Derniers vents

Décembre de l’année morte a emporté les derniers alizés. Les poissons blancs touchent aux côtes antillaises. Les pêcheurs s’apprêtent au Grand Miquelon et parmi nous, en Martinique, les arbres s’apprêtent aux lenteurs des sécheresses. L’année commence. Il faut tout nettoyer, épousseter les misères et les poussières passées, semer des graines, offrir des graines, prendre le bain qui désamarre des déveines secrètes. Il faut manger la fricassée de coq et goûter au vermouth fraternel. Une fois encore, je relis René Char dans ses Feuillets d’Hypnos, comme pour saluer l’année nouvelle, ouvrir l’année en poésie, se désamarrer ainsi, et une fois encore s’ouvre en moi le vertige des poètes qui m’habitent, l’assise actuelle de ma sentimenthèque. Césaire, Perse, Glissant…

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Char compare certaines femmes à une vague marine, qui a bondi, s’est retrouvée prisonnière en flaque, et qui est encore « belle par éclair, à cause des cristaux de sel qu’elle renferme et qui lentement se substituent à son vivant… » Ce vers détient une puissance d’évocation étonnante, il provoque chaque fois en moi tout un mouvement de scintillements lié à des immobilisations vitreuses, un peu comme j’en surprends parfois sur des plages désertes. La mort est dans la vie, la vie est dans la mort, l’une peut précéder l’autre, l’autre peut anticiper l’une, souvent leur mélange impensable avive quelque rémanente écaille d’une beauté. Et très souvent, pour les poètes, la mort fait émerger de l’œuvre d’inépuisables magnificences.

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Césaire. Perse. Glissant. Difficile d’envisager une entité pareille. Notre habitude antillaise est plutôt de les vivre un à un. Comme une succession de solos de gwoka sans le grand chœur des « voix-derrière ». Mais Glissant, ce cher maître, disait écrire « en présence de toutes les langues du monde », comme Bach qui, pour jouer à son meilleur niveau, imaginait de se trouver en face des meilleurs musiciens de tous les temps. On pourrait donc ajouter que Glissant écrivait en présence des plus précieux des écrivains et des poètes. Il a écrit en présence de Faulkner. Il a écrit en présence de Char. Il a aussi écrit en présence de Césaire. Et il est indéniable que ces derniers ont dû œuvrer en sa présence. Dès lors, une relation s’est établie entre eux, qui n’est pas d’évidence.

 

Ma rencontre avec Césaire, la plus ancienne et déjà racontée, fut de l’ordre du déroulé magique : mon grand frère qui saluait le soleil levant avec une tirade du poème Les Pur-Sang (… et voici par mon ouïe tramée de crissements et de fusées syncoper des laideurs rêches les cent pur-sang hennissant du soleil parmi la stagnation… !). Il poursuivait, bras ouverts, avec des extraits du Cahier d’un retour au pays natal qu’il connaissait par cœur. Dès lors, j’ai toujours cru que Césaire, et la poésie en général, étaient capables de soulever le soleil. Je pris donc l’habitude de lire et de déclamer de la poésie tout au long de mon enfance et de mes crises d’adolescence, avec Césaire bien entendu en plein cœur de l’affaire.

 

La rencontre avec Glissant se produisit lors d’une période de grande nécessité : j’avais commencé d’écrire et je cherchais encore une voie, une voix. La lecture de son roman Malemort allait m’ouvrir d’infinis horizons, dont celle d’une découverte des plus déterminante : celle du maître et de l’ami qu’il allait devenir. C’est lui qui, lors d’une de nos discussions, allait me parler avec chaleur de Perse, de Faulkner, de Segalen et de mille autres encore. Pour Perse, réaction de rejet immédiate de ma part : c’est un béké ! Il n’est pas des nôtres ! Ce qui avait fait rire Glissant avec un arrière-fond de consternation dans le regard. Ce fut sa manière de me désigner une merveille… Les trois se sont ainsi rencontrés en moi, sans se confondre ni se dénaturer.

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Dans La Cohée du Lamentin1, Glissant rendant hommage à Césaire, souligne : « Le poète lève, il soulève avec lui le monde » ; et il poursuit : « tout cela s’est trouvé en puissance et en tremblement, tout est là qui germe, dans cette énorme Annonciation ». Ce qui autorise mon enfantine croyance : celle du verbe de Césaire pouvant déclencher sur l’ensemble du pays la provende renouvelée du soleil. Soulever le monde.

Tombée du ciel, la lumière se fait vive. Nuages blancs et eau rare. Je sais que ce sont les derniers vents. Je les savoure. Ils déambulent dans un bruissement de champs de cannes invisibles, ou comme des caravanes de sel trop chargées dans le grouillis des sables. Ils abandonnent parfois (familières) des flottées de parfums sans estampille connue.

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J’observe, je rêvasse, j’ameute des souvenirs de lectures, je marque des notes éparses. Cette veille est littéraire. Cette veille est artistique. Pas de littérature sans veille. Sans éveil de conscience ou douleur de conscience. Les poètes, les artistes perdent toujours leurs paupières : c’est le prix à payer. Je ne suis pas le seul à être éveillé-réveillé dans ce sommeil de pays dominé, ni même le plus lucide d’entre nous. Mais j’ai l’impression d’accueillir l’onde des veilles silencieuses, diffuses au travers des grandes mornes. Je suis réceptacle. Je suis capteur. Aboutissement de l’influx d’un mal-être. Petit point d’eau dans les déserts de cette blessure que Césaire désignait comme jamais refermée. « Le chant profond du jamais refermé2. » Possédé et courbé au devoir de la veille, moi qui aurais tant aimé débonder mon esprit aux émerveilles du rêve. Aller libre. Mais c’est sans doute cette envie d’un rêve libre qui me tient éveillé. Que vont donner ces notes ? Pas savoir. Je vais souligner la spirale de ces années recommençantes avec ces marques éparses.

 

Je relis pour la millième fois cette terrible interrogation de Glissant dans Le Discours antillais : « Qu’avions-nous dit des techniques orales, de la poétique créole, par exemple ? le ressassement, la tautologie, l’écho, tout le dicible amassé. Oserons-nous appliquer cela, non à un discours déclamé aux flambeaux, mais à des livres qu’on corrige, qu’on triture et qu’on soigne ? Ou alors quitterons-nous le livre, et pour quoi. »

La piste est comme tracée. Osons.

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J’ai cheminé de Césaire à Glissant. Glissant, catalyseur de ma sentimenthèque, m’a initié à Perse. Mon écriture est habitée de ces trois magnétismes, indissociés, indissociables, et qui pourtant, dans l’ordinaire perception de nos pays, se distinguent et s’opposent, se distinguent en s’opposant. Bien entendu, dans nos Antilles, le contexte historique et politique accuse cette perception d’antagonismes définitifs. L’homme de l’Afrique et de la Négritude. L’homme de l’universel conquérant, orgueilleux et hautain. L’homme des chaos imprévisibles du Tout-Monde. Mais au-delà de ces pauvres définitions persiste notre impossibilité à envisager l’unité-diversité, les solidarités conflictuelles, les ruptures qui rassemblent, les écarts convergents : une complexité que seule l’idée d’une mise en Relation peut nous aider à fréquenter.

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(Une énorme Annonciation. Voilà comment Glissant [que le Martiniquais ordinaire oppose à Césaire] désignait celui qu’il appelait somptueusement : le Poète.)

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On peut goûter à tous les poètes, de tous les temps, par leur saveur en Relation. Aux musiciens aussi. Comme si la crête vive de la Relation se trouvait dans les arts et dans leurs expansions qui se rejoignent et se nourrissent.

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Ils sont tous les trois obscurs, et en même temps très éclatants. C’est dans cette clarté même que leur puissance tellement féconde nous reste énigmatique. Bien lamentable emploi que de vouloir leur infliger de la compréhension ou de la transparence. Il nous faut tenter de deviner leur inévitable relation, cette « liaison magnétique » comme le dirait Glissant, qui les rassemble sans les confondre, et qui nourrit et leurs mouvements particuliers et leurs musiques secrètes.

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Là où la liaison mécanique assemble, et donc entrave et diminue, la liaison magnétique ouvre infiniment, et nous instruit de quelques-unes des alchimies de la Relation. Je reste sur cette idée, je la fréquente longtemps.

