Introduction

André-Pierre Contandriopoulos et Hung Nguyen

En ce début de XXIe siècle, les pouvoirs publics et les citoyens de tous les pays s’interrogent sur la capacité de la société, dans les années à venir, à assurer de façon efficace un accès libre et équitable à des services de qualité pour toutes les personnes qui souffrent. Cette question est importante, non seulement parce qu’elle témoigne de l’inquiétude des citoyens de ne pas pouvoir être bien soignés quand la maladie se manifeste, mais aussi parce qu’elle soulève des enjeux politiques et éthiques fondamentaux. Ce qui est en cause, c’est la capacité de l’État à maintenir un équilibre dynamique entre trois exigences également importantes qui entretiennent entre elles des relations paradoxales: l’équité par rapport à la santé et aux soins, les libertés individuelles, au cœur de la démocratie, et l’obligation d’utiliser au mieux les ressources pour maximiser la qualité des soins, la sécurité et la santé (figure I.1).

Il faut trouver un équilibre entre ces trois valeurs en gardant à l’esprit que le fait d’insister sur l’une risque d’entraîner une détérioration d’au moins une des deux autres. Le maintien de cet équilibre est un enjeu politique majeur. En effet, comme le disait Foucault en 1997, la justification première de l’action de l’État dans nos sociétés démocratiques est de permettre à la vie de s’exprimer le plus généreusement possible. En outre, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’État n’a plus seulement pour responsabilité de permettre aux femmes et aux hommes de vivre, il doit aussi leur permettre de vivre en bonne santé1. Dans la plupart des pays, cette évolution a donné lieu à la mise en place de régimes publics d’assurance maladie. Et aujourd’hui, compte tenu de l’importance symbolique, financière et sociale des systèmes de santé, on peut dire qu’ils sont le miroir de la société tout entière2: et si, dans un pays, il est inéquitable, plein de passe-droits, sclérosé, peu respectueux de la dignité humaine et des droits des personnes vulnérables, il est fort probable que la société tout entière soit à cette image.

Les défis à relever dans le système de santé3

Au cours des cinquante dernières années, aucun réseau n’a soulevé autant d’espoirs et n’a été, en même temps, le sujet d’autant de débats et de désarrois que le système de santé. Pour comprendre ce paradoxe, qui n’est propre ni au Québec, ni au Canada, ni au Brésil, il est instructif de partir d’un double constat et d’en tirer des conséquences.

On peut commencer par constater que les systèmes de santé des pays occidentaux, malgré la très grande diversité de leurs arrangements institutionnels (formes de financement, décentralisation, disponibilité des ressources, couverture), font face aux mêmes défis. Si l’ampleur des problèmes varie d’un pays à l’autre, leur nature reste la même. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les sites d’organismes comme le Commonwealth Fund, le Commissaire à la santé et au bien-être (CSBE), l’Observatoire international de la santé et des services sociaux (OISSS), et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans tous les pays, on observe des pénuries de ressources et de personnel, des temps d’attente souvent longs pour l’accès aux soins, un manque de valorisation de la médecine de première ligne et une intégration insuffisante avec le reste du système, des tensions croissantes entre les assureurs publics et privés, des débats récurrents sur la privatisation, de graves problèmes de qualité des soins, une incapacité chronique à contenir la hausse du coût des médicaments, des scandales à répétition au sujet des soins donnés aux personnes vulnérables, notamment aux personnes âgées, un manque croissant d’équité et, de façon générale, des interrogations sur la viabilité économique des régimes publics d’assurance maladie.

On remarque aussi que les projets de réforme ne parviennent pas à infléchir de façon durable la trajectoire d’évolution des systèmes de soins. Si les mêmes solutions sont explorées partout – maintenir ou accroître le financement public, décentraliser et intégrer les soins, mettre le patient au centre des préoccupations, améliorer la qualité, déplacer le centre de gravité du système de l’hôpital vers la première ligne, encourager la prévention, améliorer les systèmes d’information, repenser la gouvernance et l’imputabilité, adapter la formation des professionnels aux nouvelles exigences et transformer les modalités de financement –, elles ne sont implantées que de façon partielle, voire pas du tout.

Dès lors, si les systèmes de soins des différents pays font face aux mêmes défis malgré leurs arrangements institutionnels variés, il faut en conclure que les causes de leurs problèmes sont largement indépendantes des arrangements institutionnels et qu’elles sont les mêmes partout (figure I.2).

