Avents

Les journées émeraude vont commencer. La terre est mouillée comme de naissance, terre et végétaux luisent d’eau et d’espoir. Et les vents soufflent, soutenus, constants, tourbillons et rafales. Ils traquent des chiquetailles de nuages blancs, et composent dans le ciel, sur fond de crépuscule, des effiloches de couleurs et de brumes sculpturales. De temps à autre, une pluie passe, diffuse dans la lumière, et le soleil est doux comme une boue d’argile. Les nuits comblent d’affolement des vents qui semblent de glace. Les châles sortent au frisson des épaules ; les marmailles reniflent des mèches invincibles.

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Cette lancée de Césaire : « Entendez, parmi le vétiver, tout l’harassement de la sueur84… » Tout l’harassement démesuré de l’esclavage.

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Au tout début du roman, Le Quatrième Siècle, Papa Longoué, figure mémorielle tutélaire, fondement de la résistance à l’esclavage, va s’écrier : Tout ce vent, tout ce vent… Que Glissant ouvre son roman des fondations par cette exclamation n’est pas anodin. Son Papa Longoué, homme de la haute mémoire et de l’impossible retour vers l’Afrique, a déjà la prescience de l’irrémédiable fluidité (de tout à tout, de tout vers tout) qu’ouvre la Relation.

 

Dans Vents, Perse aura la même approche dans sa perception des forces élémentaires : C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde, De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte, Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille, En l’an de paille sur leur erre… Les vents sont l’âme du renouveau du monde. Avec eux nous sommes désormais libres, dans nos esprits, de relier ce que nous ne pouvons qu’à peine imaginer ou qui ne fait pas partie des horizons qui nous sont perceptibles. Nous pouvons imaginer et habiter le monde.

 

Quant à l’algue laminaire qu’était devenu Césaire, accroché à son île veilleuse, c’est le contact avec le vent qui lui garde une précieuse relation au frémissement du monde : « La chose à souhaiter c’est le vent, je me mets dans le passage du vent, pollen ou aile je me veux piège à vent85. »

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… à l’heure où dans le vent, il y a squales de l’orage, fulgurant le temps d’un bond, l’argent de leur gorge, les incroyables renversements de cécropies86… Durant ses promenades sur la route de la Trace, Césaire a vu les feuilles du bois-canon qui au moment du mauvais temps, soulevés par un vent contraire, montrent leur face argentée comme des ventres de requins. Pour qui sait, les feuilles du bois-canon annoncent les temps orageux et les vents violents, et le mouvement de leurs feuilles fait mystère poétique…

 

Césaire a délaissé les noms vernaculaires pour ne retenir le plus souvent que le nom savant des fleurs ou des plantes qu’il soumettait à sa vision. Une pratique dans laquelle Perse et lui se rejoignent. Goût de l’éclat d’un mystère teinté d’un soubassement savant ? Refus du lexique créole ? Il y a pourtant tout autant de mystère et de beauté dans les appellations vernaculaires auxquelles Glissant aura souvent recours.

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Pluies. Pluies. Pluies. Mon enfance me revient en mémoire en de somptueuses bouffées. Les pluies étaient bien plus fréquentes, les nuages plus chargés, les vents plus humides. Les déforestations ont changé le climat général et un assèchement insidieux progresse d’année en année. L’eau sera un des problèmes de notre futur.

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Toute pluie coule, chargée des songeries des vieilles villes et du rêve des terres jeunes. Toute pluie use mais force à naître.

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L’humidité et les vents donnent à l’air une texture de chair tendre et lumineuse. Le soleil semble adouci. Je songe à ce vers de Césaire : « La noire tète charnelle et crépue du soleil87… » L’image de la touffe de cheveux crépus, si dévalorisée parmi nous, Césaire va la prendre à l’épaule et l’emmener avec lui. Il va l’appliquer aux manguiers, aux lucioles… pour signifier urbi et orbi d’insolites lieux de beauté et de force…

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Comme à chaque approche de mon anniversaire, je suis malade. Souvenir obscur du vieux traumatisme de la sortie. Je me replonge dans les Feuillets d’Hypnos : « aujourd’hui je m’endors pour vivre quelques heures… » Un autre accès au réel, par-delà toute conscience, lucidité et corps. Retrouver en direct une présence intacte en soi et au monde. Le poète lève au-dessus des sommeils du Capitaine Alexandre. Bourgeons au vide creusé des petites morts quotidiennes.

