Les Mars, Avril.
La terre résonne, devenue pierre. Elle bâille sous l’œil vitreux des minutieuses chaleurs. Carême est là, dans sa messe immobile. Plus possible d’imaginer ce que peut être la pluie. La lumière est tranchante. Je doute malgré moi de l’existence des fraîcheurs et de l’eau. Tout le monde se réfugie en bord de mer où l’air du large s’égare encore…
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De René Char : Et je demeure là comme une plante dans son sol bien que ma maison soit de nulle part. Déjà l’ouvert enraciné du Lieu.
« Il y a des résistances concrètes à mener dans le lieu où on est. Tout le reste est Relation : ouverture et relativité38 », lui fait écho Glissant.
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La vie est Relation. Toute grande conscience est Relation. Toute vraie résistance est d’abord la beauté du faisceau des relations que nous établissons avec notre entour et avec l’infini du monde. Toute résistance est une pensée du monde projetée dans un éclat de vie. C’est dans la Relation que la trame secrète des infinis du monde a une chance de s’offrir aux désirs les mieux imaginants. Rien n’est vrai, tout est vivant, nous a chanté Glissant.
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La vraie résistance se tient toujours auprès de la gaîté, de la légèreté, de l’amour, de l’humour. C’est-à-dire auprès de ce que la vie a de plus vivant. C’est en se vivant pleinement que toute vie s’ouvre et ouvre à plénitude. C’est en vivant pleinement, au présent, que toute résistance chante la vie, se bat pour elle, et donc s’oppose aux atteintes au vivant. Et donc installe le goût de l’avenir. Ce n’est que parce qu’elle est vivante que la vraie résistance est totale. Césaire introduisait toutes ces notions dans sa définition de la poésie qui l’installe au cœur de lui-même et du monde39. Dans le Malemort de Glissant, l’humour, la légèreté fascine les vertiges du douloureux abîme. Et chez Perse, depuis les heures d’enfance jusqu’à la matière de sa demeure altière, la joie sera toujours majeure : « Un grésillement aux gouffres écarlates, l’abîme piétiné des buffles de la joie (ô joie inexplicable sinon par la lumière !)… Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! »
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La vraie résistance se tient toujours auprès du poétique, car la plénitude du vivant tend toujours à dépasser la simple survie, le prosaïsme de l’existence, les immédiates nécessités, pour s’émouvoir de l’élégance du vent ou du parfum d’un rêve.
Césaire a eu la vision d’un bon berger qui d’un bambou phosphorescent était capable de pousser à la mer un haut troupeau de temples frissonnants et de villes40. Ainsi, on reconnaît le signe d’une vraie résistance quand ses armes sont ouvertes à la danse, au rire, au chant, à la mélancolie, à la ferveur, à la musique, à la poésie, au trouble de l’émotion, aux libertés de la raison, à l’inutile, l’insignifiant, et au gratuit.
L’exploitation, le crime, la domination, le meurtre n’ouvrent jamais au poétique – sauf peut-être par le manque de plénitude et par l’urgent besoin de poétique qu’ils suscitent.
C’est une poésie d’action qui s’est engagée là41, pourra prétendre Perse.
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La vraie résistance reste toujours ouverte, ouverte à soi, ouverte à l’Autre dans ce qu’il a d’impensable. Elle reste aussi ouverte aux infinis du monde. C’est ainsi qu’elle relie, qu’elle rallie, qu’elle relaie, qu’elle relate tout ce qui était disjoint ; qu’elle n’oppose pas l’ordre au désordre, l’obscur à la clarté, l’irrationnel au rationnel, l’émotion à la raison, la mesure à la démesure… C’est ainsi qu’elle évite les pauvretés du dogme, le risque des certitudes, les ankyloses de l’idéologie, et qu’elle ouvre précieusement, en souplesse, à la complexité du réel et du monde relié.
