CHAPITRE 6

La réduction des inégalités sociales
de santé: une dimension de la performance

Françoise Schaetzel

Les inégalités de santé sont une préoccupation constante des ministres et des gestionnaires du système de santé français depuis de nombreuses années. Dès les années 199063, leur réduction apparaît comme l’un des objectifs à poursuivre dans les schémas de planification et les programmes de santé. Le terme «d’inégalités de santé» fait alors émerger de nombreux travaux, définissant notamment trois types de catégories: inégalités de santé de genre, territoriales ou sociales.

Plus récemment, la loi «Hôpital, patients, santé et territoires» (HPST), adoptée en juillet 2009 se donne comme ambition de réformer en profondeur le système de santé français, plus particulièrement sa gouvernance avec la création des agences régionales de santé (ARS)64. Elle met en évidence la réduction des inégalités sociales de santé (ISS) comme l’un des objectifs centraux des ARS: «La création des agences régionales de santé (ARS) est une opportunité indéniable pour agir sur les inégalités sociales de santé en confiant des responsabilités sur un large champ de compétences à une autorité sanitaire unique au plan régional, et en lui apportant les moyens et outils nécessaires à cette mission.»

Simultanément, on met l’accent sur la performance du système de santé qui se traduit par l’impulsion d’axes managériaux (création systématique de direction de la performance dans chaque ARS, par exemple) ou l’édiction de tableaux d’indicateurs devant permettre de mesurer la performance des systèmes de santé régionaux65.

La réduction des ISS dans le cadre
de la réforme du système de santé en France

Les ISS peuvent être définies comme «toute relation entre la santé et l’appartenance à une catégorie sociale». Si le concept est, à l’heure actuelle, bien accepté et bien documenté, la façon de les réduire ne fait pas l’objet de consensus dans la communauté scientifique internationale, les approches tentant d’expliquer leur mode même de production; donc de proposer des stratégies permettant de les réduire continuent à faire débat.

En 2008, le rapport de la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sous la direction de M. Marmot met en avant le terme de gradient social de santé, soit «le phénomène par lequel ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale jouissent d’une meilleure santé que ceux qui sont directement au-dessous d’eux, et qui eux-mêmes sont en meilleure santé que ceux qui sont juste en dessous et ainsi de suite jusqu’aux plus bas échelons» et prône une stratégie de réduction des ISS qui s’ancrent dans un triple constat. Premièrement, l’état de santé moyen de la population ne suffit pas. Deuxièmement, l’action en direction des populations les plus fragiles ne permet pas à elle seule de réduire les ISS. Troisièmement, la majeure partie des déterminants sociaux de la santé se constituant en amont du système de santé, dans les conditions de vie et de travail des individus, c’est sur les répercussions sur la santé de politiques s’inscrivant hors système de santé qu’il vaut mieux agir.

Un enjeu majeur pour la France

Si l’espérance de vie, notamment chez les femmes françaises66, est parmi les plus élevées du monde, les ISS sont parmi les plus fortes de l’Europe des Quinze si l’on compare, par exemple, les inégalités en matière de taux de décès des hommes en fonction de leur niveau d’éducation.

On peut cependant noter que la France ne fait pas partie des pays les plus inégalitaires67 en ce qui concerne la disparité des revenus (mesurée par le coefficient de Gini68), ces derniers étant considérés pourtant comme la «cause des causes» des ISS par nombre de scientifiques69.

Force est ainsi de constater qu’un bon niveau d’état de santé, objectif globalement atteint pour la moyenne en France, ne s’accompagne pas systématiquement de moins grandes inégalités de santé, ce qui témoigne de la complexité des mécanismes de production en cause (Couffinhal et al., 2005).

Ces constats alimentent en France des débats d’experts sans qu’ils aient encore véritablement émergé sur la scène politique. Ils concernent les stratégies à définir pour réduire les ISS et font poindre des questions telles que la place et le rôle d’une politique sectorielle de santé en la matière, ou encore l’efficacité supposée de mesures qui parient sur un «rattrapage» de l’état de santé des plus pauvres plus rapide que l’amélioration de la santé de la population globale.

