A A.-J. Greimas.
Les travaux de la nouvelle rhétorique auxquels cette étude est consacrée ont l’ambition commune de rénover l’entreprise essentiellement taxinomique de la rhétorique classique en fondant les espèces de la classification sur les formes des opérations qui se jouent à tous les niveaux d’articulation du langage. La nouvelle rhétorique est tributaire à cet égard d’une sémantique portée elle-même à son plus haut degré de radicalité structurale.
La période considérée étant trop courte et les travaux trop récents, on s’attachera moins à l’enchaînement historique des thèses qu’à leurs grandes articulations théoriques, en prenant pour repère terminal la Rhétorique générale, publiée par le Groupe μ (Centre d’études poétiques, Université de Liège1). Non que les analyses partielles qui seront examinées chemin faisant y soient toutes recueillies sans reste ; mais tous les problèmes qui ont pu donner lieu à des analyses particulières seront repris dans la synthèse de la Rhétorique générale.
C’est la sémantique du mot exposée dans la précédente étude qui donne la toile de fond sur laquelle se détache cette recherche en plein essor. De cette sémantique, elle hérite les deux postulats de base exposés au début de la précédente étude : appartenance de la métaphore à la sémantique du mot, encadrement de la sémantique du mot dans une sémiotique pour laquelle toutes les unités de langue sont des variétés du signe, c’est-à-dire des entités négatives, différentielles, oppositives, dont toutes les relations avec les autres unités homologues sont immanentes au langage lui-même.
Mais la sémantique structurale sur laquelle la nouvelle rhétorique prend appui n’est pas un simple développement de la sémantique exposée ci-dessus ; elle procède d’une révolution dans la révolution, qui confère aux postulats du saussurisme une pureté en quelque sorte cristalline. D’abord, la définition du signe est dégagée de sa gangue psychologique (image acoustique, contenu mental) et sociologique (le trésor social de la langue inscrit dans la mémoire de chaque individu) ; le rapport signifiant-signifié est tenu pour un rapport sui generis. En outre, toutes les conséquences sont tirées de la distinction saussurienne entre forme et substance (que ce soit la substance sonore du signifiant ou la substance psycho-sociale du signifié) : les opérations qu’on définira plus loin se jouent toutes au niveau de la forme du langage. La phonologie que Saussure tenait encore pour une science annexe fournit le modèle le plus pur des oppositions, disjonctions et combinaisons qui permettent de faire passer la linguistique du plan de la description et de la classification à celui de l’explication. Mais, surtout, l’analyse du signifié se trouve elle-même poussée dans une voie qui assure le parallélisme entre les deux plans du signifié et du signifiant ; de même que l’analyse du signifiant, à partir de Troubetzkoy, a progressé essentiellement par la décomposition en traits distinctifs qui, en tant que tels, n’appartiennent plus au plan linguistique, l’analyse du signifié, avec Prieto2 et Greimas3, est poursuivie au-delà de l’espèce lexicale distincte, au-delà du noyau sémantique du mot, jusqu’au niveau des sèmes qui sont au signifié (c’est-à-dire les unités lexicales du chapitre précédent) ce que les traits distinctifs sont au phonème. Le niveau stratégique de la sémantique structurale se déplace ainsi du mot vers le sème, par une démarche purement linguistique, puisque aucune conscience de locuteur, ni chez l’émetteur, ni chez le récepteur de messages, n’accompagne la constitution du mot en tant que collection de sèmes. Du même coup, il devient possible de définir non seulement des entités de niveau sémique, mais aussi des opérations de niveau purement sémique : principalement des oppositions binaires, grâce auxquelles on peut représenter les collections de sèmes comme une hiérarchie de disjonctions qui donnent la forme d’un « arbre » ou d’un « graphe » à tous les répertoires que la langue offre au niveau proprement linguistique, c’est-à-dire celui où les locuteurs s’expriment, signifient et communiquent.
