Les Mai, Juin, Juillet.
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Aspirés par les premières pluies, les crabes-mantous sont remontés. Bleus, énormes, mordants, poilus, épais. Ceux qui les piégeaient se sont régalés. On les croit régulièrement éteints, et ils réapparaissent de temps en temps en force, comme s’ils avaient proliféré dans un secret de la terre. C’est pourquoi je ne désespère pas tout à fait du pays. Si les mantous s’en sortent et resurgissent de temps à autre avec tant de vigueur, pourquoi pas nous, tout à l’heure, un de ces jours ou demain ? Il y a certainement quelque part une prolifération qui s’arc-boute et que nous ne savons pas voir.
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Là où Perse (sans accepter de filiation directe) va se raccrocher à de glorieux conquérants, Césaire, riant de ses anciennes imaginations, va abandonner toute généalogie prestigieuse :… nous n’avons jamais été amazones du roi de Dahomey ni princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers53… Il s’installe dans tout l’obscur d’un continent, toute l’épaisseur d’une simple et pleine humanité. Il affirmera même dans un autre poème, loin de tout arbre généalogique, « remonter toute la sinistre épaisseur des choses ». Une Afrique symbolique donc, tout autant que le grand Occident, ou cette « chose française » chantée par Perse, et tout autant que le Tout-Monde qu’explorera Glissant : les poètes habitent le monde en s’inventant leur propre région qui leur assure et le possible et l’impossible.
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L’acte est vierge, même répété. C’est le Capitaine Alexandre qui parle. Il est à vif. Il découvre et redécouvre à chaque instant et le monde et les hommes. Sa main est toujours aussi moite sur le colt. Son cœur bat à chaque assaut. La peur est là qui rôde, de jour comme de nuit, intacte. Il devine à quel le point le regard qu’il porte sur l’existant est aussi aiguisé que celui du poète. Le poème est vierge, même répété.
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« Il me suffirait, écrit Césaire, qu’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’en toi je découvre à même distance de mirage – mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme – la terre où tout est libre et fraternel, ma terre… » Là aussi cette imposition d’un ailleurs sur la terre souffrante, un pays hors-pays, une autre région insoupçonnée du monde, un site d’Atlantique sans rives, sans langues et sans drapeaux. Les trois poètes se libèrent en se créant un horizon majeur depuis un lieu incontournable : l’Afrique mythique de Césaire ; le nom, la langue, la chose française ou l’Occident de Perse ; la terre Martinique mythifiée et démythifiée de Glissant servant de lieu d’accès aux chaos du Tout-Monde.
Portes d’entrée singulières de leur totalité.
« Mais le monde n’est pas le Tout-Monde…, précise Glissant. Parce que le Tout-Monde c’est le monde que vous avez tourné dans votre pensée tandis que lui vous tourne dans son roulis54. »
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On ne se bat bien, me murmure le Capitaine Alexandre, que pour les causes qu’on modèle soi-même et avec lesquelles on se brûle en s’identifiant. Valable plus que jamais dans ces champs de l’imaginaire où nous devons affronter de doucereuses dominations.
Ces hors-poèmes que sont les Feuillets d’Hypnos, et qui pourtant font poèmes, on les retrouve dans la démarche poétique de Glissant qui explique que le poème n’est qu’un pan du tout, qui ne dévoile pas tout seul. « Je peux dépasser le poème si ma voix est porteuse de l’énorme balan, si je consens aux densités de perfection que le poème impose, si le quittant je tends à y revenir… »
Comme moment de la voix, émergence du langage, le poème ne saurait empoigner à lui seul l’indéchiffrable du monde, et (dans cet indéchiffrable) les démesures de la Relation. Perse l’éprouvant (lui aussi confronté au Tout-Monde et à la Relation, s’y débattant à sa manière) lancera de somptueuses invocations vers des langages inouïs : « Et de toute chose ailée dont vous n’avez usage, me composant un pur langage sans office, Voici que j’ai dessein encore d’un grand poème délébile55… » Césaire y sera sensible à son tour, qui demandera au poème un dérèglement de tous les sens : une perception extraordinaire. Ce que Glissant appellera : une démesure de la démesure. Ne pas craindre la démesure du Tout-Monde, ne pas la nier ou la contraindre dans la mise en place d’une mesure rassurante, mais la vivre au difficile dans cette esthétique de la démesure que sa démesure inspire… Sé prel chyen ki djéri koutdan chyen.
