Les Février, Mars, Avril, Mai.
Le soleil sort ses fers. La terre va muer en peau de serpent, puis se figer en craquelures résonnantes. Le carême mène d’insidieuses sécheresses ; elles naviguent sous terre, aveugles, puis surgissent en rousseurs qui embrasent les mornes. Des nuages promettent encore mais le ciel perd de son bleu vivant pour des miroitements insonores de métal. Les météorologistes français et leurs épigones appellent ça « beau temps ». Moi je crie : « temps de fers ».
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Césaire écrivait de la poésie avant le Cahier. Il n’en a rien gardé. C’est en voulant tourner le dos à cette poésie qu’il a entrepris le débraillement textuel de ce monument lyrique. Une fois encore, la poésie surgit du grand refus de poésie : l’intention poétique retrouve ainsi le feu insoutenable, indomptable, de son impensable origine. Comme tout surgissement d’une beauté nouvelle, le Cahier a pendant longtemps été une présence terrifiante pour toute l’esthétique dominante. Même déflagration pour l’apparition de Perse parmi nous, surgi du coin le plus inattendu, même le plus désolé : de la maison du maître. Il nous aura fallu bien des décennies pour le reconnaître des nôtres, et plus encore pour le connaître. Quant au Discours antillais de Glissant, comme d’ailleurs toute son œuvre, il a relevé d’une lente explosion, sorte de big bang qui n’en finit pas de se déployer en étendue, en profondeur, et en écart déterminant.
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Dans le 124e feuillet, Char écrit soudain en grosses lettres : LA-FRANCE-DES-CAVERNES Ni point, ni exclamation. Comme une décharge. Un geste. Un cri. Le poète défaille sous la charge de « l’algèbre damnée ». C’est parce qu’il n’a pas peur qu’il tremble autant… RENCONTRE BIEN TOTALE. DÉSASTRE : Césaire élira des majuscules semblables dans le Cahier et dans bien des poèmes. Glissant les utilisera pour les excipit de La Cohée du Lamentin : LA RACINE UNIQUE TUE AUTOUR D’ELLE. L’IDENTITÉ RELATION AUTORISE INFINIMENT. Perse n’a pas eu recours aux majuscules, me semble-t-il.
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Me revient en mémoire le beau vers de Césaire : Et le carême pourchasse par les mornes l’étrange troupeau des rousseurs splendides… C’est infiniment juste. Je l’ai mille fois répété dans mes déclamations sans trop rien y comprendre, jusqu’au jour où, descendant vers le sud en période de carême, je vis l’ondulation des herbes kabouya, desséchées, assoiffées, courir de par les mornes sous la férule d’un restant d’alizé. Césaire avait de ces visions grandioses sur l’ordinaire de notre entour.
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Mes feuillets n’ont plus d’ailes. Aucun souffle ne les soulève. Pas la peine de les retenir avec ces bouts de poterie caraïbe récupérés d’une fouille. Ils s’entassent, bien rangés, plus sidérés que nous sous cette domination neuve. Je vis dans la pénombre pour échapper aux lumières de ce carême et aux éclats de cette hypnose. Cette collective hypnose.
Perse a eu de saisissantes images pour chanter le carême : … À nos cheveux livrés la terre sans amandes nous vaut ce ciel incorruptible. Et le soleil n’est point nommé mais sa puissance est parmi nous… On ne saurait mieux dire.
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Man Ninotte ma mère n’utilisait jamais les termes « Beau temps ». Elle connaissait les jours de pluie, les jours de soleil, les jours de chaleur, les jours-fraîcheur et, à l’amorce des soirées, le moment du serein. En fait, le bel équilibre de tout cela n’était jamais nommé. Son grand chapeau universel affrontait indifféremment le fil des jours, seule la nature des tâches et des urgences changeait.
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Carnaval s’annonce. Cinq jours de débandade totale. Presque obligatoire.
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Les dominations nouvelles plongent nos imaginaires dans une nasse invisible. Agression sans attaque. Conquête indiscernable. Né de notre culture, l’imaginaire devient maître de nos rapports au monde environnant, lesquels le produisent à leur tour. C’est une autorité immanente, collective-individuelle, individuelle-collective, qui conditionne l’être, détermine l’inconscient, organise le conscient, régente la frange haute du conscient, fonde le vouloir-être et le vouloir-faire. Avec l’imaginaire, nous voyons le réel, nous le comprenons, nous en éliminons les plis et les inconnaissables pour une lecture qu’accepte son filtre. Ce filtre – une fois dominé (reciselé par les pointes d’influences insidieuses) – va nous représenter une autre réalité, profiler de nouveaux charmes, d’autres séductions, instiller des lumières dans les ombres initiales, et couvrir d’ombres des évidences… notamment celles de la domination.
Ce filtre pourvoit en sentiments de choix véritables, de décisions autonomes en accord avec l’intime de soi, et génère ainsi une sensation de liberté. Il suscite actes, croyances et discours politiques, sociaux, culturels, qui (comme sous hypnose) le renforcent. Ainsi, l’économiste assisté-dépendant donnera les justifications économiques de l’assistanat-dépendance avec le sentiment d’une pensée juste. Le même justifiera la fatalité capitaliste. L’agriculteur, l’intellectuel, le sociologue de service, le politicien, l’homme d’entreprise et l’artiste mineur feront de même dans leur zone d’influence. Une sorte de réalisme dominé s’installera, qui n’envisagera aucun autre possible, et qui traitera tout le reste en utopie malsaine : ainsi sont perçus ceux qui partout sur cette terre devinent qu’un autre monde est possible.
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L’utopie n’est pas le rêve, nous propose Glissant. Elle est ce qui nous manque dans le monde. Elle sera pour lui l’unique source du changement, tout comme pour Césaire qui nous appela un de ces jours aux utopies refondatrices.
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Un imaginaire dominé semble indélivrable. Il n’a pas de murs qui font prison. Pas de barreaux repérables. Pièce lancinement de torture ne signale son action. Il n’apparaît nulle part dans les zones de conscience. Ne donne aucune accroche de rancœur aux révoltes ou aux révolutions. Ce qu’il génère comme œuvres de l’esprit ou comme vision du monde est lu et apprécié par lui-même, et va de toute manière dans l’ornière qu’il imprime. Césaire me murmure : … l’invivable en son site… Et Char : Vous tendez une allumette à votre lampe et ce qui s’allume n’éclaire pas.
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Carnaval est imprévisible. Comme cuvée d’alcool vieux. Des années très bon, des années très mauvais. Quand la cuvée est bonne nous y sommes tous, au déchiré ; mauvaise, nous sommes tous spectateurs, massés sur les trottoirs, attendant qu’il défile, espérant voir passer une vieille joie abîmée au fond de nous.
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[…] je siffle oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses
je or vent paix-là
et contre mon museau instable et frais
ta froide face de rire défait […]21.
« Je or vent paix-là » est un des vers les plus obscurs de Césaire. Ils n’expriment pas une révolte, mais un mouvement incessant et profond, que j’ai d’ailleurs utilisé pour rédiger mon roman L’esclave vieil homme et le molosse.
Je or vent paix-là.
Le Je qui émerge, qui s’acharne à s’affirmer, le Je sans cesse rabattu, contrarié par le vent, le vent des dominations, le vent des atteintes au vivant, et ce sursaut du poète qui conjure la force contraire en s’écriant : paix-là !, et qui ramasse son effort, son Je, pour se nommer de nouveau et affronter la nouvelle houle de l’agression. Césaire désigne ainsi la permanence des oppressions et des atteintes à l’humain. Il nous dit que cette nomination de l’humain en nous est toujours à éveiller dans un océan de négations toujours recommencées. Il nous dit aussi que toute liberté acquise, toute progression de soi, ne fait qu’ouvrir la voie à une autre oppression.
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Ce mot d’Edgar Morin : L’homme consommateur n’est pas seulement l’homme qui consomme de plus en plus. C’est l’individu qui se désintéresse de l’investissement. Pour un peuple, c’est pareil. Nous n’investissons plus nulle part. Sauf en dépendance-assistanat-tourisme, ce qui revient au même. L’eschare est extrême et la maladie est au-delà des lèpres, a murmuré Césaire… Glissant a très vite abandonné la description, ou la dénonciation, de nos misères pour se consacrer à sa Poétique de la Relation, une sorte d’écart, ou plus exactement de détour, qui en proposant une vaste poétique concentrait toutes les dénonciations possibles de tout l’inacceptable, et qui surtout le dépassait, l’invalidait par un autre horizon. Césaire, lui, de poème en poème, creusait l’inacceptable, de l’intime au plus vaste, du plus vaste vers l’intime, s’en servait comme appui, pour une soudaine impulsion d’oxygène ou d’élan très obscur plein de force et de vitalité. Perse tenta d’organiser la démesure des possibles du monde, par d’infinis rituels de fondation ou de refondation, des Anabase qui récapitulaient bien des merveilles humaines pour les inscrire dans le principe océanique d’un horizon jamais atteint.
