Saison-pluies

« De noires besaces s’alourdissent au bas du ciel sauvage. Et la pluie sur les îles illuminées d’or pâle verse soudain l’avoine blanche du message72. »

 

Les pluies s’amorcent. Juillet nous enlève à Carême. Les journées sont de chaleur humide, étouffante, immobile. Des nuages se nouent, ne se dénouent pas, immobilisent le monde. Les alizés s’éteignent durant des jours entiers. Le temps s’assombrit, puis s’éclaircit d’ensoleillements humides. On espère la pluie qui ne vient pas. Quand elle vient, encore débile, elle n’émeut même pas la frappe des asphyxies. J’attends la pluie majeure, celle des vents, du frais et des grands délavages. De savoir qu’elle vient me remplit d’une patiente allégresse.

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Sans logique ni raison, le Malemort de Glissant m’a donné Perse, Faulkner, Segalen, réinventé Rabelais, Proust, souligné Marquez, réalisé Césaire, Villon, rendu Céline fréquentable, renforcé Kundera… Chaque œuvre en interaction avec les autres dans une sentimenthèque les renforce, les renouvelle, les révèle, parfois même les invente. Et à l’âge où l’on commence à relire, la toile sentimenthèque se réinvente sans cesse, et s’élargit encore, avec les mêmes comme autant d’infinis.

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Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri. Char nous regarde.

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La canne à sucre (cette herbe du malheur esclavagiste) vue par Césaire : … la dame aux longs cheveux… Ou encore :les cheveux décoiffés de la dame aux grands cheveux font des ruisseaux de lumière73La canne à sucre est une dame blanche : il la renvoie aux maîtres.

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Les quénettes ont été bonnes cette année. Épaisses. Juteuses. Sucrées. Une bénédiction naturelle, profuse, laissée à l’abandon, ignorée de toute exploitation commerciale véritable, et cela simplement parce que nous sommes incapables de penser à partir de ce que nous avons et de ce que nous sommes. Déterritorialisés. Imagination défaite.

 

Glissant disait toujours que le Lieu est incontournable, le véritable accès au monde se fait de par un lieu que l’on vit, que l’on pense, que l’on projette ; et la saisie du monde n’est plénière que dans les réalités opérationnelles d’un Lieu. C’est ainsi que fonctionne l’indispensable alliance : mondialiser et démondialiser, territorialiser et déterritorialiser, ouvrir à tout et densifier à fond.

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On peut choisir son Lieu, tout comme sa terre natale : c’est-à-dire l’endroit où l’on se réalise.

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Les pluies sont toujours là. Somptueuses avalasses. Ou ciel plombé fifinant belle patience. Les plantes renaissent. Tout devient vert et abonde en tout sens. Tout mousse et dégouline. Parfois, soleil revient, efface tout. Il est cette fois bourdonnant d’alizés, ou parfois bonnement lourd d’une renaissance humide. Je suis content. Fils de la pluie.

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Pluie capables de tout sauf de laver le sang qui coule sur les doigts des assassins des peuples surpris sous les hautes futaies de l’innocence… Césaire a connu ces grandes pluies, et dans le magistral dénombrement d’Anabase, Perse fait de celui qui a vécu dans un pays de grandes pluies un homme particulier…

 

Et cette célébration césairienne : La pluie est toujours de tout cœur. La pluie exulte. C’est une levée en masse de l’inspiration, un sursaut des sommeils tropicaux ; un en-avant de lymphes ; une frénésie de chenilles et de facules ; un assaut tumultueux contre tout ce qui se terre dans les garennes ; la lancée en contresens des gravitations de mille folles munitions et des tu-ra-mas qui sautent en avançant – hippocampes vers les confins et les faubourgs74.

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La domination silencieuse ne crée pas de ligne de front, mais un climat, une atmosphère, quelque chose d’ambiant qui touche à toutes les idées, toutes les pensées, toutes les actions, toutes les décisions, toutes les orientations. Elle imprègne même les discours et les actes d’opposition. Peut se considérer comme dominé tout ce qui ne s’oppose pas au fait dominateur de manière fondamentale et décisive.

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« … ha ! toutes sortes d’hommes dans leurs voies et façons, et soudain ! apparu dans ses vêtements du soir et tranchant à la ronde toutes questions de préséance, le Conteur qui prend place au pied du térébinthe… » On imagine très bien l’enfant Perse, tout comme Glissant, fasciné par les conteurs de plantations. Ici la force du poète est d’en deviner l’importance fondatrice qui supplante tout le reste et règle une fois pour toutes la préséance.

