Crépuscules

Impossible de déterminer la période des plus beaux crépuscules. Ceux de la saison sèche ? Ceux de la fin d’année, des avents, et froidures de Noël où les vents sont chargés d’un lot d’humidité ? Impossible.

 

Les splendeurs crépusculaires aiment les périodes humides : elles se déploient dans plus de variations, se répercutent comme une matière magique que l’on voit transmuter en des nuits lumineuses. Mais les périodes très sèches, offrant un ciel total, métallique, répercutent des flambées de couleurs qui paraissent sans limites.

 

À cela s’ajoute le climat intérieur, ce que l’on porte en soi lors de la rencontre avec le crépuscule. Des émotions contraires, bienheureuses ou marbrées de tristesse, de mélancolie sourde, peuvent s’installer, et déterminer votre rapport aux fastes de l’horizon. Mais le sentiment de la splendeur demeure, s’impose, dans une objective proclamation.

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Les crépuscules ont sans doute été une des sources de l’idée du sacré, du sentiment du divin, d’où allait naître celui de la beauté. Avec l’orage, les foudres et les éclairs du soir, le splendide rejoignait le terrible, comme dans le sacré, et déclenchait l’émotion artistique, entre émerveille et lente terreur.

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Il y a du crépuscule, de la foudre, des éclairs à la source du poème.

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Le soleil s’en va toujours dans une mise en scène de l’ensemble du ciel. Il ramasse les derniers restes de jour dans la diffraction de chaque graine de lumière. L’impalpable voilage de la nuit provient de là, suinte de partout, de la terre et des arbres, de la lumière brisée, tissée des clignotements solitaires des lucioles. Le soleil mène son cirque à chaque fois, jusqu’au vieil hoquet vert, plus fugace qu’un frémissement de cil.

 

Il y a de cela dans la disparition des grands poètes, comme des astres qui emplissent d’une dernière magnificence le ciel qu’ils se sont créé, et qui les a créés, et qui s’en vont dans les féeries de leur immense pouvoir.

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Après les fastes du crépuscule, s’installe une sorte d’immobilité sombre avant le grand souffle, très vivant, de la nuit. Je me suis toujours demandé si c’est d’abord à cela que pensait Césaire dans son poème Les Pur-Sang : … le ciel bâille d’absence noire91

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Perse (le seul des trois) a très clairement chanté son crépuscule : « Grand âge nous voici, prenez mesure du cœur d’homme92 »La pose est altière, orgueilleuse, souveraine : celle d’un grand aigle éventant sans cesse son aire : « Si haut que soit le site, une autre mer au loin s’élève, et qui nous suit, à hauteur du front d’homme : très haute masse et levée d’âge à l’horizon des terres… » Un autre commencement.

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Homme du soir, lève le front… Perse semble être demeuré tel qu’en lui-même à l’approche de la mort : impérial. Pourtant la sensibilité poétique, tellement puissante, doit plus que toute autre percevoir les défaillances du corps, tandis que l’amplitude mentale demeure à vif, sensible, portée par des années de clairvoyances et de visions. Elle voit (et elle doit supporter) cette lente dissociation entre ce corps qui pendant si longtemps a transporté l’esprit, et que l’esprit se voit forcé, dramatiquement, de porter à son tour : « La face ardente et l’âme haute, à quelle outrance encore courons-nous là ? Le temps que l’an mesure n’est point mesure de nos jours. Nous n’avons point commerce avec le moindre ni le pire. Pour nous la turbulence divine à son dernier remous. »

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« Il est d’autres naissances à quoi porter vos lampes ! » Affrontant son grand âge, Perse l’a tenu à distance, comme esquivé (les chevaux sont passés qui couraient à l’ossuaire), comme s’il se trouvait dans une tour inatteignable et qu’il pouvait sans risque, indemne et rayonnant, évaluer ce qui se produisait. « Et ceci reste à dire : nous vivons d’outre-mort, et de mort même vivrons-nous… »

 

On pourrait penser qu’il s’installe plus que jamais dans l’œuvre : que le corps qui s’en va rend encore plus palpable ce corps intangible que constitue une œuvre, et dans lequel l’esprit du créateur peut tenter le refuge. « Nous sommes pâtres du futur… » Perse était en mesure de se parer d’un corps immense et lumineux, fabriqué dans de hauts oxygènes, belles tempêtes du langage. « Grand âge, nous voici – et nos pas d’hommes vers l’issue. C’est assez d’engranger, il est temps d’éventer et d’honorer notre aire. » L’homme tremble, le poète n’a pas peur.