Nous ne considérerons pas ici les résultats que la sémantique proprement dite a retirés de l’application de la méthode strictement structurale à l’analyse sémique, pas plus que nous n’avons considéré pour elle-même, dans l’étude précédente, la théorie des « champs sémantiques » de Josef Trier, théorie qui serait à l’analyse sémique ce que la description du phénotype est à la reconstruction du génotype dans la conception biologique de l’organisme. Nous renvoyons purement et simplement, pour un exposé de ces travaux, à la Sémantique structurale de Greimas. Nous nous attacherons essentiellement aux tentatives visant à redéfinir le domaine rhétorique sur la base de cette sémantique purement structurale. Comme nous l’avons laissé entendre dans l’introduction de la précédente étude, il ne faut pas attendre de la néorhétorique un déplacement de la problématique de la métaphore comparable à celle que les auteurs anglo-saxons ont opérée dans ce domaine ; la radicalisation du modèle sémiotique aboutit plutôt à renforcer le privilège du mot, à resserrer le pacte entre la métaphore et le mot et à consolider la théorie de la métaphore-substitution. Bien plus, en changeant de plan stratégique, la sémantique structurale laisse moins facilement apercevoir le point de suture possible entre la sémiotique du mot et la sémantique de la phrase et, du même coup, le lieu de l’échange entre dénomination et prédication, qui est aussi celui où la métaphore-mot trouve son ancrage dans la métaphore-énoncé.
Pour toutes ces raisons, la nouvelle rhétorique n’est à première vue qu’une répétition de la rhétorique classique, du moins celle des tropes, à un plus haut degré seulement de technicité.
Mais ce n’est qu’une première apparence ; la nouvelle rhétorique est loin de se réduire à une reformulation en termes seulement plus formels de la théorie des tropes ; elle se propose bien plutôt de restituer à la théorie des figures son envergure entière. Nous avons fait plusieurs allusions à la protestation des modernes contre la « rhétorique restreinte4 », c’est-à-dire très précisément contre la réduction de la rhétorique à la tropologie et, éventuellement, de celle-ci au couple de la métonymie et de la métaphore, pour la plus grande gloire de la métaphore, pinacle de l’édifice tropologique. Fontanier, déjà, avait eu l’ambition d’inclure la théorie des tropes dans une théorie des figures ; mais, faute d’un instrument adéquat, il avait dû se contenter de réorganiser le champ entier de la rhétorique des figures en fonction de celle des tropes et d’appeler « figures non-tropes » toutes les autres figures ; le trope restait ainsi le concept fort, et la figure, le concept faible. La rhétorique nouvelle se propose explicitement de construire la notion de trope sur celle de figure, et non l’inverse, et d’édifier directement une rhétorique des figures. Le trope pourra donc rester ce qu’il était dans l’ancienne rhétorique, c’est-à-dire une figure de substitution au niveau du mot. Du moins sera-t-il encadré par un concept plus général, celui d’écart.
On a vu poindre ce concept dans la Rhétorique d’Aristote où la métaphore est définie, à côté d’autres emplois du mot — mot rare, mot abrégé, mot allongé, etc. —, comme un écart par rapport à la norme du sens « courant » des mots. Gérard Genette n’a pas de peine non plus à montrer, dans sa Préface aux Figures du discours de Fontanier, que l’écart est le trait pertinent de la figure5.
Mais c’est la stylistique contemporaine qui a frayé la voie à un concept généralisé d’écart ; Jean Cohen le rappelle dans Structure du langage poétique6 : « L’écart est la définition même que Charles Bruneau, reprenant Valéry, donnait du fait de style… [le style] est un écart par rapport à une norme, donc une faute, mais, disait encore Bruneau, une faute voulue » (op. cit., 13).
Tout l’effort de la néo-rhétorique est alors d’incorporer la notion d’écart aux autres opérations dont la sémantique structurale montre qu’elles jouent à tous les niveaux d’articulation du langage : phonèmes, mots, phrases, discours, etc. L’écart, au niveau du mot, c’est-à-dire le trope, apparaît alors comme un écart en quelque sorte local dans le tableau général des écarts. C’est pourquoi on peut voir dans la rhétorique nouvelle, d’une part une répétition peu instructive de la rhétorique classique en ce qui concerne la description même de la métaphore — qui reste ce qu’elle était, à savoir une substitution de sens au plan du mot —, et d’autre part une explication très éclairante résultant de l’intégration du trope dans une théorie générale des écarts. Il vaut la peine de donner toute son ampleur à ces aspects nouveaux de la théorie générale des figures, avant de revenir aux problèmes posés par l’aspect purement répétitif de la théorie particulière de la métaphore.
Je propose d’ordonner de la manière suivante les problèmes posés par une théorie générale des figures :
1.D’abord, par rapport à quoi y a-t-il écart ? Où est le degré rhétorique zéro par rapport à quoi la distance pourrait être ressentie, appréciée, voire mesurée ? La rhétorique classique n’est-elle pas morte, entre autres faiblesses mortelles, d’avoir laissé sans réponse cette question préalable ?