En France, les ISS restent le plus souvent abordées sous l’angle de l’accès aux soins ou de la prise en charge des personnes les plus vulnérables, laissant de côté les autres déterminants sociaux de la santé. Par ailleurs, la mise en œuvre des objectifs de réduction des inégalités de santé dans un cadre intersectoriel, lorsqu’ils existent, se heurte aux difficultés d’élaboration des politiques interministérielles à l’échelle nationale ou aux difficultés dans les relations entre État et collectivités territoriales à l’échelle locale.

C’est ainsi le cas de politiques intersectorielles relevant de la loi no 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine ou de la loi no 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions. Ces lois comprennent plusieurs aspects majeurs (logement, formation, emploi et santé), mais ciblent majoritairement des populations en difficulté. La politique de la ville s’adresse ainsi d’abord aux quartiers classés en zone urbaine sensible, la loi contre les exclusions vise les personnes sans emploi, les jeunes en difficulté d’insertion et les détenus, par exemple. En matière de santé, elles se sont dotées de différents processus (ateliers santé ville, plans régionaux d’accès à la prévention et aux soins, permanence d’accès aux soins de santé (PASS) en ce qui concerne les soins hospitaliers) qui se sont souvent amenuisés aux populations les plus en difficulté (personnes sans domicile fixe, étrangers malades, etc.). Ces différentes démarches sont par ailleurs pilotées en régions par les ARS et laissent peu de place aux autres acteurs, particulièrement les élus locaux.

La réforme du système de santé adoptée récemment repose sur deux lois majeures: la loi de santé publique de 2004 et la loi HPST de 2009. La première donne à l’État central la responsabilité de la santé et s’est dotée de cinq priorités nationales transversales dont l’une porte sur la santé des plus pauvres en ciblant l’accès aux soins et les modes de comportement. La loi de 2009 cherche à mieux articuler les aspects de prévention, de soins et de réadaptation par les ARS, instance de régulation des systèmes de soins sur le plan régional. Les aspects d’intersectorialité sont pris en compte par la mise en place de commissions de coordination, ouvertes aux élus, mais pilotées par les ARS d’une part, par la création d’outils comme les contrats locaux de santé appelés à être signés entre ARS et collectivités territoriales et devant permettre d’articuler santé et politiques sectorielles locales, d’autre part.

Cependant, la mise en œuvre de la réforme, déclenchée par les contraintes budgétaires et la mise en place simultanée de la Révision générale des politiques publiques (RGPP)70 doit faire face à des difficultés de plusieurs ordres.

Par exemple, un affaiblissement de l’accès aux soins devient plus problématique pour certaines catégories de population, étant donné le reste à charge qui tend à augmenter et des conceptions idéologiques. Les plus symboliques de ces dernières seraient les freins apportés à l’accès aux soins des étrangers (accès à l’aide médicale d’État), une recentralisation déguisée de la gouvernance régionale en santé par la création des ARS (contradictoire avec une volonté affichée de décentralisation), et une moindre prise en compte des politiques de promotion de la santé et de prévention. Les politiques de promotion de la santé et de prévention restent les parents pauvres, car elles sont victimes notamment des contraintes budgétaires et de la logique dominante de certaines directions d’ARS, ainsi qu’une distanciation sur les plans local et national entre politique sectorielle de santé et autres politiques publiques.

La loi de santé publique de 2004 a pu ainsi entraîner une certaine méfiance des collectivités territoriales peu désireuses d’être sous la gouverne de la santé, donc de l’État central. Ce relatif isolement de la santé est également perceptible dans la scission entre cohésion sociale et santé dans le cadre de la RGPP. En témoigne également le manque d’impulsion forte par l’échelon central des contrats locaux de santé, que ce soit sur le plan de l’ingénierie ou en matière financière.

Consciente de l’absence de stratégie globale de réduction des ISS, et en présence d’une demande croissante de plus de justice sociale dans l’opinion publique, déjà perceptible lors de la réforme des retraites71 et qui constituera un des enjeux importants de la campagne présidentielle à venir, la ministre de la Santé affiche en 2010 sa volonté de faire de la réduction des ISS un axe structurant de la loi de santé publique de 2004, appelée à être renouvelée72. Cependant, la loi de modernisation de notre système de santé de 201673 ne modifiera pas la logique dominante, même si elle facilite l’accès aux soins grâce à un tiers payant élargi.

