Lettre écrite sur le paquebot Île-de-France, en
partance pour l’Amérique
25 février 1953
Très cher René,
Par gros temps en mer je pense toujours à ce peintre45, dont je ne sais plus le nom, qui se faisait attacher au mât de misaine pendant la tempête pour voir et garder la vision de tous ces déchaînements d’écume.
Terre-Neuve. Un froid de loup. J’ai le visage comme une tomate piquetée d’aiguilles salines. Quel temps ! mais l’essentiel est qu’on avance sans se contenter de ne pas dériver. Seize heures de sommeil sur vingt-quatre. Le reste à deviner le paysage. Si le cœur t’y porte tu trouveras autant de variétés, d’aspects différents sur ce long parcours, que la terre en donne sur le sien.
Il n’y a pas que cette immense ébullition, où l’on se contente de quelques tracés de courants monotones. C’est extraordinairement mesuré l’océan, bien bâti, alerte, différent à chaque instant heureux et quelles trouées au couchant avec ces petits nuages pâles qui semblent rire du poids des vagues, bleues, vertes, serpents, miroirs superbes, que cela s’organise bien ce débordement. Quel tempérament équilibré. Je n’ai jamais tant vu de couleurs fugitives, certaines impossibles, éclatantes, calmes. Quelle joie, René, quel ordre. Tu vois, je suis heureux en diable, je pense à toi. Mon amour dort un peu plus que moi, mais supporte très bien ce vacarme, intérieurement serein.
Je t’embrasse.
Nicolas
Te peindrai des tempêtes en rentrant.