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Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin… Ce Feuillet de Char m’a toujours obsédé. Il dit : enfoncement dans l’horreur de la guerre ; déréliction, éloignement du poète ; densité de sa voix ; lucidité ; force du rêve et des visions ; marginalité ; solitude solidaire. Char signale la distance et la savoure aussi. Il la regrette et il l’installe. Il la pleure au clair d’une joie sereine et inquiète en même temps, filtrée d’un autre monde. De sang il ne sinue que juste celui médian d’un verbe parturiant… semble acquiescer Césaire. Et Perse lui aussi semble répondre à ce cri : « Solitude, ô cœur d’homme ! la haute mer en toi portée nourrira-t-elle plus que songe ? La nuit d’albâtre ouvrait ses urnes à la tristesse, et dans les chambres closes de ton cœur j’ai vu courir les lampes sans gardiennes22… »
Le « loin » pour Glissant serait l’inexprimable de la Relation, cette énergie d’un Tout-Monde, tout autant à vivre qu’à bâtir dans des effervescences d’imaginaire et des myriades de petits commencements.
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Une lumière crue se plante dans chaque jour comme un grand arbre. Elle offre au ciel la dernière larme de toute racine. Grand soif des immobiles.
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Le rôle des artistes et des écrivains se pose aussi dans une telle époque. L’œuvre bien entendu demeure libre et n’obéit qu’à la seule nécessité interne du créateur. Mais sous un système d’oppression silencieuse comme celui que nous subissons actuellement, la résistance s’intègre naturellement (sous des formes diverses, souvent inattendues) à l’exigence intérieure de l’artiste ou de l’écrivain. Elle fait partie de son expérience.
Où est ma résistance ?
En quoi et comment je résiste ?
En quoi et comment je ne résiste pas ?
Tout artiste, écrivain, musicien devrait, face à cette globalisation néolibérale, se poser ces questions-là. Et y répondre dans son Lieu. L’œuvre qui déserte la blessure de son Lieu a toutes chances d’être soumise à des mécanismes zombifiants imperceptibles qui l’affaiblissent d’avance. Sans pour autant être engagée, la pertinence artistique est consciente. C’est toute la différence entre l’acte rebelle et l’acte guerrier.
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Les poètes essentiels ne sont jamais des défenseurs de quoi que ce soit, ou des rebelles comme on le croit. Ils sont généralement ce que j’appelle des Guerriers. Des Guerriers de l’imaginaire.
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Le Guerrier s’écarte de l’identité exclusive de l’Autre, pour mieux deviner l’identité relationnelle. Il s’éloigne de la racine unique pour s’ouvrir à cette racine rhizome qui va dans l’étendue. Il échappe à l’État-nation pour s’attacher à promouvoir les Lieux. Il irrigue les cultures nationales par l’imaginaire de la diversité. Il échappe à nos essences identitaires pour entrer dans le vivant du fluide relationnel où l’on construit sa permanence : ce qui revient à quitter l’Être-au-monde pour un Étant-au-monde. Il apprend à penser le complexe, à vivre dans le complexe pour envisager les sociétés humaines, non pas selon les fédérations ou les empires, mais dans les chatoiements d’un continu-discontinu où l’unité n’est pas étrangère au multiple. Il s’efforce de devenir un poète du Tout-Monde en échappant au désir de conquête ou de domination et en essayant de deviner, avec prudence, comment mieux habiter la Terre. Il peint, il écrit, il chante, il pense non en face de son clocher mais bien en face du Tout-Monde, en essayant d’atteindre à sa totalité sans rien céder au mensonge d’une pensée totalitaire. Le Guerrier entre dans l’aventure d’une humanisation qui prend le risque de fasciner l’imprévisible par la plus belle aspiration qui soit, et qui mériterait d’être érigée en soleil des nouveaux archipels de valeurs que nous avons à mettre en place.
Et cette aspiration est celle du Divers.
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Les Guerriers de l’imaginaire ne contestent pas un monde pour en imposer un autre, un ordre pour en ramener un autre. Ce sont des artistes qui veillent à se situer dans cette tranquille et pacifique puissance que constitue l’aptitude à invoquer, à surprendre, à désirer, à chaque instant de sa vie, dans toutes les résistances, dans tous les plaidoyers, un surgissement bouleversant des « cent pur-sang hennissant » non pas du soleil, mais bien de la Beauté.
On commence à devenir un Guerrier quand on devine que dans une simple étincelle de beauté se tiennent, se proclament et s’acclament toutes les valeurs naturelles, mais aussi les valeurs à venir, et donc toutes les chartes, toutes les Déclarations, et tous les droits fondamentaux dans leur désormais imprévisible devenir.
Césaire était un grand ami de la Beauté. Glissant et Perse aussi.
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Le Lieu dont parle Glissant n’est pas la Nation, la Patrie, ni un quelconque Territoire. Il est l’assise que l’on s’est choisie pour vivre une relation au monde. Il peut être géographique, virtuel, composite, symbolique… et tout cela en même temps. Ce qui entre vraiment en résonance avec le monde se constitue en Lieu, c’est pourquoi les lieux sont toujours mieux que multi-trans-culturels : ils sont dans la relation de tout à tout.
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Il faut s’attarder sur la distinction qu’établit Glissant entre Lieu et Territoire. Une culture traditionnelle s’élabore généralement dans des conditions assez particulières. Une communauté d’hommes s’arrête sur une portion de sol, ou s’y installe de manière fixe ou nomade, en tout cas elle s’y implante ; et pour légitimer cette emprise du sol, elle va se créer une explication de la création de l’univers, une Genèse. Et de cette Genèse la communauté va extraire un récit, une narration d’elle-même qui se constituera en mythe fondateur. De ce mythe fondateur, va s’articuler une autre narration événementielle, plus développée, plus directe, et qui sera l’Histoire de ce peuple. Ce fil qui descend directement de la Genèse et se répand en un récit de communauté, va légitimer la possession du sol par cette communauté. Toutes les cultures traditionnelles ont une forte conscience de la légitimité quasi divine de leur existence sur terre. Toutes se définissent le plus souvent comme étant les « hommes » ou les « êtres humains », considérant le reste de l’humanité comme barbare ou étranger, non seulement à leur sol mais à l’ordre de l’univers : tout ce qui n’est pas eux relève de la distorsion ou de l’erreur. Cette forte légitimation va créer des Territoires.
Le Territoire est une emprise sur un sol d’où l’on essaiera d’exclure les autres existences. Cette emprise va légitimer des narrations à la fois concrètes, fictives et symboliques, qui seront les cultures. Ces cultures seront exclusives des autres, générant ainsi la notion d’identité. C’est quand l’Autre intervient à l’horizon, menaçant ma possession du sol, que je fais le compte de ce qui m’appartient, de ce qui n’est pas lui, ni de lui, et qui l’exclut. L’identité est donc cette narration de moi-même (narration tout aussi concrète, fictive et symbolique que la culture dont elle émane) qui servait à protéger mon existence. Elle servait à confirmer l’idée que mon être est au centre de la création, au centre du monde, et doit de ce fait s’opposer aux autres. Le Territoire sera balisé de drapeaux, d’hymnes martiaux, de frontières, de marques diverses plus ou moins inspirées des bêtes fauves délimitant leur zone vitale. Peu de cultures échapperont à ce mécanisme d’exclusion de l’Autre, mais c’est en Occident que ce syndrome prendra un tour fatal pour l’ensemble du monde.
