Et puis ces détonations de bambous annonçant sans répit une nouvelle dont on ne saisit rien sur le coup sinon le coup au cœur que je ne connais que trop111…
Lorsque celui qui s’en va est une magnificence, ce n’est pas un abîme qui se creuse, mais un sommet qui se dévoile. Confrontée à certaines existences, la mort n’est qu’un révélateur, et c’est sa seule victoire. Le silence de Césaire s’est soudain rempli du verbe de Césaire, de ses armes miraculeuses, de ses combats, de ses lucidités et de ses clairvoyances. De son amertume aussi. « Regarde basilic, le briseur de regard aujourd’hui te regarde112. » La mort n’est ici qu’une paupière brutale, écarquillée sur une splendeur qui ne frémit même pas. Soudain total, un monde se dégage des cécités du petit ordinaire de la vie.
La mort n’est pas la seule à se voir désemparée en face d’une telle présence que l’absence renforce. C’est toute parole, toute célébration, toute explication qui, à l’amorce même de leur profération, s’écroulent au dérisoire. Ici le seul avocat, le seul rempart contre les bêtises hostiles ou bienveillantes : c’est l’œuvre. L’œuvre dans son infinie clameur qui nous incline d’abord vers le silence. C’est ne rien savoir de l’œuvre de Césaire que de la penser soucieuse d’être défendue, célébrée, avivée. Elle est là. Elle irrigue non seulement notre esprit, mais notre rapport au monde, mais les combats que nous menons, et dans lesquels nous recherchons encore la plus juste posture.
Alors, d’où vient ma peine à l’instant de la disparition ? Pourquoi l’œuvre qui m’habite et que j’habite (avec le sentiment de n’être qu’un clandestin dans un immense palais) ne suffit-elle pas à compenser ce sentiment d’une perte irrémédiable ? Pourquoi moi, fils bâtard, qui me suis toujours tenu loin de sa politique, éprouvai-je cette brusque fragilité sous ce « bruit de larmes qui tâtonne vers l’aile immense des paupières113 » ?
Le magnifique combat césairien s’est toujours effectué du côté de la vie. Je veux dire : du bord de la beauté. Lorsqu’il a fallu se lever contre la frappe occidentale, invalider le chant colonialiste, ramasser le mot « nègre » et le porter en étendard ; qu’il s’est agi de prendre en charge toute l’Afrique, violée, perdue, martyrisée, rayée de l’Histoire et des humanités, et la hisser sur ses épaules en fils aîné du monde ; qu’il a fallu revenir vers ce petit pays natal, cette « extrême trompeuse désolée eschare » sur la mer caraïbe, et assumer l’« affreuse inanité » ; qu’il a fallu fixer sans défaillir la damnation ontologique de l’esclavage de type américain, eh bien, Césaire ne s’est jamais trompé. Son cri (sa colère, sa fougue, son exigence) s’en est toujours remis aux armes miraculeuses de la voyance, de la musique, du rythme, du déraillement génésique « des grandes communications et des grandes combustions », et donc de la beauté.
Lorsque celui qui se bat pour sa liberté – ou pire, dans le cas de Césaire : pour réaffirmer son humanité – n’a pas recours à des rébellions bornées, des crocs identitaires aveugles, des légitimités assassines, closes dans un infernal jeu de miroirs meurtrier entre le dominant et le dominé, mais qu’il déploie au contraire l’hymne guerrier du « plus ouvert contre le plus étroit », la résistance est imparable.
Ce n’est même plus une simple résistance : c’est une autorité.
Dans une domination totalisante, presque impossible à dépasser, comme l’étaient le chant colonial et le déni du nègre durant les années trente, toute résistance qui ne s’était pas gardée du bord de la beauté se voyait obscurcie. Elle conférait un éclat mensonger à ce qu’elle combattait, et se ruinait ainsi. On le voit aujourd’hui en Palestine, en Irak, au Tibet, partout où des oppressions archaïques, souvent mêlées à la frappe libérale, sèment la désolation et la famine, et se parent de vertus au-dessus des exactions qu’elles-mêmes ont suscitées…
Quand la voix rebelle de Césaire s’est élevée avec le Cahier d’un retour au pays natal, bruissante de « générosités emphatiques », ce fut avec l’ampleur de l’incantation sorcière, inscrite dans la saccade polyrythmique qui invalide les fixités du réel et fait trembler l’ordre-poison du monde. Et ce fut à chaque vers d’inouïes transmutations opérées par l’image, qui déchouquaient les vérités geôlières pour installer, dans de très salubres vertiges, « la gerbe lucide des déraisons ».
Il y a donc une pauvreté à vouloir définir ce géant (ce mapou !) par le seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des valeurs noires, ou dans l’absurdité universitaire des catégories « postcoloniales ». C’est comme si l’on tentait de réduire René Char à la résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou M. Glissant à l’Antillanité.
Si ce combat (dont Césaire est l’un des beaux emblèmes) contre le racisme, pour l’Afrique, contre l’esprit colonial, est encore à mener aujourd’hui, on s’aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n’importe quel texte césairien, que ce qui est à l’œuvre là, et qui transcende le contexte du rebelle, c’est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage ; c’est bien l’interrogation résolue du mystère poétique ; c’est bien le reflet d’une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre émergence au fond d’une île à sucre ; c’est bien une intensité poétique rare qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles. N’importe quel mot, n’importe quel vers, et l’on comprend qu’il s’agit d’un poète sans limite fixant l’inconnaissable fondamental, à savoir : comment s’amplifier de beauté, et vivre à cette intensité proche de la combustion ?
« La communication par hoquets d’essentiel, j’apprécie qu’elle se fasse à tâtons, et par paroxysme, au lieu de quoi elle sombrerait inévitablement dans l’inepte bavardage de l’ambiant marécage115. »
Ce qu’il disait contre le colonialisme, ou pour conjurer la damnation de l’Afrique et du nègre, il le puisait dans la contemplation voyante, clairvoyante, des mornes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, des mangroves, de sa petite Martinique. « Je rêve, écrivait-il, d’un bec étourdi d’hibiscus et de vierges sentences violettes116. » Contrairement aux poètes doudouistes qui, à force de beauté creuse, l’avaient rapetissée, la Martinique césairienne fit exploser la hideur coloniale, et s’ouvrit alors, sous son œil laminaire, jusqu’à l’ampleur du monde en sa totalité. « Le monde se défait. Mais je suis le monde. Le monde véritablement pour la première fois total117. »
De plus, sitôt dépassées les proclamations rebelles qui nous ont fait tant de bien (et que tout comédien primaire répète à l’envi en grondements redondants), on découvre le cheminement obstiné, inquiet, interrogateur, fragile, d’une conscience en proie au mystère de la vie, au mystère du monde en son indéchiffrable total.