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Que veut dire Relation dans l’esprit de Glissant ? Difficile à saisir, difficile de saisir quand l’ouvert est de mise. Pour l’instant, fréquentons-en l’idée, ouvrons la ronde alentour d’elle, dansons.

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Avec l’âge, en moi, une immense et chaotique bibliothèque se concentre, comme une écorce, un vieux limon qui fait sentimenthèque, tout au-dedans comme au-dehors.

Je relis.

C’est une totale différence avec ces temps de jeunesse, temps de lecture totale, où les livres se succédaient entre mes mains de manière fiévreuse, désordonnée, romans de tous acabits, poésie de toutes sortes, contes, essais, aventures, angoisse, amour, policiers, science-fiction…

Une yole fougueuse sur un vaste océan.

La yole s’est calmée, mais la perception de l’océan des livres et des possibles me fait rechercher le tout dans quelques-unes de ses parties, dans ses merveilles les mieux assises en moi, à mes yeux mieux achevées, celles qui dans mon expérience ont fonctionné comme d’immenses portes et de grands horizons, en étendue et en profondeur, en modèles et en contre-modèles, en point de démesure. C’est cela qui parmi moi persiste comme une sentimenthèque.

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L’œuvre essentielle est l’avènement d’une différence, d’un soi irréductible capable alors de percevoir, et de révéler, les autres différences, leurs invisibles, leurs paysages. C’est pourquoi le lieu de la Relation est dans les différences. Son énergie, son essentiel aussi. C’est le magnétisme des différences entre elles, de leurs touches infimes – « leurs affinités », nous dirait M. François Noudelman3 –, qui paradoxalement nous offre la poétique de l’ensemble. L’entité Césaire, Perse, Glissant n’échappe pas à cette loi.

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Ici, dans cette petite nation sans État, sans responsabilité d’elle-même et sur elle-même, les éclats de sel se substituent à notre vivant.

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Belle définition de l’Écrire que donne Char dans son 174e Feuillet : Je suis homme de berges – creusement et inflammation – ne pouvant l’être toujours de torrent. Même idée chez Césaire : J’habite une blessure sacrée… J’habite un long vouloir obscur… Ce que par ailleurs il dénommait : l’urgente sommation du réel… Dans Tropiques, où il expose souvent ses fondements théoriques, il avait déclaré : Nous entendons, fidèles à la poésie, la maintenir vivante : comme un ulcère dévorant sans fin le foie du monde…

 

Glissant évoque cette même conscience tenue à vif dans la forge de l’œuvre : Nous qui avec tant d’impatience rassemblons ces moi disjoints… acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans cette obscurité difficile de nous4cette « obscurité difficile de nous » provient de l’indéfinissable mélange des créolisations qui se sont produites dans les Amériques, mélanges imprévisibles, imprédictibles, d’hommes et de cultures, une alchimie anthropologique que Glissant s’attachera à explorer par l’Antillanité, la Créolisation, et en finale la poétique tutélaire de la Relation… Ce sera là son creusement et ses inflammations.

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Qu’est-ce que Glissant appelle Créolisation ? C’est la mise en contact accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de conceptions du monde et de cosmogonies. Cette mise en contact se fera selon des dynamiques qui relèvent du choc et de la déflagration, un continu tissé de discontinuités. Il faut imaginer cet Africain qui, au sortir de la cale, devra apprendre à renaître absolument, non pas de manière solitaire, reconstruisant maille après maille les traces mémorielles de sa culture originelle, mais devant renaître dans un maelström extraordinaire. Il devra d’abord renaître avec les autres ethnies africaines échouées dans la même géhenne que lui ; car on dit très facilement l’Afrique ou l’Africain, mais on oublie la formidable diversité ethnique, cultuelle, culturelle et identitaire que représentait et que représente encore l’Afrique noire, pour ne parler que d’elle. Cette diversité initiale (en termes de dieux, de langues, de traditions) s’est retrouvée concassée dans une bouille humaine au fond de la cale négrière. Et c’est cette bouille humaine, pleine de souvenirs divers, parfois antagonistes, qui va introduire la dimension africaine de la créolisation des Amériques. Mais ce n’est pas fini. Cette diversité africaine va rencontrer une autre diversité : celle des Amérindiens qui habitaient les îles (Caraïbes, Arawaks, Taïnos…) et celle des peuples amérindiens du continent, qui malgré les génocides organisés dont ils seront victimes prendront une part active au processus de créolisation. Enfin, la diversité africaine va rencontrer une autre diversité tout aussi déterminante : celle des colons européens. L’Europe colonialiste était encore un vaste hosanna de langues, de parlers, de traditions, de cultures riches de leurs diversités intérieures : le centralisme jacobin des États-nations n’avait pas encore unifié, comme on a tendance à le voir aujourd’hui, Normands, Bretons, Poitevins, Occitans et autres. L’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la Hollande… n’étaient pas encore devenus des blocs à tendance monolithique. Ces diversités, projetées de tous les continents, vont se rencontrer dans le cadre le plus clos qui soit : la plantation esclavagiste.

 

La plantation esclavagiste constitue le premier trait d’union entre Césaire, Perse et Glissant. C’est un outil d’exploitation des terres colonisées. Une formidable machine à enrichir ses maîtres, à casser de l’humain, à organiser le crime en outillage performant. Les plantations sont autonomes, presque autarciques, elles vivent sur elles-mêmes et concassent dans un même mouvement les maîtres et les esclaves. Elles seront les briques fondatrices de ces sociétés américaines naissantes, qu’elles se situent dans les îles ou sur le continent. Dans la plantation, ces diversités humaines devront apprendre à renaître ensemble, à vivre ensemble, à s’accorder, à échanger dans des conditions disharmonieuses, violentes et hasardeuses. Personne n’est venu là pour fonder une civilisation ou une culture. On s’y retrouve pour s’enrichir, pour être exploité ou exploiter soi-même, pour dominer ou pour tenter de résister à une mort programmée. Cette dynamique d’oppression et de résistance, de frappes et de soumission, d’interdit et de licence, dans le contexte particulier du Nouveau Monde, va activer cette alchimie anthropologique qu’est la créolisation dans les espaces américains. À l’insu de ses acteurs, elle va produire des langues (les langues créoles), des traditions, des conceptions, des postures, des attitudes, de la musique, des arts culinaires, des chants… Bref, la Créolisation américaine va produire du nouveau culturel valable pour tous. C’est de la Créolisation que sont issus le blues, le jazz, la biguine, le reggae, la salsa, le calypso, toutes ces musiques qui de nos jours traversent le monde comme des cyclones ; elles peuvent séduire chacun car elles sont constituées des apports de tous les continents, du génie de presque tous les peuples, des beautés de presque toutes les cultures ; elles plaisent à tous, car chacun en n’importe quel coin de la planète y reconnaît un peu de lui, y retrouve un peu de lui. La Créolisation va s’étendre à toutes les Amériques, puis au monde en train de réaliser son ensemble organique. C’est aujourd’hui une des dynamiques de la mondialisation, et avant tout le soubassement des poétiques de Césaire, de Perse et de Glissant.

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… la pure amorce de ce chant… l’échéance d’un mot pur… le pur nautile des eaux libres… le pur mobile de nos songes… un pur langage sans office… à la recherche d’un lieu pur, l’exil et ses clés pures Cette obsession de la pureté dans Exil chez Perse (confirmée par l’élévation de toute son œuvre dans une désincarnation orgueilleuse) permet de supposer que l’instant de l’amorce, l’excoriation inaugurale, le lieu de l’inflammation, se trouve certainement dans l’impur : le décrépi de son habitation de naissance, la perception d’une trouble proximité avec ces nègres régresses hindous (grandes bêtes taciturnes qui habitent le domaine et s’ennoblissent ainsi), la damnation esclavagiste, racismes et bâtardises, comme fondation de ce nouvel espace… Fuir le trouble des créolisations, l’impur esclavagiste… Creusement encore, inflammation toujours : matrice sévère pour tous.

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Parfois, il m’arrive même de penser que le recueil Éloges, où le poète Perse explore son enfance antillaise, avec louanges, célébrations, fêtes, émerveilles, et estime constante, serait en fait une sorte de purification poétique du Lieu. Comme une conjuration de ce qu’il va s’efforcer de tenir à distance durant toute sa vie, toute son œuvre, à commencer par la Guadeloupe.