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J’ai toujours répété ces deux vers de Césaire, sans jamais y voir un rapport quelconque avec les lentes montées de l’âge : « Je suis une pierre couverte de ruines… Visage de l’homme tu ne bougeras point, tu es pris dans les coordonnées féroces de mes rides93… » Aujourd’hui, je les murmure autrement, avec moins d’arrogance ou d’orgueil.

J’éprouve aujourd’hui le même sentiment avec ces vers de Glissant, ramenés de son recueil Boises : « C’est pourquoi dérouler ce tarir, et descendre dans tant d’absences, pour sinuer jusqu’à renaître noir dans le roc… »

 

Dérouler ce tarir… descendre dans tant d’absence… on ne saurait mieux décrire une vieillesse. Renaître noir dans le roc : parfaite sublimation de l’œuvre.

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Ici, nos crépuscules ouvrent l’hosanna des insectes, encore plus déchaînés si une pluie est passée, ou s’annonce imminente. Les nouveaux venus ont du mal à s’endormir parmi ce que Césaire appelait les « balisiers sonnants des riches crépuscules ». Ou encore : « … les soirs chevelus aux ricanements noueux… sur la clapotante batterie des grenouilles, l’âcre persévérance… »

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« … le crépuscule qui est un trousseau de clés toujours sonnant94 » À soixante-neuf ans, Césaire affronte le grand âge dans son dernier recueil Moi, laminaire. La posture diffère de celle de Perse. Ce n’est pas toute l’œuvre qui lui sert de corps (comme ce soldat des mers qui s’empare d’une coquille de belle nacre et la transporte vers de nouveaux espoirs). Il va plutôt se réfugier dans des mots, à la source du poème, à la base de l’élan poétique : … avec un mot frais on peut traverser le désert d’une journée…

 

Il va arpenter les arcanes de sa création, les instants mystérieux et fugaces où le poème se déclenche, dans un mot, une image, un rien d’idée… Ou alors, « pour revitaliser le rugissement des phosphènes », il va se réfugier dans la matière même du souffle poétique, le terreau, le gisement du poème, ses minerais : blessure sacrée, vouloir obscur, douleurs, silence, soif, obsessions et angoisses…

 

Chaque poème déploie la force énergétique de sa vision et de ses mots dans l’exploration à vif de tous ces gisements douloureux, jusqu’à les sublimer dans une volte : « J’habite donc une vaste pensée »Tous les poèmes de Moi, laminaire ont cet ultime scintillement vert, l’éclat inattendu qui transperce comme à jamais la sinistre épaisseur des ombres qui s’accumulent. « La force de mon soleil s’inquiète de la capacité d’une journée d’homme95… »

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Crépuscule. C’est l’heure de la chasse aux « capteurs solaires du désir » : « De nuit, je les braque : ce sont mots que j’entasse dans mes réserves et dont l’énergie est à dispenser au temps froid des peuples96… » L’effondrement intime est élargi à l’effondrement de tous, du plus profond jusqu’au plus large le remède est le même.

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« Le tambour du Tout est dans la poésie d’Aimé Césaire97 », disait Glissant.

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Glissant, lui, n’a jamais parlé de sa vieillesse. Son objet, le Tout-Monde, fluide, imprévisible, insaisissable, exigeait qu’il demeure à jamais ce qu’il se déclarait être : un jeune poète. Pas un jeune homme, car ce n’était plus une question de chair, mais uniquement de signaler une exigence.

 

Son corps était tenu, observé, et manié à distance, il en parlait peu, s’étonnait parfois de ses faiblesses, de ses manques grandissants. Mais tout comme Perse, il le regardait se défaire de loin, réfugié lui aussi dans cette lutte qu’il savait inépuisable pour deviner l’immense poétique du Tout-Monde. Il poursuivait l’inatteignable, c’est-à-dire qu’il s’inscrivait dans une éternité d’ouvrage. Je recommence la poésie ! Un travail sans fin que seul l’esprit pouvait porter. Je me souviens qu’il m’avait confié qu’un poète ne meurt qu’au moment où il prend conscience de ne plus rien avoir à dire.

 

C’est l’esprit qui fait l’acte, c’est l’œuvre qui tient l’esprit, et c’est l’esprit qui porte ce corps crépusculaire qui longtemps l’a porté.

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« … je hurlais au violent éclatement, cependant le temps me serpait dur jusqu’à la racine intacte98 » Comme si tout au long de leur vie ils avaient construit cette œuvre qui allait devenir leur armure, leur ossature, puis tout ce qui restera d’eux. Intact.