Alors, je crois ceci : l’œuvre de Césaire est un cheminement d’une sincérité rêche au cœur d’un impossible. Si tous les poètes connaissent l’amertume de l’échec – l’amertume si précieuse de ne jamais atteindre au cœur de poésie, au poème essentiel –, Césaire l’a éprouvée avec une acuité singulière. Cette amertume s’est amplifiée chez lui de cet échec que vivait le rebelle. Sa lucidité était une blessure qui n’était absolument pas dupe de l’état de son pays, resté confit dans l’assimilation irresponsable, l’assistanat obscur, la dépendance idiote. « Si de moi-même insu je marche suffocant d’enfance, qu’il soit bien clair pour tous que, calculant les épactes, j’ai toujours refusé le pacte de ce calendrier lagunaire118. »
Si le Cahier est le chant exalté du jeune rebelle, Moi, laminaire, son tout dernier recueil, est l’acmé du tourment que connut sa lucidité poétique ruant de belle manière dans « l’ambiant marécage » du politique et « la stupeur de l’air ». C’est le calendrier lagunaire de la torsion douloureuse entre possible et renoncement, entre l’utopie et la gestion pragmatique des misères quotidiennes. « Je m’accommode de mon mieux de cet avatar d’une version de paradis absurdement ratée, c’est bien pire qu’un enfer. »
Ce tumulte noué, presque impossible à vivre, fait de lui un poète tragique. Une grande aube poétique dans un crépuscule fixe. « Le chant profond du jamais refermé119… » Son œuvre témoigne d’une tragédie intime, d’un vaste indécidable, d’un lourd indécidé, tragédie sans laquelle on ne saurait comprendre la face secrète du vingtième siècle, ni aborder les défis inconnus qui frangent ce nouveau siècle – siècle de barbaries très vieilles et très nouvelles, prises dans une houle d’impossibles indépassables pour notre actuel imaginaire.
Et tout cela, ce cheminement torturé, si vrai, si puissant, si sincère, mais du plus haut qu’il soit possible, du plus noble, du plus exigeant, m’a toujours accompagné dès mon plus jeune âge. Comme des étais posés à mon esprit, des scarifications inscrites sur mes flancs mêmes, et m’escortant sur mes chemins de traverses, mes écartées rebelles. Et c’est cela le signe du grand poète : il accompagne toutes les marches vers la vie, même celles qui seraient différentes de la sienne. « Parler, c’est accompagner la graine jusqu’au noir secret des nombres120. » Son cheminement poétique n’est pas dans le monde, il invente le monde. Il ne relève pas du réel, il devine et précise des réels. À son degré le plus militant, il écarte des vérités et erre dans l’obscur vers cet inconnaissable qui ouvre à de nouvelles sapiences. « J’habite donc une vaste pensée… » Césaire, c’est comme dire : maître-marronneur en connaissance.
Alors, d’où venue ma tristesse ?
De là : sa présence auprès de nous était réelle, physique, pas seulement livresque et poétique, mais vivante. C’est une grâce que d’être compatriote, contemporain, d’un grand poète. Il y a une énergie singulière (an la fos !) que seule autorise la présence du poète, et qui n’est plus la même quand c’est l’œuvre seule qui assure le relais. Cette voix, cette démarche, ce ton, tout ce qui a investi ma jeunesse quand je le voyais, le samedi après-midi, mains croisées dans le dos, cheminer dans sa ville, portant déjà la charge irrémédiable que seule sa poésie affrontait. Ou lorsque les CRS déferlaient sur la ville, matraquaient tout, et que nous nous retrouvions autour de son verbe délicieusement incompréhensible, dans l’enceinte de la mairie, entre les deux fontaines. La mairie qui devenait alors un bastion de conscience et, en même temps, dans la fumée lacrymogène et le hoquet de nos slogans, le lieu le plus improbable de la poésie et d’une invincible fierté. Voilà, tristesse : c’est ma jeunesse qui s’est figée.
L’hommage qu’il avait offert à Paul Éluard peut maintenant lui être rendu :
… pour conserver ton corps
Grimpeur de nul rituel
Sur le jade de tes propres mots que l’on t’étende simple
Conjuré par la chaleur de la vie triomphante
Selon la bouche operculée de ton silence
Et l’amnistie haute des coquillages121.
À quoi servent les poètes ? À rien, et c’est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté. René Char disait qu’un poète ne doit pas laisser des preuves de son passage, mais des traces, car « seules les traces font rêver ». Seules les traces nous libèrent.
Césaire ? Ma liberté.
Mon rêve de liberté.
Discours prononcé au Salon international du Livre de Québec le 18 avril 2008.
Ba Jean Bernabé. An gloryé.
1
Saint-John Perse, dans une lettre vous évoquiez le critique idéal. Face à l’œuvre du poète, il devrait, disiez-vous, se transformer en compagnon de route. Cheminer avec l’œuvre, en vivre les écarts, en vivre les rêves, l’obscur et l’indicible. Trouver comme le poète, par le dedans, ces éclats du réel qui échappent au réel. Ce critique devrait être poète lui-même sous peine de n’être pas.
Et vous aviez raison.
2
Vous analyser, vous expliquer, vous sortir de l’éclat pour d’analytiques transparences m’a toujours semblé des entreprises vaines. Au-delà du mot restitué à son sens, de la métaphore enlevée à ses pliures secrètes ; au-delà de vos montages et mystifications ; au-delà de l’obscur déchiffré brillamment, demeure, toujours, le poème, telle l’« effusion intime » du coquillage, indéfectiblement liée à un vaste océan.
3
Votre mystère ne peut pas se dissiper comme une ombre portée. Votre obscur ne peut pas s’éclairer. Votre dire ne peut pas s’estampiller d’un sens ou d’une vérité de lecture. Votre mystère est votre beauté. Votre ombre, cet incomparable éclat. C’est une trame, tissée à même votre parole, et qui fonde le sens profond de votre parole. C’est pourquoi chaque explication d’un de vos vers ou d’un de vos poèmes, chaque plongée savante dans l’une de vos œuvres nous apporte de grandes joies ; mais ces dernières ne font qu’en souligner l’incomparable énigme.