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« Démesure non pas parce que c’est anarchique, mais parce qu’il n’y a plus la prétention à la profondeur, la prétention à l’universel, il n’y a plus que la prétention à la diversité56… » C’est vrai que vivre pleinement, ou accepter, le tout-possible de la Diversité, ses totalités, ses ruptures, ses antagonismes, ses évolutions, ses transformations, ses aberrations et ses errances…, relève d’une des régions de l’impensable. Dans une telle intention, seule une poétique se voit envisageable. Le Tout-Monde en est une.
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« Aux pays épuisés où les coutumes sont à reprendre, tant de familles à composer comme des encagées d’oiseaux siffleurs, vous nous verrez, dans nos façons d’agir, assembleurs de nations sous de vastes hangars, lecteurs de bulles à voix haute, et vingt peuples sous nos lois parlant toutes les langues57… »
Les peuples dominés ne peuvent que subir les frappes contemporaines et les houles de la mondialisation. Ces blessures (qu’aujourd’hui les peuples partagent), nul ne pourra les cicatriser à leur place. Une part des difficultés que le Tout-Monde éprouve face au traitement de ses fléaux provient du fait qu’ils ne sont traités globalement que par les Centres dominants, et sous le regard désactivé des peuples du Sud. Les réponses dont nous avons désormais besoin à l’échelle du monde-relié devraient surgir de chaque génie intime réactivé, de chaque peuple épanoui et souverain en son tissu social. Là encore, le Divers qui s’épuise manque cruellement à nos créativités, et son saccage nous affaiblit sans distinction. Nous risquons de mourir de n’avoir pas su protéger l’énergie vitale et autonome de chaque élément de la diversité des cultures et des peuples. En panne de réponse aux grands défis des mutations du monde, les vainqueurs solitaires commencent à goûter au fiel terrible de leur victoire. Sur cette question le poète Segalen était un visionnaire.
Dans une interview, Glissant disait : Je crois à la mondialité. Au mouvement qui porte les peuples et les pays à une solidarité contre les mondialisations et les globalisations réductrices. Être indépendant, c’est peut-être entrer dans ces mouvements du monde. Je crois aussi aux petits pays, à des mini-nations, regroupées éventuellement dans le cadre de fédérations, et qui peuvent plus facilement mettre en œuvre des mesures réalisables contre l’énorme uniformisation imposée par les grands trusts et les grands États. L’État-nation n’a pas d’avenir58.
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J’aime bien me répéter cette équation : Petit pays ? Donc, tout peut y être possible et tout y être parfait. Césaire s’était déclaré algue laminaire. Glissant a toujours affirmé croire en l’avenir des petits pays : la position faible (que Perse a toujours refusée) ouvre sur de plus grands horizons, de plus larges perspectives, on associe les verticales du vainqueur aux horizontalités transversales du vaincu. L’expérience peut être totale si ces lieux se voient instruits en Relation : C’est le rhizome de tous les lieux qui fait totalité, et non pas une uniformité locative où nous irions nous évaporer59.
« Cette ouverture, de lieu en lieu, tous également légitimés, et chacun d’eux en vie et connexion avec tous les autres, et aucun d’eux réductible à quoi que ce soit, est ce qui informe le Tout-Monde60… »
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Ce Feuillet de Char reste pour moi inusable : L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne sa beauté. Je l’imagine regardant ses hommes juste avant un bond, ou lors des angoisses d’une planque, ou même durant une nuit d’attente sous la sombre clarté d’une lune. Seul le dur est arable61, leur murmure Césaire.
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Cette phrase émerge, cueillie je ne sais où : L’avenir a un long passé. On peut y ajouter : un immense et génésique présent.
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« Terre arable du songe ! Qui parle de bâtir ? – J’ai vu la terre distribuée en de vastes espaces et ma pensée n’est point distraite du navigateur62… » Une des modalités de la Relation c’est l’épique neuf, le dire d’un collectif nouveau, le creuset du « nous » inouï, l’outil de fondation des grands ensembles humains du Tout-Monde. L’épique de la Relation est un épique complexe. Il est fait d’individuation et de collectif, en une interaction féconde qui les distingue tout autant qu’elle les lie – et les dépasse. Dans le nouvel épique, l’individu se fonde d’abord, le poète ou l’artiste ne témoigne que de sa seule expérience face à l’inconnaissable inatteignable des devenirs. De « Vérité », il ne donne que lui-même. Cette individuation tend à une plénitude, et c’est cette plénitude qui autorise une voie aux solidarités neuves dans une poétique refondatrice du monde. Toute présence rejoint toujours les autres présences au monde, dans un phénomène que Glissant nommait les lieux communs – les espaces partagés de l’intuition d’une autre région de la beauté. Tous les lieux se mettent en connivence. L’Un fait univers. Et l’Univers fait Relation – c’est-à-dire qu’il s’émeut des complexités préservées du divers.