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Le crépuscule de Perse sera flamboyant et sans doute mensonger. La belle pose face à l’inconnaissable, composée dans Chronique, semble relever de la construction. On aimerait y croire car c’est une belle leçon de vie. L’homme devait se désespérer et trembler à l’approche de l’immense inconnue, mais le poète ne craignait rien. Il sait que la permanence relève de la poésie, que cette dernière est au début et qu’elle est à la fin, qu’elle est donc à tout instant un total commencement. Là encore, il ne faut entendre que la voix du poète, et sans doute à cette intensité située juste au-dessus du murmure. « Grand âge, vous régnez, et le silence vous est nombre. Et le songe est immense où se lave le songe. Et l’Océan des choses nous assiège. La mort est au hublot, mais notre route n’est point là… »

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Le crépuscule de Césaire sera tout aussi pathétique. Il y a tant de rêves échoués, tant d’angoisses, tant de désespérances que le décompte des décombres (de jour en jour accumulés) ne sera jamais terminé : « On peut très bien survivre mou en prenant assise sur la vase commensale… » Ou encore : « l’allure est des forêts, la dodine, celle du balancement des marées » Ou encore : « de sang il ne sinue que juste celui médian d’un verbe parturiant99 ».

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J’ai aimé ce passage persistant du désir : « … un souvenir de peau très douce ne s’interdit pas aux paumes d’un automne100 » Perse renchérira : « Grand âge vous mentiez : route de braise et non de cendres… »

 

De même cette « attente incrédule101 » dont parle Césaire, qui signifie bien les patientes stases des grandes vieillesses. On ne croit plus en rien et on espère toujours.

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La poésie ne nous sauvera pas : son rôle est de dévoiler ce qui ne se voit pas102, disait Glissant.

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« Rien que la masse de manœuvre de la torpeur à manœuvrer… rien que cette manière de laper chaque hasard de mon champ vital et de raréfier à dose l’ozone natal… rien que le déménagement de moi-même sous le rire bas des malebêtes103… » Tout le tragique du vivre qui fait écho dans combien de vies et combien d’expériences ! La tragédie humaine sous l’éclat d’une immense acuité poétique. Et puis : la sincérité. Césaire aurait pu garder les échos prophétiques, les grandes trompettes sonores, et tenir l’illusion. La puissance, ici, est que l’espoir, le souffle du désir majeur, est distillé au cœur même des décombres, avec autant de force que s’il avait été filtré d’un soleil triomphant : « Quand j’entendrais les premières caravanes de la sève passer peinant vers les printemps, être dispos encore vers un retard d’îles éteintes et d’assoupis volcan104… »

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Le bilan se suggère, s’effleure : « … ce n’est rien que du haut, mort à la base, même portant beau… moi qui avais rêvé d’une écriture belle de rage, crevasse j’aurais tenté… oiseaux tombant et retombant alourdis par le surcroît de cendres du volcan… j’ai perdu quelque chose, une clef, la clef… mon frère l’écœuré volcan, et le sanglot sans cesse ravalé du ressac… » Il effeuillera toutes ses peines, ses fuites, ses pertes de vitalité, ses besognes obligées. Lui qui adorait dans de longues promenades contempler la nature pour y trouver sans doute un dégagement de paix avouera : « … encore que le combat soit désormais avec le paysage qui de temps en temps crève la torpeur des compitales à petits coups de ressentiments douteux… »

 

Et chaque fois le poème fonctionne comme un exorcisme qui balaye tout et lui donne la force de poursuivre dans une flamboyance secrète, intime, profonde, et finalement indéfaisable : par rhombes et trombes, te bâtir105 Ou encore : la relance ici se fait par l’influx, plus encore que par l’afflux, la relance se fait algue laminaire106

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« Il faut que la terre ait palpité au moins une fois, dans sa liberté totale, disait Glissant dans L’Intention poétique, pour que le poème qui a signifié la terre s’installe à jamais dans sa vérité… » Tout poète signale son Lieu, exhausse son paysage, fait pays. Le devenir du Lieu réalise la plénitude du poème. Césaire a sans doute eu cette souffrance : tant d’espoirs et de rêves portés haut par le souffle poétique, et qui ne se sont pas encore réalisés dans ce que nous sommes devenus.