4
Saint-John Perse, je viens donc auprès de vous, méditatif. La méditation est fille de l’ombre et de la lumière. Elle ne craint pas le mystère et se soucie peu du chiffre de la beauté. Elle sait se faire aveugle pour mieux voir, et distinguer la nuit dans la plus haute lumière. Elle sait le monde ouvert, le relatif des vérités, elle ne se projette pas, elle n’écrase pas d’un sens ni n’assujettit dans l’interprétation qui se veut magistrale. La méditation est une errance tourbillonnante du sentiment. Le sentiment est poésie de la pensée. Elle s’approche des feux intenses, juste pour s’amplifier, s’enivrer de beauté, et aborder aux rives de cette connaissance qui aide juste à mieux vivre.
Ce soir, je ne serai donc pas critique. Ni lecteur. Je vais quitter ma case pour m’approcher de la Grand-Case. Je viens avec les chaînes, les nègres serviles, les nègres marrons. Je viens avec le souvenir de la cale et du vaste malheur où vos pères ont rencontré les miens. Je viens avec cette douleur qui, sans nous être commune, fut pour nous de commune fondation. Je viens aussi avec ce monde qui change, ces peuples et ces cultures qui s’emmêlent, et qui modifient tout ce que nous étions. Je ne viens pas en compagnon, je viens, avec la même peau couleur de papaye, mais sans ennui, méditer auprès de vous. Je dirais : Méditations à Saint-John Perse, comme ces Images à Crusoë dont on ne saura jamais si elles lui appartenaient, si elles lui furent consacrées, si elles lui furent dédiées.
6
Vos pères sont devenus les miens. Les miens sont devenus les vôtres. Je les vois dans cet ensemble complexe, hétérogène, comme éléments antagonistes et complémentaires, fondateurs les uns des autres, et participant d’une totalité ouverte qu’ils méconnurent, et dans laquelle ils voulurent, en grande violence, se conserver distincts. Nous sommes en terre créole : je garde la distinction, mais je nomme la commune fondation. Je sais tout le divers d’une unité encore secrète, et l’unité de cette diversité encore insue. Je les traite en une couple dont l’équilibre est à trouver, et, une fois deviné, toujours à préserver. Je suis en vous, vous êtes en moi. Je vais en moi pour vous envisager. Je vais en vous pour me dévisager. Et cela est possible car vous êtes ce que vous êtes, je suis ce que je suis : ni fusion ni confusion dans ce partage qui va pourtant nous modifier sans rien dénaturer.
7
Je vous ai rencontré il y a longtemps. En ces époques de nos luttes adolescentes contre le colonialisme. La Négritude, alors, nous était nécessaire. Elle affermissait nos poings. Elle diminuait nos incertitudes. Elle nous dessinait de fortes convictions et d’augustes vérités. Nous n’avions pas besoin de vous en ce temps-là. Vous étiez de l’autre côté. Et votre éclat même, la force de votre dire, nous les rangions dans le sillage des dédaigneux conquistadores. Entre mes mains, vos livres sont longuement demeurés endormis. Ils attendaient que je me construise.
8
Nous vous opposions à Césaire. Césaire était l’esclave en lutte. Et vous étiez le Maître. Cela créait les pôles d’une dynamique stimulante. Nous avions besoin de ces lectures très pauvres qui servaient de combustible aux luttes que nous menions. Nous ne savions pas à quel point cette lecture appauvrissait Césaire tout autant qu’elle vous appauvrissait. Nous n’avions pas compris que, chez de grands poètes, placés par le malheur dans une terre coloniale, le témoignage serait toujours entier. J’ai appris à ne rechercher ni l’esclave ni le Maître, mais à questionner nos humanités dans leurs grandeurs et leurs abîmes, confrontées à l’esclavage et la domination. Perse, il y a de l’esclave en vous. Il y a du Maître chez Césaire. C’est pourquoi, tous les deux, vous témoignez à votre manière d’un état de l’humaine condition.
Je vous ai oublié en des temps de nouvelles certitudes. Je différais l’Afrique pour plonger en moi-même, dans un pays natal qui ne serait pas fait des terres que nous avions perdues. Un pays natal qui serait autre chose. Je plongeais en moi-même à la recherche d’une racine majeure. De ces cavernes intimes, je ne ramenai que le trouble, l’obscur et l’incertain d’une grande diversité. Le monde lui-même entrait autour de nous dans d’inédites poussées, qui renversaient nos anciens murs et nos vieilles cathédrales. Nous devions apprendre à vivre et à penser le fluide, le trouble, le rapide, l’incertain, le mobile incessant de ce que nous étions. Et c’est là que je vous retrouvai.
10
Saint-John Perse, je vous relis maintenant. C’est comme vous lire dans une autre liberté. Avec d’autres soucis et d’autres exigences. Maintenant que mes quarante ans pèsent, vous m’accompagnez avec Glissant, avec Char, avec Villon, avec Rabelais, avec tous ceux qui aujourd’hui m’aident à vivre l’énigme nouvelle de la Pierre-Monde. Je vais aux périls de votre verbe, à ses dangers, et aux risques que vous prenez ; je verse dans vos réussites, je m’abreuve à vos mystères ; et j’en ramène ce sentiment d’admiration qui, dans nos terres dominées, est pour moi à la base de tout acte créateur.
11
Perse, vous êtes né avec la conscience de l’exil. Dans une île, loin des terres d’origine. Vos pères portent le poids de l’insularité, ils mesurent la haute barrière de l’océan. Ils ne sont pas venus vivre, créer des villes, lever des temples, ils sont venus pour s’enrichir. Dans leur esprit, le monde véritable est au loin, la culture, la civilisation aussi. Ils ne perçoivent que le pénible de leur condition, les risques de bâtardise, le rêche de ces terres vierges, la décrépitude lente de leurs vieilles plantations. Ils préservent leur pureté illusoire, leur blancheur, établissent de soucieuses généalogies, raidissent une longue racine. L’identité est, pour eux, un fantôme réfugié dans la cristallisation du territoire lointain. Ils cultivent le rêve des grands espaces, l’esprit pionnier des grands élans, la solitude aigre de ceux qui fondent les mondes nouveaux dans l’héroïsme et la noblesse. Mais, en fait, ils pataugent dans les décombres de leurs rêves. Vous ressentez les mêmes tourments. Vous en héritez, Perse. C’est avec eux que vous écrirez ce recueil inaugural que représente Éloges. Vous allez fonder sur l’abîme et l’embrun et la fumée des sables, vous écrirez auprès de ces citernes, ces vaisseaux creux, de tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.