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La Relation mobilise toutes les origines. Césaire, Perse, Glissant iront à la multi-origine antillaise comme vers un devenir. Outre les légendes et grandes mythologies, aucun d’eux ne s’est démis du vieux conteur créole, le Maître de notre Parole, fondateur des humanisations neuves. C’est lui qui le premier a fait littérature durant la nuit des plantations esclavagistes. Notre conteur, on le sait, parle avec : avec l’audience qui lui répond, avec les langages de la danse et les rythmes du tambour. Notre conteur vient du chanteur, c’est pourquoi en langue créole on ne dit pas un conte mais on le chante. Et je les vois, Césaire, Perse, Glissant, traverser le cercle de la veillée nocturne : fixant le mystère de la nuit d’origine (la damnation esclavagiste), reprenant à leur compte la transmutation du réel par les accumulations, les répétitions, scansions, lancinances, listes et dénombrements. Tout comme le conteur créole, ils reprennent (chacun à sa manière) l’urgence refondatrice. Ils mobilisent sur des gammes singulières la ressource des langages et les grands souffles des devenirs. Cette amplitude de l’origine, cette digenèse, qui s’ouvre en profondeur-faite-étendue, ils l’empruntent, de trois sortes singulières : l’un avec tout l’amour éperdu de l’Afrique, l’autre au cœur d’une transcendance universelle illusionnée de francité, et l’autre, ce cher maître, avec cette infinie alliance d’une pensée qui cherche et d’une pensée qui tremble, d’une jouvence poétique qui mobilise tous les possibles de l’inatteignable totalité du monde. Les trois récitent et chantent en relation, mais il n’y en a qu’un qui puisse entendre les autres.

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« … et toi-même, ô Conteur ! courant la fin de ton récit ! – avec l’afflux de ta parole et la migration des mots, avec ton peuple de vivants, avec ton peuple d’assaillants, ah ! tout l’afflux de tes légions, ah ! tout l’afflux de ta saison, et la beauté, soudain, du mot : “cohorte” ! » Perse confère à ses conteurs toujours une majuscule.

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Passage d’une tempête tropicale. Elle passe au loin mais nous déverse ses vents et un petit déluge. Routes inondées. La houle fracasse le bord de mer. Ce temps très sombre résonne pour moi comme l’acclamation d’une impossible renaissance. La couleur noire, dit Char, renferme l’impossible vivant. Son champ mental est le siège de tous les inattendus et de tous les paroxysmes. Son prestige escorte les poètes et prépare les hommes d’action.

 

Les vents ont soufflé avec des voltes accélérées. Même s’il ne s’agit pas d’un cyclone, la puissance naturelle s’impose à l’esprit. On est sidéré par cette force qui relève de toutes les démesures, qui vous arrête et qui vous rapetisse. Les animateurs radio excitent la populace : elle déverse ses inquiétudes en direct à l’antenne. La moindre branche cassée, la moindre flaque, le moindre glissement de terrain fait l’objet d’une dramatisation grotesque. Quand tout se calme, on a le sentiment d’un immense toilettage des arbres et de la terre. Des milliers de feuilles sont fracassées partout, branches faiblardes, arbustes et arbres malades gisent dans tous les coins. Le vent nettoie. Ce qui reste rayonne d’une paisible vigueur. Le vent renforce.

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Dans l’origine, il y a aussi l’abîme. Césaire effectuera de saisissantes plongées dans le ventre du bateau négrier. C’est de là qu’il ramènera l’essentiel de son cri. Glissant nommera la cale comme le lieu d’apparitions nouvelles précipitées vers la diversité. Cette cale sera pour lui à la fois gouffre et source de la digenèse : « Silacier bougeait, sur fond d’algues et de glauques reflets de chaînes, sur fond d’engloutis ferrés deux à deux, sur fond de suppliciés cloués au carcan par les oreilles, la bouche bâillonnée de piment. Il remuait une boue vague, un cri informulé, un geste suspendu… mais contre qui, contre qui lever la masse de cet abîme75 ? »

Et Perse, inattendûment, même se tenant très loin des abîmes de la cale (damnation qu’il va fuir dans l’ouvert poétique), va quand même en identifier les effets rémanents. Sa puissance visionnaire (ce mot de passe de la connivence et de la puissance) lui permettra de voir que ces nègres domestiques, debout derrière les chaises de la salle à manger, ne sont pas de grands enfants joyeux. Il distingue en eux la terrible origine qui monte du plus profond, et qui affecte les vieilles grandeurs et les petites misères. C’est elle qui transforme les visages en des faces insonores, en des astres morts parfaitement insondables. L’abîme, le gouffre, le crime génésique de la cale, la diffraction d’une digenèse affleurent ainsi dans tout le recueil d’Éloges, comme la proximité menaçante d’une ténèbre qui forcera Perse à habiter l’éclat…

 

« La Mer, en nous tissée, jusqu’à ses ronceraies d’abîme, la Mer, en nous, tissant ses grandes heures de lumière et ses grandes pistes de ténèbres76. »

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« Les oiseaux chanteront tout doucement dans les bascules du sel la berceuse congolaise que les soudards m’ont désapprise mais que la mer très pieuse des boîtes crâniennes conserve sur ses feuillets rituels77. »

 

« La mer très pieuse des boîtes crâniennes »Ici, Césaire résume toute l’horreur de la Traite qui a fait de l’Atlantique un immense cimetière d’Africains jetés par-dessus bord. Glissant les aura en vision permanente, lestés de lourds boulets verdis.