C’est grâce aux certitudes inscrites dans leurs Territoires que les peuples d’Occident vont justifier leur expansion hégémonique : le colonialisme, l’impérialisme et les dominations actuelles. L’Occidental est tellement persuadé de sa légitimité sur son Territoire, tellement persuadé d’être au centre et à l’aboutissement de toute l’affaire humaine qu’il pensera détenir une vocation incontrôlable à s’étendre, à aller, à régenter l’ordre du vivant : « Le fardeau de l’homme blanc ! » Il se jettera sur le monde connu, débarquera en Asie, en Afrique, en Amérique, avec un zèle et des gestes quasi identiques. Que cela se fasse en français, en anglais, en espagnol, en portugais, il dira en plantant son drapeau ou je ne sais quelle marque : « Cette terre est à moi ! » Il sera chaque fois persuadé d’y découvrir un non-endroit, hors histoire, hors conscience, qu’il faudra christianiser, civiliser, auquel il pourra imposer ses conceptions et son ordre des choses. Les Occidentaux se sont mis à exploiter le monde en se donnant l’illusion de porter le Beau, le Vrai, le Juste, aux barbares. Ils étendaient à l’infini leurs Territoires originels, chacun affrontant les autres pour étendre au maximum le sien…
Le Territoire va enclencher aussi une notion terrible : celle de la transparence. Cette notion servira de principe aux relations entre les hommes. Pour que je te comprenne, dira l’Occidental, il faut que je puisse lire en toi, et pour lire en toi, je vais t’intégrer à ce que je suis, c’est-à-dire : je vais te déconstruire, t’effacer, t’assimiler, et te reconstruire selon mes propres principes ; à ce moment-là tu seras clarifié et je pourrais lire en toi ; je pourrai alors admettre ton existence… Et c’est ainsi que la plupart des colonialistes vont non seulement éliminer ceux qui leur résistent, mais qu’ils vont répandre et imposer leur langue, leur culture, leur esthétique, leurs valeurs, leurs méthodes, et commencer l’uniformisation du monde tellement virulente dans l’actuelle mondialisation. La conception excluante de l’identité et de la culture, fondée sur la transparence, va instituer de vastes génocides et de nombreux attentats dont, bien sûr, celui des bateaux négriers, mais aussi celui de l’esclavage, les disparitions d’Aztèques, d’Incas, de peuples et de civilisations entières un peu partout dans le monde… La culture et l’identité, forgées sur un Territoire, vivront la non-transparence de l’Autre (sa non-lisibilité, sa narration de lui-même qui ne s’intègre pas à la narration sacralisée) comme une agression qu’il faudra éliminer ou réduire à leurs propres discours. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, avec la meilleure des bonnes volontés, on parlera d’« intégrer » les immigrés ou de faire preuve de « tolérance » vis-à-vis des différences. Ces notions d’intégration et de tolérance supposent un principe qui est celui de la transparence. Intégrer l’immigré revient à le faire entrer dans le paradigme de ma vision ou de ma conception des choses, dans ma narration ; dans l’intégration, il y a toujours une désintégration, une négation, une mise en transparence dont on ne se méfie pas assez. De même, la tolérance suppose que l’on se situe dans sa propre lumière, et que de là, bien en son centre élu, on tolère l’existence obscure de l’Autre, ou on l’éclaire un peu pour le rendre convenable. Les nouvelles conceptions que nous avons des rapports entre les cultures et les identités vont écarter l’idée de transparence pour fréquenter celle de l’opacité. Édouard Glissant va réclamer le droit à l’opacité. Il s’agit de permettre à l’Autre d’être ce qu’il est, et de l’accepter comme il est dans un échange où je ne domine rien. Un échange où je prends le risque du partage qui me change. L’idée de l’opacité, quand elle est acceptée, est une asphyxie des pratiques coloniales, impérialistes ou hégémoniques.
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Une autre notion s’est trouvée très souvent pervertie par l’irradiation excluante du Territoire : je veux parler de l’Universel. Chaque fois qu’un homme du « tiers-monde » ou du Sud, dans les plantations américaines, dans les terres de l’Asie ou d’Afrique, parlait d’Universel, c’était très souvent pour se ranger à des canons occidentaux. L’Universel s’est souvent traduit en une mise en transparence pour une lecture occidentale considérée comme seule valable. On l’a vu en littérature, en arts, en valeurs esthétiques, en économie, en tous domaines des sciences où le discours des hommes tentait d’explorer la nature humaine. C’est pourquoi cette notion d’Universel sera différée pour une autre qui sera mieux soucieuse du divers.
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Mais revenons à ce qui s’est produit dans les terres de créolisation américaine où allaient surgir Césaire, Perse, Glissant. Là, on n’aura pas une Genèse, ni un Mythe fondateur, ni une Histoire magistrale qui organisera la présence des peuples exilés sur ces terres. Pourquoi ? Simplement parce que va se produire une cacophonie de multiples narrations. Ces narrations vont se combattre et s’entremêler, elles vont se séparer tout en conservant un continu de leur mise en relation. Il y aura des genèses, des mythes fondateurs, des histoires. Ceux des Africains, des Amérindiens, ceux des colons vainqueurs, ceux des migrants qui viendront par la suite. Trop de genèses égale pas de Genèse. Recevoir tous les mythes fondateurs revient à ne pas en avoir. Et, dans la plantation américaine, il va se produire un événement déterminant : tous ces hommes (maîtres et esclaves) anéantis par cette négation de l’humain vont progressivement recréer de l’humain, c’est-à-dire : un discours autre, une culture autre et une identité autre. Celui qui va amorcer le processus de renaissance sera l’esclave danseur. Ces dominés vont en dansant récupérer la seule mémoire qui leur reste et qui atteste à leurs yeux qu’ils sont encore des hommes : la mémoire du corps. Ils vont retrouver dans leur chair des gestes, des mouvements, des rythmes, des chorégraphies qui les réinstalleront au centre de leurs os. La danse réactivera les pulsations vitales du tambour, les polyrythmies africaines ; elle va avaler et digérer tout ce qui se trouvera autour comme gestes, cadences, la mélodie orientale, l’harmonie européenne. Une communauté inédite va se reconstruire peu à peu autour des rythmes et de la danse, autour des chants que l’on chantera ensemble. Va alors apparaître une autre nécessité : celle de la parole. Quelqu’un va se lever pour dire cette communauté, la raconter, l’exprimer à elle-même. Ce sera le conteur. C’est lui qui, dans la nuit, entre deux danses, va parler pour les autres, au nom des autres, les forçant à lui répondre en chœur. C’est pourquoi, en terres créoles américaines, tous les mythes fondateurs et toutes les Genèses seront happés par une narration puissante, mobile, très fluide, qui sera le conte créole.
Donc, en terre de Césaire, de Perse et de Glissant, la parole fondatrice est le conte : le conteur va aspirer et mélanger ce qui vient de l’Afrique, de l’Europe, des Amériques… Avec, il va articuler un discours qui tissera une communauté inédite. La parole du conte est fondatrice dans le Divers, le divers de tous ceux qui sont là. Elle n’ouvre à aucun de ces absolus qui fondent les Territoires. Il y a une telle déconstruction initiale, un tel bouleversement que ces matières humaines éparses fonctionnent comme des briques primordiales, des quarks en dérive qu’il faut assembler et projeter dans une perspective nouvelle. La ré-humanisation est l’objectif principal de cette prise de parole. Le conte va produire un imaginaire très particulier, qui sera mosaïque, une réalité culturelle elle-même mosaïque, et une identité de même nature. Et donc, aucun absolu territorial ne saurait surgir d’un tel chaos générique : seule l’idée du Lieu que Glissant allait formaliser.
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Pour les Antilles, c’est la Créolisation qui fait que le conte va produire non pas un Territoire, mais un Lieu. Le Lieu est diversité, le Territoire est armé d’unicités. Le Lieu est multi-trans-racial, multi-trans-culturel, multi-trans-linguistique, multi-trans-religieux ; le Territoire n’entretient qu’une race, une culture, une langue, une religion23. Le Lieu emmêle les histoires ; le Territoire n’autorise qu’une Histoire. Le Lieu n’a pas de frontières mais un système de réseaux qui s’étend en fonction des relations et des rencontres ; le Territoire pose un centre et des périphéries. Le Lieu partage et évolue dans les hasards de ses partages. Le Territoire donne naissance à des diasporas qui se réfèrent pour survivre à un centre ; le Lieu ne sécrète qu’un rhizome de solidarités. Le Territoire était une continuité où les ruptures ne fondaient qu’une nouvelle continuité ; le Lieu fonde sa continuité dans le désordre même de ses discontinuités, et ce sont ces discontinuités même qui confortent son rythme interne et les complexités de sa permanence…
Les Territoires et les identités anciennes ont fondé les États-nations, les patries et les guerres entre entités nationales. Les Lieux seront des nœuds actifs d’échange et d’harmonisation de diversités. Plus le Lieu sera apte à intégrer et à valoriser le Divers, plus il rayonnera et sera source d’épanouissement et de paix. Dans un Lieu, chacun peut amener sa langue, son dieu, sa cuisine, cultiver ses valeurs non pas de manière absolue et sectaire (car il n’est plus dans l’imaginaire du Territoire) mais dans la dynamique de l’échange-qui-change sans rien effacer ni rien dénaturer. Les Antilles et les Amériques (comme la plupart des pays ou nations dans le monde) sont des Lieux qui restent encore à naître, parce que les hommes invoquent encore les anciennes acceptions de la culture et de l’identité pour organiser leurs présences au monde. Même lorsque la diversité ethnique est consciente d’elle-même comme aux États-Unis, on entre dans le processus de la seule juxtaposition de cultures qui caractérise le melting-pot ou le cosmopolitisme… Cette juxtaposition perdure parce que ces pays sont soumis au processus de Créolisation sans en avoir conscience, et quand ils en ont conscience cela reste au niveau du simple métissage, de l’hybridation, toutes notions insuffisantes pour exprimer la complexité de la Créolisation. Car l’idée de métissage aspire encore à la création du Territoire : le métissage suppose des référents de puretés initiales instituées en valeurs. Quand elle accède à une conscience positivée d’elle-même, l’idée de la Créolisation débouche sur le Lieu, car elle mêle dans une même dynamique les cultures particulières et leurs échanges actifs, les sources et les résultantes ; elle préserve ce qui constitue l’originalité de chacune des cultures et des identités mises en présence, et elle les maintient dans la valorisation de leurs interactions qui produisent du nouveau. Cette manière de concevoir les choses est essentielle. Elle permet d’accéder à une conscience de la Créolisation qui soit positivante. Et c’est la tâche qui est la nôtre aujourd’hui : jeter la lumière sur les processus de créolisations, parvenir à conscientiser positivement leurs effets et leurs résultantes.