12
Cette sensation d’exil, ce trouble, ce dénigrement de la terre nouvelle, ce rêve du pays perdu, cette perception d’une insularité close, cette envie de pureté fantasmée qui nous renvoient à de fantasmatiques sources, ces désirs de racines et de certitudes sont créoles. Ce sont les affres que l’on éprouve dans la forge du Divers. Ils sont partagés par tous, quelle que soit leur condition dans le terrible brassage des créolisations. Amérindiens, nègres ou békés, immigrants hindous, syro-libanais ou chinois, chacun se doit d’affronter cela. Vous aussi, Perse, comme tout créole, vous tenterez de résoudre ce conflit. Césaire, lui, va épeler l’Afrique. Vous, Saint-John Perse, vous nommerez l’Occident. Et vous serez tous les deux soucieux de cet Universel qui, à si bon compte, liquéfie d’habitude nos tourments.
13
Sur l’obscur de la créolité guadeloupéenne, votre poésie va dresser les assises d’une lumière. Vous irez d’acclamations en louanges, d’éloges en émerveilles. Vous vous installerez en éclats, en senteurs. Vous déchiffrerez le pacte des grands arbres, la grand-messe des fleurs et des insectes. Il s’agira pour vous d’accepter toute chose et de dire qu’elle est belle. Vous sentiez bien que le refus de cette réalité, telle que l’avaient pratiquée presque tous nos poètes, aurait aliéné votre élan créateur.
*
Et même si Alexis Léger affirme quelque part que cette terre des Antilles est d’essence française, et la plus vieille, qu’il ne sait donc y voir la résultante d’une créolisation, votre vision poétique plongera en l’intime de cette terre, et en son inédit. Perse, votre poésie dans ce qu’elle a de juste, de vrai, d’authentique, de force et de vision, soupçonne, dévoile, atteste qu’il y a dans nos pays une réalité humaine de dimension nouvelle. Et cette vision de prophète inconnu à lui-même vous grandit. Elle vous permet d’accepter ce monde qu’Alexis Léger refusera toute sa vie. Elle vous permet, sinon de le comprendre, de le deviner. Et, boucle fertile du talent, cette acceptation vous permettra d’aiguiser, et de déployer votre sens poétique. Et soudain, dites-vous, tout m’est force et présence où fume encore le thème du néant. Boucle fertile du talent qui se nourrit de ses effets, et fait de l’or avec ses handicaps.
Vous parlez d’une haute condition. Vous parlez dans l’estime. La haute condition est faite de cette estime déployée sur toutes choses comme une mobilisation des ombres et des lumières. Votre estime est une vaste lumière, chargée d’ombre, qui va au gré de ses divinations. Elle transfigure. Elle dévoile sans révéler. Elle permet de s’accepter et force à se construire. C’est elle qui vous élève et qui transforme l’enfant-béké tyrannique en un poète sensible. C’est elle qui éloignera le poète célébrant des étroitesses d’une naissance coloniale. C’est elle qui vous mènera au tout-possible du monde, tandis qu’Alexis Léger vivra ses impossibles. L’estime, en terre créole, a ce pouvoir démiurge, cette vertu terrible. J’ai compris que nous devions aussi, nous qui nous dénigrons tant, et sans même le savoir, j’ai compris que nous devions nous restaurer ainsi. Dans l’estime.
15
Perse, vous avez connu les tremblements de terre, cyclones, épidémies, et les inondations. Toutes ces calamités, ces violences, qui labourent nos terres, et les transforment souvent en dégras de déveine. Vos pères, comme les miens, devaient les déplorer. Et les craindre. Votre poésie visionnaire les érigera en forces de renaissance. Forces de renouvellement. De jouvence primordiale. L’estime encore, si juste et lumineuse, si souvent impassible, si souvent a-morale. À nous maintenant de plonger aux douleurs, d’aller au fond de ces violences passées qui furent au principe génésique de nos terres, allons dans ces brûlures pour tenter un regard, et peser qui nous sommes. Notre avenir a ce très long passé.
La langue créole vous habite, Perse. La langue française vous fascine. Elle structure vos projections vers une francité qu’Alexis Léger revendique. Elle est langue de culture et de civilisation anciennes. Mais vous vivez, tout autant que Césaire, tout autant que Glissant, le trouble neuf de cette Diversité. Autour de vous, des négresses, des chabines, des mulâtresses, des servantes indiennes, des Chinois. Des façons d’Afrique, des survivances amérindiennes, des cultes étranges du dieu Shiva dessous les gestes qui vous dorlotent. Cette information du Divers amène le Poète au langage, même si elle abandonne Alexis Léger au désir d’une fantasmatique francité. Votre français somptueux sera travaillé, lélé, miganné de créole et cela, même si votre chienne d’Europe fut blanche et plus que vous, poète… Avec un naturel que nous aurions à conquérir, vous relativisez d’emblée la langue que vous adorez tant. Il était plus facile pour vous que pour nous de le faire. La langue créole ne servait ni à vous nommer ni à vous désigner. Elle ne vous arrimait pas à une condition que vous aviez à refuser. Vous n’aviez nul effort à fournir pour vous démarquer et conquérir une langue française identifiée, dans vos inquiètes généalogies, comme langue de l’origine.
17
Perse, en fait vous aviez deux langues. Deux langues maternelles : la langue créole, la langue française. L’une agissante et fantasmée, l’autre agissante, déniée et structurante. Alexis Léger ne retiendra que la langue française. Le Poète installé dans la langue prestigieuse utilisera la matrice de la langue délaissée. Il en fera ce que M. Jean Bernabé appelle une langue matricielle. Le monde ira ainsi. Nous naîtrons de plus en plus dans des magmas de langues, dans des feuillages de langues maternelles, mais sur le nœud solide d’une langue matricielle. Et il se pourra même que, dans l’incertain et dans l’imprévisible, cette langue matricielle soit de structure plurielle. En la Pierre-Monde, nous parlerons langages.
18
… Pour longtemps encore j’ai mémoire / des faces insonores, couleur de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts. C’était moi, c’était nous que vous décriviez ainsi. Cette description nous donnait le sentiment d’être éjectés de votre monde. D’être laissés de côté, dans l’immobilité opaque que l’on retrouve chez Faulkner quand il évoque les Noirs du Sud. J’aurais aimé que vous nous nommiez avec le battant de nos cœurs, l’aigreur circulante de nos sangs. Mais cela eût été la construction d’un esprit se voulant humaniste, et non la saisie instinctive, impassible, d’une vision véritable. Aujourd’hui, en cet âge différent, je goûte à la puissance très rêche d’une telle vision.