 

La puissance césairienne résumera l’indescriptible horreur par cette prodigieuse contraction : … la mer a un goût d’ancêtres78

 

Papa Longoué dans Le Quatrième Siècle de Glissant percevra souvent une odeur de mer pourrie…

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Les emmêlements indéchiffrables des créolisations poussent aux dépassements. Le contact des langues oblige aux arcanes d’un langage, toujours de solennité haute, d’essence singulière. Mais la solennité haute venue à la Relation se fait toujours complexe. Ainsi, l’apparente déclamation de Césaire, la flamboyance de son cri, est tissée de silences et de murmures. Du Cahier à Moi, laminaire, ces silences et ces murmures iront en amplitude. Les versets solaires de Perse sont eux aussi porteurs des nuances du chuchotement, des ombres de la voix basse, pas claire, éclats tissés de lunes et de nuits noires. Quant au langage de Glissant, de haute élévation, aspirant à toutes les langues du monde, il fréquente ce désir d’une clarté qui obscurcit, d’une offrande qui se refuse à dévoiler, du signe qui n’indique pas, et qui en permanence ouvre, précipite, projette, à la manière des grands symboles… Rendons la chose plus complexe et résumons-la, disait-il, d’un trait d’obscurité…

 

Le trait d’obscurité préserve le tout-possible.

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Le trouble des digenèses pousse vers les illusions d’une source de pureté, d’une ferme assise originelle. On pourrait placer ainsi (bords opposés mais similaires d’un même mouvement) la négritude césairienne et la transcendance universaliste de Perse. Toujours ce tremblement entre l’Un et l’univers, entre l’un et le Divers, entre l’universel et le particulier. Mais l’illusoire n’affecte pas toujours la Relation. Digenèses et créolisations ouvrent à mille imprévisibles qui sont autant de modes de la Relation. Glissant le savait, le disait. Il veillait toujours à écarter les voiles de la Négritude ou de l’Universel pour mieux deviner les annonciations admirables et flamboyantes des deux autres. Il soupesait ainsi leur degré d’intuition du grand mouvement de la Relation.

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Dans la poétique d’une démesure de la démesure définie par Glissant comme esthétique du chaos-monde, il y a les énergies d’une démesure de la mesure telle que la déploie Césaire, et cette mesure de la démesure que tente Saint-John Perse. Ces écarts nourrissent en vérité la démesure de la démesure : ils en accusent la juste nécessité. Aucune mesure ne relève d’une démesure de la démesure, mais aucune paradoxalement n’y échappe… Au-delà des réussites et des échecs de chacun demeure l’inconnaissable, l’inatteignable totalité des devenirs ouverts. Elle fonde la part irréductible du moindre de leurs poèmes : cette part qui sait que clarté vive et grande ténèbre sont de même mystère et de semblable proclamation.

 

Toutes vos mesures sont dans ma démesure79 !… va s’écrier Césaire.

 

« Ô multiple et contraire ! ô Mer plénière de l’alliance et de la mésentente ! toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la mansuétude ; la pureté dans l’impureté et dans l’obscénité – anarchique et légale, illicite et complice, démence !… et quelle et quelle, et quelle encore, imprévisible80 ? » Perse considérait la mer comme le plus vaste et le plus inépuisable des textes, et sans doute comme l’expression la plus rapprochée de sa propre esthétique.

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Partout l’écart. L’écart césairien vers ce qu’il y avait de plus humilié. L’écart persien vers ce qu’il y avait de plus élevé, de plus désincarné. Et puis l’écart déterminant, celui de Glissant, qui ne s’oppose pas seulement à l’insoutenable mais qui lui impose la poétique d’un autre monde. Une poétique de la Relation qui ne déserte aucune humiliation, qui ne délaisse aucune transcendance, qui ne s’appauvrit d’aucun absolu, qui relie tout à tout, et qui fixe l’impensable dans le courage du tremblement.

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« … j’ai une acclamation très forte en moi, et c’est pour vous ô pluies81 !…. »

 

… et comme à l’accoutumée je fis ma prière matinale celle qui me préserve du mauvais œil et que j’adresse à la pluie sous la couleur aztèque de son nom82

Perse, Césaire, fils de la pluie aussi.

Tout comme Char qui précise : « Il faut être l’homme de la pluie et l’enfant du beau temps. »

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Cette lancée de Glissant : « L’étant ni l’errance n’ont de terme, le changement est leur permanence, ho ! – Ils continuent83. » L’Étant et l’Être ne sont pas opposables. L’Étant informe l’Être de l’infini, lui dit l’incroyable tout-possible du Divers et ce changement constant auquel nous sommes soumis ; et l’Être ne se réalise que dans cette Relation aux Étants.