2.Ensuite, que veut-on dire par écart ? La métaphore corporelle de la figure et la métaphore spatiale de l’écart peuvent-elles s’éclairer mutuellement, et que disent-elles conjointement ?
3.Et si écart et figure veulent dire quelque chose ensemble, quelles sont les règles du métalangage dans lequel on peut parler de l’écart et de la figure ? Autrement dit, quels sont les critères de l’écart et de la figure dans le discours rhétorique ? Cette troisième question fera apparaître un facteur nouveau — celui de la réduction d’écart — qui ne se borne pas à spécifier le concept d’écart, mais qui le rectifie au point de l’inverser ; d’où la question : ce qui importe dans la figure, est-ce l’écart ou la réduction d’écart ?
4.La recherche du critère conduit à des problèmes de fonctionnement qui mettent hors circuit la conscience des locuteurs, puisque l’on opère désormais avec des unités infralinguistiques, les sèmes. Comment l’effet de sens au niveau du discours se relie-t-il alors aux opérations exercées sur les atomes de sens de rang infralinguistique ? C’est cette quatrième question qui nous ramènera à notre problème initial, celui de l’insertion de la métaphore-mot dans la métaphore-discours.
On laissera à l’horizon de l’investigation un problème qui confine à l’objet de la recherche ultérieure. Pourquoi, peut-on demander, l’usage du langage a-t-il recours au jeu des écarts ? Qu’est-ce qui définit l’intention rhétorique du langage figuré ? Est-ce l’introduction d’une information nouvelle qui enrichirait la fonction référentielle du discours, ou bien le surplus apparent de sens doit-il être renvoyé à une autre fonction non informative, non référentielle du discours ? Cette dernière question ne trouvera de réponse que dans la septième étude, plus précisément consacrée à la portée référentielle du discours.
La première question à elle seule est considérable. Elle commande proprement la délimitation de l’objet rhétorique7. La rhétorique classique est peut-être morte de ne l’avoir pas résolue ; mais la néo-rhétorique n’a pas fini d’y répondre. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il n’y a langage figuré que si l’on peut l’opposer à un autre langage qui ne l’est pas ; sur ce point, il y a également accord avec les sémanticiens anglo-saxons : un mot métaphorique, on l’a vu, ne fonctionne qu’en opposition et en combinaison avec d’autres mots non métaphoriques (Max Black8) ; l’auto-contradiction de l’interprétation littérale est nécessaire au surgissement de l’interprétation métaphorique (Beardsley9). Quel est donc cet autre langage, non marqué du point de vue rhétorique ? Le premier aveu est de reconnaître qu’il est introuvable. Dumarsais l’identifiait au sens étymologique ; mais alors tous les sens dérivés, c’est-à-dire tous les usages actuels, sont figurés et la rhétorique se confond avec la sémantique ou, comme on disait alors, avec la grammaire10 ; ou, pour dire la même chose autrement, une définition étymologique, donc diachronique, du non-figuratif tend à identifier les figures avec la polysémie elle-même. C’est pourquoi Fontanier oppose sens figuré à sens propre et non plus à sens primitif, en donnant à propre une valeur d’usage et non d’origine ; c’est dans l’usage actuel que le sens figuré s’oppose au sens propre ; la ligne de séparation tranche entre les parties du sens ; la rhétorique ne dit rien de « la manière ordinaire et commune de parler », c’est-à-dire de ce qui, dans un mot, n’est signifié par aucun autre mot, donnant à l’usage un cours forcé et nécessaire ; la rhétorique ne s’occupera que du non-propre, c’est-à-dire des sens empruntés, circonstanciels et libres. Malheureusement, cette ligne ne peut être tirée à l’intérieur de l’usage actuel : le langage neutre n’existe pas. L’examen des critères le confirmera tout à l’heure.
Faut-il alors se borner à enregistrer cet échec, et enterrer la question avec la rhétorique elle-même ? Il faut porter au crédit de la nouvelle rhétorique son refus de capituler devant cette question qui, en quelque sorte, garde de ses crocs le seuil de la rhétorique.