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Me promener dans Fort-de-France, ma ville. Voir et revoir les lieux d’enfance vieillis, usés, qui m’attestent que des usures similaires se sont produites en moi, même si je ne les vois pas et que mon esprit s’illusionne encore d’une permanence. Vieillir en lieu d’enfance c’est s’exposer à l’intangible de l’esprit, chimère agile parmi les ruines qui s’étendent, l’illusion de l’écume fraîche dans les songeries vasardes du marigot.

 

La dépendance (l’idée même d’« outre-mer » et l’opposition inefficiente à elle) est devenue notre système d’existence dans l’ombre de la France. Celle que Glissant nomme : … le rassurant néant, l’absence ronronnante, la crève paisible5 Elle a investi notre désir de vie et de survie ; elle est devenue l’énergie de nos besoins en relations, comme une toxicomanie. C’est pourquoi nous avons peu de moyens d’agir, ni sur elle ni contre elle. Il ne nous reste qu’à refuser le pacte de ce calendrier lagunaire, comme l’aurait dit Césaire. Ne pas se dire « ultramarin », et encore moins « domien » : c’est déjà ça…

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Soucieux d’effacer les rives, les berges, les centres et les périphéries qui auraient pu le désigner de quelque part, Perse se déclarait volontiers, non pas homme de l’Atlantique, comme un vulgaire marin, mais « homme d’Atlantique », c’est dire : d’un indéfinissable principe océanique. Césaire lui se disait Péléen, des forces volcaniques les plus imprévisibles, ou alors relever d’une éternité nègre. De son côté, Glissant se déclarait Poète, et à l’amorce de certains cycles de son œuvre il pouvait s’écrier : Je recommence la poésie ! ou alors : Je suis un jeune poète…

Tous habitent l’immense d’une élémentale puissance.

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Phrase du romancier Vincent Placoly : Une odeur de camphre, parfum de toutes détresses. Vrai. Ami, tu as vu juste. J’ai connu cette époque de l’utilisation du camphre pour toutes maladies, douleurs, chagrins. Vieil encens des chambres closes… Glissant lui aussi l’a connue : « … on la frotta de camphre, on la frotta de branches de corossol mouillées, on l’aspergea d’eau bénite… elle ne bougea pas plus ni ne ferma les yeux jusqu’à sa mort… étendue à travers tant d’espaces qu’elle avait dévalés, dont son seul regard mesurait le fond6… » L’Écrire est fait d’odeurs et de parfums, tout comme de saveurs et de longues sensations. Le voir donne à entendre. L’entendre donne à goûter. Le moindre parfum mène une totalité de toutes les perceptions. Le berceau de l’Écrire est dans la relation de tout à tout, comme l’aurait dit Glissant.

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Écrire, c’est comme errer à portée de frappe des foudres et des éclairs. Césaire en donne cette belle saisie : « Si ma pensée emprunte les ailes du mensfenil ô visages c’est entendu vous êtes proie pour mes serres, et moi je le suis du vent du doute de la suie de la nuit ô cendre plus épaisse vers le cœur et ce hoquet de clous que frappent les saisons, car il y a ce mal… »

 

Glissant lui aussi s’est souvent attardé sur cette petite buse que la langue créole désigne sous le terme « malfini ». « Carnassier qui emplit ce lieu, de loin en loin sur les portuaires du monde, lequel ressasse ses eaux sur toute bordée de terre acharnée à ses dévirages, et qu’à notre tour nous nommons d’un nom incertain, bienvenu de tous, il comble ce lieu de ses tournoiements et de ses éclairs7… » L’élévation, les vents, le tournoiement, l’éclair… tous les ingrédients glissantien d’une juste poétique. Et Perse, dans Chronique, explorant le grand âge : « Nos œuvres vivent loin de nous dans leurs vergers d’éclairs. Et nous n’avons de rang parmi les hommes de l’instant… » L’éclair comme intense concentration, fulgurance et amplitude totale du geste poétique.

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« Mon étoile maintenant, le mensfenil funèbre8 », dira Césaire. Emprunter les ailes du malfini… Écrire me rend très attentif à ce qui m’entoure, je vais comme une éponge, qui ne voit pas mais qui perçoit. J’oublie de saluer ou de sourire. Je traîne une impalpable absence. Les vents tombent. Le Carême va s’ouvrir. Je n’aime pas ces temps de soleil et ciel bleu. Accablement. Parfois, Césaire voyait chaque midi comme un aigle insoutenable. Et Perse : Midi chante, ô tristesse ! Glissant, parlant de la peinture, lui donne une amplitude presque de connaissance indéchiffrable : Ce qu’elle nous dit est obscur et rejoint Midi.

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Fréquenter la poésie jour après jour, petites lectures et petites notes, nous mène irrésistiblement à imaginer le monde, à nous y promener. Le voyageur immobile va loin parce que ses routes ne s’épuisent jamais, et que ses horizons sont l’immobilité même. Que voit-on de ce monde dont nous avons maintenant une conscience continue ?

Partout, le règne d’une oppression indépassable.

 

Le plus étonnant, face à l’invincibilité apparente de l’hydre capitaliste déployée sur toute la planète, et à l’ombre de laquelle nous égrenons des chapelets d’impuissance, c’est que dans l’absence d’horizon, de voie ou de perspective, de ce trou noir pour finances et profits qui semble tout avaler, surgissent pourtant, jour après jour, de petits astres imprédictibles.

 

Ces imprédictibles, voire ces petits impensables, n’ont jamais l’allure d’une rupture magistrale, ils ne sont nullement escortés de grandes orgues, d’une haine comme moteur, d’une violence comme principe, ni même des quelques signes déjà identifiés des sursauts de l’Histoire. Juste par là, un marchand qui s’immole par le feu dans un bled inconnu d’une discrète Tunisie. Par ici, de petits groupes qui se mettent à psalmodier ensemble contre des dictatures devenues éternelles et fréquentées par tous. Ou alors un petit livre, signé d’un ex-diplomate, octogénaire de belle candeur aristocrate, touché d’une très lumineuse grâce, et qui déclenche une myriade d’indignés autour des nefs de la finance. Ceux-là ne présentent à la face de Wall Street (courtiers, traders et autres voyous du dieu dollar) que l’inapaisable température de leur humanité. Parfois, la houle est plus spectaculaire – mouvements de consommation aux Antilles, ou plus tard à Mayotte ; émeutes de grande famine ou tressaillements des paupérisations un peu partout et dans le monde arabe – mais elle demeure en grande partie indéchiffrable, et dans son origine toujours plurielle et dans son devenir impossible à fixer. Imprédictible. Imprévisible.

 

Autre fait indéniable : ce qui surgit à chaque fois, et qui perdure un peu, s’installe dans un retour aux origines ; dans quelque chose de similaire à ces groupes de chasseurs qui soudain constituent un ensemble spontané pour l’assaut d’un mammouth ; ou de cette alchimie collective imprécise d’où sont sortis les embryons de famille, les petits clans, puis les tribus complexes. Chaque fois, face aux tanks, aux avions, aux milices et mitrailles militaires, ou simplement l’ordre filmé et policé d’une République très respectable ou d’une démocratie de vieille maturation, ces groupes qui se forment, qui se tiennent la main, qui ont moins de slogans que de chants ou de danses dégagent une convivialité solidaire que l’on croyait perdue : ils se maintiennent dans des campements, puis des sortes de villages plantés au cœur d’une grand-place, au mitan large d’une ville, le parvis d’une église, s’organisant autour des soifs, de la faim, de la pluie et du froid, forçant les indifférences et fascinant la chance de leur total désir, tout comme aux ères les plus lointaines et les plus archaïques où l’affrontement à un vieil impossible favorisait les mutations et quelques variations vers un peu plus d’humanité.

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Car il est indéniable que ce qui surgit chaque fois, inconnu, dérisoire, tremblant et très fragile, et qui se dissout sans pièce révolution, relève toujours de la très simple expression d’un dégagement d’humanité, comme une résurgence du plus profond de ce mystère qui fait l’humain, et qui d’être profond bourgeonne soudain à son sommet au moment du péril le plus grand.