Devant ces différents éléments, est-il légitime de s’interroger sur la performance du système de santé en ce qui concerne la réduction des ISS, et ce, d’autant plus que son rôle en la matière apparaît comme marginal?

La performance du système de santé
et la réduction des ISS

Se poser la question d’une amélioration de la performance du système de santé dans sa contribution à la réduction des ISS conduit dans un premier temps à choisir sur quoi doit porter l’évaluation, donc à préciser les leviers d’action détenus par la santé afin de lui permettre de poursuivre cet objectif.

Pour ce faire, en tenant compte du contexte français actuel, dans lequel l’affichage de cet objectif ne s’accompagne pas de l’adoption d’une stratégie et de modalités opérationnelles précises, il est proposé de s’appuyer sur le recensement des expériences tentées depuis une dizaine d’années par un certain nombre de pays74 ainsi que sur les initiatives locales françaises nombreuses bien que souvent peu valorisées et peu connues afin d’adopter un «référentiel d’actions». Ce dernier doit permettre de «reconstruire» les hypothèses à partir desquelles se sont développées les interventions.

Le travail effectué par l’IGAS a fait ainsi émerger un socle commun comprenant quatre axes principaux: garantir une protection sociale solide permettant un accès aux soins réels et tenant compte du gradient social, c’est-à-dire cherchant à éviter les effets de seuil, et renforcer une ligne de soins de premier plan offrant une gamme complète et diversifiée de services accessibles à l’ensemble de la population.

La limitation des interventions de santé qui augmentent les inégalités doit être particulièrement prise en compte: maintenir voire renforcer les mesures intersectorielles en direction des plus défavorisés, prendre en compte la santé dans des politiques ne s’inscrivant pas dans son champ. En plus de la politique de revenus, les politiques de l’enfance et de la jeunesse d’une part, ainsi que les politiques d’emplois de l’autre sont souvent jugées prioritaires. Des interventions intersectorielles et des outils comme l’évaluation d’impact sur la santé tenant compte du gradient social sont considérés comme parmi les plus adaptés.

C’est à l’aune de ce cadre que peuvent alors être regardés les discours, les pratiques et les directives nationales et locales qui sont impartis au système de santé et plus particulièrement à leur système de gouvernance régional par les ARS, afin de pouvoir construire, à terme, le dispositif permettant de juger de la performance du système concernant son action sur la réduction des ISS. Cette analyse apparaît cependant subordonnée à un certain nombre de conditions.

Le malentendu entre «soins en faveur
des plus pauvres» et «réduction des ISS»

La réduction des ISS s’inscrivant dans un système d’action bien plus large que le système de santé, il s’agit en effet d’aider les acteurs du système à clarifier les objectifs qu’ils peuvent poursuivre et à lever l’ambiguïté entretenue par la confusion entre réduction des ISS d’une part, promotion des soins (y compris de prévention) en faveur des pauvres de l’autre. Le malentendu reste en effet très fort au sein même des acteurs du système de santé comme a pu le constater l’IGAS lors de ses travaux.

Cette confusion, entretenue aux différents échelons du ministère de la Santé apparaît en effet comme non dépourvue d’un certain nombre de risques, le premier étant de rendre responsable le système de santé et particulièrement l’ARS de résultats qui ne peuvent lui être imputés. Si garantir un accès aux soins de qualité et développer des mesures adaptées de prévention75 sont des missions relevant des compétences propres des ARS, il n’en est pas de même des mesures intersectorielles qui dépendent également d’autres acteurs sans cependant dédouaner totalement l’ARS d’une action possible.

La performance de l’ARS dans sa contribution à la réduction des ISS devrait ainsi d’abord porter sur sa capacité à prendre soin des pauvres, notamment à supprimer les interventions qui renforcent les inégalités. Plusieurs études internationales ont montré en effet que des programmes organisés de dépistage non ciblés ou des campagnes de communication de masse en éducation pour la santé76 favorisent les populations situées en haut de l’échelle sociale et peuvent avoir des effets négatifs sur les catégories sociales les moins favorisées. D’autres publications examinent l’effet des mesures de recherche d’une meilleure productivité (que ce soit la T2A en matière de financement ou la diminution des durées de séjour après un accouchement) sur la santé des plus fragiles. Cet aspect de l’action de l’ARS peut être approché en utilisant des modèles classiques de mesure de la performance des systèmes de santé.