Trois réponses, qui d’ailleurs ne s’excluent pas mutuellement, ont été proposées : on dira, avec Gérard Genette11, que l’opposition du figuré et du non-figuré est celle d’un langage réel à un langage virtuel, et que le renvoi de l’un à l’autre a pour témoin la conscience du locuteur ou de l’auditeur. Cette interprétation lie par conséquent la virtualité du langage de degré rhétorique nul à son statut mental ; l’écart est entre ce que le poète a pensé et ce qu’il a écrit, entre le sens et la lettre ; malheureusement, l’auteur identifie la détection de ce sens virtuel à l’idée que toute figure est traduisible, donc à la théorie de la substitution ; ce que le poète a pensé peut toujours être rétabli par une autre pensée qui traduit l’expression figurée en expression non figurée. On ne saurait mieux dire que ce recours à un terme absent est entièrement tributaire d’une conception substitutive de la métaphore, et en général de la figure, et par conséquent solidaire de la thèse selon laquelle « toute figure est traduisible » (op. cit., 213) ; le mot réel est mis pour un mot absent, mais restituable par traduction12.
Cette manière de lier conscience d’écart à traductibilité porte en fait condamnation de cela même qu’on veut, sinon sauver, du moins décrire. La non-traductibilité du langage poétique n’est pas seulement une prétention du romantisme, mais un trait essentiel du poétique. On peut, il est vrai, sauver la thèse en disant, avec Gérard Genette lui-même, que la figure est traduisible quant au sens et intraduisible quant à la signification, c’est-à-dire quant au surcroît que la figure comporte, et renvoyer à une autre théorie, non plus de la dénotation, mais de la connotation, l’étude de ce surcroît. On y reviendra plus loin. Ce qui fait difficulté ici, c’est l’idée que « toute figure est traduisible » ; or cette idée est inséparable de l’idée d’un écart entre signes réels et signes virtuels ou absents. Je me demande si l’on ne devrait pas dissocier le postulat de l’écart du postulat de la traduction implicite, c’est-à-dire de la substitution, et dire, avec Beardsley13, que ce à quoi s’oppose la figure, c’est à une interprétation littérale de la phrase entière dont l’impossibilité motive la constitution du sens métaphorique. Cette interprétation virtuelle impossible n’est aucunement la traduction d’un mot présent par un mot absent, mais une manière de faire sens avec les mots présents, qui se détruit elle-même. Je dirai donc qu’une théorie de l’interaction et de la métaphore-discours résout mieux le problème du statut du non-figuré qu’une théorie de la substitution qui reste tributaire du primat du mot (« voile » au lieu de « navire » !). L’idée demeure, parce qu’elle est profondément juste, que le langage figuré demande à être opposé à un langage non figuré, purement virtuel. Mais ce langage virtuel n’est pas restituable par une traduction au niveau des mots, mais par une interprétation au niveau de la phrase.
Une seconde manière de résoudre le paradoxe de l’introuvable degré rhétorique zéro est celle de Jean Cohen, dont nous évoquerons plus longuement l’œuvre dans le paragraphe suivant du point de vue de la notion de réduction d’écart. Elle consistera à choisir comme repère, non le degré zéro absolu, mais un degré zéro relatif, c’est-à-dire celui des usages du langage qui serait le moins marqué du point de vue rhétorique, donc le moins figuré. Ce langage existe, c’est le langage scientifique14. Les avantages de cette hypothèse de travail sont nombreux. D’abord, on évite de s’en remettre à la conscience du locuteur pour mesurer l’écart entre le signe et le sens. Ensuite, on tient compte de ce fait que le point de vue rhétorique n’est pas informe : il a déjà une forme grammaticale, ce que la théorie précédente n’ignore pas — et surtout une forme sémantique, ce que la théorie précédente ne thématise pas mais présuppose : pour qu’il y ait écart entre le signe virtuel et le signe réel, il faut aussi qu’il y ait équivalence sémantique ou, comme on disait, il faut qu’il y ait un sens qui soit le même quand les significations sont autres. Il faut donc qu’on puisse montrer, sinon le langage absolument neutre, dont Todorov dit qu’il est « incolore et mort », du moins l’approximation la plus serrée de ce langage neutre ; c’est ce que permet le choix du langage scientifique comme degré zéro relatif. Enfin, l’adoption de ce niveau de référence permet de donner à la notion d’écart une valeur quantitative et d’introduire en rhétorique l’instrument statistique. Au lieu de métaphoriser l’espace de l’écart, mesurons-le. Ce qu’on mesurera ainsi, ce ne sera pas seulement l’écart de tout langage poétique par rapport au langage scientifique, mais l’écart relatif des langages poétiques les uns par rapport aux autres ; une étude diachronique de l’évolution de l’écart, par exemple de la poésie classique à la poésie romantique, puis à la poésie symbolique, peut ainsi échapper à l’impressionnisme et au subjectivisme et accéder au statut scientifique15.