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Toutes ces places occupées sans violences. Ces chants. Ces danses. Tous ses signes et alliances par le biais d’Internet. Toute cette sympathie immédiate, qui s’exprime, qui surtout accompagne malgré les grands lointains… On ne peut que se réciter cette pensée de Glissant : « Là où les pays opprimés et qui se battent ont la générosité de s’ouvrir à l’Autre, l’espoir de tous se maintient. »

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Les groupes chaotiques des indignés, aux désirs disparates, se tiennent dans la saisie très archaïque d’un bout de sol, d’un rien de territoire, dans un de ces espaces que l’urbain (attisé par les grands souffles du monde) a conservés des urbanités conviviales ; et à partir de cette emprise, avec des mailles d’esprit magique, effilements religieux, signes et petits bouts de symboles, avec ce que les chants, les danses et les musiques, et la joie d’être ensemble, contiennent de plus sacré, et donc de mieux incomprenable, ils s’auto-organisent, dans ces hasards et ces nécessités, contradictions et paradoxes, qui ont produit dans le Vivant les surgissements les plus élémentaires jusqu’aux agglutinations et entités les mieux complexes.

 

Et c’est là que cette idée si belle que l’origine serait au-devant de nous9 se révèle essentielle. Les défis inconnus auxquels nous confrontent les exacerbations du capitalisme ; les jouvences climatiques de la biosphère en voie de réchauffement ; les effets de la mise-sous-relation des peuples et des cultures ; la prolifération accélérée, sinon des villes, du moins d’informes organismes urbains qui tendent à recueillir toute l’espèce humaine ; ces mutations et ces transformations, qui nous forcent au renouvellement radical de nos conceptions, nous renvoient en même temps et paradoxalement à la base primordiale : à ce moment originel où l’individu se voit forcé de rejoindre les autres pour bâtir sa survie, puis développer sa vie ; à cet instant premier où le groupe spontané (assailli de dangers et d’urgences, tout autant que d’incompréhensions) se met à déployer l’incandescence d’un vaste imaginaire qui va lui rendre lisible le monde, et lui créer l’écosystème mental qu’il va se mettre à habiter. Ces états si lointains de la conscience humaine, et oubliés de tous, n’en finissent pas de revenir quand l’urgence est totale et que le danger met en cause la survie, et que la réponse qu’on doit leur apporter n’est pas de l’ordre du connaissable.

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L’état le plus lointain de la conscience humaine est d’essence poétique. La poésie est toujours un total commencement. C’est pourquoi Glissant soutiendra qu’elle « ne produit pas d’universel, non, elle enfante des bouleversements qui nous changent… »

Source imprévisible de l’infini des commencements.

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« Il n’y a pas de commencement absolu », nous dit Glissant dans La Cohée du Lamentin. « Les commencements fluent de partout, comme des fleuves en errance, c’est ce que nous appelons des Digenèses. »

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Autre élément précieux : tous ceux qui partout se battent et se rassemblent, quel que serait leur niveau de compréhension de la situation qu’ils affrontent, ou même les raisons disparates et incertaines pour lesquelles ils l’affrontent, se retrouvent en situation soudaine de s’entendre et de se voir par-delà les mers, les frontières, les zones aveugles de leur niveau de conscience. La déterritorialisation du monde a suscité une reterritorialisation virtuelle beaucoup plus vaste, et qui change nos regards, redistribue la carte de nos alliances, éclaire différemment ce que nous voyions et ce qui de nous, de nos combats, de nos espoirs, est vu par ceux qui nous ressemblent. Ainsi, par cette nouvelle focale, une flamboyance d’imaginaire rejoint la même flamboyance d’un autre imaginaire, et ces flamboyances se touchent, se reconnaissent, se répondent sinon de nations en nations, ou de réseaux sociaux en écrans interactifs, mais véritablement de lieu d’imaginaire en lieu d’imaginaire. Cette situation nouvelle fait que le monde devient éminemment perceptible et sensible (et je dirais : mieux perceptible et mieux sensible) lorsque l’on se bat, qu’on assure sa survie en face d’un ennemi tel que le capitalisme mutant, monstre difficile à identifier vraiment, occultant le futur, impossible à expliquer une fois pour toutes, et à localiser tellement il est en nous, délocalisé et relocalisé sans cesse, et tout autour de nous. Mais qu’importe : nous précipitant dans la même géhenne, il nous force à nous voir en archipel mouvant tout alentour du monde. Il nous oblige à Relation, comme l’a pensé Glissant.

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Les bouleversements du monde ne nous égarent plus, indique Glissant. Nous devinons qu’ils sont la matière même de nos mutuels dépassements. Que son chaos est la « forme entière » de nos emmêlements.

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Quel que soit l’endroit où l’on se trouve dans le monde, quelle que soit la langue que l’on parle, la couleur de peau qui nous accable de ses charges historiques, quel que soit le dieu que nous aimons, que l’on soit occidental ou pas occidental, nous sommes confrontés à l’évidence d’un berceau qui nous est unique et qui devient un peu mieux évident et visible au long des griffes du soucougnan capitaliste ; à l’évidence aussi d’une biosphère soumise aux aberrations de ce même système, et qui est en péril, et d’un écosystème anthropique où la domination occidentale a joué un rôle majeur quant à la mise en place d’une catastrophe multiforme, insidieuse et totale. Tant et si bien que ce ne sont pas seulement les Occidentaux10 qui se retrouvent menacés ; ni les capitalistes, ni les spéculateurs, ni les Européens (qui vivent encore dans un fond d’illusion que leur bout de planète peut se développer sans le reste du monde, et sans la plus haute dignité garantie à tout le reste du monde) ; ni même les USA (qui malgré Obama avec leur tête ont raté une ouverture sur cette réalité souterraine et surtout essentielle, qui met les peuples, les cultures, les civilisations du monde en relation possiblement féconde et qui nous ouvre la voie, la rend plus évidente, d’un devenir commun, d’un destin partagé au-delà des fermetures identitaires ou des blockhaus religieux ou raciaux) ; ni même tous les peuples affamés ou détruits par le capitalisme financier, l’outrance occidentale, et qui répondent à cette domination par toutes sortes d’écocides (intolérances religieuses, fanatismes, identités meurtrières, nettoyages ethniques, diabolisation de toute immigration, émigrations hagardes vers les grands centres de la consommation, terrorismes à fleur de désespoir, enfermement et renfermement tant territoriaux que dans toutes les sources de leurs imaginaires) – non, ce ne sont pas seulement ceux-ci ou ceux-là qui se trouvent en péril, ni celui-là à sauvegarder, ou celui-ci vers qui manœuvrer les secours, mais bien tous, et tous ensemble. C’est paradoxalement ce « nous » qu’il nous était et nous est encore difficile à distinguer dans les chahuts et les urgences de notre quotidien : ce « tous » dans lequel nous sommes englobés, entre les quatre dérisoires horizons qui fondent notre vision des choses. De plus en plus, nombreux sont ceux qui le devinent, mais ce qui se laisse entrevoir, dans ces campements et ces villages d’éphémères indignés, apparaît dans une telle complexité et un tel chahut de dangers et de contre-dangers qu’il nous est difficile de mobiliser ces fameuses « autres voies » que nous désigne magnifiquement ce cher Edgar Morin. Difficile aussi de deviner une quelconque trace qui nous donnerait l’espace d’accomplissement du soi individuel dans le devenir indivisible de toute l’espèce humaine. Dès lors, revenir à la source sensible – la poésie, la parole des poètes, leurs combats, leurs ombres et leurs lumières – est une des belles manières d’élargir notre vision.

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La Relation vraie autorise tous les exils et toutes les alliances. En vérité.

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La poésie n’est jamais là où on l’attend. Elle surgit toujours en dehors du prévisible, toujours à part, toujours au-delà de ce que l’on est capable d’envisager. Elle est proche du magique et des zébrures de la foudre. Elle est proche du vertige de la science quand celle-ci nous installe devant un inconnu. Et surtout : elle fréquente la force du verbe créateur de monde que l’on retrouve dans toutes les Genèses. Quels que soient sa couleur, sa langue ou son pays, l’Homo sapiens a toujours utilisé le verbe comme une force créatrice quand il s’est agi pour lui de confronter les équilibres de sa conscience et les exigences de sa raison aux menaces incompréhensibles du monde et à l’inexplicable du principe de la vie. C’est pourquoi l’idée du verbe créateur est à la source de l’idée même de poésie. Partie indissociable du phénomène humain, la poésie se tient sans doute à la jonction de la conscience et de l’inconscient, de la déraison et de la Raison, dans une alchimie d’intelligence, de pulsions, d’émotions et de sentiments. En fait, la poésie est ce qu’il existe de plus proche de ce que l’on pourrait appeler l’« âme », quand on parvient bien sûr à dégager ce rayonnement indicible de l’emprise religieuse.