C’est parce qu’elle est toujours ouverte, toujours complexe, que toute résistance est tremblante, toujours. Que toute résistance respire en Relation. Je retrouverai le secret des grandes communications ! dira Césaire. Quant à Perse, affrontant le grand âge, il s’écriera : « Grand âge, vous croissez ! Rétine ouverte au plus grand cirque ; et l’âme avide de son risque… Voici la chose vaste en Ouest, et sa fraîcheur d’abîme sur nos faces42… »
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Pour Glissant, il y a plus de désirs, de chemins et d’horizons dans le tremblement et la fragilité que dans la toute-puissance. Ce que formule Césaire ainsi : … les forces ne s’épuisent pas si vite quand on n’en est que le dépositaire fragile43… L’idée de la fragilité n’apparaît pas chez Perse, la puissance seule, totale, mille fois invoquée.
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La vraie résistance ne se contente jamais d’être contre, même si l’opposition immédiate (celle du généreux Rebelle) est toujours nécessaire, et toujours salutaire. Haut par-dessus son trouble, Perse parlait dans l’estime. Césaire, affrontant les crimes colonialistes, invoquera une liaison de son noir nombril au nombril même du monde. Quant à Glissant, son œuvre ne s’oppose directement à rien : elle ne fait qu’ouvrir infiniment de nouveaux horizons et d’autres manières du monde.
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Et donc : la vraie résistance fonde un ailleurs, elle dépasse le réflexe du Rebelle pour donner naissance au Guerrier. Le Guerrier s’oppose, non pas en renversant les termes d’une domination, ou en retournant les feux d’une oppression, mais en imaginant autre chose, un autre horizon, un autre monde. En levant l’insurrection d’un autre imaginaire. C’est pourquoi il n’y a de résistance véritable que dans et par la création. C’est pourquoi les guerriers les plus déterminants sont les Guerriers de l’imaginaire.
La création – je veux dire : l’œuvre ouverte en Relation auprès du beau, du gai, du poétique… – est ce qu’il existe de plus désirant de la plénitude du vivant. Donc de plus rapproché de la beauté. Et donc, de plus proche de ce que le passé et le futur comportent de plus précieux : le présent.
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La résistance du Guerrier est avant tout une œuvre, tant personnelle que collective. C’est en cela qu’elle est une origine ouverte. C’est en cela qu’elle transcende la simple genèse pour s’ériger en cette Digenèse dont parle Édouard Glissant. La Digenèse est une émergence qui ouvre à mille possibles dans le passé, comme dans le présent et comme dans le futur. Ces mille possibles nous préservent de la doctrine et du dogme, et nous installent dans ce que l’incertain, l’imprévisible, l’imprédictible, le toujours en alerte ont de régénérant. Seul le présent peut accueillir et déclencher le tout-possible.
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Toute œuvre véritable, personnelle ou collective, et donc la résistance du Guerrier, est au-delà de la victoire ou de l’échec, elle est en création, en devenir. Il faudrait penser l’œuvre, la résistance du Guerrier, comme une onde imprévisible, inarrêtable, pleine de pensables et d’impensables, de possibles et d’impossibles, de probables et d’improbables, pleine de nécessités de choisir, d’agir et de penser. Toute pleine de l’énergie d’une liberté. Quelle flore nouvelle, en lieu plus libre, nous absout de la fleur et du fruit ? demandera Perse dans Neiges.
C’est dans l’œuvre véritable que l’évolution et la révolution, et donc la résistance du Guerrier, commercent en Fondation.
Ainsi, toute œuvre véritable – je veux dire : toute résistance de Guerrier – invente le futur qui l’invente.
Les Feuillets d’Hypnos, le Cahier, Soleil de la conscience sont des actes de Guerrier : des proclamations de pleine humanité. Éloges de Perse aussi le sera d’une manière secrète : c’est pour Perse le point de départ, l’instant de l’envol vers le grand orgueil universel, sans gîte ni tanière, vers la pureté saline de la poésie. Dans ces décombres esclavagistes et coloniaux, cette vieille Habitation, il ramasse tous les grains de lumière, s’ingénie à parler dans l’estime, et à ne récolter que ce qui a nourri son impériale sensibilité. S’efforçant d’envisager toutes choses en disant qu’elle est belle, il fait le plein de son humanité avant de passer sa vie à l’inventer, à la hisser vers le plus haut envisageable, à l’éloigner le plus possible de la géhenne originelle : la distinguer.