On assiste à une forme de mondialisation de l’évolution des connaissances et des techniques dans le domaine de la santé. Ces facteurs influencent la façon dont s’exerce la médecine. Les nouvelles connaissances et les «progrès» technologiques ne résultent pas d’une décision démocratique, mais s’imposent en fonction d’une logique qui leur est propre et sur laquelle les États ont peu de pouvoir, même si leurs conséquences sociales et économiques sont considérables. L’influence de ces forces sur l’évolution du système de santé est amplifiée, car elles interagissent avec le vieillissement de la population et la dégradation de l’environnement qui accroît en permanence les attentes de la population et la demande de soins. Mais, en même temps, des forces contraires agissent. La mondialisation des marchés financiers, et entre autres la multiplication des paradis fiscaux, oblige les États à contrôler leurs dépenses en période de crise, comme c’est le cas de façon évidente depuis 20084.

La combinaison de l’ensemble des phénomènes que nous venons de décrire fait en sorte qu’il est de plus en plus difficile de maintenir, dans le système de santé, un équilibre satisfaisant entre les valeurs d’équité, de liberté et d’efficience. Dans tous les pays, l’écart entre les attentes de la population et les services offerts par le système de santé ne cesse de s’agrandir (figure I.3).

En conséquence, la capacité de réformer les systèmes de santé peut être mise en cause. Le problème ne semble pas être de savoir ce qu’il faut faire, mais bien comment mettre en œuvre les solutions souhaitables. Les projets de réforme des systèmes de santé semblent impuissants à modifier la trajectoire d’évolution de ces systèmes. L’inquiétude grandit et deux questions restent sans réponse: Pourquoi n’arrive-t-on pas à faire ce qui est souhaitable? Comment mettre en œuvre les changements nécessaires?

La crise du système de soins
et la nécessité d’une réforme

La figure I.4 schématise la situation. D’une part, la population aspire à bénéficier d’un accès facile et équitable à tous les services de santé. D’autre part, la mondialisation des marchés financiers, en particulier la crise mondiale des finances publiques, oblige les pouvoirs publics à contrôler les dépenses de santé. Ce contrôle est nécessaire pour que les pays conservent leur capacité à agir de façon démocratique. Sans lui, la responsabilité des systèmes de santé risque d’être transférée aux financeurs qui feront prévaloir leurs intérêts plutôt que ceux des citoyens.

La crise financière et économique de 20085 donne à voir, de façon tout à fait explicite, la position délicate dans laquelle sont placés les gouvernements: s’ils veulent conserver leur capacité à agir de façon démocratique, ils doivent restreindre les dépenses publiques, donc les dépenses de santé, afin de ne pas alourdir la dette. Ce faisant, ils risquent de perdre leur légitimité auprès de la population qui les a élus et qui s’attend à bénéficier d’un accès équitable à des services de santé de qualité. Devant ce dilemme, les pouvoirs publics ne peuvent tenir un autre discours que celui de la réforme. Tous disent: «Il est possible de faire plus et mieux avec les ressources existantes.» Or le fait de s’engager sur une trajectoire d’amélioration continue de la performance implique des changements importants dans les structures, dans les pratiques des acteurs et dans la gouvernance du système et des organisations de santé.

La réussite des transformations requises repose, entre autres choses6, sur la possibilité d’élaborer, de développer et d’utiliser de nouveaux outils d’évaluation de la performance.


1. Au Brésil, la mise en place du Système unique de santé (SUS) est la réponse à ce droit fondamental qui est inscrit dans la Constitution.

2. Cette idée repose sur le séminaire de Pierre Bourdieu au Collège de France sur l’État.

3. Dans ce chapitre, le terme système de santé fait référence au système des soins de santé ou des services de santé et non au système de santé qui s’intéresse non seulement aux soins de santé, mais aussi à l’ensemble de tous les facteurs qui touchent la santé des populations.

4. «Les manques à gagner dans le Trésor public qu’occasionne le recours aux paradis fiscaux par les grandes entreprises et les particuliers fortunés expliquent en grande partie les plans d’austérité décidés par les gouvernements toujours officiellement en manque de moyens» (Deneault, 2016, p. 11).

5. L’ampleur de la crise a été accentuée par les baisses d’impôts qui ont eu lieu durant la période de croissance économique des années 2000.

6. Il est clair que si l’évaluation globale et intégrée de la performance des organisations et des systèmes de santé est nécessaire pour piloter des réformes, elle est loin d’être suffisante. La résistance des groupes dominants dans le système actuel joue un rôle très important et les échéances politiques ne favorisent pas les réformes dont les résultats sont à long terme.