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Quant au poète – à condition qu’il soit important –, il n’est d’aucune famille, d’aucune terre, d’aucune race. C’est toujours un événement, voire un avènement, même une Annonciation, et c’est toujours un petit miracle de surgissement dans un contexte qui ne saurait expliquer une telle émergence. C’est pourquoi il est pratiquement impossible d’expliquer comment une petite île à sucre, frappée par les atteintes les plus obscures à la dignité humaine, ait pu donner le jour, même pas à Fort-de-France ou à Sainte-Marie, mais dans une des rues Paille de Basse-Pointe, à l’un des plus grands poètes du vingtième siècle, Aimé Césaire. De même pour Glissant, apparu dans les confins du quartier Bezaudin. Et pire : la flamboyance persienne surgie dans les obsolescences d’une plantation esclavagiste.

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Admettre et garder ceci à l’esprit : la poésie ne combat rien. Elle ne défend rien. Elle n’est au service d’aucune cause. C’est justement pour cela qu’elle s’est toujours montrée tellement précieuse pour ceux qui avaient à se battre afin de changer le monde autour d’eux.

 

La poésie est précieuse pour la dignité humaine : elle ne distille aucune doctrine, aucun dogme, aucune certitude, aucune vérité. Elle ne représente rien, n’affirme rien, n’exprime rien. Elle se contente d’être un éclat d’intelligence et d’âme qui nourrit mystérieusement ce que la vie et la dignité humaine exigent de plus élevé.

 

La poésie s’installe donc dans une zone de la perception et de la projection, et de l’action, qui ne saurait être régie par aucune loi, aucune déclaration de droits, aucune charte de libertés publiques. Elle est d’emblée hors d’atteinte de toute notion morale, politique ou philosophique, qu’elle ne saurait donc défendre ou servir.

 

La poésie est, dans sa genèse même, ouverte à tous les sens et s’épanouit, par son essence même, en dehors de tout système, de toute convenance, loin du déjà dit, du déjà vu, du déjà entendu.

 

Dès lors, il m’est possible de proposer ceci :

Un grand poème est plus proche d’un acte que d’un texte.

Et plus proche d’un geste que d’un acte.

Et plus proche du signe que du signal.

Et tout grand poème dépasse tous les signes envisageables par la seule grâce de son intensité. Un grand poème n’est donc pas une flamme, c’est un principe de combustion. Rien ne le précède mais il ouvre au plus précieux de la vie. La totale nécessité de la poésie, et des arts en général, se trouve à cette exacte place de non-fonctionnalité : une grande œuvre est d’abord et en définitive une bouleversante intensité.

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Ubuntu ! Les Xhosas d’Afrique du Sud, l’ethnie de Mandela, ont ce mot pour désigner une des bases de la Relation. Il signifie un peu : mon humanité ne se réalise que dans l’humanité des autres. L’idée d’identité ne serait que l’état de perception (collective ou individuelle) que l’on aurait (ou que l’on se construirait) de sa relation aux autres, à l’Autre, à tout le vivant, à l’impensable de l’existant. Ubuntu ! Quand un mot possède une telle ampleur, il est d’inspiration chamanique, je veux dire : poétique. Césaire l’aurait aimé pour sa consonance, Glissant pour son intention. Quant à Perse, il est douteux qu’il ait été en mesure d’accorder une quelconque puissance à un mot d’Afrique noire… mais comment savoir ?

 

Chez Césaire le premier mot (celui autour duquel le poème va s’organiser) émerge dans un élan de possibles, mais l’intention obscure qui anime le poète ne met en branle que quelques-uns de ces possibles, et de ces quelques-uns il n’en garde très souvent qu’une somptueuse contraction.

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Char, le colt au poing, disait lutter contre « l’algèbre damnée ». L’image n’a pas vieilli car l’oppression, même indolore, invisible, silencieuse, est encore bien totale dans ce monde.

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De Césaire : La poésie est une démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour, m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde. Il disait aussi : La connaissance poétique est celle où l’homme éclabousse l’objet de toutes ses richesses mobilisées. On a beaucoup utilisé ces deux phrases pour tenter de débrouiller un peu du mystère poétique de Césaire. C’est une démarche recevable car nous ne sommes pas en face d’une définition, mais d’une vibration poétique pure, qui désigne sans montrer quoi que ce soit qui serait de l’ordre d’une certitude.

 

À la base de la connaissance poétique il y a pour Césaire une étonnante mobilisation de toutes les forces humaines et cosmiques… « Autour du poème qui va se faire, le tourbillon recteur : le moi, le soi, le monde… Tout a droit à la vie. Tout est appelé. Tout attend. C’est l’occasion de rappeler que cet inconscient à quoi fait appel toute poésie est le réceptacle des parentés originelles qui nous unissent à la nature. En nous l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme il est univers… » Glissant, lui, dira que la Relation c’est la trajectoire de l’Un à l’univers qui (loin de l’universel) est une acclamation du tout possible et du Divers. Et dans ce divers se tient tout le vivant qui défait toute fausse unicité pour ne laisser au poète que le frisson continu de la vie. Rien n’est vrai, tout est vivant.

 

Dans ce même entretien accordé à Jacqueline Leiner11, Césaire confiait : … j’essaie d’exprimer, de dire, de proférer, de porter à la lumière, d’exhumer. Mais en proférant je ne me profère pas en tant que moi, je profère les autres…

 

Le vivant n’en finit pas de manifester l’unité de l’infinité diversité, tout autant que l’infinie diversité de toute unité apparente.

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Il n’y a pas d’identité, il n’y a que des états de Relation presque impossibles à stabiliser ou à administrer. Un mystère à vivre. Le mieux est de fréquenter un imaginaire de la Relation très soucieux de beauté. La mystérieuse impermanence de l’identité se garde ainsi.

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Il ne s’agit plus d’« universaliser », mais de mettre en relation le foisonnement des diversités qui s’émulsionnent, et ces briques du vivant que sont les différences.

Il s’agit de diversaliser.

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Si la base de mon élan est le même, ou l’identique, je vais à l’universel. Si l’énergie de mon rapport au monde, de la poétique de mon existence, se trouve dans le divers, et dans la différence, je vais en Relation.

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L’œuvre essentielle de toute conscience est de capter la différence, ce qui la rend alors capable de deviner partout l’inouï tissu des différences. Le lien, le lieu sont dans la différence, et l’essentiel aussi. C’est la différence qui de l’ensemble offre toute la poétique.

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Ici, en Martinique, rien ne nous dissimule la dépendance, sinon la dépendance elle-même car elle est en nous.

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Relire et relire Feuillets d’Hypnos. C’est comme mon oxygène. En ce moment, je ne quitte Char que pour Perse, Césaire ou Glissant. Feuillets d’Hypnos… Poèmes ? Char les appelait « notes ». Ce n’était pas le poète qui les écrivait, mais le Capitaine Alexandre. Le poète était devenu un guerrier durant la seconde guerre dite mondiale, rôdant dans l’ombre, la mort, la fuite, la peur, les hommes à tenir, les trahisons à prévenir. Guerre de chaque jour, mais poésie quand même. Char se retrouvait en lutte contre la démence humaine. Tous les résistants ont des poètes en eux. Tout vrai poète a la fibre du rebelle. Char et le Capitaine Alexandre habitent la même insurrection : … Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps ; puis, le cœur serré, nous sommes allés et avons fait face.

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Je pense à l’inévitable formule césairienne « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », ou encore à ce bout de poème dans Cadastre, que j’ai tellement psalmodié dans mes crises militantes : « … et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel, je commanderai aux îles d’exister… » Ces formules brusquement claires, lumineuses comme des oasis, presque littérales, n’atteignent à leur ampleur opératoire que parce qu’elles se trouvent inscrites comme un point d’orgue, ou un claquement de conscience, au bout d’une intensité harmonique, vibratoire, un grand charroi polysémique opaque, qui a déjà ébranlé nos barrières mentales, mis en déroute le prosaïsme étroit de notre perception ordinaire, et qui nous a pour ainsi dire lubrifiés pour la pénétration d’une de ces « guêpes apocalyptiques » que le Poète évoque dans le Cahier.

