Paris, 29 avril 1953

Très cher René,

 

Impossible, après avoir entendu, Messiaen de lui passer ton argument tel qu’il est. J’en ai discuté très longuement avec Souvtchinsky54, Ciska, Françoise. On s’est tapé l’opéra, la radiodiffusion, Notre-Dame et des disques avec toute attention. Si tu es d’accord, voilà ce qui est possible à réaliser de suite. Bien entendu, en admettant que Messiaen est le seul musicien capable de tenir le volume de l’opéra avec des chœurs, des pianos, des cuivres et tout ce que l’on voudra, en possédant en même temps suffisamment d’humilité en face de tes poèmes.

Parce que trois choses plaident pour lui indiscutablement :

Le sens vrai de la masse musicale en plein volume.

Une excellente attaque du piano.

La joie des cuivres, tambours et flûtes. Sans heurts.

Mais il parle d’amour à la Massenet, donc besoin de toi pour hausser le ton ;

ne sépare pas assez les différents instruments dans leur modulation ; recherche l’originalité des rythmes intelligemment mais sans assez de naturel.

Il faut que tu lui donnes le ton plus précisément, plus évidemment, alors, alors seulement ce sera possible.

On peut lui demander à ton choix :

une action théâtrale – ballet

un mystère – ballet

une cantate – ballet

un oratorio – ballet

mais pas un ballet tout seul.

Sur un schéma établi par toi avec une ouverture rideau ouvert, au final, mais il faut pour cela que tu donnes quatre ou cinq poèmes pour porter la vision à son altitude – avec tes grands sujets. Alors c’est fait.

Si tu lui donnes l’argument tel qu’il est en ce moment, ce garçon ne sera jamais assez porté par toi pour écrire une grande chose.

Je ne peux pas t’analyser ici tout ce que l’on a entendu mais, crois-moi, c’est vrai, ce que je te dis autant que je le sens.

La difficulté majeure du spectacle sera de faire descendre les gens sur terre de temps en temps au point de vue scénique parce que, de toute façon, la majeure partie du ballet se passe entre diamants près du ciel grand et la musique ne fera descendre que peu de temps en tout.

Voilà, René. Merci pour ta carte. Je te signale, en t’embrassant, qu’il se passe quelque chose de merveilleux entre Ciska et Françoise.

À bientôt. Tu me manques.

Nicolas

P. S. Excuse le jeté de mon labyrinthe à musique, mais réfléchis sérieusement au rôle des chœurs chez Mozart, Bach, au verbe que l’on n ’entend pas ou presque pas mais qui est là, bien là. Pense au poème d’ouverture, à une subdivision possible des tableaux, au final.

Hors de ces idées d’ailleurs un peu vagues que je te tambourine comme cela, on risque une banalité sans nom avec Messiaen et surtout l’opéra.

Quand rentres-tu ?

Merci.

Nicolas

 

Bonjour René Char, dépêchez vos affaires.

Françoise