Mais l’ARS a également un rôle à jouer en relation avec d’autres politiques publiques. Ce volet est souvent omis et pose plus de difficultés. Or, ne pas en faire état risque – en mettant le zoom sur des facteurs de risque liés à des comportements individuels, cibles principales des actions de prévention et d’éducation pour la santé telles que les problèmes de dépendance – de mettre en avant ce qui est apparemment de l’ordre exclusif d’une responsabilité individuelle au détriment de ce qui relève d’autres déterminants sociaux, donc également d’une responsabilité collective.

Cibler la performance de l’ARS

Les déterminants sociaux de la santé s’inscrivant majoritairement dans des politiques autres que de santé, la lutte contre la réduction des ISS pose en effet aux ARS la question de leur capacité à arrimer à l’échelle régionale et locale une mission d’intervention intersectorielle. Celle-ci porte essentiellement sur la prise en compte de la santé dans d’autres politiques tout en y introduisant de façon concomitante une préoccupation de gradient social. Pour illustration, le développement des pistes cyclables et de transports alternatifs à la voiture est un choix fait par de nombreuses villes, lié à des préoccupations de fluidité de la circulation ainsi que de développement urbain durable. Cette politique de transport a un effet positif sur la santé, mais n’aura probablement pas de conséquence sur les ISS si ces flux de déplacement ne concernent que les centres-villes alors que les habitants des périphéries sont souvent moins favorisés. L’ARS, acteur clé régional en santé publique, peut avoir un rôle à jouer en influençant de telles politiques locales.

Cette capacité à établir des ponts avec les partenaires intersectoriels est cependant rarement envisagée comme une dimension de la performance des ARS. Elle présuppose de déterminer des missions qui, sans être reconnues et valorisées à l’heure actuelle, sont cependant développées d’ores et déjà par certaines ARS.

Ainsi, la mise au programme d’une stratégie de réduction des ISS nécessite de mobiliser le débat public y compris sur le plan local. S’il ne peut s’agir pour l’ARS d’en être le seul organisateur en présence des collectivités territoriales bénéficiant de ce point de vue d’une légitimité plus importante aux yeux de la population, elle détient cependant un certain nombre de leviers pour l’amorcer ou le faciliter en formant plusieurs types de processus. Ainsi, l’ingénierie de débat et les méthodes d’animation sont des compétences conçues dans le cadre de la gouvernance du système de santé. Elles peuvent utilement être mises au service d’instruments de démocratie locale qui existent hors de son champ tels les conseils de quartier des collectivités locales. D’autres processus peuvent demander de développer de nouvelles compétences: il peut s’agir ainsi de savoir construire un plaidoyer faisant appel à une technicité qui se développe sur le plan international, permettant de construire une argumentation et de trouver les bons relais pour se faire entendre.

Construire un diagnostic local au plus près des acteurs est une activité développée de façon classique lors de l’élaboration de schémas d’organisation des soins. Dans une perspective de réduction des inégalités sociales de santé, les principaux déterminants de la santé devraient y figurer en tant qu’éléments centraux. L’ARS détient de nombreuses données de santé qui peuvent être mises à disposition et partagées au sein de plateformes d’observation plus larges, permettant de mettre en regard des critères socioéconomiques et des données de santé en les rendant disponibles sur les territoires les plus fins possible, faciles d’accès et d’utilisation pour les élus, les concepteurs d’action et la population77.

L’ARS pourrait également avoir une influence certaine pour mieux faire prendre en compte l’effet potentiel sur la santé des politiques développées localement. Des études d’impact institutionnelles ont certes déjà été mises en place78 lors de projets industriels et d’aménagement. Outre que celles-ci ciblent d’abord des évaluations de risques, un outil élargi d’évaluation d’impact santé79 tel qu’il se développe à l’heure actuelle dans de nombreux pays pourrait être proposé à des projets territoriaux. Dans une perspective de réduction des ISS, cet effet santé devrait systématiquement être différencié selon les groupes sociaux.

