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Alexandrie, Égypte


Sans que rien dans son attitude ne le laisse supposer, Curtis O’Connor scruta la rue Sidi el-Metwalli dans les deux sens. Même en vacances, les vieilles habitudes restaient tenaces. La foule des passants se composait essentiellement d’Égyptiens, hommes et femmes, certaines portant le hijab, d’autres vêtues de façon plus occidentale. Les manifestations contre les militaires qui avaient renversé le gouvernement de Mohamed Morsi et des Frères musulmans avaient fait des centaines de morts et une victime collatérale : le tourisme. En cette période troublée, plus personne ne souhaitait venir visiter l’Égypte et ses merveilles.

Grand et athlétique, Curtis O’Connor était doté d’une épaisse tignasse noire. La lueur espiègle qui brillait en permanence dans ses yeux bleus pouvait induire en erreur, mais derrière cette apparence insouciante et séduisante, il était l’un des esprits les plus brillants de la CIA.

— J’adore cette ville ! s’exclama Aleta.

L’archéologue à la longue chevelure brune avait accédé à une réputation et une gloire internationales quand, avec l’aide d’O’Connor, elle avait mis au jour le Codex maya et la cité inca perdue de Païtiti.

Ils passèrent devant la mosquée Attarine, dont le superbe minaret ouvragé s’élevait au carrefour des rues Sidi el-Metwalli et Mesgued el-Attarine.

— Tu savais que c’était autrefois une église chrétienne dédiée à saint Athanase ?

— Le patriarche d’Alexandrie au IVe siècle, répondit-il avec un sourire.

C’était un jeu auquel ils se livraient souvent, chacun testant les connaissances de l’autre.

— C’est lui, n’est-ce pas, reprit-il, qui a cherché des crosses aux gens qui niaient la sainte Trinité et le dogme selon lequel le Christ était l’incarnation de Dieu ?

— Pour un évêque, j’hésiterais à utiliser le mot « crosses », répondit-elle. Mais les religions inventent parfois de curieux concepts… le Christ lui-même n’a jamais évoqué la Trinité… il n’a jamais prononcé ces mots : « Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » Ce dogme a été créé plus tard.

— Lors du concile de Nicée, en 325, renchérit O’Connor. Les trois en un.

— Notre crédulité fait de nous une étrange espèce, remarqua Aleta, pensive.

Ils obliquèrent vers le sud, en direction du souk el-Attarine, un des plus célèbres marchés d’Alexandrie aux étals couverts de bracelets de cuivre, de tapis, de vieux meubles, de galabeyas – la longue robe traditionnelle de la vallée du Nil –, d’épices, de parfums, d’objets en or ou en cuir et de chichas aux senteurs entêtantes. Mais Aleta ne comptait pas se livrer à une séance de shopping ordinaire. Archéologue avant tout, elle était en quête de documents ou de tout autre artefact relatifs à l’Égypte antique.

— Un de mes contacts m’a indiqué une vieille échoppe où ils fabriquent encore des papyrus, expliqua-t-elle. Selon lui, elle pourrait contenir de véritables trésors.

Obtenu à partir de la peau blanche d’une grande plante qui poussait en abondance dans le delta du Nil, le papyrus – le papier de l’Égypte antique – avait été en usage depuis environ 3 000 ans avant J.-C.

— Un collègue s’y est rendu il y a plusieurs années, persuadé que le propriétaire de l’échoppe détenait des documents très anciens, ajouta-t-elle d’une voix passionnée. Malheureusement, à l’époque, celui-ci ne lui a pas permis de fouiller dans sa réserve.

Peu après, ils s’engagèrent dans les ruelles très encombrées du souk.

— C’est ici, dit Aleta en franchissant l’étroite porte d’une boutique.

O’Connor jeta un nouveau coup d’œil de part et d’autre de l’allée avant de la suivre à l’intérieur. Les murs étaient recouverts de papyrus peints à la main. Les motifs complexes représentaient des scarabées ou bien des amulettes en forme de coccinelle qui, selon les anciens Égyptiens, les protégeaient du danger. Il reconnut aussi Horus, le dieu des rois à tête de faucon coiffé de son œil sacré, plusieurs ânkhs, la clé de la vie, une reproduction du masque funéraire de Toutankhamon, un arbre de vie et des myriades d’autres représentations antiques dans des tons bleu, jaune et or aussi éclatants que les noirs étaient profonds. Une jeune fille portant un hijab bleu sombre était en train de fabriquer un nouveau papyrus, un art aussi ancien que les pharaons eux-mêmes. Elle leur adressa un large sourire de bienvenue et Aleta et O’Connor la rejoignirent près de son lourd établi de bois.