*
Le « j’ai mémoire » que vous formulez nous installe dans votre mémoire, et vous verse dans la nôtre. Nous avons tissé votre vision du monde. Vous avez nourri la nôtre.
*
L’« insonore » que vous percevez est loin de l’écoute de ces colons qui pensaient nous entendre, qui croyaient nous comprendre. Nos rires, nos chants, nos danses ne vous ont pas trompés. Vous perceviez-vous, le grave silence, le vaste silence que nous vous opposions. L’abîme de ce que vous aviez fait de nous et que nous refusions. Et de l’écrire ainsi, dans une saisie sincère avec elle-même, exprime que le poète en vous respectait cette posture.
*
L’« ennui » dont vous parlez est loin de ces joies, de ces bonheurs d’enfants, de ces béatitudes rythmées que les colons nous accordent souvent, eux qui croient nous connaître. Vous, poète, voyiez la vaste réprobation, et la taiseuse souffrance de ces « astres morts ». Visages lunaires, visages éteints sans doute, jaunâtres comme la papaye mûrie, mais obscur éclat d’une humanité devenue indéchiffrable aux conquérants. Votre monde épaississait le filtre entre nous et vous, mais votre sensibilité poétique déserta les bourbiers habituels. Et cela même si votre raison, dans les lettres d’Alexis Léger, continua d’y peser en atavisme et désir d’élévation, en besoin d’air et souci de pureté.
19
Le recueil Éloges nomme la terre natale, et y accepte toutes choses. Louanges et célébrations. Saisies fugaces. Sculptures d’instants. Défaite du temps. Cartographie d’une palette sensitive, dans un mélange de songes et de grande précision. Comme si, avec la pointe d’une équerre, ou l’aigu d’un compas, vous ouvriez la porte à de grands « rêves aux ombres dévoués ». Vos saisies du réel ouvrent à l’abstraction ; et l’abstraction poétique seule permet de résoudre ces éclats de réel. Les hommes, la terre, les arbres, les insectes, les pierres, l’ombre et la lumière, tout se mêle et s’emmêle, dans un règne grandiose qui les rassemble aux parages d’une même chose. Le Divers entre dans le chatoiement d’une totalité. Totalité ouverte à l’infini aux enthousiasmes de nos lectures.
20
Écrit sur la porte s’élève des rêves échoués. La petite vie. Les douteuses fiertés. Les grands rêves qui barbotent. Le quotidien d’un conquérant devenu un planteur. Peau couleur de tabac ou de mulet. Mains grasses. Sueurs. Une amertume nostalgique qui veut se rassurer, et qui ne peut s’empêcher de guetter l’océan. Et qui cherche à se convaincre que nulle envie ne s’accroche aux voiles des voiliers. Mais, au-delà de l’échec d’un rêve de grandeur, la douleur est là qui taraude, et tend vers le territoire perdu, la France perdue, l’Europe perdue, l’Occident fantasmé. C’est cette décrépitude diffuse – et tendre – qu’il vous faudra désamorcer, revivifier d’un vaste élan.
21
Images à Crusoë prend la distance pour entrer plus profond. Ce lointain qui semblait rôder dans Écrit sur la porte, sur le reflet des voiles, et que l’on regrettait, devient la corruption des villes européennes et d’une civilisation industrielle florissante. La nostalgie est effeuillée par le réel. Le mythe de Robinson Crusoë va servir le propos. Lui a pu comparer les deux mondes, les vivre au plus profond. Il peut inverser les termes de la nostalgie. La terre perdue devient l’île où l’on est né à soi-même. Elle est précieux trésor d’images hurlantes qui conservent et avivent l’« éblouissement perdu », et cela juste avant le soudain descellement. À l’orée du grand éloge, cela permet de relativiser. De comprendre que la graine natale est précieuse mais qu’elle ne germera pas. Perse, il ne s’agira pas pour vous de quitter l’île pour l’Europe, mais de quitter l’impossible terre natale pour une idée de l’Europe impossible : c’est le poète qui naît ainsi, déclinant ces deux pôles tout autant impossibles. Ces deux impossibles vous forceront à une idée particulière du monde dans l’« obscure naissance du langage ».
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L’idée de Crusoë souligne aussi la rupture du départ et la rupture de l’arrivée. Crusoë fut content de partir vers l’Europe perdue, de retrouver l’originelle civilisation. Mais ce départ échouera dans les graisses, les réclusions malsaines et l’amertume stérile. La solitude. Il y eut dans votre famille, et chez vous, Perse, cette joie qui couvait cette douleur, cette immobilité inscrite dans ce mouvement, cette mort au délié de ce bond. Ce rêve réalisé qui, dans sa réalisation même, soulignerait une perte essentielle : le trésor des images fondatrices de ce qui semblait mineur. Ce rêve réalisé qui, dans sa réalisation même, dirait son impossible. De notre côté, nous agirons pareil. Nous irons vers l’Afrique, et vers les mêmes douleurs, les mêmes déceptions, et le même impossible. L’exil nous guette partout, dans l’île où l’on éprouve le sentiment d’exil et dans la source perdue où l’on se découvre curieusement étranger. Perse, ce vieux drame des créoles, vous l’avez résolu à votre manière. La fréquentation permanente des grands vents, des grandes pluies, des grandes houles, et l’inventaire des grandes richesses du monde vous seront libérateurs. Ne pouvant habiter nulle part, vous habiterez votre nom. Un nom sans terre natale, sans date, et sans géographie, un nom de poésie et de mensonges, et de splendeurs reconstituées. Une œuvre de très haute exigence, emmaillotée dans votre vie, et installée sur la totalité du monde dans un vouloir désincarné.
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Pour fêter une enfance nomme la terre natale en six poèmes, et y accepte toutes choses. Pour retrouver cette liberté d’accepter, il vous faut accompagner l’éveil de votre conscience, et retrouver intact le regard de l’enfant. L’innocente, et tellement vaste, et tellement libre perception de l’enfant. Appelant toutes choses je récitai qu’elle était grande. Réciter est pour nous le dit d’une parole magique. Vous récitiez ce monde comme pour retrouver l’initiale force créatrice du verbe. Vous récitiez ce monde pour le fonder, le refonder comme socle d’un élan projectile. Cette fête part de la confusion génésique, de la peur tremblante, de la douceur aimante, de la permanence tranquille des vieillesses et des vieilles racines – mais pour atteindre les rêves qui président aux départs sans retour, et aux vies sans racines qui tiennent force de l’errance.