 

Les formules les plus rebelles et les plus célèbres de Césaire ne sont donc jamais des défenses ou de simples dénonciations. Et ses visions, ses prophéties, ses annonciations, tellement sonores, ne sont jamais des anathèmes ou des revendications. C’est pourtant avec elles que nos nègres marrons ordinaires ont conforté leurs résistances, leurs anathèmes et beaucoup de leurs revendications. Comme du sel qui se substitue au vivant.

 

C’est vrai que par ce genre de proclamations le poète semble déserter le domaine poétique pour entrer dans une rhétorique revendicative, et plus d’un s’est trompé en croyant y découvrir la clé de ce que l’on pourrait appeler une « poésie engagée » ; or la poésie n’est jamais engagée ; et si elle l’est, elle ne l’est que parce qu’elle est poésie vraie ; et les formulations de ce type relèvent plus du jaillissement mélodique que du lancer prosaïque d’une récrimination.

Ce n’est pas avec la revendication militante que Césaire frappe.

Alors comment fait-il ?

Le Poète ne demande pas un autre monde : il transforme d’emblée le monde en se transformant lui-même. Il ne revendique pas un plus d’humanité, de liberté ou de Droits : il installe d’abord dans ses propres chairs, ensuite dans une vibration qui va le monde, une vision déjà nourrie de liberté et de plénitude. Et par cette vision qu’il invente, le Poète s’invente lui-même, naît à lui-même, dans une métamorphose qui s’érige en un écart déterminant.

 

Quand on se rappelle l’exorde très prosaïque du Cahier, on s’aperçoit tout de suite que Césaire ne se situe pas dans le même espace-temps que son oppresseur. Il ne le combat pas directement comme l’aurait fait un simple rebelle et comme le laisse supposer une formulation à tout le moins directe. Il l’annule plutôt en déclarant d’emblée l’avènement d’un monde où la Bête qu’il confronte n’aura plus d’oxygène : … Au bout du petit matin… Va-t’en lui disais-je gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance… […] Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus… » Ce qui est congédié là, c’est l’ordre en place du monde, le Droit positif en vigueur, et tous ses attributs de stabilité et de pérennité. Le Poète, quand il se dresse, ouvre à l’incertain, incline vers l’inconnu, marche dans l’imprévisible, déclenche dans notre imaginaire des terres nouvelles, des archipels inouïs, des océans génésiques où tout sera désormais possible. Ainsi, il ne donne pas de mots d’ordre, il précipite. Il ne convoque pas : il mobilise tout l’impossible.

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Terrible sommeil du résistant : Le galop du moindre rêve, dit Char, ne parvient pas à le traverser, à le rafraîchir. Terrible veille. Sauf si, répond Césaire, on se donne la charge d’« inventer chaque point d’eau ».

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Notre dépendance de pays dits d’outre-mer est un système complexe. Nous y sommes actifs et passifs, créatures et créateurs, désirants et refusants. Nos aveuglements et nos lucidités en font partie. J’essaie d’affronter l’idée que tout ce que je suis, que je fais, que je dis, que j’écris, s’adapte en quelque part à l’un de ses rouages. Cela me donne un air hagard.

 

Dès lors, je veille à ne pas justifier mon refus. Je refuse. C’est comme être tout simplement vivant. Qu’il soit bien clair pour tous, murmure Césaire, que calculant les épactes, j’ai toujours refusé le pacte de ce calendrier lagunaire12… Je suis frappé des circulations qui s’établissent entre Moi, laminaire et les Feuillets d’Hypnos. Dans ce dernier recueil, Césaire a quitté les grandes incantations du Cahier d’un retour au pays natal pour une rumination sourde et douloureuse, une conjuration sobre du désespoir, de la vieillesse et des désillusions. Char, lui, confronté aux ténèbres du nazisme, n’écrit plus qu’en urgence, sans vœu de poésie, juste dans la tout extrême nécessité du dire. Ils se rejoignent ainsi. La nudité soudaine.

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Certains matins semblent naître de la végétation même. Le ciel aussi, qui habite les feuillages. Et le vent qui en sort. Ce pays est une aube végétale. Il relève, comme le dit Glissant, « De ce moment où la pulsion frappe à nouveau la matière, où l’espace rue et crée ses volumes, où terre et transparence, l’obscur et la clarté, se mélangent. C’est de cette hauteur qu’il s’agit13… »

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J’écris en colère. Et en plaisir. En émotion toujours. Ou alors je soigne ma suffocante indignation avec le solitaire plaisir d’écrire. Mais chaque fois que ma conscience me surprend, ce plaisir devient solennel et semble n’avoir jamais existé. C’est ce solennel qui m’effraie d’avance, et qui fait que je n’aime pas écrire.

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La dépendance dite d’outre-mer nous dessine un réel duquel elle est absente : invisible et indestructible autorité suprême. Elle suscite des analyses, discours, actions, politiques, comportements, visions, qui semblent tous très lucides, très réalistes et très conscients. C’est une des facettes de la domination silencieuse.

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Avec la force de ces poètes, leurs échos partagés, se hisser sur la plus haute pointe d’un refus inexplicable, déraisonnable, et tenter en patience d’inventer un inimaginable hennissement du soleil. Le Rebelle, trop dépendant de ce qu’il combat, ne peut pas faire cela. Le Guerrier seul.

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Conserver, dit Char, une voix d’encre. Et Césaire : Accompagner la graine jusqu’au noir secret des nombres… Toujours le cheminement dans les voies de l’obscur : lieux mêmes de la juste lumière. Glissant soutient cette même approche en explorant la poésie de Saint-John Perse : « Les yeux du poète sont grands ouverts, il y a jeté le soleil. Chanteur lumineux, il faut surprendre le poids d’obscurités qu’il a voulu traverser, dont il s’est le plus souvent paré, pour mieux poursuivre au monde. Non pas tant l’obscur des mots ou des tournures, et non pas l’obscur en soi, mais le détour par où il a cheminé sa parole, la préservant des leurres littéraux 14… »

 

La plénitude d’une différence crée une opacité particulière à partir de laquelle toutes les opacités, tous les irréductibles, toutes les perceptions que l’on a de son existence dans le vivant peuvent se dévisager, s’envisager, et s’en aller à Relation. C’est par l’opacité singulière, l’irréductible de chacun, de chaque œuvre, que les liaisons magnétiques s’opèrent. L’ensemble commence par soi : par la plénitude d’une œuvre. L’ensemble qui ne surgit pas de la plénitude d’une œuvre portée vers d’autres plénitudes n’est jamais un ensemble mais une confusion morte. La liaison magnétique est l’autre formulation de toute mise en Relation.

 

La lumière a été chassée de nos yeux. Elle est enfouie quelque part dans nos os… Le poète est là dans l’ombre, pris de vertige auprès d’un colt. Il écrit pour se garder intact. On enrage de ne pas avoir la vertu qui renonce, lui murmure Césaire.

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Césaire va utiliser la langue française comme un poète, c’est-à-dire en écartant sa fonctionnalité pour ne conserver que ses assises lexicales, sur lesquelles il va précipiter des transmutations du mot, des débraillements de rythmes, des ruptures de mythes et de symboles, des incandescences vertigineuses d’images ; dès lors, il ne s’agira plus d’une langue, mais d’une incantation, sinon magique mais esthétique, capable de bouleverser la vision que nous avons de l’ordre du monde et des choses établies.

En créole, on appelle cela : « réciter ».

 

« Réciter », c’est susciter dans les imaginaires, et donc dans le réel de la langue et du monde, une émergence qui est totale, c’est-à-dire une Présence. Quand on « récite », quelle que soit la langue, on installe une présence au monde exempte de toutes les atteintes et de toutes les oppressions, une présence qui n’est ni d’avant l’oppression ni d’après l’oppression, mais qui sait quelque chose que l’oppression ignore.

 

L’acte de « réciter » est flagrant dans le Cahier d’un retour au pays natal, dont le mouvement en spirale, on l’a déjà dit, est celui d’une plongée dans l’enfer nègre, dans l’inhumain – et pire : dans le déshumain. Le Cahier est d’abord une acceptation totale de cet au-delà de la déchéance. On se souvient de ces formules : … Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre… Ou encore : Partir. Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme de Harlem-qui-ne-vote pas, l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture… un chiot, un mendigot… Le génie, ici, a été de ne pas s’installer dans une humanité proclamée, donc de ne pas passer par-dessus le déshumain, pour dénoncer l’acte d’atteinte à l’humain. Le Poète s’est installé au plus profond du déshumain, l’a accepté à fond. Et la spirale poétique du Cahier ne quitte pas le déshumain pour monter vers la lumière, mais elle transmute le déshumain dans la plus totale acceptation jusqu’à y trouver la plus éblouissante lumière.