Dans les Amériques, baignées par la Créolisation, il y a eu des résultantes particulières : ce sont les créolités. Ces résultantes se déterminent en fonction de paramètres mobiles qui sont les histoires, les dosages de peuplements, les événements historiques, les différents états de conscience qui apparaissent dans les générations… C’est ainsi que nous avons une créolité martiniquaise, une créolité cubaine, une créolité du sud des États-Unis, etc. Mais ces créolités ne sont pas des essences ; provenant des processus de la Créolisation qui demeurent toujours actifs, elles restent inscrites dans la dynamique de l’échange qui change. Cette conception dynamique des cultures et des identités est de nature à nous permettre de mieux vivre le Divers du monde et de créer les Lieux en échappant à la tentation rétractile de la purification, du retour au passé, à l’enfermement dans des valeurs anciennes. On peut et on doit défendre les particularités du Lieu, de ses cultures et de ses traditions, mais de manière ouverte. Le spécifique de chaque Lieu est désormais le patrimoine, pas seulement de ses indigènes mais de tous ceux qui s’y reconnaissent et qui s’y investissent. Car la Créolisation permet d’échapper aux fatalités de la terre natale. Le Lieu sera souvent la terre natale, mais il ne sera plus nécessairement elle : on pourra choisir sa terre natale (c’est-à-dire celle où l’on épanouira au maximum son équation personnelle) en fonction de processus aléatoires et indéterminables qui ne seront plus liés à la race, au dieu, à la famille ou la langue. Ces processus seront liés à l’imaginaire. Césaire se focalisera sur l’Afrique. Perse refusera la Guadeloupe, s’inventant un Lieu presque hors sol : Francité, Occident, Atlantique… Glissant vivra relié à plusieurs lieux du monde. Dans cette poétique, le meilleur défenseur des traditions suisses pourra être un Congolais, ou un Inuit qui se sera trouvé une passion véritable pour ce pays : il l’élira comme terre natale… En Martinique, il a de grands créolistes qui sont des Français installés au pays et devenus plus martiniquais que les Martiniquais. Il y a beaucoup de Canadiens plus canadiens que les « vrais » Canadiens, et qui proviennent de Haïti, de Jamaïque ou de je ne sais quelle autre contrée d’Asie. L’attraction des Lieux sera imprévisible et totale ; si les pays développés déterminent encore les grands mouvements migratoires du monde (on va vers l’Europe et les USA), on peut supposer que dans le futur, avec l’imaginaire nouveau, l’identité relationnelle, les flux migratoires deviendront erratiques, imprévisibles, accordés aux visions intimes d’individus qui cherchent à se réaliser dans un monde offert à leurs inspirations.
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Le Lieu de Perse : son nom, la poésie. Celui de Césaire : l’Afrique. Celui de Glissant : la Martinique en Relation. Le Lieu embrasse la totalité-monde par ses liaisons aux autres Lieux et à tous les possibles de l’expérience humaine. C’est pourquoi ces poètes, dessous la mondialisation, nous disent un autre monde : une protéiforme mondialité telle que la chante Glissant…
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Mondialité veut dire que, dessous la globalisation marchande, le monde a désormais conscience de son unité. Elle veut dire que, quel que soit l’endroit du monde où nous nous trouvons, quelles que soient notre culture, notre langue, notre identité, le monde nous traverse, nous habite et nous conditionne. Jamais la standardisation et l’uniformisation n’ont été aussi menaçantes, mais jamais les cultures n’ont été autant traversées par la conscience et par les effets des autres cultures. Jamais les langues n’ont ressenti en elles la présence de toutes les langues du monde. Jamais les identités n’ont été aussi chahutées par les mélanges, les interactions, la confrontation active à la diversité. Si l’identité ancienne, surgie des territoires, était exclusive de l’Autre, l’identité nouvelle qui émerge du brassage des peuples et des cultures relève du partage, de l’échange et du relationnel. Jamais la diversité du monde n’a été aussi menacée ni jamais elle n’a été aussi consciente d’elle-même, ni n’a influencé autant notre conception et nos imaginaires. Les peuples de Césaire, Perse, Glissant (qui sont des peuples créoles, donc des peuples mosaïques) ne disposent pas de Genèse ou de mythe fondateur. Leurs peuples apparaissent dans le maelström de la diversité, et ne peuvent s’envisager que dans une mosaïque ouverte sur la diversité du monde.
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Pour vivre en mondialité, nous sommes aussi confrontés à la nécessité de promouvoir un imaginaire différent : l’imaginaire de la diversité. C’est par l’imaginaire de la diversité que l’on peut vivre sans problème les cultures mosaïques et les identités relationnelles. C’est par l’imaginaire de la diversité que l’on peut se mettre à défendre sa langue non contre les autres langues mais, comme le dit Glissant, au nom de toutes les langues du monde. Je défends ma langue car je suis désormais riche de toutes les langues du monde, et comptable de leur survie, de leurs échanges ouverts et de leur pérennisation. Cette lutte pour le maintien de la diversité et de la richesse des langues passe par le maintien de la mienne, que j’apporte au concert des autres.
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Le monde de la mondialité doit devenir un chatoiement de Lieux mis en inter-rétro-action. Cette perception du monde, de ses échanges et de ses évolutions sous l’optique des Lieux nécessite quelques attitudes fondamentales. Je ne peux vivre le monde qu’à partir de mon Lieu, c’est-à-dire ancré dans la diversité de mon espace, et non de manière incolore, inodore, sans saveur. Nous refusons cette citoyenneté évanescente au monde qui est une désertion du Lieu. Quand il est dépourvu d’un Lieu, le « citoyen du monde » est un zombi, au mieux un ectoplasme. La vraie citoyenneté au monde est la multi-citoyenneté dans de multiples Lieux. Je suis au monde à force d’être dans mon Lieu, et mon Lieu m’ouvre à tous les Lieux du monde. On pourra disposer encore d’une nationalité mais organiser sa présence au monde par une, deux ou sept citoyennetés dans des Lieux différents.
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Lie ma noire vibration au nombril même du monde : pour Césaire, l’Afrique devenue Lieu.
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Je songe au fameux vers de Mallarmé dans le Coup de dés : Rien n’aura eu lieu que le lieu… Le Lieu comme unique événement qui rejoint la belle proposition de Glissant : Le Lieu est incontournable. Seule amorce, seul événement, seul fondement, seule perspective ultime…
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L’interculturel suppose des absolus, des intégrités culturelles qui n’auraient pas déjà été traversées par les autres, exposées aux fluidités du monde. Le multi-trans-culturel est l’idée de départ dynamique pour signifier de manière imparfaite que nous sommes désormais, et de manière individuelle, dans des fluidités imprédictibles, les devenirs sans fin de la Relation. Le mot juste et précieux devient : la Relation.
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Durant l’époque esclavagiste, les maîtres avaient tenté de codifier les métissages, mais leur nomenclature a bien vite été balayée par l’inouï emmêlement des métis. Rien n’est fixe, rien n’est vrai, tout est vivant, et dans le vivant tout est Relation, comme l’a rappelé Glissant.
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La Relation est un rayonnement de conscience qui habite le tout-possible du monde, et que le tout-possible du monde habite. Affinités. Attraction. Effusions. Changes et échanges de tout à tout. C’est par la Relation que l’individu devient une personne, c’est-à-dire qu’il émerge des isolements d’un ego, ou des orgueils d’un humanisme.
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Différence essentielle entre métissage et créolisation : le métissage installe comme horizon la perte d’un absolu (ma peau, ma langue, mon dieu). La créolisation ouvre comme horizon une précipitation imprévisible à la totalité-monde. Elle ouvre à la Relation.