Ces présences ne sont pas seulement humaines, elles sont aussi végétales, animales, minérales, inscrites dans tous les équilibres du vivant. Chaque présence est le lieu d’un inconnaissable, donc de l’imprévisible et de l’impensable. Et soudain, s’écrie Perse dans Exil, tout m’est force et présence, où fume encore le thème du néant !…. On comprend donc combien, dans la Relation, le poète retrouve tout à la fois son origine et le tout-possible des devenirs.
« … mais par-dessus les actions des hommes sur la terre, beaucoup de signes en voyage, beaucoup de graines en voyage, et sous l’azyme du beau temps, dans un grand souffle de la terre, toute la plume des moissons63 ! »
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« Pour moi, depuis longtemps je m’efforce à conquérir une durée qui se dérobe, à vivre un paysage qui se multiplie, à chanter une histoire qui n’est nulle part donnée. Tour à tour l’épique et le tragique m’ont séduit de leurs promesses de lent dévoilement. Poétique contrainte. Forcénement de la langue. Nous écrivons tous pour mettre à nu des enclenchements inaperçus64… »
Césaire, Perse, Glissant ont tous cette dimension de l’épique complexe, un épique qui n’est pas à la source de communautés organisées autour du même, du fixe ou d’une racine unique. L’épique complexe n’ouvre aucune communauté autre que celle de la Relation, qui est un processus ouvert, imprévisible, inarrêtable… Pour Césaire et Glissant, le « je » et le « nous » vont en interaction féconde. Le « je » du berger et de prophète de Césaire est emmêlé au « nous » des peuples à naître, au collectif de Négritude, à la source africaine, à l’intuition d’une participation horizontale au monde. Le « je » de Glissant ne se proclame pas berger, se refuse à l’être, mais le devient tout autant par l’éclatante autorité de la voie, ou de la voix, qu’il propose. Son « je » est par là même d’une essence prophétique où même l’angle du passé devient pourvoyeur des signes du futur. Le « je » de Perse est lui aussi de cet épique complexe. Désincarné, transcendé, magnifié, il épouse la totalité du poétique, tout comme, dans la mesure d’un somptueux inventaire, l’irréalisable totalité des variations du monde. Il habite son nom, son pseudonyme, c’est-à-dire qu’il campe en Poésie, laquelle empoigne le collectif du monde. C’est ainsi qu’ils sont tous, qu’ils l’aient voulu ou non, de manière passionnée, christique, prophétique, exploratrice, errante, altière ou pleine d’humilité, toujours solitaires et toujours solidaires. Et cela dans la plénitude du lyrisme et les transmutations génésiques, génériques, de l’épique.
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Je vois l’Afrique multiple et une, verticale dans la tumultueuse péripétie, avec ses bourrelets, ses nodules, un peu à part, mais à portée du siècle comme un cœur de réserve65… Le grand Lieu césairien.
« Le lieu en ce qui nous concerne n’est pas seulement la terre où notre peuple fut déporté, c’est aussi l’histoire qu’il a partagée (la vivant comme non-histoire) avec d’autres communautés, dont la convergence apparaît aujourd’hui. Notre lieu, c’est les Antilles », explique Glissant. Et il poursuit : « Qu’est-ce que les Antilles ?… Une multi-relation. […] La mer des Antilles n’est pas le lac des États-Unis. C’est l’estuaire des Amériques66. »
Le grand lieu glissantien est une diffraction.
Le grand lieu de Perse est une abstraction.
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« De grandes œuvres, feuille à feuille, de grandes œuvres en silence se composent aux gîtes du futur, dans les blancheurs d’aveugles couvaisons. Là nous prenons nos écritures nouvelles, aux feuilles jointes des grands schistes67… »
L’œuvre relève du Lieu par le monde, et du monde par son Lieu.
Dans la Relation les variations sont signifiantes et tous les invariants sont fondamentaux.
Toute grande œuvre semble sublimer tout le passé et deviner tout l’avenir.