— C’est votre première visite en Égypte ? s’enquit-elle.

— Non, mais je suis, à chaque fois, heureuse d’y revenir, dit Aleta.

— Avez-vous déjà vu comment on fabrique un papyrus ?

— À vrai dire jamais, mentit gentiment Aleta pour ne pas la décevoir. Comment vous appelez-vous ?

— Aliaa.

Ses yeux noirs reflétaient la chaleur de son sourire. Elle s’empara d’une longue et très fine tige.

— Voici la plante du papyrus. Pour les anciens Égyptiens, elle était sacrée, d’abord en raison de sa fleur évoquant les rayons du soleil et dont on se sert pour faire du parfum ; et ensuite, pour sa tige en forme de triangle, semblable aux pyramides.

À l’aide d’un couteau, Aliaa la découpa en longueurs d’une vingtaine de centimètres avant d’en prélever la peau blanche en l’incisant avec adresse.

— Maintenant, expliqua-t-elle en enveloppant les peaux autour d’un rouleau que l’usage avait rendu parfaitement lisse, il faut la presser pour en extraire l’excès d’eau et de sucre, pour ensuite la tremper à nouveau.

— Pendant combien de temps ? demanda Aleta.

— Cela dépend de la couleur que l’on désire obtenir. Si on veut un papier clair, il faut trois jours. Pour une teinte plus sombre, six jours, dit-elle en extrayant des échantillons qui trempaient déjà dans une bassine en plastique. Après cela, on peut commencer à fabriquer le papier en les croisant les unes avec les autres.

Joignant le geste à la parole, elle étala les bandes sur un petit tapis, chaque couche recouvrant la précédente à la perpendiculaire.

— Une fois la feuille formée, on la recouvre avec un autre tapis et on laisse le tout sous cette presse pendant encore trois jours, dit Aliaa en glissant l’empilage obtenu sous la vieille machine dont elle tourna la poignée pour appliquer la  pression.

— Et voilà1 !

Aliaa s’empara d’un papyrus achevé.

— Si vous le tenez à la lumière, vous verrez la trame.

O’Connor sortit 50 livres égyptiennes de son portefeuille.

— Oh… c’est très gentil, monsieur, mais ce n’est pas nécessaire… pas nécessaire du tout, dit Aliaa.

Depuis les troubles, la monnaie égyptienne avait beaucoup perdu de sa valeur, si bien qu’une livre valait à peine une dizaine de centimes d’euro. Comme tous les habitants du pays, la jeune femme devait souffrir de cette situation, pourtant elle n’en refusait pas moins son offre.

— C’est mon travail… et si cela vous donne envie d’acheter un de nos papyrus, j’en serais heureuse.

— À vrai dire, nous sommes plutôt à la recherche de papyrus anciens, dit Aleta. En auriez-vous ?

— Oh oui… mais ils sont rangés dans la remise et mon père est à la mosquée pour la prière de midi, dit Aliaa, une note d’incertitude dans la voix. Il ne reviendra pas avant une bonne heure…

— Quel dommage. Pensez-vous qu’il accepterait que nous y jetions un coup d’œil ?

— Je crois, oui… la réserve se trouve en bas, à la cave, dit-elle en se dirigeant vers une porte en bois massive.

Après avoir allumé la lumière, des ampoules nues enfermées dans du grillage rouillé, elle descendit des marches de pierre menant à un étroit passage où des étagères avaient été taillées à même la roche.

— Ces papyrus sont là depuis très longtemps… depuis l’époque où mon arrière-grand-père a ouvert la boutique, expliqua Aliaa. Je ne sais pas trop ce qu’on peut y trouver… Mon père continue à tout garder même s’il ne descend plus très souvent ici, mais si cela vous intéresse, je vous en prie, ne vous gênez pas. Je serai en haut si vous avez besoin de moi.

Elle les abandonna pour aller reprendre son poste à la boutique. Aleta ouvrit le premier des cylindres en carton, traduisant les hiéroglyphes à mesure qu’elle déroulait le document.

— Eh bien ! Il s’agit d’un traité de médecine… qui doit dater, à première vue, du IVe siècle avant notre ère, ajouta-t-elle avant de le ranger avec soin pour s’intéresser à un deuxième puis à un troisième cylindre. C’est incroyable ! dit-elle finalement. Cette collection est vraiment extraordinaire. Le père doit sûrement avoir une idée de sa valeur.