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La Digenèse garde actives les sources mais efface les chemins. Glissant pensait que toute velléité d’un arbre généalogique qui remonterait jusqu’à l’Afrique serait une vue de l’esprit. De ce point de vue, le roman Racines d’Alex Haley lui a toujours paru une aimable plaisanterie. Césaire qui a si profondément chanté l’Afrique en lui, se voit forcé de reconnaître : … Rien ne sert d’explorer la Grande Fosse, d’inspecter tous les croisements, d’examiner les ossements de parent à parent, il manque toujours un maillon44… La Relation nous ramène à l’Afrique sans creuser de chemin.
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Césaire s’est montré extraordinaire en se plaçant d’emblée du côté du vivant. On se souvient de cette formule célèbre dans Soleil cou coupé : La faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent devenir ni une pierre ni un arbre.
On se souvient aussi de ces passages du Cahier inspiré des thèses de l’ethnologue allemand Frobenius :
Mais ils s’abandonnent, saisis à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du
[monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales…
Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées…
On pourrait dire qu’il s’agit d’une désertion senghorienne de la Raison, d’une posture animiste ou d’un romantisme écologique. Moi, je préfère considérer qu’il y a là l’instauration d’un rapport horizontal aux écosystèmes, aux biotopes naturels, et pour tout dire : au vivant. Césaire pressent que l’« Humanisme » qui veille depuis si longtemps à se couper de la nature, à se défaire de l’animal, pour ne considérer qu’une primauté de l’humain, mène à la catastrophe. Une catastrophe pas seulement écologique, mais à ces catastrophes qui ont donné naissance aux colonialismes, aux fascismes, aux camps de concentration, à toutes les atteintes multiformes au vivant.
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Lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre…
Ici, Césaire considère l’humain, non pas comme l’aboutissement vertical de tout ce qui existe de vivant sur notre terre, mais comme une possibilité parmi toutes les possibilités du vivant. Une stratégie parmi d’autres stratégies du vivant. Il sait déjà que la conscience humaine ne lui confère aucune primauté mais seulement l’immense devoir de veiller sur les équilibres du vivant. Il installe l’ardente nécessité de comprendre que nous sommes sur le même bateau, et que ce qui porte une atteinte indécente à la moindre parcelle du vivant porte atteinte non seulement à la dignité humaine, menace non seulement notre existence en tant qu’espèce, mais compromet ce que nous avons de plus urgent aujourd’hui, à savoir : la nécessité d’installer notre humanisation dans une horizontale plénitude du vivant.
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Il faut combattre cet humanisme qui porte atteinte à la biodiversité et aux grands équilibres de la planète. Cet humanisme qui se croit supérieur à tout le reste et qui suppose que le vivant n’est là qu’au service de son absurde expansion. Il faut craindre cet humanisme qui s’accommode de la condition faite aujourd’hui aux animaux d’élevage, à toutes ces masses vivantes soumises aux abattoirs de la consommation, et que nous traitons exactement comme les Occidentaux ont traité les peuples différents, depuis tant d’années, avec tant de malheurs et tant d’aveuglements. « Rien n’est vrai, tout est vivant ! »
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J’ai toujours pensé que Césaire s’était placé du côté d’une invocation de l’horizontale plénitude du vivant. Que c’est grâce à cette posture qu’il a su élever sa poésie (malgré les urgences tragiques qui auraient pu la dénaturer) à une fréquentation toujours haute, toujours altière, toujours noble et exigeante de la beauté.
« Choses vivantes, ô choses excellentes ! » nous a si bien dit Perse.
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La nuit mène contrebande d’arrière-fraîcheurs. Elles vont fantomatiques et se renforcent à mesure que le ciel prend le profond d’un violet de velours. La fraîcheur reste fragile, incertaine ; la nuit bâille de chaleur muée en une luminosité obscure.