Les difficultés théoriques ne sont peut-être pas résolues, mais elles sont neutralisées. Elles ne sont pas résolues, puisque le style de la prose scientifique marque déjà un écart : « L’écart dans son langage n’est pas nul, mais il est certainement minimum (22). » Où est le « langage naturel », c’est-à-dire le pôle négatif d’écart nul ? (23). Que définit cet écart minimum, et comment parler de la fréquence de l’écart propre à ce style ? La difficulté est seulement neutralisée par l’affirmation que dans le langage scientifique l’écart n’est pas nul mais tend vers zéro, donc qu’un tel langage offre la meilleure approximation du « degré zéro de l’écriture » (ibid.). Un peu plus loin, traitant du contenu, c’est-à-dire du signifié, Jean Cohen revient par un autre biais à la notion de degré zéro du style. La prose absolue, c’est le contenu en tant que distinct de l’expression ; la traductibilité, soit dans une autre langue, soit dans la même langue, permet de définir l’équivalence sémantique des deux messages, c’est-à-dire l’identité d’information. Dès lors la traductibilité peut être tenue pour le critère différentiel des deux types de langage. La prose absolue, c’est la substance du contenu, la signification qui assure l’équivalence entre un message dans la langue d’arrivée et un message dans la langue de départ. Le degré zéro, c’est la signification définie par l’identité d’information (16). La difficulté est-elle éliminée ? Pas tout à fait, si l’on considère que la traduction absolue est elle-même une limite idéale.
A mon sens, les mérites de la méthode sont indéniables ; ses résultats en portent témoignage. Mais je ne dirai pas que la mesure des écarts se substitue à la conscience d’écart des locuteurs ; elle en donne seulement un équivalent. Jean Cohen ne demande d’ailleurs à sa méthode que de « vérifier une hypothèse16 », laquelle suppose une identification préalable du fait poétique et sa consécration par le « grand public qu’on appelle postérité » (17). Elle ne peut s’y substituer pour la raison que le terme de comparaison est pris en dehors de l’énoncé poétique lui-même, dans un autre discours tenu par d’autres locuteurs, les scientifiques. Du même coup la conscience rhétorique s’évanouit avec la tension interne entre deux lignes de sens. C’est pourquoi il m’a paru plus légitime de garder l’idée de Gérard Genette d’un langage virtuel en filigrane, au prix d’une correction qui élimine l’idée de traduction mot pour mot en faveur de celle d’une interprétation littérale inconsistante de l’énoncé entier. Pour que le dynamisme de la tension entre deux interprétations reste immanent à l’énoncé lui-même, il faut dire de l’interprétation littérale ce que Gérard Genette dit de la traduction, à savoir que la figure la porte « visible en transparence, comme un filigrane ou un palimpseste, sous son texte apparent17 ». Une théorie de la figure ne doit pas perdre l’idée précieuse de cette « duplicité du langage18 ».
C’est pourquoi je dis que la mesure de l’écart d’un langage poétique par rapport à un autre langage offre seulement un équivalent, en fonction d’un terme interne de référence, de ce qui se passe dans l’énoncé entre deux niveaux d’interprétation.
On est d’autant moins injuste à l’égard de l’entreprise de Jean Cohen, en articulant cette objection, que sa contribution la plus intéressante est ailleurs, dans le rapport entre écart et réduction d’écart ; or ce rapport est intérieur à l’énoncé poétique et renvoie par conséquent, lui aussi, à une comparaison entre un niveau réel et un niveau virtuel de lecture au sein de l’énoncé poétique lui-même.