— Qui sait ? répondit O’Connor, un œil sur les marches de pierre. Bon, dans la mesure où je m’y connais à peu près autant en hiéroglyphes qu’en tricot, je ne pense pas t’être très utile ici. Je ferais peut-être mieux de t’attendre là-haut…

Aleta sourit.

— C’est le fait qu’il n’y ait qu’une seule issue qui te met aussi mal à l’aise ? On est en vacances, Curtis. On est là pour faire un peu de plongée et un tas de trucs sympas… Pour une fois qu’on n’a pas de tueurs à nos trousses !

— Ne t’inquiète pas, je te rappellerai cette histoire de trucs sympas dès que nous serons de retour dans notre chambre, dit-il tandis que sa main s’égarait sur la taille d’Aleta.

Décidément, cet homme avait un étrange effet sur elle.

— Arrête… on risque l’attentat à la pudeur… Et tu n’auras pas besoin de me rappeler quoi que ce soit, ajouta-t-elle en l’embrassant doucement.

*
*     *

Près d’une heure passa avant qu’Aleta ne remonte, deux tubes en carton à la main.

— Votre père est-il revenu, Aliaa ? s’enquit-elle.

Celle-ci secoua la tête en souriant.

— Salat al-Jummah… La prière du vendredi. Il va sans doute prendre le thé avec l’imam et les anciens. Vous avez trouvé quelque chose ?

— Juste ces deux-là… mais le prix n’est pas indiqué.

— Je ne sais même pas s’ils sont à vendre, mais depuis le temps qu’ils sont ici… Est-ce que 100 livres, ça vous paraîtrait un prix correct ?

— Plus que correct, dit Aleta en lui tendant trois billets de 50 livres égyptiennes. Et le supplément, c’est pour votre gentillesse.

— Oh…

— J’insiste, dit Aleta avec un large sourire. Inutile de les emballer.

— Bon, que venons-nous d’acheter ? demanda O’Connor dès qu’ils furent dans la ruelle.

— Rentrons à l’hôtel. Si ces papyrus sont bien ce que je crois, notre intermède amoureux devra attendre un peu.

— Ah… ils sont si intéressants ?

— Plus que ça même, dit Aleta en nouant son bras au sien.

Elle avait du mal à contenir son excitation.

*
*     *

Construit en 1929, l’élégant Hôtel Cecil dominait la partie est du port d’Alexandrie et la place Saad Zaghloul. Winston Churchill y avait séjourné, tout comme Somerset Maugham ou Al Capone. Durant la Seconde Guerre mondiale, les services secrets britanniques y avaient loué une suite qui avait servi de base à toutes leurs opérations dans la région. Les murs blancs de cette bâtisse coloniale avaient abrité de nombreux secrets et étaient sur le point d’être les témoins d’une nouvelle révélation.

Tous deux sensibles à la nostalgie d’une époque révolue, O’Connor et Aleta avaient préféré cet établissement à d’autres plus modernes. Ils pénétrèrent dans le hall d’entrée et furent aussitôt sous le charme du sol de marbre, des lampes de cuivre et des meubles anciens en bois ouvragé. Le liftier leur ouvrit la grille en fer forgé de l’ascenseur, une antique cabine de bois et de verre qui les amena au dernier étage.

— Vas-y… explique-moi ce qui te met dans un tel état, fit O’Connor quand ils furent seuls dans leur suite.

Il tira les rideaux. Le balcon offrait une vue saisissante sur le port jusqu’au fort Qaitbay qui se dressait au bout d’une longue jetée à l’ouest.

— Gardons le meilleur pour la fin, dit Aleta, enfilant une paire de gants blancs pour extraire le premier papyrus de son cylindre avec un soin extrême. Ceci risque de donner des sueurs froides à tous les évangéliques qui pullulent dans ton pays, sans parler du Vatican, ajouta-t-elle en déroulant le document pour commencer à traduire les symboles superbement gravés : ailes de canard, joncs, yeux, flamants, et tous ces signes qu’utilisaient les anciens Égyptiens pour enregistrer leurs récits.

» Cela fait un certain temps, enchaîna-t-elle, que les preuves archéologiques s’accumulent, laissant penser que le christianisme serait basé sur la religion des anciens Égyptiens, mais jusqu’à présent, nous devions nous contenter de fragments glanés ici et là dans le Livre des Morts, les Textes des Sarcophages et les Textes des Pyramides…

— Jusqu’à présent ?