Chaque surgissement de lucioles dans mon arbre à caïmites me ramène à Césaire. Ne pas désespérer des lucioles, s’était-il écrié, je reconnais là la vertu. Il répond à un proverbe créole qui affirme que les lucioles sont égoïstes, car elles n’éclairent que leur propre âme. On voit bien le souci du voyageur de nuit : il ne peut rien attendre de ces éclats qui illuminent sans lui éclairer une parcelle de chemin. Mais le poète les voyait autrement, et refuse de les fixer flambeaux. En combattant la stupeur de l’air, les lucioles communiquent par hoquets d’essentiel la force de refuser, l’axe d’une reconversion à ceux qui ne désespèrent pas.
Glissant écrivait de nuit, ce qui le rapprochait, disait-il, d’une mise en relation à la totalité du monde. Perse qui connaît cette approche va chanter : … comme un nid de Sibylles, l’abîme enfante ses merveilles : lucioles45 !
Char, insomniaque, a su établir un étonnant rapport avec la nuit qu’il se mit à explorer en traits, encre de Chine, couteaux, gouaches, dessins, sur du carton ou des écorces de bouleau. Il en fit quelque chose de talismanique, « sur la ligne hermétique de passage entre l’ombre et la lumière », entre la lisière du concret et l’orée (fulgurante) de la connaissance. Dès lors, il lui sera possible de murmurer : L’éclair me dure.
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Entre eux, les dialogues et communications sont multiples, les touches sont nombreuses, les influences sont certaines – seule l’hybridation sous une quelconque bannière monolithique se révèle impossible. Ne nous demeure que la mise en Relation qui, elle, fonde une convergence ouverte entre les écarts, les lignes de fuite et les irréductibles. Dès lors, pour ces princes qui, durant toute leur vie, ont confronté l’inexprimable, et l’indicible, il nous faut envisager une mise en relation où l’obscur, l’inexprimable et l’indicible se maintiennent, agissent, interagissent et nous éclairent ainsi. Nous les dérobent aussi.
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Communiquer par hoquets d’essentiel… Césaire accordait aux lucioles la plus haute des facultés poétiques : exprimer l’indicible, qui est notre essentiel.
Glissant plaçait cette poétique dans le délire verbal de certains de ses driveurs, poètes souffrants : « L’homme voyait par saccades ; ça fourmille dans sa gorge. Ni ouvrage tranquille, ni enquête minutieuse, mais un débouler de feu46… »
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La nuit danse sans cesse parmi eux, et avec elle, près de la haute conscience, l’esprit magique, et l’intuition de l’impensable, et la confrontation d’un impossible. Les trois se nourrissent mutuellement dans les défis que leur posent les indicibles, les inexprimables : la Poésie.
Perse se situait, lui, « parmi toutes choses illicites et celles qui passent l’entendement47 »…
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L’impensable, cet en-dehors de ce qu’il nous est possible de concevoir, est le vertige matriciel de toute création, forme ou pensée.
Il est l’informe générique de la forme, l’indicible du dire, le paysage de l’invisible.
Il est ce vertige qui surplombe l’un et le multiple, le divers, le vivant.
Il est ce choc inaugural qui, sinon l’immense déroute mentale, nous force à significations.
C’est parce que l’impensable est là, parmi nous, autour de nous, que la poésie est inaugurale et qu’elle reste si précieuse.
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Ce qui rapproche l’art de la pensée véritable, l’écrivain du philosophe, le plasticien du musicien, c’est leur rapport à l’impensable comme compagnon et fondement même de toute notre existence. En face de l’impensable les grands artistes ou les grands philosophes, les poètes encore moins, ne prennent jamais la fuite, ou alors ils le font sans baisser le regard, dans une incandescence de beautés pathétiques qui laissent béante, et donc féconde, la tragédie.