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Les grands arbres, aux racines très vieilles, se transforment, à mesure de leurs montées vers le ciel, en de somptueux vaisseaux, haubans, huniers et voiles claquantes. Le mouvement est achevé, et prolongé, par l’envol explosé des oiseaux. Ces vieilles racines, nouées dans leur élan vers le ciel et le monde, sont créoles. Perse, le créole est ainsi, dont le profus enracinement sert à mieux l’étendre au monde lorsqu’il en prend positivement conscience.
Les lances de flammes sur la craquante demeure. Règnes et confins de lueurs où l’on mène des corps sans ombre. Les torches de midi… Je connais ces accablements d’une exaltante chaleur.
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Les grandes filles luisantes qui remuent leurs jambes chaudes. Les grandes bêtes taciturnes qui s’ennoblissent à manger comme vous des racines. La nourrice jaune. Le sorcier noir. La bonne métis et qui sent le ricin. La bonne aux perles de sueur brillantes. La servante qui a droit à une chaise lorsque vous êtes dans la maison… Nous sommes autour de vous, emportés par le grand chant d’estime, et cette estime même nous immobilise dans une opaque réprobation. C’est pour nous, la « haute condition » parmi les floraisons de vos tournantes lumières.
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Le poème Éloges plonge dans l’existence créole. Il la reçoit de manière brute, apparemment brutale et tumultueuse sans grand souci d’explication. Le chaos des images, des sensations, et des évocations. Les brusques ruptures et les élans sans verbes qui nous charrient comme dans un songe. Les alliances aux insectes. L’observation minutieuse. La contemplation froide. La plongée dans l’infime. L’afflux abondant, l’afflux chaotique de ces énigmes annoncent comme l’inventaire d’une agonie, le trouble d’une mort qui sera renaissance, le geste bouleversé d’un enracinement de mémoires qui sera un départ. Pour moi j’ai retiré mes pieds.
Le recueil Éloges nomme la terre natale, et y accepte toutes choses. Non pour y demeurer mais pour prendre votre élan. La mer est là « hantée d’invisibles départs ». La mer se mêle au ciel. Elle se mêle à la terre. La mer ne vous enferme pas. Elle vous aspire et vous ouvre l’horizon. Dessus les mornes, dessus les toits de tôle, passent des voiles enthousiastes, des oiseaux vont comme d’invincibles voiliers. Vous surprenez dans les yeux de vos pères cette nostalgie de l’exil et ce désir d’envol, et vous les transformez. Votre insularité est créole car elle n’enferme pas, elle ouvre et vous emporte. Elle ravive la circulation des merveilles, et des pollens et des possibles. L’île créole est ouverte. Elle est cousine des vents. Amie fertile des pluies, des catastrophes et des cyclones. Étendue sans limites sur la mer, elle est grande fille du monde. Sensible au grand mouvement qui va de par le monde.
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Après Éloges, cette terre natale se dissimulera dans vos œuvres. Elle le fera le plus souvent à l’insu d’Alexis Léger, dans un miroitement d’absences et de présences. Il faudra être de lecture vigilante pour voir, pour comprendre, comment et combien, elle vous inspire, et structure votre vision. Vous abandonnerez les références à vous-même, pour de grands souffles mythiques voulus impersonnels. À présent, dites-vous, laissez-moi, je vais seul.
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Vos traits d’union, Perse, épellent l’indicible. Ils forcent le langage aux remous du créole et du français. Le trait d’union est l’acte de prise en main d’une langue, ou de langues qui accèdent sans orgueil aux étendues nouvelles. Ils articulent le dit et l’indicible, le très réel et l’émerveille, le très savant et l’intuition, le prononcé dedans l’imprononçable. Ils lient et relient d’irréductibles divergences. Ils s’accommodent des incertains. Le connu-inconnu y réinvente l’image et déclenche la vision toute nouvelle. Le trait d’union est d’écriture créole.
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Vous disiez, Perse, détester la lecture à haute voix, la poésie n’étant faite que pour l’oreille interne. Il est sûr que la présence de la parole a incité à déclamer vos vers. Leur rythme oral, leurs longues prosodies se prêtent bien aux solennités déclamatoires qui les trahissent pourtant. Je pense que l’on pourrait les lire, sur le mode de la méditation, cette parole que l’on entend parmi les souffles des discrètes confidences, mais comme d’immenses mouvements d’âme qui ne s’adressent qu’à celui qui murmure.
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Dans La Gloire des rois : je vois le cheminement des désirs vers les hauts asiles de graisse de la reine, cette jambe qui se soulève et qui fait don du parfum de son corps, cette un-peu-humide et douce… Une sensualité terrible, l’instinct, la démesure, toujours ardente, la ferveur…, tout cela rôde entre ces idoles, ces princes, ces reines et ces héros, ces gens de race non point débile mais puissante. L’énergie vitale se rassemble là, pour le grand voyage conquérant vers le total du monde. Et l’homme marche, dites-vous, dans ses songes et s’achemine vers la mer. Ou encore : Tous les chemins du monde nous mangent dans la main. C’est l’en-allée vers Anabase.
Anabase. Je n’y vois pas une épopée de la colonisation, même s’il en a les accents qu’auraient aimés vos pères, et les mêmes ingrédients. Anabase épelle ce que vous croyez être la grandeur : la projection sur le monde ; l’extension à l’infini de sa propre légitimité ; l’énergie précieuse de la violence ; la tentative d’organiser et de dominer et les hommes et le monde ; la solitude agissante dans une foule bien accordée aux ampleurs d’un projet. Mais tout cela sera traversé par le doute, habité d’une errance qui cherchera à dénombrer tout le Divers du monde. C’est le monde tout entier qui deviendra, pour votre conquérant-poète, le matériau d’un inventaire. Mais, malgré ce doute et cette errance, il restera conquistador. Vous ne vous livrerez pas comme Segalen à ce monde qui s’ouvre en ses diversités irréductibles : vous aurez encore souci de régenter. Seulement, cette régence n’ouvre qu’à poésie somptueuse, qui sera votre façon d’une existence au monde.