 

Cette démonstration du Cahier est précieuse car elle nous a rappelé une fois pour toutes à quel point il existait toujours un irréductible de l’idée de l’humain, un indicible, un inatteignable, qui demeure hors d’atteinte de l’attentat, mais aussi hors d’atteinte du Droit le plus vertueux. Cet irréductible humain se tient dans la décision même de rester, de devenir, de s’efforcer d’être, de la manière la plus intense, à tout moment et dans n’importe quelle condition, le plus humain possible.

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La liaison magnétique est la résultante de la plénitude d’une œuvre, laquelle ne peut désormais se distraire de la totalité inatteignable du monde. Ainsi, l’œuvre devient une présence. Une alchimie d’obscurs éclats, qui donne, qui s’impose, qui s’appose, que l’on sent exister. La liaison s’établit entre cette présence et toutes les autres présences par cette seule assomption. Par ces effusions, me précise Glissant.

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C’est par son éclat, son aptitude à faire présence, que toute œuvre, toute irréductible différence, devient beauté. Il faut appeler beauté ce mystérieux bouleversement, soudain, profond, parfois même terrifiant, de toutes nos perceptions. Cet éclat en présence – cette beauté – signale l’infini de la relation désormais possible à toutes les autres différences, qui s’érigent alors en autant de présences.

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Toute beauté est un lien entre des profondeurs irréductibles – d’autres beautés – qui se rejoignent de par leur rayonnement, et entrent ainsi en Relation.

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À l’espoir qui n’a plus d’espoir, il reste la Beauté. Nous ferons, dit Glissant, une immense beauté de tout ce chant d’ignorance et de monotonie15

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Il existe une tristesse de la Beauté, c’est quand elle n’ouvre à aucune connaissance.

C’est peut-être là l’exacte définition du joli (ou du sympa).

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Glissant, dans son roman La Case du commandeur, définissait cette mission : … Retrouver avec des mots… les débris de la beauté à quoi chacun peut prétendre… espérant sans le savoir que la beauté, par-delà toute misère et toute épreuve, nous unirait… Le lien symbolique collectif, le Lieu du « nous », offert par la beauté.

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De ces trois poètes, je ramène l’idée que la vraie résistance se tient toujours auprès de la beauté. Je veux dire auprès de ce que le vivant exalte en plénitude. Le sentiment de la beauté naît de l’émotion que l’on éprouve en percevant soudain la plénitude d’une présence.

 

Il faut appeler présence, dans l’esprit de ce que propose M. François Cheng16, le bouleversant éclat d’une existence, d’une valeur, d’un principe, ce qui autour de nous inspire le sentiment d’une plénitude vivante ou non vivante – en clair : d’une beauté. La présence est une beauté car elle ne relève jamais d’une essence, ou d’une transcendance, mais de la plénitude éphémère d’un complexe de processus en devenir.

 

L’exploitation, le crime, la domination, le meurtre, les atteintes au vivant n’ouvrent jamais au sentiment du beau, sauf peut-être par le manque de plénitude et par l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent.

 

Il n’y a pas de beauté dans les fondamentalismes, les mémoires solitaires, les Histoires nationales sans partage, les épurations ethniques, le sexisme, la négation de l’Autre, la certitude close ; pas de beauté dans l’essence raciale ou bien identitaire, ou dans la bonne conscience inapte à la moindre repentance… – sauf peut-être par le manque de plénitude et par l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent.

 

Et donc, pas de beauté dans le capitalisme de production, les hystéries de la finance, les folies du marché ou de l’hyperconsommation, ou dans les « développements » qui portent atteinte aux grands équilibres du vivant…

 

L’oppression fait partie du vivant car le vivant n’a pas de morale. Quand une oppression s’effondre, elle ne fait qu’ouvrir l’espace à une autre ou à quelque inédite négation du vivant. Mais il nous sera d’autant plus facile de deviner l’émergence d’une nouvelle oppression que nous aurons pris l’habitude, comme les poètes, de résister auprès de la beauté.

De vivre à l’ordinaire, au plus intense, avec elle.

De vivre au vigilant, au plus vif avec elle.

 

Et donc tout déficit en beauté sera le signe d’une atteinte au vivant, et un appel à résistance. Auprès de la beauté, toute résistance se charge à fond de l’énergie claire du vivant.

 

Luttant contre le nazisme, René Char n’arrêtait pas de murmurer : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté. » Et dans les pires instants des foudres colonialistes, Aimé Césaire s’écriait : « La justice écoute aux portes de la beauté. » Et Glissant : « Nous avons rendez-vous là où les océans, ces matrices de la beauté, eux aussi déjà se rencontrent… » Le plus immense des rendez-vous, l’exigeante perspective…

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La beauté est ce qui réinvente subitement le regard et qui, durant sans doute un bref instant, relie tout soudain la conscience à la totalité des ombres et des forces de l’esprit.

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Toute grande œuvre est reliée. Reliée au monde et au vivant, c’est pourquoi elle rayonne de tant de solitude.

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Toute grande œuvre, réussie ou échouée, a suivi la trace secrète d’une beauté, ou deviné le lieu indéfini de son plus récent passage.

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Césaire, il l’a dit, construisait le poème autour d’un mot qui lui était venu. Avec un mot frais je peux traverser le désert d’une journée. J’ai souvent, en étant attentif, cru avoir trouvé le maître mot de quelques-uns de ses poèmes. Mot rare ou mot précieux. Mot insolite toujours. Souvent, c’est une image belle comme une fulgurance autour de laquelle il entreprend de ciseler les lignes de force d’une obscure intention, très délayée dans un premier temps, puis resserrée, énigmatique, au fil du temps et des réécritures. Perse devait lui aussi avoir ce goût du mot, ou capter le surgissement d’une belle image inaugurale, ensuite s’organisait (je ne sais comment) le grand mystère d’un déploiement océanique et solennel. Glissant a pris le contrepied de cette pratique commune à ses deux grands contemporains : pas de mot rare, pas de mot précieux, pas de déraillements spectaculaires, juste des distorsions de sens subtiles, un phrasé sans rhétorique connue, et l’effusion d’une sensibilité maintenue opaque par le soleil sans concession d’une conscience, et le désir d’une densité de perfection. Le refus du moindre délire verbal.

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Le Capitaine tient son poème, le poète a son colt. Les pleines lunes et le soleil ne projettent d’eux qu’une seule et même ombre.

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Perse est toujours océanique : par le thème explicite ou sous-jacent, ou par l’amplitude presque infinie de sa vision. Homme d’Atlantique, se dira-t-il, pour mieux s’éloigner des bâtardises créoles et dissiper toute idée de tanière. Homme d’Atlantique aussi car c’était son Lieu de relation aux grandes forces du monde.

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J’ai souvent imaginé cette image : Césaire, Glissant, Perse, surgissant des ombres d’une plantation esclavagiste par des voies différentes. Ils sont, chacun à son irréductible manière, des émergences inattendues du lieu terrible esclavagiste, ce gouffre inaugural d’une nouvelle genèse. L’esclavage de type américain se trouvant sans antécédent connu (l’obscur extrême du déshumain), il est juste de penser que les plus intenses déflagrations lumineuses s’y sont produites, là même, mieux que partout ailleurs.

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Même si Glissant est le seul à l’avoir conceptualisée, l’idée du Gouffre hante les trois poétiques. Cela commence lors de la découverte des Amériques : Christophe Colomb, découvrant ce qu’il appelle le Nouveau Monde, va enclencher une accélération du processus qui fera de la Terre un monde relié. Les océans qui jusqu’alors divisaient les îles et les continents vont devenir le liquide amniotique d’une mise en relation, le vecteur initial d’une globalité en devenir. Les colons européens colonisant les Amériques auront besoin de main-d’œuvre pour leurs plantations d’épices, de tabac ou de sucre. Ils iront puiser dans le continent africain des millions d’hommes qui seront réduits en esclavage – un esclavage de type nouveau, qui ne sera pas un simple statut juridique mais une déshumanisation ontologique, inscrite dans la nature du nègre. Cette main-d’œuvre sera ramenée, depuis les côtes occidentales de l’Afrique, par une série de bateaux aménagés pour cela et qu’affréteront toutes les puissances occidentales. Ces millions d’hommes seront jetés à fond de cale dans des conditions proprement impensables. Ces nègres constitueront le socle humain et culturel sur lequel s’édifiera la nouvelle réalité anthropologique que seront les Amériques. Cet Africain, capturé ou livré par ses frères, qui entrera dans cette cale d’un bateau négrier, et qui y passera plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sombrera dans ce qu’Édouard Glissant appellera le gouffre.