La France peut s’appuyer sur un réseau diversifié de collectivités locales dotées de compétences propres et qui s’impliquent de plus en plus dans les questions de santé, prioritairement sur les biens et services à la population, mais de plus en plus également sur les questions de promotion de la santé. Le développement de partenariats s’appuyant sur des outils de contractualisation, tels les contrats locaux de santé, demande cependant des capacités qu’il s’agit, pour l’ARS, de faire fructifier. Savoir intervenir localement, pouvoir intégrer dans la durée et la continuité des priorités locales, parvenir à mettre au point un leadership collaboratif ou savoir se connecter à d’autres réseaux en font partie.

La performance de l’ARS dans sa contribution à la réduction des ISS amène ainsi à considérer sa capacité d’influer pour créer de nouvelles coalitions d’acteurs, ceux mobilisés sur le logement, l’urbanisme, les conditions de travail, la formation, l’éducation, etc. Cela suppose de faire émerger de nouvelles pratiques et d’établir de nouveaux types de configuration.

Or, ces aspects sont peu pris en compte par les évaluations actuelles de performance et amènent à s’interroger sur la nature de la performance à envisager.

La performance qui tient compte
de la recherche d’équilibre

La visualisation de ces activités et processus met en exergue le fait que la lutte contre les ISS concentre les contradictions du système de pilotage régional de l’ARS, contradictions existant d’ores et déjà de façon plus diffuse.

Ces situations de tension s’expriment en premier lieu sur les questions de gouvernance. L’ARS est en effet en position de pilote, quasi seul maître à bord80 en ce qui concerne la politique régionale de soins. Son intervention intersectorielle la met en présence d’autres décideurs, particulièrement les élus locaux ainsi que d’autres acteurs de l’État (ministère du Travail, éducation nationale, ministère du Logement et de l’Habitat durable, assurance maladie) ce qui peut lui demander d’adopter une posture plus modeste. Ce sont des fonctions comme celles de plaidoyer, de facilitateur, de mise à disposition d’une expertise et de médiation qui doivent en effet être préférées. Il s’agit bien d’adopter une logique coopérative, alors que la posture dominante dans l’exercice de ses missions de politique de soins est celle de l’autorité et du contrôle.

Un autre type de contradiction porte sur les dynamiques centrifuges de centralisation et de décentralisation. L’action intersectorielle invite ainsi à accepter des priorités locales alors que l’État central demande de mettre en œuvre régionalement des priorités sectorielles nationales. Certaines décisions ministérielles peuvent alors éloigner l’ARS de l’action intersectorielle: c’est ainsi le cas des nombreux plans thématiques nationaux de santé, que cette dernière est appelée à décliner en «prêt-à-porter» sur les différents territoires, pouvant la mettre en contradiction avec la nécessaire adaptation aux conditions environnementales locales et aux exigences d’un partenariat de proximité.

Les écarts touchent également aux modes d’exercices différents, demandés d’une part par le pilotage d’un système de santé et d’autre part par un travail partenarial transversal à l’ensemble des politiques. Les schémas de planification et processus de programmation s’inscrivent d’abord dans une conception administrative régionale, soutenue et encadrée par le ministère de la Santé, alors que le travail coopératif intersectoriel demande des interventions localisées, différenciées, requérant du sur-mesure. La temporalité n’est pas non plus identique. Alors que les projets émargeant aux politiques locales nécessitent des interventions continues et dans la durée, le mode d’intervention de l’ARS s’exerce de façon dominante dans des interventions à durée limitée. C’est notamment le cas des projets de promotion de la santé et de prévention. Même un schéma d’organisation des soins, s’il demande un travail intense de conception, exige une présence bien plus souple une fois qu’il a été négocié et accepté par les professionnels de santé.

L’étude de la performance de l’ARS sur sa contribution à la réduction des ISS peut également concerner sa gestion des ressources humaines. Dans le cadre du système de soins, ce sont surtout les experts qui sont recherchés et socialement valorisés: expertise concernant l’économie, la gestion, le droit et, bien sûr, les sciences médicales. Or, l’intervention intersectorielle demande des compétences en matière de coordination et d’ingénierie, fonctions souvent moins valorisées au sein des ARS et pouvant faire appel à une technicité insuffisamment maîtrisée ou un objet d’une moindre préoccupation.