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Dans la confrontation à l’impensable, l’art (dans ses religions) a précédé la pensée, et la pensée l’a libéré ; mais quand cette dernière défaille, l’art peut œuvrer encore, par des forces et des formes. Dès lors, un vrai philosophe est toujours un artiste, très souvent un poète, et toute la philosophie fait masse ensoleillée chez les monstres de l’art.
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L’œuvre d’art est ce qu’il existe de plus attentif à l’impensable de l’être.
Et donc : point d’art, point de poésie, point de pensée, sans un courage infini et une lucidité qui, toujours au bord de la déroute, ne désespère jamais.
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La démesure de l’impensable force à l’ellipse et la sobriété, à la condensation extrême qui fréquente presque l’énergie dense d’un tag. Mais elle peut aussi ouvrir très large, non à la manière des fresques monumentales, mais dans l’amplitude informe des grands souffles d’alizés où s’enivrent les oiseaux migrateurs. Elle peut aussi se laisser prendre par un créateur immobile en son lieu, en sa langue, en son imaginaire, qui trouve démesure dans l’instant et dans les petits riens.
Char a cette puissance : ellipse et sobriété.
Césaire passe de l’énergie d’un mot à l’amplitude extrême, puis il resserre jusqu’à la fulgurance. Perse est un grand souffle, frappé d’éclairs qui valent toutes les concentrations. Glissant se méfiait de toute inspiration, son effusion était solaire.
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La Relation se tient en chacun d’eux, là où s’ouvre le seuil des élans, des générosités, des volontés et des départs, dans le double mouvement d’une appartenance et d’une étrangeté très singulières au monde. Ce que Glissant appelait : la vision du fils et le regard de l’étranger.
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Devant leur entité, on éprouve l’intuition d’une unité multiple, paradoxale, qui fait que ce qui les sépare très souvent les unit. Ainsi, le gouffre du bateau négrier, la damnation esclavagiste, le trouble mélange des créolisations, les manières et les ruses pour se saisir du monde… Quant à ce qui les unit, la Poésie, elle les diffracte en de hautes solitudes : fils glorieux toujours, étrangers volontaires.
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La Relation a son sacré, ses légendes, ses mythologies. La force des origines y est à l’œuvre mais elle déploie des horizons et suggère des futurs. Césaire, Perse, Glissant se sont fondés dans des légendes et des mythologies. Tous ont pris les accents de l’épique fondateur. Le Cahier d’un retour au pays natal a fondé des légendes et des mythologies, et pour bien des sensibilités il accède aux échos d’une genèse ou d’un mythe fondateur. Perse, de son pseudonyme jusqu’aux fictions de sa Pléiade, en a fait tout autant, et le ton de son œuvre touche au vertige des grandes incantations. Dans l’œuvre de Glissant, un foisonnement de symboles, de légendes, de mythologies très intimes ont tissé l’énigme d’un espace fondateur où la silhouette première n’est rien d’autre que la sienne en face du chaos-monde. Ils se sont inventés – voire récités au sens créole du terme – pour parvenir aux amplitudes d’un univers.
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« Son affaire n’est point la couvée mais le vol, et d’aller ! ô d’aller… Comme celui qui dit d’une œuvre et de soi-même : je n’ai plus soin de vous… et d’aller, et d’aller… » Dans ce verset de Perse on retrouve l’errance qui oriente Glissant, sa mise en devenir qui guette en toute jouvence l’imprédictible des devenirs. On y devine aussi cette manière césairienne d’habiter le basalte sous forme de mascaret, ou encore d’habiter une blessure sacrée – ici, par le sacré, la blessure se fait immense ; et l’immense, inépuisable.
Perse : … ô voyageur, sur les eaux noires en quête de sanctuaires, allez et grandissez plutôt que de bâtir… Cette grandeur qui se maintient dans l’en-allée constante trouve de beaux échos dans la poétique de l’errance chez Glissant. L’errant, qui n’a de but et d’intention que son unique errance, s’oriente ainsi, disponible au tout-possible du monde dans une exacte intensité.