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Qu’entendre par créolisation ? Pour décrire nos îles et les pays américains, pays de Césaire, de Perse et de Glissant, on a souvent tendance à dire que ce sont des contrées de métissage, d’hybridations, de mélanges. Tout cela est vrai et faux en même temps. La créolisation est un phénomène infiniment plus complexe. Il y a certes des mélanges, des synthèses, des métissages, des hybridations de toutes sortes, mais il y a aussi des diffractions, des antagonismes actifs, des oppositions, des conflits, des ruptures, dans une continuité désormais complexe. Il y a de l’ombre et de la lumière, du dynamique et de l’immobile, des fluidités qui s’interpénètrent et des étanchéités franches. Quand on examine un espace de créolisation comme les Antilles, ou les Amériques, que ce soit dans le sud des États-Unis, à Cuba ou au Brésil, on s’aperçoit que la créolisation ne fait pas que synthétiser. On y voit des groupes ethniques qui essaient de vivre en vase clos ; des Blancs qui se marient entre eux ; Indiens et Nègres qui se réfugient dans une conception traditionaliste d’eux-mêmes, des mulâtres qui choisissent une part d’eux-mêmes qu’ils s’attachent à cultiver… Chaque groupe ethnique se réfugie dans sa source originelle, cultive une pureté fantasmatique qu’il veut maintenir et perpétuer. Ce n’est pas la vaste béatitude des échanges consentis et des partages célébrés. L’échange et le partage se font à leur insu, malgré eux, selon des dynamiques obscures. Les descendants des colons européens ont l’impression qu’ils sont encore européens. Les descendants des Africains déportés éprouvent le même sentiment. L’Asiatique aussi… Tous vont considérer l’identité ancienne comme une essence à préserver, un feu fragile à maintenir par des procédés racistes ou sectaires de toutes natures. Chacun se réfugie dans le discours identitaire ancien et dans l’identité monolithique : ma peau, ma langue, mon dieu, ma race… Ils essaient tous de préserver ce qu’ils sont de la réalité mouvante qu’ils vivent. Donc, la créolisation est un phénomène qui se produit hors conscience. La conscience active se focalise sur les modalités anciennes de la culture et de l’identité ; elle méconnaît les inter-rétro-actions, les effondrements et les maintenances, les synthèses et les juxtapositions imprévisibles. Elle ne sait rien d’une alchimie qui va constituer un imaginaire mosaïque, constitué d’éléments venus de tous les imaginaires présents dans ce chaos. Il faut appeler imaginaire ce qui détermine notre pensée, nos actions, notre vouloir-faire, notre vouloir-être, notre vouloir-devenir. L’imaginaire est désormais déterminant pour considérer les humanités. Un bon exemple de ce processus mosaïque est celui de Manman Dlo, une divinité aquatique que les cultures créoles des Amériques connaissent et répercutent dans leurs contes. Dans une Manman Dlo, il y a les divinités aquatiques africaines qui rencontrent celles des Amérindiens, lesquelles viennent s’ajouter aux sirènes occidentales ; cet entremêlement donne ce personnage particulier qui est la mère de l’eau et que l’on rencontre en Martinique, à Cuba, au Brésil, dans le sud des États-Unis, en Haïti…
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Comment fonctionne la créolisation ? Mystère. Divers éléments culturels se retrouvent précipités ensemble. Apparitions et disparitions inexplicables se produisent. Des groupes minoritaires réussiront à imposer des mots, des dieux, des attitudes qui iront s’augmenter de choses similaires ; des groupes majoritaires verront disparaître leurs éléments d’apport. Un mélange chaotique qui produit des cultures nouvelles, mosaïques, fluides, incertaines d’elles-mêmes. Il nous faut une anthropologie de la créolisation.
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Culture créole : diversité dynamique. Faite de diversité, elle demeure sensible à l’irruption du Divers. Mais c’est justement cette sensibilité au Divers qui va créer un besoin d’identité ancienne, de Genèse, de Mythe fondateur, d’Histoire, de racines et de traditions. Tous ces Créoles vont rechercher leur source originelle ; ils vont la cultiver en dépit du bon sens et de leur diversité active. Ils ne vont pas comprendre cette nouvelle donne identitaire qui fait que moi, créole américain, je ne peux me réduire à ma seule peau noire et dire « Je suis africain » ou « Je suis nègre ». Pour comprendre et exprimer ce que je suis, je dois plonger dans le magma interactionnel constitué d’éléments africains, amérindiens, européens, asiatiques, qui se sont rencontrés à des degrés et des quotas divers, et qui se sont entrechoqués jusqu’à fournir mon imaginaire. Et ce magma-là demande de nouveaux codes de lecture et d’appréciation. Un créole ne peut s’expliquer ni s’admettre avec les conceptions anciennes ; s’il le fait, il aura un sentiment de bâtardise, de mésestime de soi qui peut le pousser dans les fureurs intégristes ou ethnicistes, les purifications meurtrières ou les nationalismes sectaires. Il aura tendance à se simplifier pour se trouver une ossature. Il ne saura pas vivre cette mosaïque fluide et mouvante qu’il nous faut désormais ériger en principe de nos cultures et de nos identités.
Le fils d’une Haïtienne épousant un Allemand et vivant au Groënland connaîtra ce même tourment. S’il choisit l’un de ces termes, Afrique, Allemagne ou Groënland, il se mutilera et ne sera chez lui nulle part, surtout pas dans sa propre chair. Il lui faudra introduire dans sa narration de lui-même une notion essentielle : celle de la complexité où les contraires et les antagonismes s’équilibrent dans une dynamique qu’il faut à tout moment négocier. Et il faut comprendre que si l’identité ancienne était exclusive de l’Autre, l’identité créole est tout à fait vertigineuse : elle ne peut se concevoir que dans sa relation dynamique à l’Autre.
L’identité ancienne avait tendance à nier la diversité des cultures et des hommes pour mieux affirmer l’unité humaine ; l’identité relationnelle admet qu’une culture ne peut vraiment s’envisager que dans la claire conscience de toutes les cultures ; l’unité, la force, la densité de ma culture naît désormais de son aptitude à vivre, à imaginer, à tendre vers toutes les autres cultures ; le principe vital de toute culture s’érige désormais au centre du refus de la disparition ou de l’affaiblissement de toute autre culture.
L’identité ancienne se maintenait au centre d’une conscience collective née de la tribu, du clan, de la nation ou de la patrie… ; l’identité relationnelle va s’articuler de manière positivée sur une conscience polycentrique de toutes ses assises.
Là où l’identité ancienne érigeait un squelette de traditions et de continuités intangibles, l’identité relationnelle va développer un archipel de permanences ouvertes au changement, comme une théorie d’îles qui s’en vont au gré d’un désordre organisateur de type océanique.
L’ancienne identité concevait et cultivait un temps linéaire, ou dans certaines cultures non occidentales un temps circulaire ; l’identité relationnelle va concevoir le désordre fluide des temps, l’incertitude des rythmes et des mouvements, des reculs et des immobilisations, des nuages de discontinuités temporelles qui ouvrent à des pistes temporelles de dérives et de dispersions créatrices.
L’ancienne identité produisait du sacré et beaucoup d’absolus, elle créait une essence intangible transmise dans un appareillage très étroit de rituels et de champs symbolique ; l’identité relationnelle se maintient à tout moment, en gésine, en genèse ; elle conçoit que l’ordre et le désordre sont en commerce fécond et désormais indissociables ; elle s’organise en mouvement générique où la continuité se nourrit des ruptures et des discontinuités dans une vigilance qui sait que la mort élabore le vivant et que la vie se nourrit de la mort en une spirale inarrêtable.
L’identité ancienne n’élaborait que de l’enracinement et les douloureux déchirements de l’exil ; l’identité relationnelle s’accroche à l’étendue, et sécrète sans souffrance une posture où la conscience de soi et la conscience des autres s’orientent dans l’errance.
L’identité ancienne relève d’une certitude qui ne peut se contester ou se renverser que pour une nouvelle certitude ; l’identité relationnelle relève d’une poétique qui peut associer la démesure à toutes les mesures concevables, l’absence de système à l’archipel ouvert des systèmes de pensée, elle fréquente le danger et se nourrit sans crainte du soleil de sa possible destruction.
L’identité ancienne respirait dans l’exclusion de l’autre ; l’identité relationnelle s’oxygène aux fraternités expansives de l’amour-grand, cet amour qui met toute l’affectivité dont l’Homme est capable comme principe d’épanouissement de soi.
L’identité ancienne se confortait dans la fermeture.
L’identité nouvelle ne peut s’envisager que dans la Relation et par la Relation.
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La créolisation devenue consciente d’elle-même peut accéder à un imaginaire de la Relation.