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« Il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat frémissant de coccinelles88… Un bruit de larmes qui tâtonne vers l’aile immense des paupières89… » Le chagrin, la passion, les célébrations amoureuses sont nombreuses chez Césaire. La douceur aussi. L’œuvre est traversée du pas de charge d’un cœur qui bat et de plein de soupirs…

 

Et puis, cette belle supplique amoureuse : … plus d’une fois j’ai enhardi la vague, à franchir la limite qui nous sépare toujours90

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Résistance n’est qu’espérance… me murmure Char. C’est elle que la vie oppose aux morts silencieuses ou symboliques.

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Nous sommes de culture ouverte. D’identité ouverte. Mais l’Ouvert n’est pas béat, ni de consensus mol. Il est conflictuel et chaotique. Il n’est pas linéaire, il est d’errance proliférante et nul ne peut prophétiser ses éphémères émergences. Il peut être violent ; il est souvent violent car nos psychés lui opposent des raideurs. Il peut s’ignorer sous un imaginaire de l’Un. Dans nos pays, il s’est ignoré ainsi, ses forces ont été souterraines et aveugles, contrariées de mille façons. À nous aujourd’hui, face au monde en son Total, de le fixer sans sourciller. L’Ouvert était obscur au Conteur créole et aux effets de sa parole, il faudrait qu’il agisse notre expression artistique contemporaine avec autant de mise-en-âme féconde qu’une valeur consciente. Lie ma noire vibration au nombril même du monde […] Le monde se défait mais je suis le monde ! nous dit sans fin Césaire.

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Dans l’Ouvert dilué, dépourvu d’autorité intérieure, on devient « Universaliste transparent » ou Citoyen très creux du monde. Dans l’Ouvert du Tout-Monde, les Lieux sont incontournables, de Lieu en Lieu, chaque Lieu ouvrant aux autres, on assure et l’on vit l’intense maillage de nos diversités : la Diversalité.

 

Cette vieille notion de l’Universel (qui permit durant longtemps d’échapper aux obscurités des cultures et des identités, à leurs petitesses et insuffisances pour envisager l’Homme dans ce qu’il a de plus large) peut désormais s’envisager par le Divers : la Diversalité. Il faut y voir la capacité d’un imaginaire de diversité à mettre en œuvre la mise en relation harmonieuse des diversités préservées. L’alchimie des Lieux, harmonisés ensemble dans un même destin, ne peut permettre à une seule partie de déterminer le mouvement de l’ensemble. Un petit peuple, un événement dans un coin reculé peut aujourd’hui se révéler plus déterminant pour les humanités que ce qui se passe à Berlin ou à New York. Nous devons apprendre, par la Diversité, à nous opposer aux forces de standardisation qui existent dans la mondialisation libérale. Il nous faut considérer le monde non pas comme une table lisible, mais comme une entité aussi opaque et imprévisible (mais potentiellement porteuse de plénitude) que l’ancienne pierre philosophale des alchimistes. Apprendre à vivre dans l’énigme du Tout-Monde, ce que j’appelle dans mes petites mythologies : la Pierre-Monde.

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L’Ouvert se vit debout, bien dense en soi, et dans une posture qui sacralise le maintien du Divers : celle de la Relation.

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Ce n’est pas la flèche qui est hideuse, c’est le croc… Traîner ce Feuillet dans le jour qui s’épuise, m’apaise… La beauté, toujours.

 

Écrire, créer, en terre de créolisation, s’inaugure par la rupture et par l’acceptation. Rupture d’avec les modèles identitaires traditionnels. Acceptation de l’inouï de soi. Je reste en moi (ce moi problématique), donc je suis ; d’autant plus que, créole, j’existe au cœur de la poétique actuelle du monde. Faulkner non seulement le savait, mais il a su l’exprimer…

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Je pense au Conteur créole, ce père de notre littérature. Il devait s’adresser à une extrême diversité d’hommes en dérade. Il était donc ému par ce Divers ; il se devait de lier et de relier ces hommes dans le non-absolu. C’est pourquoi sa parole a de tels accents de modernité. Seulement, notre Conteur avait un manque : il ignorait la présence du Tout-Monde. Il ne se projetait pas avec ce qu’il liait et reliait en interférence avec le monde. Et c’est en cela qu’il était contraint : sorte d’ange pourvu de grandes ailes mais qui ignorerait l’existence du vent et du ciel ; sorte de naufragé qui construirait sa cabane avec les débris d’un gigantesque naufrage, mais qui ne saurait rien du vaisseau d’origine. Il nous faut prendre le relais du Conteur mais en y apportant le Tout-Monde de Glissant.