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Cette Caraïbe – dévoilée par Césaire comme espace de souffrances coloniales et d’éclatements (îles cicatrices des eaux, îles évidentes de blessures, îles miettes, îles informes, îles mauvais papier déchiré sur les eaux, îles tronçons côte à côte fichés par l’épée flambée du soleil…) –, Glissant la visionne en Antillanité. L’éclatement douloureux devient la précieuse diffraction d’un archipel à naître, et la configuration annoncée d’une manière de penser et d’un nouvel imaginaire. Perse, homme d’Atlantique proclamé, n’en retiendra que la haute mer, entre ces cayes, nos maisons… Le mot « caraïbe » est absent de son œuvre.
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Parlant de la Caraïbe, dont le monde a encore une vision si folklorique, Glissant dira : Si nous voulons saisir les principes d’une telle diversité, tressée comme dans un même panier, emmêlée avec une sorte d’emportement, il nous faut rassembler tous les possibles de la connaissance et les soumettre à la puissance convergente de l’intuition. L’analyse traditionnelle ne suffira pas ici48…
Et plus loin : … ainsi la Caraïbe pour nous est un cercle qui s’élargit et un écho venu de la terre ferme et infinie, un roc et un tourbillon, une montagne et un vent, un esprit distinct et une force nue inséparables, des îles et tout aussi bien des continents, une préface à un Monde nouveau… L’emmêlement des imaginaires produit par la créolisation américaine y a emmêlé les paysages et les perceptions, l’esprit caribéen connaît les continents et sait la force ouverte des îles, il navigue dans les langues, accumule les rituels et les dieux, les genèses et les mythes, mobilise les manières qui proviennent de partout, reflet de bien des sources précipitées dans autant de deltas… produit de la Créolisation, la Caraïbe n’ira à plénitude que par la mise en œuvre d’un imaginaire de la Relation…
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Là où Césaire psalmodiait « Désastre, désastre parlez-m’en du désastre… » Glissant proposait : Digenèse. La Digenèse est au cœur du désastre originel : son vivant. Le gouffre du bateau négrier nous a fait naître (nous et toute la Caraïbe) aux fluidités des relations entre tous les possibles. Perse, lui, sans jamais le nommer, s’est contenté de fuir (et même de conjurer) ce big bang initial qui lui semblait ouvrir à bâtardise…
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« Les arbres qui vivent longtemps secrètent mystère et magie49 », a murmuré Glissant.
À force de regarder les arbres, Césaire pouvait, disait-il, devenir un arbre. Il était capable aussi de devenir un Congo bruissant de forêt et de fleuves. Il rejoint ainsi cette poétique errance par laquelle Glissant (pour signaler le rapport de tout à tout qu’instaure la Relation) va emmêler les paysages, le sud, le nord, mêler et s’emmêler aux expériences des peuples, aux proliférations de leurs imaginaires. Sans jamais nous fixer ce qu’était le Tout-Monde, de son œuvre, sa vie même, il en faisait matière. Perse, lui, désincarné ou sublimé de mille éclats, tiendra l’inventaire des grandes gestes pionnières, des océans, des pluies, des vents, des connaissances du sel et des pistes sans traces d’une explosion d’oiseaux. Il y a là trois manières d’une relation à l’Autre – mais l’Autre ici devient toutes les forces, toutes les présences, toutes les beautés, de l’écosystème Terre. Je vois, dans leurs écarts, la convergence de l’horizontale plénitude de leur être, de leurs étants, dans le vivant du monde.