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Comment envisager une identité relationnelle ? Comme l’a proposé Glissant, on pourrait dire ceci : je ne me définis pas en opposition à toi mais dans ce mouvement où j’entre en relation avec toi ; ce mouvement où je me change en échangeant avec toi sans rien perdre de ce que je suis. C’est par ma capacité relationnelle aux autres que je construis ma définition de moi-même, et cela ne me détruit pas pour une raison essentielle : c’est qu’il faut introduire le changement comme principe vertébral des identités neuves. Elles ne seront plus stables mais à la fois fluides et permanentes, comme ces fleuves qui vont sans cesse en demeurant ce qu’ils sont dans une transformation inarrêtable. Elles ne seront pas monolithiques : le « moi » se construira dans une complexité mieux consciente des potentialités internes à chaque individu ; et le « Je » naviguera peut-être sur l’archipel des « moi », en une unité d’autant plus riche et ferme qu’elle est consciente de sa diversité multidimensionnelle. Entre la continuité du « Je » et les discontinuités du « Moi », le « Moi-Je » sera une conscience étale en archipel.
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L’idée d’universel visait à trouver les invariants de l’infinie diversité des humanités. Mais elle a toujours transmis, favorisé les valeurs des forces les plus puissantes, l’idée du même, de l’identique ou du semblable. L’idée de Relation que porte Glissant ouvre infiniment, sollicite le tout-possible des différences, se réalise en lui. C’est pourquoi nous aimons le mot Diversel : il concentre l’indéfaisable unité-diversité, ce magnétisme que seule peut saisir la Relation.
Le lieu de la Relation est l’imaginaire. C’est l’imaginaire qui détermine ce que l’on reçoit de la vie à chaque instant. C’est lui qui confère au réel la stabilité que nous en percevons. Avec l’imaginaire instruit en Relation on change l’instant, sa saveur, son passé, son à-venir, on change le monde : on lui restitue sa fluidité et son renouvellement constant, son imprévisible, et on confronte son impensable.
L’absence confère aux livres de Glissant une curieuse résonance. Ce que je sais déjà n’en finit pas de m’étonner et de me précipiter dans de pensives admirations. L’obscur chemine en prophéties et en éclats. Une solennelle lumière s’empare de chaque mot, et le grave sur un grand marbre de résonances très fluides et très vivantes. Un immense vivant est passé parmi nous.
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« Ô multiple et contraire ! ô Mer plénière de l’alliance et de la mésentente ! toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la mansuétude ; la pureté dans l’impureté et dans l’obscénité – anarchique et légale, illicite et complice, démence !… et quelle et quelle, et quelle encore, imprévisible24 ? » chantait Perse en regardant la mer. Ou encore, dans Vents : « Hommes imprévisibles. Hommes assaillis du dieu. Hommes nourris au vin nouveau et comme percés d’éclairs. » « Nous avons mieux à faire de leur force et de leur œil occulte. » « Notre salut est avec eux dans la sagesse et dans l’intempérance. »
Glissant établit une distance entre imprévu et imprévisible. L’imprévu serait un événement, un surgissement, un déraillement jailli des fixités d’un système, un résultat surgi des failles d’une orgueilleuse vérité, mais jamais de l’imprévisible lui-même. Ce dernier serait cette esthétique qui nous permettrait de demeurer debout, d’agir et d’espérer dans ces flots d’imprévus qui nous assaillent, nous sidèrent, nous stupéfient, et qui bouleversent nos vieilles assises. La Relation exige cette esthétique de l’imprévisible, de l’inconnu, de l’incertain, de l’impensable. C’est de là qu’à dû surgir, comme le propose Glissant, « ce grand poème né de rien », dont a parlé Saint-John Perse.
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Carnaval terminé, l’austérité commence. On ne danse plus, on ne baille plus musique ni bacchanale. Comme une pause avant le déraillé des Grandes Vacances. Certaines boîtes de nuit essaient de passer outre, mais ça ne prend pas vraiment. Nous conservons encore un peu ces structurations invisibles.
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Ernest Pépin me rappelle de mémoire ce que disait René Char : L’art est une blessure qui devient lumière… Le talent rend insupportablement conscient. C’est sans doute pourquoi Césaire a soupiré : le décompte des décombres n’est jamais terminé… Et Glissant : La poétique ne vient pas en rêvasseries hélantes, elle est la lucidité germée des profondeurs. Lucidité tremblante cependant. Ce tremblement, c’est tout ce qui se souvient de la blessure et qui tente de conserver sa terrible ouverture, son alerte, son péril.
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La saison nous offre les dernières mandarines, les ultimes oranges. Le soleil triomphant fait exploser leurs sucres. Juin nous ramènera la pluie et les premiers mangots, les quénettes, les pommes d’eau… Ces fruits dont les marchés regorgent nous impriment un rythme germé des graines et du profond. Leurs saveurs nous réinstallent charnellement (mais de moins en moins) au pays, laissant notre conscience à son hypnose mortuaire et ses plaisirs consommateurs.
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Ce mot de Char en Feuillet 207 : L’involonté. Sans doute cette contrée sans horizon (dans cette ample proximité avec toutes choses, qu’a évoquée Césaire) où doit s’ébattre l’Écrire. Une disponibilité.
Face à la mondialisation capitaliste, Glissant tentait de s’installer en cette mondialité qu’il définissait comme « un art et une intuition du mouvant et du global tels qu’elle les constitue elle-même, et dans lesquels il nous est donné de vivre et de créer ». Toujours l’imprévisible.
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Soleil. L’après-midi est ban de chaleur fixe. Les siestes sont inutiles. On en sort accablé. J’aimerais apprécier cette lumière cristalline qui déprime les feuilles vertes. Les anolis se sont serrés. Les colibris aussi. Seuls les flamboyants et les bougainvilliers s’en sortent. Ils éclatent en couleurs arrogantes. Les petites herbes sont mortes, elles ont fait paille et terre. Je vis à l’économie, gestes lents, déplacements stratégiques, culte aux ventilateurs. Tenter de survivre cagou jusqu’à la pluie. C’est la poussière qui règne. Je me murmure souvent cette belle ligne de Césaire : Comme si l’enfer n’était pas précisé par cette fournaise solaire assez peu ingénue…
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La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. En pleine guerre, Char n’avait pas le sentiment d’écrire de la poésie. Il s’était pourtant réfugié dans ce qu’il y avait de plus essentiel en lui. C’est pourquoi l’écriture des Feuillets, même dépourvue d’intention poétique, va frémissante (fugitive, aveugle, émotionnelle) en poésie. Le colt bouleversait la main nue.
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Pour Glissant, la Relation est la frontière fondamentale. La frontière fondamentale (qui donne saveurs à la présence de toutes les autres) n’est rien d’autre que le passage ouvert vers l’inconnaissable, l’inatteignable du Tout-Monde. Il disait aussi : la poésie est le seul récit du monde et elle discerne ces présences et elle rajoute aux paysages et elle révèle et elle relie les diversités et elle devine et nomme ces différences et elle ouvre tellement longuement sur nos consciences et elle ravive nos intuitions.
La Poésie est une des énergies de la Relation.
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C’est Moi, laminaire qui me revient le plus souvent entre les mains. J’aime ce Césaire-là, toute cette matière humaine, sensible, profonde, mélancolique ou douce, d’où s’élève la puissance du verbe. Pour Perse c’est Anabase, parfois Éloges, parfois Exil ; pour Glissant c’est presque toujours Malemort, et l’archipel des grands essais. Mais j’ai toujours conscience de la totalité grandiose que constitue leur œuvre.
« La pensée archipélique, nous dit Glissant, convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons25… »
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Quand on monte vers le nord par la côte caraïbe, surgissent les pointes des Pitons du Carbet ou la majesté de la montagne Pelée. Il est rare de les voir sans un chapeau de nuages, et quand ils ne l’ont pas on peut penser qu’ils vous saluent. Césaire a dû les observer longtemps : J’habite le plus souvent le pis le plus sec du Piton le plus efflanqué – la louve de ces nuages… Une autre manière de voir qui vous transforme le paysage.
Dans le Cahier, Césaire s’écrie en regardant autour de lui l’œuvre colonialiste : … ce pays sans stèles, ces chemins sans mémoires, ces vents sans tablettes… ! L’Afrique sera un peu pour lui le moyen de remplir cet espace de stèles, de mémoires, de tablettes. Glissant, lui, verra toute la béance d’un pays sans arrière-pays, sans épaisseur historique et mémorielle, mais il explorera justement ces chemins sans mémoire et ces vents sans tablettes pour tenter d’y surprendre des tables inattendues, des stèles restées indéchiffrables, le foisonnement mémoriel insolite qui chemine malgré l’effacement des histoires sous la grande Histoire coloniale. Et c’est là qu’il va ériger nos paysages comme de véritables monuments mémoriels. Les arbres. Les fleurs. Les mornes. Les ravines et les hauts. La mer elle-même deviendra le sanctuaire d’une mémoire partagée par toute la Caraïbe. Face à ces mémoires d’un genre nouveau, Glissant va recourir à l’idée de la Trace. Là où les histoires, les mémoires demeurent indéchiffrables pour l’historien, commence la Trace : ce qui témoigne atteste signe et signale, rappelle, érige, raconte, lie et relie le rapport à notre entour aux clairvoyances devenues poétiques.