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La culture d’un peuple n’a jamais été close. Prise dans un flux d’interactions plus ou moins vives, chaque culture est facette-témoin d’événements en mouvement. Si chaque culture a connu des champs de stabilités bordées de déviances mineures sur des nappes temporelles élargies, cela n’existe plus. La précipitation sous relations est immédiate et totale, et génère des modes de domination jusque-là inconnus. S’y opposer ? Qui le pourrait ? Mais affermir les acquis. Détester l’abandon. Tenter l’identification des influences actives. Conserver cette posture-là. Se soustraire aux dominations silencieuses ou furtives passe par une intelligence des accélérations, par l’intime faisant socle aux échanges. Ni clos ni ouvert mais clos et ouvert, son moteur en soi-même, construire ses propres références dans ce vent du Divers. En partage, conscient et audacieux, jamais achevé sur le treillis de ses racines.

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Devenir tous de très réalistes et minutieux rêveurs.

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Autour de moi, je laisse flotter le 131e Feuillet de Char : À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis.

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Décembre s’use doucement. Les crépuscules sont féeries somptueuses. Les nuits sont moelleuses, parfois fraîches. Une année morte s’achève une fois encore. Ses feuillets vont rejoindre la poussière des mille autres feuillets. Le nouvel an va ressaisir les anciennes marques, épouser les mêmes gouffres. Je m’éloigne dans les venelles d’un cimetière.

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Le Capitaine tient son poème, le poète a son colt. Les pleines lunes et le soleil ne projettent d’eux qu’une seule ombre. Ils m’accompagnent en mes amours et mes angoisses, mes rêves et mes cauchemars, mes silences, mes chagrins, mes démissions aussi. Feuillets de temps, petit livre et compagnon d’une vie, saisons claires ou sombres de toutes mes émotions, je suis ami de René Char : Dans nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

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Césaire, Perse, Glissant. Ils ont tous fréquenté l’en-dehors. L’au-delà du pensable en vigueur. L’Afrique césairienne. Le grand large persien. Le Tout-Monde de Glissant. Ces en-dehors sont toujours les instances d’un inconnaissable, d’un indicible, la base féconde d’un impossible. Ils inaugurent toujours un cheminement dedans l’obscur des devenirs que l’on s’invente autant qu’ils nous inventent. C’est pourquoi la Relation, qui s’invente ses chemins, qui connaît l’en-dehors, ne s’oriente que dans l’errance. L’errance ne s’interdit rien, elle se fait disponible, et demeure sensible aux surgissements imprévisibles de la beauté. Ils furent d’insolites découvreurs de beautés.

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Césaire rejoint le monde par l’Afrique. Perse rejoint le monde par l’élévation universaliste. Glissant fait simplement Tout-Monde, et les retrouve en Relation.

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Celui qui se disait poreux à tous les souffles du monde rejoint celui qui avait su épeler chaque chose et réciter qu’elle était belle et bonne. Leurs trajectoires croisent et recroisent les errances de celui qui chante la démesure des grands chaos, et qui sans fin a voulu fasciner l’impensable du Tout-Monde.

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Césaire restitue au monde le continent blessé, ce cœur à vif qui demande à renaître.

Perse rejoint l’île de son nom, pour son immense nomenclature du monde.

Glissant élargit son lieu incontournable à tous les lieux du monde qui se retrouvent en connivence dans une même poétique.

Nous avons là trois grands voyages qui nous ont emportés dans un même dépassement.

Ceux qui les auront vus passer ont certainement dû s’écrier :

« Qui furent ces hommes, et quelle, leur demeure ? »

C’est ainsi que se désignent en poésie les hommes de Relation.

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La terre a cessé d’être essence, elle devient Relation, disait Glissant.

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Encore cette confidence de Glissant, qui nous monte du Discours antillais : « À la conjonction de l’oral et de l’écrit, ce discours sur le discours a tenté d’adapter sa manière à son propos. Il s’est dit en moi comme une mélopée, s’est repris comme un plain-chant, a stagné comme un gros tambour, et parfois filé comme l’ardeur grêle des ti-bois de fond de caisse… »

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Je sens en moi la clameur de tous ceux que je n’ai pas nommés : l’instant dans ses insuffisances ne les a pas appelés, mais la durée tient la célébration. Les années passent, nous dirait Segalen, la chair va, les os durent, les textes sont répondants…