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Perse, vous êtes conquistador mais dans une conscience autre. Vous abordez le monde avec le désir d’une permanence et d’une unicité de l’Être. Mais vous provenez du divers d’une créolité, vous éprouvez le trouble, l’incertitude très mobile des créoles. Votre élan vers le monde, votre souci de l’Universel, votre posture d’élévation, votre pluriel de majesté tentent de cristalliser une essence hautaine. Vous savez qu’elle ne peut plus être française ou bien occidentale. Alors, vous tentez de l’organiser en une neuve immanence dans ce qui bouge, s’emmêle, se modifie sans fin. Ce souci vous fait sortir du temps, des lieux, des cultures, de la géographie, il vous amène à réinventer votre vie, à maîtriser votre apparence, à mettre en scène votre œuvre dans les richesses du monde. Cet absolu vous hisse vers une cristallisation voulue universelle, d’un Être impossible relié aux troubles du Divers. Votre poésie clame l’émotion d’un existant-au-monde tendu vers l’absolu d’un Être-au-monde inatteignable. C’est un beau témoignage de nos consciences humaines qui cherchent, si douloureusement le plus souvent, leurs équilibres dans l’inédit de la Pierre-Monde.
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Cet Anabase est un voyage vers le Divers du monde, comme il pourrait être un voyage en vous-même, vers le Divers qui a présidé aux scènes de votre naissance. Vous fondez au monde car le monde est nouveau, mais vous fondez aussi en vous-même. Et cette fondation se poursuivra dans Exil, dans Vents, et dans Amers, et dans Chronique. Mais cette fondation sait que le système n’est plus de mise, que le monde n’est plus régentable, qu’il ne faut pas se reposer, qu’il faut aller sans cesse. Vous vous réjouirez aux descriptions de l’indomptable, des éléments premiers – vents, pluies, mers, oiseaux. Des forces élémentaires qui peuplent nos genèses. Des forces élémentales appelées aux tables noires d’un alchimiste qui tente encore le principe d’une maîtrise du monde. C’est votre solitude visionnaire dans l’action.
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Le paysage d’Anabase est minéral. Terres chauves. Acides. Sables. Vents chauds. Secs ascétiques. Argiles jaunes, pour vous si délicieuses. Vous effacez les paysages, pour apurer le tranchant de cet acte, renforcer sa grande intensité, éliminer l’esprit sédentaire, mais aussi pour fonder de nouvelles luxuriances qui seront intérieures. Le sel lui-même devient fertile. Perse, vous le savez, le paysage dépouillé à l’extrême laisse augurer de tous les paysages, et les renforce en leurs évocations, et les épelle en leur diversité. C’est là aussi, le Tout-Monde envisagé.
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Vous êtes fasciné par l’Être, vous qui relevez d’un existant-au-monde. Vous aimez les choses sèches, stériles, tranchantes. Le sel pour vous se révèle fécond. C’est peut-être une manière d’épuiser le Divers qui bouillonne en vous, de réduire cette profusion que vous pensez bréhaigne. C’est dans l’épuration, la sobriété, la pureté primale des grands espaces que le renouveau vous semble envisageable.
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Perse, vous êtes créole dans vos impossibles. Votre œuvre sera créole dans ses possibles : c’est-à-dire dans le tout-possible, l’Étant-au-monde, le tout-imprévisible, qu’elle exprime, et qui se devine en présence, en absences, en refus et abandons, et en énigmes ouvertes.
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Je lis dans Anabase : et soudain ! apparu dans ses vêtements du soir et tranchant à la ronde toutes questions de préséance, le Conteur qui prend place au pied du térébinthe… Cette fondation d’Anabase renvoie à nos propres fondations. Dans ce bouillonnement d’hommes, de races, de violences que furent les plantations ; parmi ces miettes humaines privées d’Être et de parole par le fait de dominer ou d’être dominées, va se lever celui qui formulera le verbe de tous, qui nous fera parler ensemble. Celui-là, c’est le conteur créole. Et la parole du Conteur, jaillie dans le Divers, est toujours fondatrice. Elle emmêle et relativise. Elle dénombre à l’infini, non pour régenter, mais pour lier et relier. En terre créole, c’est le conte qui est fondateur, comme il est fondateur dans Anabase. Car sous le pied de térébinthe, celui qui va parler se dresse plus essentiel à cette neuve fondation que le verbe du conquistador ou celui du poète pris dans son impossible. Cela aussi, Perse, vous l’avez deviné.
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Saint-John Perse, me voici au terme de cette méditation. Je vois votre sourire. Vous savez que le poème et votre œuvre encore plus échapperont toujours à nos explications, et plus encore à mes méditations. Mais je les pratique volontiers, de plus en plus, en votre compagnie. Pour le plaisir bien sûr, pour la fréquentation d’une beauté ouverte, et pour me tenir en éveil grâce aux échos inépuisables de ce vaste édifice. La Pierre-Monde maintenant nous entoure. Nous devrons y vivre, et tout réinventer. Sans système. Sans idéologie. Sans même une certitude. Il nous faut des postures souples et de latérales disponibilités. Cela demande une conscience autre, un autre regard sur nous-mêmes et sur notre présence sur cette terre. Votre poésie a pressenti cela, elle qui nous offre à chaque étape de notre vie les grandes pistes de l’envol, les vertiges stimulants, toujours non résolus, de l’éveil.
Hommage rendu à Saint-John Perse, à Fort-de-France, 1995.
L’affectueuse révérence
Cher Maître, la lézarde du pays réel a traversé la contrée des rocailles, notre vieille vallée des larmes, notre allée des soupirs, elle a connu sans rémission le delta des ravages, l’océan des douleurs, puis de l’autre connaissance du pays sans chapeau…
Mais la lézarde du pays rêvé n’a jamais quitté les mornes, elle n’a jamais cessé d’arpenter les hauteurs où l’ombre et la lumière sont d’une même intention, et jamais déserté la vigilance des cimes – c’est par cette exigence qu’il lui a été donné d’irriguer le pays, en fondocs et racines, de fréquenter le long secret des acacias, l’éternité des très vieux acomats, les soifs de la rocaille du côté des Salines, et cette angoisse qui sert d’humus aux bois sans chaînes des nègres marrons. Et c’est au vif de cette topographie devenue éminente, ces cannes à sucre et ces vieilles cases, la ruine des grandes usines, squelettes de Bitation, qu’elle a tramé une claire vision du monde, qu’elle a ramené le monde à l’alchimie du lieu, qu’elle a versé le monde aux circulations souterraines de l’igname et des bleutés de la dachine, si bien que pas une seule poussière de ce petit pays, pas une maille de ses misères ou de ses tragédies n’a pu nourrir le moindre enfermement, un quelconque renoncement, toujours l’espérance la plus haute, toujours le soleil même fragile de la plus haute conscience, et c’est parce que son eau était de poésie, ses doums et ses bassins de poésie toute pure, qu’elle a su faire vision, dégager des futurs, confier aux pupilles en alerte le scintillement des avenirs.