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Il n’y a pas de roman historique, il n’y a que réalités revécues par la sensibilité du romancier. Des situations existentielles qui avalent ou explosent un contexte historique et lui confèrent un sens nouveau, et mieux : une signification. L’historien ne peut s’aventurer là. Glissant appelait cette approche une vision prophétique du passé. Les artistes seuls.
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Une envolée s’immobilise en fougères arborescentes et gracieusement salue en inclinant leurs ombrelles à peine frémissantes… Césaire empruntait souvent la route de la Trace au cours de ses promenades. Toute la splendeur tropicale se dresse de part et d’autre de la route. De l’humide indistinction verte, pleine d’ombres et de lumières, le regard n’accroche que le jaillissement des bois-canons, les courbes lentes des bambous, toutes les sortes de fougères, l’omniprésence des mousses et des plantes épiphytes. On pense alors à Perse qui évoquait ces arbres trop grands, las d’un obscur dessein, qui nouaient un pacte inextricable26… Et dans l’emmêlement végétal, dans cette dentelle de noirceurs et d’éclats, on comprend mieux cette fulgurance : Et l’ombre et la lumière alors étaient plus près d’être une même chose…
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Il y a des volcans pieux qui élèvent des monuments à la gloire des peuples disparus… C’est vrai qu’à découvrir, surplombant la ville de Saint-Pierre, la majesté verte de la montagne Pelée (une splendeur qui fait oublier qu’il s’agit d’un monstre volcanique), on ne peut que penser à un hommage rendu aux milliers de disparus de la ville martyre. Cette transmutation de l’entour, Glissant la pratiquait aussi en affirmant que les paysages sont nos seuls monuments, c’est tout histoire… Et il s’exclamait souvent : J’espère en la parole des paysages ! Quand elle se voulait concrète, sa vision du Tout-Monde se traduisait par un vaste emmêlement de paysages, forêts et déserts, pierres et sables, ravines et petits prés, cactus et magnolias, mangroves et vieilles steppes… la totalité de la biosphère saisie par ces impalpables liaisons où les pays font paysages, où les paysages deviennent d’inattendus pays, où les pays font monde.
Le Tout-Monde nous offre ceci de très palpable : une vision concomitante, quasi instantanée, emmêlée, chaotique, de tous les paysages possibles. Il n’y a plus d’altérité totale, en voyage ce qui nous étonne ce ne sont pas les paysages (on les reconnaît), mais l’infinie richesse des gens et des personnes, donc de nos relations à elles.
L’unique altérité qui nous reste à confronter, et pour une fois sans voile et sans béquilles : l’impensable.
La Toscane, le Diamant, Carthagène… Tous ces paysages que Glissant aimait constituaient une sorte d’arbre relationnel qui le reliait à de multiples lieux de par le monde. L’arbre relationnel peut accueillir des fleurs, des arbres, des musiques, des peintures, des sculptures, des films, des photos, des amours, des haines, une trame de relations sensibles qui dessine une expérience toute singulière, et qui dans l’individuation généralisée nous désigne une personne. Le vieil arbre dit généalogique n’a plus grand intérêt, ou ne dit plus grand-chose qui soit déterminant. En dressant les arbres relationnels de Césaire, Perse, Glissant, on serait étonné de leur profusion et de leurs emmêlements réciproques. De leur fraternité née d’une multiplicité de genèses et de sources, sans papa partagé ni manman identique.
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Pour son arbre relationnel, dans son roman Sartorius27, Glissant a inventé un peuple invisible : les Batoutos. Nous avons passé des heures joyeuses à essayer de repérer autour de nous des Batoutos. Difficile. Peuple de la Relation, venus d’Afrique, éclaboussant le monde, tombés de la géhenne de tous les passés, initiés à tous les futurs possibles, ils ne correspondent à aucune valeur ou comportement déjà connus. C’est ce qui les rend invisibles à qui ne comprend rien à la Relation. Ils sont plus nombreux qu’on ne le croit, mais beaucoup moins qu’on ne l’espère. Je ne me souviens pas lui avoir demandé si Césaire et Perse étaient des Batoutos.
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Les mémoires raturées de la présence amérindienne et des douleurs esclavagistes se sont réfugiées dans les terres, les pierres, les paysages d’ici. Très souvent les fortes pluies font apparaître des os. Pendant longtemps, les esclaves se voyaient enterrés n’importe où. Césaire (tout comme Glissant) y était attentif : … et que dure chaque meurtrissure, passer mais ne pas dépasser les mémoires vivantes28… et plus loin il ajoute : … de tout paysage garder intense la trace du passage… Ce rapport à ces présences perdues, ce sensible des mémoires raturées, cette présence des absences (les Traces !), est une des plus complètes initiations aux divinations du Tout-Monde. Mais elle n’ouvre à aucun avantage : face à l’inconnaissable du Tout-Monde nous sommes tous autant que nous sommes désarmés, et tous, nous devons devenir de très jeunes poètes. « Nous sommes tous jeunes dans le Tout-Monde29 ! »
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Glissant en donnera cette définition dans le Traité du Tout-Monde : Pour la première fois les cultures humaines en leur semi-totalité sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescences de réaction les unes avec les autres. Perse a navigué dans ces effervescences, il en affrontera la terrible démesure, et Césaire tout autant qui s’écriera dans un de ses poèmes : … je suis le monde !
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« De même que c’est en notre mémoire que le poème se commue, de même est-ce en la mémoire (l’histoire) du pays antillais, inscrite dans les roches et la terre offensée, que la beauté perçue par un seul irradie à la fin en connaissance partagée30. »
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C’est l’immense photographe M. Jean-Luc de Laguarigue qui m’a fait redécouvrir ce beau vers de Césaire : … passer mais ne pas dépasser les mémoires vivantes… J’imagine Césaire en longue contemplation de ces paysages qu’il affectionnait, de là devait surgir sinon des visions mais ces mots autour desquels allaient se cristalliser un poème, une strophe, une chute… On dit qu’il griffonnait sans cesse sur des bouts de papier qui traînaient n’importe où. Ici, le paysage paradisiaque efface le pays, et face à cette beauté saisissante, tellement variée, des forêts, des côtes, des montagnes, des grands arbres, Césaire (qui jamais n’a chanté nos hautes splendeurs paysagères) s’efforçait d’y capter la mémoire vivante ; de considérer la Trace insoupçonnable, celle qui donne un sens particulier à une sensation, un éther d’émotion qui ravive un souvenir, qui soulève un vieux limon de mots et de formules, lesquels alors se mettent en branle, cheminent en lui jusqu’à l’imprévisible événement du poème… c’est sans doute comme cela qu’il se tenait debout au long fil des journées.
« Mais à la vérité, nous dit Glissant dans son roman Le Quatrième Siècle, ce qui flottait au ras de l’herbe argentée par le vent ou entre les souches pourrissantes qui cadraient la mousse sous les ébéniers, c’était la clameur tue, rentrée non seulement dans la gorge et l’épaule éventrées de Liberté Longoué mais plus à fond dans la terre elle-même… C’étaient le cri et le murmure étouffé dans la nuit des cases… »
Et dans L’Intention poétique, cette envolée célèbre : « Passionné-ment vivre le paysage. Le dégager de l’indistinct, le fouiller, l’allumer parmi nous. Savoir qu’en nous il signifie. Porter à la terre ce clair savoir… »
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Dans l’imaginaire relationnel du Tout-Monde il n’y a pas de conquête, il n’y a que de la connaissance, ou mieux : de la relation. C’est pourquoi Glissant aura cette belle formule dans La Cohée du Lamentin à propos des créatures, monstres et lieux sidérants qui peuplent l’imaginaire occidental : Ulysse les vaincra tous, c’est-à-dire qu’il les connaîtra. Et, parlant de la pensée du tremblement, il dira que c’est une manière de « connaître l’inextricable sans en être embarrassés31 ».
Connaître c’est aussi naître à quelque chose, et aussi naître ensemble.
Pour Glissant, si l’incertitude provoque toujours un manque, l’incertain suscite toujours une ouverture. Innombrables sont nos voies et nos demeures incertaines, dira Perse. Ou encore : Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. La part que prit l’esprit à ces choses insignes, nous l’ignorons32… Ou mieux, plus loin : Et du côté des eaux premières me retournant avec le jour, comme le voyageur, à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante, voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu’à des langues très lointaines, jusqu’à des langues très entières et très parcimonieuses… Même la somptueuse Anabase n’ouvre devant ses conquérants et bâtisseurs que les splendeurs de l’incertain – l’incertain à vivre, à continuer, à éventer sans fin comme l’aire d’un grand aigle vagabond…
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J’aime cette attitude du Capitaine Alexandre (René Char) et de ses hommes : « Tout ce qui entrave la lucidité et ralentit la confiance est banni ici. Nous nous sommes épousés une fois pour toutes devant l’essentiel. » J’aime bien cette alliance de la lucidité, de la confiance et de l’essentiel. C’est ce lieu commun de l’essentiel qu’il nous faut surprendre entre nos trois entités.