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Perse avait sans doute anticipé cette vision que Césaire finirait par avoir de lui-même, comme un hommage devenu maintenant prophétique : « Jusqu’à ce point d’eaux mortes et d’oubli, en lieu d’asile et d’ambre, où l’Océan limpide lustre son herbe d’or parmi de saintes huiles – et le Poète tient son œil sur de plus pures laminaires… »

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Sur la tombe de Césaire, en compagnie d’Édouard Glissant et des membres du prix Carbet de la Caraïbe, j’ai cru entendre le Poète murmurer pour lui-même ces quelques vers que j’ai souvent chantés : « Le vent novice de la mémoire des méandres s’offense à vif que par mon souffle il suffise pour tous à tous signifier présent et avenir, qu’un homme était là, et qu’il a crié, en flambeau au cœur des nuits, en oriflamme au cœur du jour, en étendard, en simple main tendue, une blessure inoubliable107… »

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Face à son crépuscule, Glissant renforcera l’œuvre, en précisera les lignes de force dans un ressassement qui tournoyait comme une spirale : le même allant au différent, le retour inventant des passes inattendues. L’œuvre était retaillée. Ce qui était dit, déjà bien énoncé, était redit avec des forces, des couleurs nouvelles, des significations phosphorescentes qui suivaient sans doute les phosphorescences que produisait sa vision d’un Tout-Monde toujours changeant, labile, insaisissable. L’exigence semblait de ne jamais faiblir à l’ouvrage, comme s’il fallait maintenir en vie cet objet poétique, qui était déjà là, mais qu’il lui fallait sans cesse inventer, pour mieux le conserver vivant, et vivre de ce vivant.

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Souvent, après avoir marché sur la plage du Diamant, je me faufile dans le petit cimetière marin où repose Édouard Glissant, juste pour d’affectueuses et très simples révérences. Parfois, je lui murmure ce qu’il a dit de lui-même : « Cri au monde poussé du plus haut des mornes et que le monde n’entendit, submergé là en vague douceâtre où la mer englue l’homme ; – et c’est à cette absence ce silence que je noue dans la gorge mon langage, qui ainsi débute par un manque d’abord, ensuite volonté de nouer le cri en parole, devant la mer108… »

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Les plus beaux crépuscules sont finalement ceux de décembre, parce qu’il y a plus de pluie, parce que les soirs sont plus humides, parce que toutes les lumières sont alors difractées dans les possibles de l’infini, et parce que le ciel n’est pas ouvert, et parce que ce qui s’ouvre dans le noir est aussi mystérieux que l’éclat fixe du jour. « Que ton fil ne se noue, que ta voix ne s’éraille, que ne se confinent tes voies, avance109… »

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Reprenant le mode des énumérations d’Anabase, Césaire rendra un hommage à Saint-John Perse, une cérémonie vaudou. Dressant une liste de tout ce que l’« Étranger » n’avait sans doute pas vu, ou ne pouvait pas voir (nos faces décébales… oiseaux profonds, tourterelles de l’ombre et du grief…), il terminera ainsi pour saluer l’« Homme d’Atlantique » : « … et que l’arc s’embrase, et que de l’un à l’autre océan, les magmas fastueux en volcans se répondent pour de toutes gueules de tous fumants sabords honorer, en route pour le grand large, l’ultime conquistador en son dernier voyage… »

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La mort de Césaire fut un grand moment d’émotion, voire de choc, pour Glissant, il lui rendit hommage dans un beau texte qui s’acheva avec cette forme de sanglot : « La mort des poètes a des allures que des malheurs plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous savons qu’un grand poète, là parmi nous, entre déjà dans une solitude que nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher110… »

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Glissant repose sous une stèle de l’artiste Victor Anicet. De grands traits noirs figurent un signe qui lui ressemble. L’œuvre, à ras du sol, accueille le sable, les embruns et le sel. Le vent n’y laisse rien qui puisse tenir debout. Elle signifie sans artifice.

 

J’ai tenu le décompte de tous ces signes qui font matière de cette absence. C’est toute une ville de gestes et de lucioles, et c’est un fromager qui au mois de septembre semble épouser des flamboyants, aller aux magnolias, inventer le jasmin, prendre le parfum des glycérias qui bordent la route, vers la tombe, au Diamant.

 

Dès lors, tout l’orgueil du volcan, et cette somptueuse humilité qui fait beauté dedans la roche, les mouvements de la mer, et tout ce bleu qui offre son nid au nid des peuples d’oiseaux ne sont rien d’autre que les gardiens qui pour ici nous sont donnés. Ils veillent ces trois éternités.

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« Avec ceux que nous aimons, me murmure Char, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. »

Favorite, 2013.