— Tu as sous les yeux le fameux Papyrus Horus, dit-elle, les yeux brillants. L’équivalent égyptien de la Bible chrétienne… et peut-être l’unique document existant où l’antique religion égyptienne a été consignée dans sa totalité.

— En quoi cela représenterait-il une menace pour le christianisme ? demanda O’Connor, perplexe.

— Regarde… voilà Horus, le dieu du Soleil vieux de cinq mille ans, dit Aleta en lui montrant un symbole représentant un homme à tête de faucon avec un pschent, une couronne rouge et blanche. Sa mère, Isis, était souvent décrite comme la « Mère de Dieu », « la Grande Vierge » ou hwnt. Les Égyptiens lui vouaient la même dévotion que les chrétiens à Marie.

— Donc, l’idée d’une vierge donnant naissance n’est pas spécifique au christianisme ?

— Loin de là. Dans l’Antiquité, de nombreux dieux étaient nés d’une mère vierge… Le dieu indien, Krishna, était le fils de la vierge Devaki et une « étoile d’Orient » avait annoncé sa venue ; Dionysos, en Grèce, avait pour mère la vierge Sémélé, et il accomplissait des miracles, transformant par exemple l’eau en vin ; en Perse, Mithra… La liste ne s’arrête pas là, mais les parallèles décrits dans ce papyrus sont encore plus troublants et fascinants, dit Aleta en montrant une autre série de hiéroglyphes multicolores. Horus est né juste après le solstice d’hiver, le 25 décembre, la date choisie par les chrétiens. Sa naissance a été annoncée par une étoile à l’est : Sirius, l’astre le plus lumineux dans le ciel nocturne. Celle du Christ était accompagnée par ceux qu’on appelle les Mages ; dans la mythologie égyptienne, ces hommes sages sont représentés par les étoiles Mintaka, Alnilam et Alnitak de la ceinture d’Orion.

— Donc, tu penses que les premiers auteurs de la Bible chrétienne s’en sont inspirés ?

Elle sourit.

— Les similarités sont bien trop importantes pour qu’il s’agisse de simples coïncidences, même si le Vatican et les évangéliques américains – ceux qui croient que seul le christianisme apporte le salut – refuseront de l’admettre, car cela menacerait le dogme de l’unicité du Christ. À l’âge de douze ans, Horus était un enfant prodige. À trente ans, il entamait son ministère après avoir été baptisé par Anup, dit-elle, continuant à traduire l’extraordinaire manuscrit. Horus avait douze disciples, et il a accompli les mêmes miracles que le Christ, guérissant les malades et marchant sur l’eau.

— Et il ressuscitait les morts, lui aussi ? C’est mon préféré, celui-là, dit O’Connor avec un sourire en coin.

— Pour un catholique, tu te montres bien irrespectueux… mais oui, dit Aleta en montrant une représentation d’Horus ramenant Osiris à la vie grâce à la croix égyptienne de la vie éternelle. Comme le Christ, Horus était censé ressusciter les morts ; la suite de ce papyrus devrait suffire pour que le Vatican l’enfouisse dans les tréfonds de ses Archives secrètes… Mais laissons cela pour le moment, parce que l’autre papyrus est encore plus explosif.

Elle étala le second document avec davantage de soins encore.

— Tu as payé 20 dollars pour des documents vieux de plus de deux mille trois cents ans… honte à toi, dit O’Connor, se laissant tomber dans un fauteuil.

— Dieu sait depuis combien de temps ils végétaient dans cette cave. La plupart des archéologues peuvent travailler toute leur vie sans jamais mettre la main sur une découverte significative, mais si ces documents sont authentiques, dit Aleta avec passion, cela devrait provoquer une sacrée réaction, car selon cette carte, la bibliothèque perdue d’Alexandrie devait se situer ici.

Son doigt se posa près du port occidental sur une zone à présent submergée.

— Je crois me rappeler que les explorations n’ont pas manqué ces dernières années. S’il y avait eu quelque chose là-dessous, on l’aurait déjà trouvé, non ?