L’énergie haute des grandes diversités génère un essentiel qui les accorde et les relie sans jamais rien confondre.
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« La diversité terrifie. Au fond, le raciste, c’est qui ? Quelqu’un qui ne supporte pas le mélange33 !…. »
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Ce qui fonde un poète, c’est avant tout sa différence. Son rapport singulier aux paysages de l’indicible et de l’inexprimable. Les grands poètes sont d’intenses solitudes. Ces solitudes solaires sont toujours dérangeantes pour nos classifications, elles bouleversent notre tendance à l’unité, notre faiblesse pour les conforts de la synthèse.
Nous avons peur des insolubles.
Dès lors, nous nous focalisons sur les ressemblances pour atténuer les variations. Ou alors, nous exaltons une différence pour mieux la juxtaposer à d’autres différences. La Relation nous enseigne pourtant que la brique du vivant, que la grâce poétique est faite de différences, irrémédiables. Que ces différences fondent l’intensité de leurs musiques sur les magnétismes, les aimantations, les contacts invisibles, une constellation de petites touches infimes. L’idée d’une mise en Relation travaille cette unité très impalpable sans laquelle le plain-chant de chacune de ces hautes solitudes ne saurait être atteint. J’écris avec eux, Char, Césaire, Perse, Glissant, éloignés et ensemble, dans cette région des sentiments que seules devinent mes intuitions.
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Glissant, cette âme vivante du monde, disait que le plein sens d’une œuvre ne se donne que dans la Relation. C’est par l’approche en Relation que les solitudes les plus solaires, celles de Char, de Césaire, de Perse, de Glissant, peuvent révéler leurs solidarités antagonistes, leurs écarts rassembleurs : leurs étendue et profondeur entrevues dans un même surgissement. Les lire ainsi, toujours.
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L’idée du Tout-Monde serait une manière de « réfléchir le monde en tant qu’il est inséparable de nos solitudes individuelles et collectives ». Cette totalité vivrait en nous de ses infimes détails.
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Tout un charroi de relations peut s’ouvrir dans un mot partagé, la trace d’une sensation, d’une image traversée, la raideur d’un écart, la sensibilité à un rythme ou une invocation. Et ces affinités – ces capillarités de la Relation – peuvent se montrer parfaitement éphémères, simplement utiles à l’éblouissement d’un instant de partage, aux fondations d’une belle séquence énergétique où se sera dessiné le spectre d’un contact, le souffle d’une alliance.
La mise en Relation (cette liaison magnétique) est rétive aux rapprochements généralisants. Elle est tremblante, légère, subtile, réversible, diffractée et infime. Sa fécondité provient de l’intensité des imprévisibles qu’elle suscite, des déplacements, combinaisons et dispositions nouvelles qu’elle suggère. Char. Césaire. Perse. Glissant. Tous se sont dits solitaires et solidaires. La haute autorité d’une solitude, sa plénitude – pour tout dire : sa beauté –, appelle, aimante, déploie des magnétismes qui sont toujours puissants. C’est la magnétique puissance de ces solitaires qui les rend solidaires.
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Les mettre en Relation c’est les placer malicieusement dans le devenir imprévisible de l’échange les changes du voisinage et des affinités. Serait bien inutile la mise en place d’une mosaïque de différences irréductibles, ou un tableau intégrateur de leurs hétérogénéités extrêmes. La mise en Relation n’ambitionne que d’offrir à leurs irrécusables solitudes l’écosystème ouvert d’une autre mise en devenir. Ils vont changer en nous, changer pour nous, sans pour autant se perdre ou se dénaturer.
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Dès lors, ce n’est pas vaincre leurs solitudes, ni même les rapprocher, que de les mettre en relation comme je n’en finis pas de le faire dans mes lectures. C’est au contraire respecter leurs écarts, mettre en branle un devenir instable, imprédictible, de leurs affinités. De se trouver en furtive évidence, d’ainsi se rencontrer, ces affinités vont amplifier leurs potentiels de changes et d’échanges. Ainsi, la Relation n’ouvre qu’à l’imprévisible. Elle assure juste l’intempérie des magnétismes entre les différences. Elle invoque des émergences inattendues, de nouveaux champs d’inexprimables. Un mouvement qui, pour chaque œuvre, amplifie l’étendue, augmente la profondeur, en installe quelques motifs dans l’incertain d’une trame où seule gouverne la Poésie. Vivons Césaire, Perse et Glissant, dans le sillage de Char, ces magnétismes insaisissables, ces traces conjonctives, ces très probables entre-métamorphoses.
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La solitude égocentrique et close qui n’est pas un mode de la Relation relève des pathologies de l’isolement. L’éclat de tout solitaire vrai lève de ce qu’il reçoit de son écosystème et de ce qu’il lui donne. Dès lors, au cours de l’individuation généralisée, celui qui se retrouve plongé dans un isolement doit se construire sa solitude, c’est-à-dire : devenir une personne. J’ai imaginé Robinson Crusoé comme cela.
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La mise-sous-relation n’est pas la Relation. Elle n’est le plus souvent qu’une variation de la domination. Elle a constitué le mode du contact durant les colonisations et elle constitue la matière la plus active de la mondialisation économique et financière. Seule la mise en Relation, qui autorise les plénitudes, nous offre une chance de Relation.
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Il y a aussi ce vertige magnifique que pourrait introduire la formule suivante : une mise à Relation. Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Qu’est-ce que cela serait ? Nourrissantes questions. En tout cas, très glissantiennes dans leur indéfinition.
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La globalisation économique n’est qu’une mise-sous-relation. La mondialité de Glissant est le vœu poétique d’une mise en Relation. Le monde, immédiatement inconnu ! s’exclame-t-il dans Philosophie de la Relation. Il nous faut nous habituer à ces ouvertures brusques sur l’inconnu, l’impensable, presque l’en-dehors de ce qu’il nous est possible d’envisager ou de penser. Un décentrement de notre conscience. Une émulsion de cet océan de possibles que constitue notre inconscient. Une déroute des grands systèmes et des vérités fixes. Une errance vers l’inconnaissable du monde. Plus l’ouverture sur l’inconnu est vertigineuse, mieux l’œuvre est puissante, nécessaire et belle. Césaire, Perse, Glissant, beaux commandeurs des fastes de l’inconnu.
Le monde, immédiatement inconnu : cette révélation qui ne dévoile pas. Ce bond qui fait détour.
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La pensée de l’errance n’est pas l’éperdue pensée de la dispersion, mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance…, nous propose Glissant. Il disait aussi que l’errance était l’art de se méfier du point fixe.
Dieu seul sait combien Perse s’est méfié du point fixe (« Errants, ô Terre, nous rêvions… Nous n’avons point tenure de fief ni terre de bien-fonds. Nous n’avons point connu le legs, ni ne saurions léguer. Qui sut jamais notre âge et sut notre nom d’homme ? Et qui disputerait un jour de nos lieux de naissance34 ? »), et comment Césaire, du mascaret à l’algue laminaire, a toujours explosé le point fixe avec d’éruptifs galops, des ondulations fécondes ou d’immenses frissonnements.
Je souligne l’expression : des ralliements non prétendus d’avance… La Relation glissantienne reste inscrite dans les fécondités opaques de l’incertain. C’est pour la même raison qu’il réclamait pour tous le droit à l’opacité, que les lumières de la volonté et du soleil de la conscience, les échanges et les rencontres confrontent les brumes et les obscurités des accidents du tout-possible.
Je réclame pour tous le droit à l’opacité. Il ne m’est plus nécessaire de « comprendre l’autre », c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui 35…
Parlant de l’esthétique de Faulkner, il expliquait : « Il prouve que l’opacité est fondamentale du dévoilement ; que l’opacité, la résistance de l’autre, est fondamentale de sa connaissance ; que seulement dans l’opacité (le particulier) l’autre se trouve connaissable36. »
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Je retrouve cet extrait de Glissant dans un de mes carnets : Nous entrons à plein dans les imaginaires de la circularité ou de la spiralité, cette dernière chère à M. Frankétienne. C’est-à-dire que nos lieux, terrestres et marins, restent tout à la fois des centres et des périphéries, et que les vertiges qui s’y creusent, maelström abîme Léviathan, où les hauts arbres qui s’y élèvent, séquoias et mahoganis et chênes et poiriers et filaos et ifs solaires et acacias et flamboyants, ne sont plus là des dominants37… Belle Déclaration d’interdépendance aujourd’hui bien plus précieuse que ces Déclarations d’indépendance qui ont prévalu durant les décolonisations et de ces temps de libertés étranges qu’ils ont accouchés.