIe siècle, la présence en Chine de nombreux missionnaires, dont certains exerçaient la médecine et auraient même guéri des dignitaires de la Cour, modifie l’intérêt des médecins chinois envers l’anatomie. Il semblerait que plusieurs missionnaires aient fait des démonstrations anatomiques sur des tigres devant la Cour impériale. L’Empereur K’ang Hi (1689-1722) s’intéressa vivement à la médecine des Occidentaux et en profita, dit-on, pour guérir de la malaria. Il manifesta sa reconnaissance en permettant la réalisation d’un atlas d’anatomie. Celui-ci fut réalisé grâce à la collaboration forcée des condamnés à mort. L’Empereur estimait qu’ainsi ils dédommageraient la société des torts qu’ils avaient causés. Cependant, il se ravisa rapidement et l’ouvrage réalisé fut mis dans l’Enfer chinois : ce livre demeura confidentiel et seuls quelques privilégiés avaient le droit de le lire, mais non de l’emprunter, ni même de prendre des notes.

Le linghi

L’idée de K’ang Hi — se servir des condamnés pour faire progresser la science — fit cependant son chemin et les bourreaux devinrent des artistes qui transmettaient leur savoir par héritage. Les condamnés à mort étant véritablement disséqués, les médecins qui assistaient aux cérémonies en profitaient pour s’initier à l’anatomie. Les organes qui saignaient sous le couteau et qui, une fois retirés, provoquaient la mort du supplicié furent appelés organes nécessaires à la vie ou Tsang ; ceux qui coupés, laissaient échapper un contenu différent du sang et ne provoquaient pas la mort, reçurent le nom d’organes de réserves ou Fou. Ces deux catégories d’organes, les Tsang et les Fou, furent naturellement intégrées dans la classification cosmologique chinoise du microcosme/macrocosme. Nous verrons plus loin, comment ils y parvinrent. On trouve une description du découpage lent (linghi) dans un ouvrage de Harfeld, Opinions chinoises sur les barbares d’Occident  : « Le linghi ou dépeçage progressif est prononcé dans les cas suivants : parricide (même involontaire) ; meurtre de trois personnes d’une même famille, ou d’un mari par sa femme ; attaque par écrit ou par parole contre l’Empereur. Le condamné est lié à une croix de Saint-André. Le juge remet au bourreau un papier rempli de poignards, sur le manche duquel sont gravés des caractères idéogrammes. Ils désignent des parties du corps différentes. Le bourreau tire un couteau au hasard, clame le caractère et tranche l’organe ou le membre désigné. » (Harfeld, 42-74).

Malgré les éléments objectifs de ces singuliers cours d’anatomie, plusieurs médecins soutenaient que l’anatomie est différente chez l’homme supérieur et chez le petit peuple et les brigands.

A fortiori, elle était différente chez les Chinois et les barbares d’Occident. Pour le médecin Yu Li-Tchou, il y a une inversion du cœur et des intestins dans les deux races, et seuls quelques Chinois anormaux ont les viscères à l’occidentale. Ceux-là seuls, disait-il, peuvent être convertis au christianisme et il trouvait que les missionnaires perdaient leur temps à vouloir s’occuper des anormaux.

Ces quelques notions sur la conception chinoise de l’anatomie de l’homme illustrent bien la différence entre celle-ci et l’anatomie traditionnelle occidentale, née de la patience d’anatomistes travaillant nuit et jour, souvent dans des conditions difficiles et illégales, sur des cadavres achetés au péril de leur vie. Il est vraiment exceptionnel dans ces conditions que les trajets des Méridiens, qui ne reposent sur aucune analyse de cadavre, sur aucune recherche anatomique, soient aussi précis. Pourtant, nous verrons cela dans un autre chapitre, les découvertes récentes concernant l’anatomie des points d’acupuncture supposent de la part des premiers acupuncteurs un savoir très fin des structures anatomiques. Ici, encore, la cruciale question se pose : quelle est la véritable source de l’acupuncture ? D’où vient-elle ?

L’anatomie cosmologique

Pour l’Occidental, la médecine chinoise est étrange à plus d’un titre. Le vocabulaire qu’elle utilise n’est certainement pas fait pour faciliter son approche. Toutes les disciplines scientifiques utilisent un métalangage ; celui-ci leur est nécessaire pour s’exprimer avec davantage de clarté et de concision.

Cependant, la métalangue n’emprunte que rarement son vocabulaire au quotidien : ceci en fait sa difficulté mais aussi, du fait de la création de néologismes, sa richesse. Les Chinois ont procédé autrement. Puisque microcosme et macrocosme ne sont qu’un, ils utilisèrent pour désigner le premier les termes propres au second. Ainsi on parlera de point fenêtre du ciel, de mer des Méridiens, de bois qui domine la terre, etc. Une adaptation des termes chinois rendrait la médecine chinoise plus acceptable pour l’Occident ; vaste travail, non encore entrepris, qui nécessiterait une refonte complète de la terminologie. Quoi qu’il en advienne, il nous faut, actuellement, user de la phraséologie chinoise.