La lézarde a aussi enfanté des poètes – t’a distingué poète – de Sainte-Marie au Lamentin, des Salines au Diamant, elle a laissé des souvenirs et toutes ces traces dont la fragilité forge la résistance, et dont la brièveté éternise la durée, je vois, je vois l’émotion dans les hauteurs de Bezaudin là où la case originelle a disparu, je vois cet amour du Lamentin au cœur des flèches violettes, dans les panaches maintenant invisibles des longues cheminées, je vois cette écoute attentive des usines (jadis féroces) avalées par la rouille, je vois aussi la plage ardente qu’il fallait chaque matin déchiffrer, et la confession du sable noir qui filtrait des volcans oubliés pour renverser la blancheur des coraux, je vois les bains avec la chaussure bleue, et le punch à préserver des mouches, le carême qui asphyxie le vieux ventilateur, le poisson rouge à écailler pour le bon court-bouillon, et j’entends encore cette célébration renouvelée du tinen et du djol polius, cette justice toujours rendue aux bonda-man-jacques jaunes, et les colères, les mauvaises fois, et l’amitié, et les indignations, et encore les colères, et toujours l’amitié, et surtout cette tendresse exigeante, flagellante et toute pleine d’oxygène, qui forçait le gibier à conserver le cap, sans une flatterie ni un seul compliment, avec juste la manière du commandeur sublime.
Maintenant, cher Maître, j’ai l’impression qu’un acomat de cent mille ans s’est effondré, qu’à Sainte-Marie, qu’au Lamentin, et qu’ici au Diamant, et même dans chaque parcelle de cette fixe tragédie qu’est le pays réel, un pan de paysage s’est laissé envahir par cette brume des déroutes que craignent les pêcheurs, et qu’il y a une solitude irrémédiable qui accable le guerrier – mais je sais aussi que wè mizè pa mô, que les vérités meurent tandis que le vivant reste, et donc que l’acomat n’a jamais été aussi puissant, sa grande livrée frémit déjà sous l’alizé de ces futurs qui nous sont pour l’instant impensables, que les obscurités des paysages énigmatiques vont désormais non pas se dissiper, non pas se dire ou même se dévoiler, mais au contraire s’offrir à ces éblouissements très lents qui changent l’imaginaire, et qui constitueront à coup sûr l’âme tutélaire de notre pays rêvé. Tant de richesses nous ont été données. Tant d’humanité, de puissance poétique, d’océans visionnaires, que nous n’avons en vérité perdu que l’aptitude à en jauger l’ampleur, et que nous sommes plus que jamais appelés à connaissance, à devenirs inarrêtables, entre sources et deltas, de cette mer qui diffracte aux cheminements tremblants qu’offrent les archipels.
C’est la grâce des poètes que de ne pas mourir. Leur poésie fascine tous les espaces et conditionne le temps, elle leur offre le lit de ces feuilles qui guérissent dont ils ont su le rêve, et ces petits hôtels où l’amour se retire, et ces villes invisibles où l’errance fait soleil, et tout un monde tissé comme une région nouvelle, une région de jeunesse, à même l’inextricable du monde. Et comme ils ont vécu de cette célébration, que leur âme (ce très pur souffle du rêve) était de poésie, qu’à chaque répit de la souffrance filtrait la poésie, leur vie même s’est transmutée mythologie de poésie – depuis le voyage initial par les descentes de Bezaudin, jusqu’aux guerres anticolonialistes, l’avion pourri de Ben Bella, le couscous délavé par la sueur, ces belles aux shorts serrés qui à Cuba portaient la mitraillette, et puis Racine qui donnait la leçon et l’injure Ce n’est pas les Troyens mais c’est Hector que l’on poursuit, tous ces récits et tous ces rires, et cette vigilance qui savait s’indigner contre le retour incessant des ombres et des vieilles barbaries. Poésie encore, poésie toujours, poésie jusqu’au bout, qui fait que la jeunesse du poète n’est affectée d’aucune douleur ni altérée d’une disparition. Son corps seul, son corps seul, comme un rempart, un bouclier qui pleure et qui chante en même temps, et qui fait stèle en demeurant.
Il nous reste à lire les poèmes, tous les poèmes dont nous lestons nos chairs, les lire dans toutes les langues, dans le concert des amitiés et des langages, avec la complicité des musiciens et des conteurs, et la solennité malicieuse des flambeaux. Et si c’est le point des tristesses, la virgule insondable des douleurs, voici quand même venu le temps de la joie poétique, cette foudre qui ne frappe qu’en amour et beauté, qui nous change dans l’échange, et qui relie, et qui relaye, et qui relate infiniment.
Cher Maître, j’aimerais pouvoir chanter, et me trouver une allégresse, et rire encore de la vallée des larmes, et ramener le comique de l’allée des soupirs – mais il est quand même difficile d’envisager que plus personne ne te verra filer un pas de biguine à la manière ancienne, ou marier le citron et le sucre dans les cinquante degrés de la fraternité – là se trouve la grande peine, là se tient la déveine la plus folle, celle qui n’a pas de paupières et qui nous fixe maintenant – nous n’avons que la ressource d’en faire une beauté,
et dès lors j’imagine la Lézarde…
… J’imagine la lézarde…
… elle dévale sans quitter les hauteurs, je vois ses eaux refléter les magnolias de Faulkner, la rose de porcelaine qui jamais ne se brise, le sourire de Paul Niger au-dessus de l’avion, l’impatience coléreuse de Fanon, l’Annonciation considérable que signifie Césaire, ces Indes inattendues qui surprirent Saint-John Perse, et le jasmin de Nedjma parmi les acacias, et le coucher de soleil sur la femme du Diamant, je vois Carthage et Carthagène, Wilfredo Lam dans sa jungle verticale, et Matta, Cardenas et Ségui, et ce bon Segalen qui déchiffre l’errance, je vois même Mycéa dont aucun mot n’a su nous rendre compte, et si le vent souffle, et que l’arbre du voyageur commence à me parler, cet arbre que tu as ressuscité lors du dernier cyclone, s’il te nomme on me l’a dit « âme vivante du monde », et que tout un peuple de fromagers en assume l’écho, je leur dirai qu’il est probable que tu refuses ce signe, mais que moi pour ma part, j’ai fait la révérence depuis le premier jour, et que depuis je n’ai jamais cessé, que la révérence a été affectueuse, et que maintenant comme pour les temps qui viennent l’affection, toute l’affection, restera révérente.
Hommage prononcé lors de la veillée mortuaire d’Édouard Glissant, à l’Anse Caffard, Diamant, février 2011.