Par ailleurs, les expertises présentes au sein des ARS s’appuient principalement sur le respect de différentes normes alors que les initiatives intersectorielles font préférentiellement appel à de l’expérimentation sociale, exigeant alors des possibilités de création et d’innovation. On comprend d’ailleurs bien l’intérêt que peuvent y trouver un certain nombre d’agents qui cherchent à s’écarter de l’univers normé dans lequel ils sont de plus en plus plongés et sont tentés d’ouvrir des espaces d’innovation.

L’intervention intersectorielle de l’ARS fait alors appel à sa capacité à maintenir un équilibre dynamique entre ces différentes tensions, pour arriver à construire un projet qui fasse sens pour l’ensemble de ses partenaires ainsi que pour ses agents. Il s’agit de savoir maintenir une stabilité parmi différentes missions, nombreuses, quelquefois opposées, voire difficilement conciliables.

Une évaluation de la performance du système de santé dans sa contribution à la réduction des ISS remet en question ainsi fortement la vision d’une performance vue dans sa dimension de productivité et de qualité des services et des prestations qui s’avère trop limitée pour être capable de rendre compte de la multiplicité et de la complexité des interventions requises.

La performance de l’ARS
dans la réduction des ISS

On peut cependant se demander s’il est utile de remettre en question l’évaluation de la performance de l’ARS et par elle, celle du système de santé, dans sa contribution à la réduction des ISS et si les résultats de ce travail peuvent être utilisables, et par qui. À notre avis, trois raisons au moins peuvent être avancées. La première tient au fait qu’à partir du moment où l’on impartit, comme le fait la loi HPST, un tel objectif au système de santé, il mérite d’être évalué. La deuxième est que des initiatives régionales et locales sont en train de se développer et que ces activités ont tout à gagner à être mieux comprises et analysées. La troisième enfin repose sur le fait que la société civile et l’opinion publique sont en attente de résultats en la matière. Depuis de nombreuses années en effet, la conférence nationale de santé, instance nationale de démocratie sanitaire regroupant toutes les actrices et tous les acteurs qui travaillent dans le champ de la santé, demande que la politique nationale de santé se dote de grands principes, dont «l’exigence de santé publique dans toutes les politiques» et «la lutte contre les inégalités de santé»81.

La principale finalité à donner à l’étude de la performance nous semble d’abord être une finalité d’apprentissage bien plus qu’une finalité normative. Les connaissances scientifiques, les expérimentations ne sont en effet pas suffisamment avancées ni stabilisées. Les différentes parties prenantes ont besoin d’avancer sur la compréhension de la «boîte noire». Les décideurs et gestionnaires doivent savoir s’il est légitime et pertinent de demander une telle contribution au système de santé et d’avoir des éléments plus précis leur donnant la possibilité de choisir les missions prioritaires parmi celles, nombreuses, qu’ils demandent au système de santé de remplir. Les collectivités territoriales elles-mêmes ont besoin de prendre position dans une stratégie globale dans laquelle le système de santé relève d’abord de la responsabilité de l’État.

S’intéresser à la performance du système de santé dans sa contribution à la réduction des ISS doit ainsi permettre de faire avancer le débat sur la gouverne d’une stratégie globale en la matière. Une telle politique doit-elle être conduite par la santé ou est-il plus légitime et pertinent de la confier à des décideurs ayant des compétences intersectorielles? Cette mise en débat rejoint d’ailleurs celle posée par la publication de travaux scientifiques récents qui tendent à montrer que les inégalités de revenu importeraient plus que le niveau de revenu lui-même pour définir le bien-être d’un pays. Les auteurs posent le constat suivant: plus la distribution des revenus dans un pays est inégalitaire, moins ce pays est performant au regard des différents indicateurs du bien-être (espérance de vie, mortalité, obésité, niveau d’instruction, etc.). La liste des indicateurs du bien-être proposée par les auteurs est très large, incluant le taux de criminalité ou encore la proportion de déchets recyclés.

Étudier la performance doit alors permettre d’alimenter le débat démocratique et répondre aux attentes d’une légitimité sociale pour asseoir le rôle du système de santé en la matière.

Enfin, il s’agit bien évidemment d’améliorer la capacité d’agir de l’ensemble des acteurs en permettant que soient mis sur la table des éléments qui remettent en question leurs pratiques et leurs croyances et en facilitant l’appropriation de nouveaux paradigmes d’actions.