« Un arbre est tout un pays, et si nous demandons quel est ce pays, aussitôt nous plongeons à l’obscur indéracinable du temps, que nous peinons à débroussailler, nous blessant aux branches, gardant sur nos jambes et nos bras les cicatrices ineffaçables50… »
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Se déployer vers le secret, s’ouvrir à l’obscur, fixer l’impensable, invoquer la beauté. Leur cheminement commun. La grande vision ne dessine pas un autre monde : elle soulève des invisibles mais ne les dévoile pas. Perse nous le dit ainsi : « Je m’en vais, ô mémoire ! à mon pas d’homme libre, sans horde ni tribu, parmi le chant des sabliers, et, le front nu, lauré d’abeilles de phosphore, au bas du ciel très vaste d’acier vert comme en un fond de mer, sifflant mon peuple de Sibylles, sifflant mon peuple d’incrédules, je flatte encore en songe, de la main, parmi tant d’êtres invisibles, ma chienne d’Europe qui fut blanche et, plus que moi, poète. »
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Qu’elle soit chamanique comme celle de Césaire, hiératique comme celle de Perse, proliférante en étendue et profondeur comme celle de Glissant, la Relation est là, déconstruisant les humanismes insulaires, et nous dressant le signe à déchiffrer d’une horizontale plénitude du vivant. Le rien n’est vrai tout est vivant qu’a énoncé Édouard Glissant se retrouve récité dedans ces trois manières.
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Césaire, dans Moi, laminaire, décrit ainsi une de ses journées de vieillesse : … de la vermine, un ordinaire de mouches, un obsédant baiser de ravets… Je me souviens de ces ravets qui nous grignotaient durant la nuit le sucre lové au coin d’une lèvre mal lavée… Dénoncés par la petite blessure, nous menions sous les reproches une journée accablée… C’était légende.
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Ce qui fait Relation dans le mouvement de la Négritude, c’est la brisure des ferrures colonialistes qui nous plaçaient « sous-relation », dans l’implosion d’une sidérante aliénation. Cette plongée ascendante dans la damnation nègre (déni de lumière, déni d’humanité) est aussi une dissémination salutaire : la semaille revendiquée des misères nègres et de leurs persistances nous ramenait une autre géographie du monde. Face au « monde blanc colonialiste », le « monde nègre » était d’abord un autre monde, en devenir sur le terreau des autres misères et des autres oppressions.
Ce mode de la Relation (refus de la domination, rejet du déshumain, illumination de la damnation, fertilisation des déchéances) est à la base de celui de Glissant qui jamais ne sera orgueilleux, dominateur, jamais érigé en système, ni ramassé sur une quelconque dimension nègre autrement que par l’acceptation de l’obscur, de l’humilié, de l’oublié, de l’invisible et de l’imprévisible des mutations du monde en globalisation.
Perse, lui, fuyant le trouble bâtard des créolisations, élira un mode de la Relation dans l’éternel d’une francité, l’élévation obstinée à hauteur des forces primordiales, de l’inventaire du tout possible humain, et bien sûr de la grande Anabase des découvertes et des conquêtes. Mais ses conquérants, ses princes, ses reines, ses bâtisseurs ne s’arrêteront jamais. Les villes ainsi fondées ne seront jamais des aboutissements mais les étapes d’un grand aller. Les vieilles aires devront être éventées. Et par le seul triomphe d’une puissance poétique, il saura lui aussi fixer l’inconnaissable inatteignable du monde dans la célébration de cet homme très étrange, ce très-humain dont l’unique emploi sera de longtemps contempler une insolite pierre verte.
« … et l’homme de nul métier : homme au faucon, homme à la flûte, homme aux abeilles ; celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix, celui qui trouve son emploi dans la contemplation d’une pierre verte ; qui fait brûler pour son plaisir un feu d’écorces sur son toit ; qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes, qui s’y couche et repose ; qui pense à des dessins de céramiques vertes pour des bassins d’eaux vives51… »
Glissant adorait cet homme qui contemplait une pierre verte, sans doute y voyait-il un batouto.
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Dans le poème Annonciades52, Césaire évoque un imprévu de papillons… On imagine bien l’effet de ce beau surgissement. Dans mon enfance, les papillons constituaient un ordinaire des raziés et savanes. Aujourd’hui, dessous la catastrophe des pesticides, en apercevoir relève de l’événement. L’apparition de quelques-uns ensemble serait vraiment un « imprévu » grandiose, comme une dilatation des étouffements et d’un lot d’étroitesses…