— C’est exact. Ces explorations sont assez récentes et, oui, ces chercheurs ont fait un boulot fantastique. Ils ont mis au jour un grand nombre d’artefacts, mais ils n’ont jamais retrouvé la bibliothèque elle-même. Suis-moi sur le balcon… Je vais te montrer ce que nous allons voir quand nous plongerons dans ce port. Imagine une ligne droite qui va de là où nous sommes au fort Qaitbay là-bas au fond, dit-elle en tendant le bras vers les anciennes fortifications construites au XVe siècle par Al-Achraf Sayf ad-Dîn Qa’it Bay, le sultan mamelouk, pour résister aux Ottomans. À quelques centaines de mètres du rivage actuel, ils ont trouvé l’île submergée d’Antirhodos. Elle était la propriété exclusive des rois ptoléméens, aussi appelés lagides, et certains confrères pensent que le palais du dernier pharaon, ou plutôt de la dernière pharaonne de l’Égypte ancienne, Cléopâtre, s’y dressait.

— Tu parles de la lignée qui avait commencé avec Ptolémée Ier ?

Aleta acquiesça.

— Après avoir conquis l’Égypte en 332 avant J.-C., Alexandre le Grand s’est fait couronner pharaon mais, à sa mort, ce sont les Ptolémées qui ont pris la suite. L’île était complètement pavée et des plongeurs ont découvert les restes d’un palais, ainsi qu’un sphinx portant l’image du roi Ptolémée XII.

— Le père de Cléopâtre…

— La seule dans toute l’égyptologie dont tu te souviennes !

— Remarque vexante et inutile, répliqua O’Connor, goguenard.

— Il n’y a que la vérité qui blesse.

Il le savait depuis longtemps : il ne faisait pas le poids face au savoir encyclopédique d’Aleta quant aux civilisations anciennes, et il écouta donc avec attention ses explications : les fouilles avaient déjà révélé quelques secrets.

— Ici, les plongeurs ont trouvé les restes d’un port qui, à l’époque, était réservé aux galères du souverain, dit-elle, indiquant la digue à l’est, et là, plus près de notre hôtel, ils ont découvert un nouveau palais. De nombreux chercheurs, dont moi-même, pensent que c’était le dernier refuge de Marc Antoine avant qu’il ne se suicide.

— Tu conviendras que Cléopâtre devait être une dame assez remarquable, commenta O’Connor. Imagine : dernière pharaonne d’Égypte, elle couche avec César pour garder son trône, et quand il se fait assassiner, elle se rabat sur Marc Antoine.

— Il ne t’est jamais venu à l’esprit que ce n’était pas une question de pouvoir ? Elle a peut-être aimé les deux !

— Ah, l’amour… j’étais sûr que tu dirais ça, fit O’Connor en glissant la main entre ses cuisses.

— Quand cette leçon d’histoire sera terminée, tu auras peut-être – je dis bien : peut-être – la chance extraordinaire de coucher avec ton professeur, mais d’ici là, sois attentif !

Une lueur gourmande brillait dans ses yeux sombres et elle ne fit rien pour chasser sa main.

— Si tu regardes au-delà de ces palmiers, vers le bout de la place Saad Zaghloul, c’est là que les deux obélisques qu’on a appelés les aiguilles de Cléopâtre ont été érigés afin de guider les navires à leur entrée dans le port. L’un d’entre eux se dresse maintenant sur les rives de la Tamise à Londres et l’autre à Central Park à New York. Cet hôtel a sans doute été construit à l’endroit même où Cléopâtre s’est suicidée… l’histoire est partout présente dans cette ville.

— Et le phare ?

— Une des sept merveilles du monde avec la grande pyramide de Gizeh et les jardins suspendus de Babylone.

— Il était haut ?

— Et massif. Sa base comportait trois cents salles qui ne servaient qu’à abriter les mécanismes et les ouvriers qui avaient la charge de le faire fonctionner. Une deuxième tranche octogonale la surmontait, puis une troisième au sommet de laquelle se trouvait une immense lanterne couronnée par une statue de Poséidon de 7 mètres de haut. L’ensemble était trois fois plus grand que la statue de la Liberté à New York.

— Trop grand alors pour que le feu soit simplement alimenté par de l’huile d’olive ?

— Bien trop grand… il s’agissait d’un feu à bois. Celui-ci était stocké à l’étage inférieur et des monte-charge hydrauliques l’acheminaient en haut.

— Et le miroir reflétait la lumière du feu ?

— Je n’en suis pas sûre, dit Aleta. Il y a beaucoup de choses à propos des anciens que nous ne comprenons pas. Les mathématiciens alexandrins avaient peut-être découvert les lentilles optiques, mais nous ne le saurons probablement jamais, car leurs découvertes ont été perdues quand le phare a été détruit dans un tremblement de terre au XIVe siècle.

— Comment peux-tu savoir que ce papyrus date bien de l’Alexandrie antique ? demanda O’Connor. Comment être sûr qu’il ne s’agit pas d’une copie ou d’un faux ?