 

Le gouffre de la cale du bateau négrier n’est pas un simple espace de torture ou de déshumanisation transitoire. C’est un lieu de destruction à la fois réel et symbolique : réel pour ces millions de trépassés que l’on sera forcé de balancer par-dessus bord ; symbolique et tout aussi destructeur pour ces millions de rescapés qui devront apprendre à renaître dans les plantations des îles et du continent américain. Plongé au fond de la cale, dans des conditions qui nient l’humanité, l’Africain verra s’effondrer sa vision du monde et de la création, l’efficience de ses dieux, ses convictions sur l’ordre des choses et du divin. Rien de ce qui constituait le fond de son esprit ne trouvera d’accroche pour expliquer, admettre et dépasser ce qui lui arrivera dans ce ventre infernal. Il sera symboliquement, spirituellement anéanti. Si bien que celui qui descendra, survivant miraculeux au bout de cet immense voyage, ne sera plus un Africain, ni même vraiment un homme, mais une matière sidérée, innervée, un zombi que les planteurs achèteront à vil prix et mettront au travail jour et nuit jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cette notion du gouffre est fondamentale, car elle permet de comprendre ce qui va se produire par la suite.

 

La réflexion culturelle et identitaire qui secouera les îles créolo-francophones des Antilles dans les années trente sera la Négritude. Ce mouvement de poètes va contester la vision négative que l’Occident produisait à propos de l’Afrique. Elle va aussi contester la colonisation elle-même, colonisation que bien des esprits éclairés, persuadés que les Blancs avaient la charge du monde, n’arrêtaient pas de célébrer. Avec le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire va s’élever le grand cri nègre qui bouleversera les assises colonialistes et impérialistes du monde. Ce cri servira de moteur aux indépendances africaines et nourrira bien des luttes de libération dans ce qui était alors appelé le tiers-monde. Sa particularité sera d’instituer comme armes miraculeuses les notions de culture et d’identité. C’est avec la Négritude que bien des mouvements de résistance vont se constituer, que bien des oppositions et bien des renaissances collectives vont obliger l’Occident à refondre ses modes de domination de l’univers connu. Mais la Négritude (en célébrant le monde noir, ses valeurs, ses civilisations, ses pratiques communautaires, en créant une Afrique mythique opposée à l’enfer du monde occidental) commettra une erreur. Ignorant le « gouffre », elle va considérer que cet Africain qui aura traversé l’Atlantique au fond d’un bateau négrier arrivera comme il était parti, c’est-à-dire en dépositaire d’une « essence africaine ». Une essence intangible, incorruptible, qui se répandra intacte dans les Amériques et qui constituera cette dimension identitaire que les Noirs américains revendiquent encore aujourd’hui avec autant d’aveuglement que de force17. Dans cette dérive, la Négritude va créer une essence nègre ; elle va élaborer un « Nègre » avec majuscule, habitant un « Monde noir » opposé au « Monde blanc ». On parlera alors d’« esthétique nègre », de « culture nègre », de « littérature négro-africaine », bref, d’une « entité nègre » flottant sur le monde, indépendamment des lieux et des géographies, des événements et des histoires, un intangible culturel et identitaire qui pourrait se mobiliser en tout coin de la Terre et se dresser contre l’ordre blanc du monde. Cette position manichéenne fit recette. Bien des intellectuels africains, pleins de bonne volonté, se considèrent aujourd’hui encore comme le centre noir du monde, et rameutent (dans un large geste culturel et identitaire quelque peu possessif) toutes ces diasporas nègres que la folie colonialiste a fracassées sur les rivages des Amériques : ils nient ainsi l’aventure qui s’est produite là, et qui a tout changé.

 

La Négritude ignora donc l’effet du gouffre, l’effet de déconstruction majeure qu’allait connaître le déporté africain, et qui le transformera en une matière sidérée forcée de renaître dans des conditions inédites. Et le plus étonnant, c’est que le gouffre n’épargnait personne. Il déconstruira bien sûr ceux qui se trouvaient à fond de cale dans des conditions inimaginables (faisant de cette période l’époque exacte d’un des plus grands crimes contre l’humanité), mais il touchera aussi les marins, les capitaines et les armateurs européens. La Traite et l’esclavage furent une spirale démoniaque dans l’horreur, la torture, le mépris, la géhenne, la négation de l’homme. Le maître et l’esclave se retrouvèrent enchaînés à la même déshumanisation, et entameront sans le savoir une restructuration à laquelle aucun d’entre eux n’échappera. En substance, la Négritude malgré ses vertus libératrices et nécessaires – et encore nécessaires et libératrices aujourd’hui – va ignorer ce phénomène qui nous occupe tant de nos jours et que nous commençons à peine à penser : le processus de Créolisation qui ouvre à la Relation.

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Toute cette énergie qui pulse de leurs poèmes me traverse et semble s’en aller activer plein d’invisibles du monde. Toujours une ligne de fuite, une émergence, une renaissance. Ils m’ont enseigné ceci : la difficulté n’est pas d’espérer mais de demeurer capable de fasciner l’inespéré.

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Césaire. Perse. Glissant. Les associer ainsi, dans une continuité de vie (les lire au moindre instant disponible, les goûter juste avant le sommeil, ouvrir un de leurs recueils, savourer quelques lignes au hasard…) me donne à fréquenter une entité unique, et en même temps de vivre une multiplicité active. La voix de Char, omniprésente, sert de liquide amniotique, de catalyseur ou de révélateur, une matière vivante, proche et lointaine, qui les traverse tout uniment et qui dans le même temps souligne leurs irréductibles différences. Paradoxalement, une hypervigilance s’est installée, tout un sensible de la totalité de mon être, je vois mieux les variations du temps, les voltes secrètes du vent, les odeurs les plus ténues, les plénitudes des paysages, le carême qui s’installe, tout un chaosmos de détails me parvient, accompagne mes lectures, surgit de mes lectures, comme si leurs voix me révélaient le monde, m’installaient au plus près de ce que j’ai à vivre, tout en m’en éloignant par une constante et aérienne rêverie.

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La poésie (comme tous les arts, comme toutes les instances de la littérature) n’aborde la réalité qu’avec le réel. C’est-à-dire avec tout le possible, le différent, l’inattendu, l’impensé et l’impensable… Elle devine que la réalité anesthésie, tandis que le réel affole et renouvelle. Elle devine que toute création véritable ne surgit qu’en « hors-champ ». C’est pourquoi une œuvre ne vaut qu’en ce qu’elle est un « événement ».

Je veux dire : qu’en ce qu’elle est Beauté.

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La liaison magnétique est sans doute le plein-vivre du soi au sein d’un vaste complexe qui serait le vivant (la poésie pour le poème et la voix singulière d’un poète). Le tout qui s’ouvre en d’inouïs commencements qui sont autant de parties, et qui surgit chaque fois du moindre commencement ; la partie qui se répercute à l’infini dans les instances génésiques du tout.

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Toute beauté est un lien entre des profondeurs, des étendues irréductibles, d’éperdues différences, qui signalent leur improbable jonction dans ce brusque rayonnement.

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La liaison magnétique forme la grammaire du Tout-Monde18, me murmure Glissant.

 

« J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la vision que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire, ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité19. »

 

Ou encore : « Le Tout-Monde est total dans la mesure où nous le rêvons tous ainsi, et sa différence d’avec la totalité reste que son tout est un devenir. La totalité du Tout-Monde est ainsi la quantité réalisée de toutes les différences du monde, sans que la plus incertaine d’entre elles puisse en être distraite. La relation entre les différents n’inaugure ni ne récapitule une géographie isolée, en tout cas pas une géographie seulement, mais une géographie assumée : puisque la différence du Tout-Monde (d’avec lui-même) est qu’il est totalité non réalisée mais visible pourtant dans l’avenir20 »

 

Glissant n’a jamais cessé d’approfondir sa définition du Tout-Monde, en fait de laisser intact l’inconnaissable très fluide de son objet, de lui assurer une très féconde indéfinition.