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Perse, Césaire ne quittaient jamais l’espace du poème, le feu primordial. Les fulgurances césairiennes vers les essais seront très ciblées. La prose de Perse sera largement consacrée à s’inventer un personnage en poésie. Toute la tension sera portée chez eux sur les poèmes qui deviendront alors des monuments lyriques, des flamboyances pures qui occuperont l’espace. Glissant ne voudra jamais se maintenir dans une telle exclusive, il s’en tiendra à la densité de l’expression, au refus de toute rhétorique flamboyante, commandeur d’une maîtrise soucieuse, inscrite (comme pour compenser) dans l’énorme balan d’une œuvre multiforme : « … il ne vit plus dans ce volcan, dans cette sphère de feu, il a renié la splendeur, il établit soigneusement les marches de l’histoire68… » Ou encore, dans Malemort : « … peut-être (quand il s’agit de crier une telle mort) renoncer à la fulguration et à l’extase de cette langue, peut-être avec Dlan Medellus Silacier fouiller l’ingrat langage à venir… »
Tout ce qui a le visage de la colère et n’élève pas la voix. Le poète est tendu à l’extrême, entre la mort et la vie, le colt et le poème, entre lui-même et son autre. Son silence est une insurrection.
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Césaire disait qu’à travers les cataclysmes intérieurs, entre le rêve et le réel, entre le jour et la nuit, entre absence et présence, le poète cherche et reçoit le mot de passe de la connivence et de la puissance. Le mot « connivence » nous renvoie à « l’ample proximité avec toutes choses » qui est au principe même de l’animisme. Mais dans les transmutations de la poésie ce vieux principe nous ouvre à la Relation. À cette poétique de la Relation que définissait (ou qu’indéfinissait) Glissant comme une manière de faire présence dans l’énigme du Tout-Monde.
« L’abeille du langage est sur leur front,
Et sur la lourde phrase humaine, pétrie de tant d’idiomes, ils sont seuls à manier la fronde de l’accent…69 »
Perse, lui, a cherché des langages dans les principes élémentaires, il a deviné les pactes inextricables des feuilles, des racines, de l’ombre et de la lumière. « Syntaxe de l’éclair ! ô pur langage de l’exil ! Lointaine est l’autre rive où le message s’illumine70… » Il a aimé les connaissances du sel, des terres jaunes et du feu aiguisé des déserts, et à l’heure du grand âge il s’est approché des mystères de la mort en prenant simple mesure de ce qu’est un cœur d’homme.
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L’homme (plus encore le poète qui est à son essence) a toujours pris mesure du monde – mesure magique, mesure religieuse, mesure philosophique, mesure scientifique, mesure artistique. Il s’est évertué à l’habiter par l’entremise de ces mesures. Mais Glissant invitait les poètes d’aujourd’hui à une démesure de la démesure, c’est-à-dire une non-mesure du chaos-monde qui engloberait et dépasserait toutes les mesures, dans un mouvement majeur, sans a priori, sans emprise ni limites ; une mobilisation totale de l’être et de l’étant, véritablement le mot de passe, ou plutôt : l’imaginaire de la connivence et de la puissance, que Césaire tout comme Perse illustreront d’une étonnante manière.
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Pour Glissant, il n’y avait de puissance que dans le tremblement : refus de la conquête, refus de la domination, refus de la certitude et du ban des systèmes… « L’obscurité fragile de ma voix craque de cités flamboyantes », semble lui répondre Césaire. Et il ajoute : « un doute est mien qui tremble d’entendre dans la jungle des fleurs un rêve se frayer71… »
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Les plus pures récoltes sont semées dans un sol qui n’existe pas. Ce Feuillet du poète-résistant me bascule et me transporte. Je m’immobilise dedans pour ne pas savoir pourquoi. Le poème ferait terre, graine, racines, floraisons, mûrissements et récoltes infinies ?
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Je mesure toujours la distance infinie qui existe entre l’idée de pureté que pratique René Char et celle que mobilise constamment Saint-John Perse.
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Césaire. Perse. Glissant. L’un en présence de l’autre, des autres, ils se sont construits leurs équilibres, leur art d’être de très considérables personnes. Et cela dans un brouillard d’échos, d’entre-lectures, de connivences distantes, de silence informé, ruptures, secrets, dialogues et répulsion. Tenter de les atteler ensemble, c’est comme vouloir atteler des foudres – c’est possible à condition que l’attelage ne soit pas un système mais la totalité du ciel, l’arrière-plan du tout-possible : une poétique de la Relation.