— J’ai déjà travaillé sur des papyrus antiques et celui-ci en possède toutes les caractéristiques, mais je suis d’accord, il faut nous en assurer. J’ai un collègue à l’université d’Alexandrie qui pourra faire une datation au carbone… et s’il se révèle authentique, il nous donnera une indication très précise de la cartographie de la cité antique qui se trouve à présent sous les eaux.

— La ville construite par Alexandre ?

Elle secoua la tête.

— Alexandre le Grand a peut-être fondé cette cité quand il a envahi l’Égypte et en a chassé les Perses, mais il était déjà reparti poursuivre ses campagnes dans l’Irak actuel et aux alentours de la passe de Khyber quand la première brique a été posée. La ville a été bâtie par Ptolémée Ier et ses successeurs. En fait, Ptolémée et toi avez beaucoup en commun.

— C’était un type très séduisant, doté d’une brillante conversation et exceptionnellement doué au lit ?

— Je doute que les historiens aient la moindre idée des talents amoureux de Ptolémée, dit Aleta en levant les yeux au ciel. Par contre, ils savent qu’à la mort d’Alexandre en 323 avant J.-C. à Babylone, Ptolémée observait des pratiques que ne renierait pas un agent de la CIA. Il a volé sa dépouille avant qu’elle n’atteigne la Macédoine, le pays natal d’Alexandre, pour la ramener ici où il a fait construire un superbe tombeau pour son ancien pharaon. Ptolémée Ier et ses successeurs voulaient que leur cité devienne l’une des plus importantes du monde antique… Ils ont multiplié les temples, les palais, les rues aux immenses colonnades et les bains publics. Comme tu peux le voir sur le papyrus, l’essentiel de la ville a glissé sous les eaux, mais nous savons que Ptolémée Ier a fondé un mouseion, ce que nous pourrions aujourd’hui appeler un musée. Il abritait des laboratoires et une école médicale où on effectuait des dissections, une pratique interdite à Athènes ; on y trouvait aussi des salles d’étude et des chambres réservées aux savants de passage comme Archimède et Euclide et, bien sûr, la bibliothèque.

— Et comment sais-tu que cette carte est exacte ? Ce n’est pas toi que je mets en doute, enchaîna O’Connor, sentant qu’elle risquait de s’agacer. Je me fais simplement l’avocat du diable.

— Tu as raison. Il vaut mieux obtenir un second avis et je connais la personne idéale : le professeur Hassan Badawi, directeur du Musée égyptien du Caire.

— Il n’y a pas eu un pillage là-bas récemment ? Tu crois qu’il aura le temps de te recevoir ?

— Oui, c’est vrai, pendant les émeutes de la place Tahrir, une bande d’amateurs qui cherchaient de l’or s’y sont introduits en fracassant une verrière du dôme qui surplombe le musée, mais le calme est revenu. Je suis sûre qu’il nous consacrera un peu de temps.

— Admettons qu’il te reçoive, lui montrer le papyrus avec la carte risque de déclencher une gigantesque chasse au trésor… ce qui gâcherait nos belles vacances consacrées à la plongée et à tous ces trucs agréables. Nous pourrions simplement lui montrer des photos des papyrus, en restant assez vagues quant aux circonstances qui nous ont permis de les obtenir. De cette façon, personne n’aurait la certitude que nous détenons la carte.

— Coupons la poire en deux. Nous pouvons offrir l’original du Papyrus Horus au musée – il en retirera tout le prestige –, tout en soulignant que si cette découverte est rendue publique, elle provoquerait une sacrée controverse. Si nous lui suggérons de retarder l’annonce, je pense qu’il acceptera.

— Et tu pourrais inventer une histoire à propos de la photo, lui dire que tu l’as trouvée chez un vieux bouquiniste… ou au fin fond d’une obscure foire aux livres.

— Toi et ta manie du secret. Je comprends que tu sois de retour à la CIA, même si je ne suis pas sûre d’en être ravie, ajouta Aleta en se levant pour venir derrière la chaise d’O’Connor. Mais tu n’es pas du genre à te contenter d’un travail de bureau, ajouta-t-elle en glissant la main dans l’échancrure de sa chemise. Bon, maintenant que la leçon est terminée…

Il se retourna et elle en profita aussitôt pour l’embrasser, tendrement d’abord… puis, beaucoup moins.

— Emmène-moi, murmura-t-elle.


1. En français dans le texte. Toutes les notes sont du traducteur.