De plus, rappelons que la concordance entre le microcosme et le macrocosme était absolue. Ainsi, puisque les Chinois connaissaient quatre mers, aux mers macroscopiques doivent correspondre des mers microscopiques : ce sont, l’estomac, mer de l’eau ; un gros vaisseau, mer du sang ; le médiastin, mer du souffle ; le cerveau, mer de la moelle. À la division cosmique du monde en trois étages (le ciel, l’homme, la terre) correspond la division de l’homme en trois segments. Le segment supérieur, limité en bas par le diaphragme contient les poumons et le cœur ; il est en concordance avec le ciel. Le segment inférieur, limité en haut par l’ombilic, contient les divers organes excréteurs (reins, système digestif), il est donc en concordance avec la terre. Le segment moyen qui contient le foie, l’estomac, la vésicule biliaire, et les autres organes de transformation de la matière est donc bien le trait d’union entre le ciel et la terre, et il correspond à l’homme. On alla plus loin encore, dans la concordance.

Le corps est composé de cinq viscères Tsang (les poumons, le foie, la rate, les reins et le cœur) et de six réceptacles ou organes creux Fou (l’estomac, la vésicule, la vessie, l’intestin grêle, le gros intestin et le Triple Réchauffeur). Le Triple Réchauffeur (nous verrons plus loin sa concordance moderne) est considéré comme un réceptacle unique et est composé du Réchauffeur Supérieur (œsophage), du Réchauffeur Moyen (vide interne de l’estomac) et du Réchauffeur Inférieur (urètre). Il remplit donc bien son rôle de réchauffeur : au niveau supérieur, il charge les aliments (œsophage) ; au niveau moyen, il les brûle (estomac) et au niveau inférieur, il élimine les déchets (urètre). Actuellement, on propose comme équivalent moderne au Triple Réchauffeur, le système parasympathique avec ses trois niveaux : thoracique, abdominal et pelvien. Le parasympathique, on le sait, agit comme régulateur de très nombreuses fonctions et, en particulier, au niveau du tractus digestif. 9

Chaque viscère possède son réceptacle. Chaque Tsang est donc en étroite union avec un Fou. Le Triple Réchauffeur qui exerce une fonction particulière est son propre réceptacle. Chaque viscère correspond à un élément (nous verrons plus loin comment).

De plus, suivant sa nature chaque organe et chaque viscère est considéré soit comme Yang, soit comme Inn. Pour terminer cette rapide classification des organes à la chinoise disons qu’entre les organes et les viscères existent de nombreuses connexions (le réseau d’acupuncture) et que chaque organe se manifeste au niveau de l’artère radiale par son propre pouls. Les organes des sens sont considérés comme les orifices des viscères suivant la concordance suivante : oreille/rein, langue/cœur, yeux/foie, nez/poumons.

Il est étrange de constater que les malformations embryologiques plaident pour cette parenté. À partir de ces multiples données, les Chinois ont développé un système extrêmement curieux mais cohérent et d’une très grande logique. Si, comme le veut la tradition, les Chinois ont découvert l’algèbre, leur première application fut certainement l’homme. La lecture des ouvrages d’acupuncture rebute, déroute et amuse le profane ; nous savons, maintenant, que leur curieuse nomenclature provient d’une vision cosmique de l’homme. Notons que les premiers traducteurs français des ouvrages chinois sont également responsables de cet aspect ésotérique. Ils n’ont pas essayé d’aller au-delà du mot chinois, vers le concept. Que leur mémoire soit cependant respectée car, sans eux, jamais l’acupuncture n’aurait en Occident la place qu’elle occupe aujourd’hui.

La médecine chinoise

Le lecteur intéressé par la médecine chinoise se procurera l’ouvrage de Hiria Ottino lequel présente — sous forme d’articles classés selon l’ordre alphabétique — l’essentiel de ce qui caractérise la médecine chinoise ; c’est-à-dire non seulement l’acupuncture (zhen jiu) mais aussi les massages (tui na), la phytothérapie (cao yao xue), la pulsologie (mai zhen) et la pratique de la maîtrise mentale (qi gong). Dans les annexes, un article particulièrement intéressant est consacré au questionnement du patient, lequel est assez différent de celui pratiqué par un médecin occidental. (Hiria Ottino. Dictionnaire de médecine chinoise. Les Référents. Larousse. 2001. 334 pages).

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* Pour toutes les notes de cet ouvrage, voir en fin de volume.