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On a reproché à Perse sa solitude de conquistador, altière, lointaine. On a précipité Césaire et Glissant dans la construction d’une identité collective. Ce sont d’abord des solitudes, altières, orgueilleuses et solidaires. Il faut extraire Césaire du collectif Négritude, tout comme Glissant des fers identitaires. Ils ont compris l’exigence relationnelle où l’artiste est seul, dans cette individuation par laquelle il doit se construire l’éclat d’une personne, d’une présence, à l’échelle du Tout-Monde.
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Au départ, l’équation individuelle est prise dans des communautés (clans, tribus, peuple, nation, patrie, corsetés de symboles) qui la maintiennent à une très basse intensité. Les migrations de la conscience vers le centre de l’esprit (désacralisations) vont amplifier les processus d’individuation (lesquels, toujours présents dans les communautés, leur ont permis d’évoluer ou de se transformer en interprétant de mille sortes singulières le paradigme qui leur était imposé). La conquête occidentale, portée par de flamboyantes individualités, amplifiera ce processus latent. Le capitalisme en exacerbera mauvaisement les données. De l’emprise communautaire à l’expérience individuelle (d’où surgissent les « personnes »), les communautés vont dériver vers plus de relations.
En fait : vers la Relation.
Relations d’individus à des vestiges de communautés, de cultures, de civilisations. Relations de ces vestiges entre eux. Relations imprévisibles des émergences relatives à cet intense brassage de la partie et du tout, du tout au tout.
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Aujourd’hui nous sommes des sociétés d’individus à plus ou moins forte intensité. Mais sans le corset symbolique d’une communauté, l’individu est confronté à l’isolement. Ne connaissant que les solidarités fixes, stables, collectives, il est dérouté par les liens fluides et faibles de la Relation. Égocentrismes, égoïsmes, perte des solidarités naturelles surgissent et suscitent de bien profondes angoisses. Isolé sur la grande scène du monde, l’individu doit pour survivre devenir une personne. Pour ce faire, il doit apprendre à se construire sa solitude.
La solitude est une haute connivence entre soi et soi, entre soi et l’Autre, entre soi et l’ensemble du vivant. C’est aussi une pleine conscience de ce soi précipité dans les imprévisibles du Tout-Monde. Se trouver un équilibre dans ces grands flux d’interactions fait de l’individu une personne. Toute personne considérable constitue une présence. Ce processus est d’une telle complexité qu’il se rapproche de l’art : qu’il retrouve l’écosystème d’origine du poème et de la nécessité de poésie. Glissant en avait l’étonnante intuition dans La Case du commandeur : « Nous, qui avec tant d’impatience rassemblons ces moi disjoints ; dans les retournements turbulents où cahoter à grands bras, piochant aussi le temps qui tombe et monte sans répit, acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans cette obscurité difficile de nous. »
Toute plénitude personnelle (ouvrant alors à la Relation) fait de l’individu un artiste. C’est ce que nous enseignent les grandes solitudes artistiques de Césaire, Perse, Glissant. Tout comme celle de René Char et de ces grands poètes qui ont marqué leur temps. Elles nous apportent sinon des vérités, du moins des expériences de trajectoires individuelles. Ils nous enseignent à retrouver les liens du collectif mais dans la construction de notre toute singulière, toute plénière expérience.
L’expérience aujourd’hui la plus utile est celle d’une trajectoire en Relation.
Nous ne pouvons désormais transmettre que notre expérience en Relation.
L’expérience en Relation de Perse s’exprime dans l’exceptionnelle grâce de son œuvre. Celles de Césaire et Glissant le sont en plus dans l’intention. Par l’orgueil ou la générosité, par l’erreur ou le juste, dans l’exil volontaire ou dans la convergence, l’humanité s’exprime.
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Dans L’Intention poétique, Glissant énonce : « … la fulguration est l’art de bloquer l’obscur dans sa lumière révélée ; l’accumulation celui de consacrer l’évident dans sa durée enfin perçue… La fulguration est de soi, l’accumulation est de tous… » L’esclavage de type américain a forcé les Africains à renaître dans l’individuation. Ce n’est pas un hasard si les musiques créoles sont souvent fondées sur les polyrythmies africaines précipitées dans le chaos des improvisations. L’improvisation est l’expression d’une solitude menée à plénitude. Ce sont les effusions de plénitudes individuelles (ces expériences) qui constituent le liant imprévisible et chaotique, donc la magie, d’une haute volée de jazz.