63. La première loi hospitalière instaurant les schémas d’organisation des soins date de 1991.

64. Les Agences régionales de santé sont une autorité unique regroupant les forces de l’assurance maladie et de l’État pour créer un service régional public de santé chargé de piloter et de mettre en œuvre la politique de santé.

65. La notion de performance est peu clarifiée en France et continue de faire débat. Les indicateurs qui sont retenus ciblent essentiellement la productivité de biens et services de qualité.

66. L’espérance de vie à 35 ans est de 84 ans pour les femmes en France (de 79 ans en Europe et de 76 ans au Brésil). Elle est de 77 ans pour les hommes (de 71 ans en Europe et de 69 ans au Brésil).

67. En France, le niveau d’inégalités des revenus disponibles est légèrement inférieur à la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Le rapport est de 1 à 9 dans l’ensemble des pays de l’OCDE, mais de 1 à 6 dans les pays où les inégalités sont peu prononcées. Il est de 1 à 7 en France: www.oecd.org/els/social/inegalite (repéré en novembre 2010).

68. Le coefficient de Gini est une mesure du degré d’inégalité de la distribution des revenus dans une société donnée, conçue par le statisticien italien Corrado Gini. C’est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l’inégalité totale (une personne a tout le revenu, les autres n’ont rien, cas extrême du maître et de ses esclaves).

69. A. Couffinhal (OMS) et al. «Politiques de réduction des inégalités de santé, quelle place pour le système de santé? Un éclairage européen Première partie: les déterminants des inégalités sociales de santé et le rôle du système de santé», Bulletin d’information en économie de la santé questions d’économie de la santé no 92, IRDES, février 2005.

70. La RGPP, lancée en 2007, consiste à passer en revue l’ensemble des politiques publiques pour déterminer les actions de modernisation et d’économies qui peuvent être réalisées. En 2011, la mission d’information du Sénat appelle à en «corriger les effets indésirables» en prenant mieux en compte «le besoin de proximité».

71. La réforme des retraites, adoptée en 2010 à affront s’est accompagnée d’une mobilisation sociale importante. Les débats ont notamment porté sur les questions de pénibilité au travail et d’espérance de vie différenciée.

72. C’est la raison de la commande, par la ministre de la santé, des rapports susnommés de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS).

73. Loi no 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.

74. Sont souvent cités le Danemark, le Royaume-Uni, la Finlande, la Norvège, l’État du sud de l’Australie.

75. En France, contrairement au Québec, par exemple, où l’on parle de pratiques cliniques préventives, la prévention, c.-à-d. la lutte contre les facteurs de risques faisant surtout appel à des modifications individuelles de comportement par l’éducation pour la santé et l’éducation thérapeutique du patient, n’est pas classée systématiquement dans le système de soins.

76. Une évaluation effectuée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) en 2008 des campagnes de communication menées dans le cadre du Programme national nutrition santé (PNNS) a montré que les publics les plus concernés par le problème étaient aussi ceux qui étaient le moins touchés par ces campagnes.

77. En moyenne, une cinquantaine de structures d’observation ont été établies par région dans un travail réalisé par la Fédération nationale des observatoires régionaux de santé (FNORS) État des lieux de l’observation en santé et de ses déterminants, mai 2010. Ces structures restent trop souvent cloisonnées.

78. La loi HPST, à l’article 26, précise que l’ARS «fournit aux autorités compétentes les avis sanitaires nécessaires à l’élaboration de plans et programmes et de toute décision impliquant une évaluation des effets sur la santé humaine». Ces études ciblent d’abord une évaluation des risques.

79. L’OMS définit ainsi l’évaluation d’impact sur la santé: «Une combinaison de procédures, de méthodes et d’outils par lesquels une politique, un programme ou une stratégie peuvent être évalués selon leurs effets potentiels sur la santé de la population et selon la dissémination de ces effets dans la population.»

80. En France, le système est copiloté d’une part par l’État auquel sont rattachées les ARS en ce qui concerne le système hospitalier, d’autre part par l’assurance maladie qui garde un rôle puissant en ce qui a trait aux soins ambulatoires.

81. Conférence nationale de santé, Avis du 16 décembre 2011 portant sur les éléments de réflexion pour une politique nationale de santé 2011-2025.