Une autre manière de rendre compte du degré rhétorique zéro est de le tenir pour une construction de métalangage. Ni virtuel au sens de Genette, ni réel au sens de Cohen, mais construit. C’est le parti adopté par les auteurs de la Rhétorique générale19. De même que la décomposition en unités de plus en plus petites fait apparaître du côté du signifiant des composantes — les traits distinctifs — qui n’ont pas d’existence explicite et indépendante dans le langage, de même la décomposition du signifié fait apparaître des entités — les sèmes — qui n’appartiennent pas au plan de la manifestation du discours. De part et d’autre, le dernier état de décomposition est infralinguistique : « Les unités de signification, telles qu’elles se manifestent dans le discours, commencent au niveau immédiatement supérieur » (30). Il ne faut donc pas se borner au plan lexical manifeste, mais déplacer l’analyse au plan sémique. Le virtuel de Genette n’est pas à relier à une conscience de locuteur, mais à une construction de linguiste : « Le degré zéro n’est pas contenu dans le langage tel qu’il nous est donné » (35). « Le degré zéro serait alors un discours ramené à ses sèmes essentiels » (36). Mais ceux-ci n’étant pas des espèces lexicales distinctes, cette réduction est une démarche métalinguistique (ibid.). Cette démarche permet de distinguer dans le discours figuré deux parties : celle qui n’a pas été modifiée, ou « base », et celle qui a subi des écarts rhétoriques (44). Celle-ci, à son tour, conserve avec son degré zéro un certain rapport non gratuit mais systématique, qui fait que des invariants peuvent être discernés dans cette autre partie. Alors que la base a la structure du syntagme, ces invariants ont la structure constitutive d’un paradigme : celui où figurent à la fois le degré zéro et le degré figuré.
Nous renvoyons à un examen ultérieur (§ 4) la discussion des thèses de base de la Rhétorique générale. Bornons-nous, ici, à noter que, pour ce qui concerne la détermination pratique du degré zéro, les problèmes sont les mêmes que dans les interprétations précédentes. En effet, l’écart, en tant que tel, appartient au niveau de manifestation du discours : « Au sens rhétorique nous entendrons l’écart comme altération ressentie du degré zéro » (41). Il le faut bien, s’il est vrai que la réduction d’écart (§ 3) importe plus que l’écart ; or c’est elle qui fait de l’écart une « altération significative » (39). En outre, dans tous les discours, les sèmes essentiels sont enrobés dans des sèmes latéraux qui portent une information supplémentaire inessentielle ; ce qui fait que le degré zéro pratique — celui qui peut être repéré dans le discours — ne coïncide pas avec le degré zéro absolu qu’une analyse sémique pourrait éventuellement reconnaître et dont elle assigne le « lieu en dehors du langage » (37). Le recours aux probabilités subjectives — attente comblée, etc. — implique lui aussi renvoi au plan de manifestation. Il en est de même de la notion d’isotopie de Greimas20, prise comme norme sémantique du discours : cette notion implique en effet la règle que chaque message cherche à être saisi comme un tout de signification.
La solution du problème de l’écart à un plan infralinguistique ne se substitue donc pas à sa description au plan de manifestation du discours ; à ce plan, la rhétorique a besoin de repérer un degré zéro pratique dans le langage lui-même. C’est par rapport à lui que l’écart est une « altération ressentie » ; or « il est sans doute impossible de décider à partir de quel degré d’accumulation de sèmes inessentiels un écart est perçu » (42). Ces difficultés concernent précisément le domaine des figures de mots — les métasémèmes — auquel la métaphore appartient.
En outre, ne sont décelés par le lecteur ou l’auditeur que les écarts qui se signalent par une marque ; laquelle est une altération en plus ou en moins du niveau normal de redondance qui « constitue un savoir implicite de tout usager d’une langue » (41). Nous sommes renvoyés ainsi au virtuel de l’interprétation précédente. La caractérisation de l’écart et de la réduction d’écart en termes de base et d’invariant y ramène inéluctablement ; la base, a-t-on dit, est une forme particulière de syntagme ; quant à l’invariant, il est de l’ordre du paradigme ; or « le syntagme est actuel et le paradigme est virtuel » (44).
Mais que signifie écart ? Le mot lui-même est une métaphore en voie d’extinction. Et une métaphore spatiale. La rhétorique se bat vaillamment avec cette métaphoricité de la métaphore qui la conduit à des découvertes remarquables sur le statut même de la lettre dans le discours et donc de la « littérature » en tant que telle.
L’expression grecque d’epiphora nous avait déjà une première fois affrontés à cette difficulté21 : l’épiphore est, de multiples façons, spatialisante : c’est un transfert de sens de (apo)… vers (epi) ; elle est à côté (para) de l’usage courant ; elle est un remplacement (anti, au lieu de…). Si en outre on compare ces valeurs spatialisantes du transfert de sens à d’autres propriétés de la métaphore, par exemple qu’elle « met sous les yeux22 », et si on y joint encore la remarque que la lexis fait « paraître » le discours23, on constitue un faisceau convergent qui appelle le lien d’une méditation sur la figure comme telle.
Une remarque faite en passant par Fontanier sur le mot même de figure est bien près de nouer la gerbe : « Le mot figure n’a dû d’abord se dire, à ce qu’il paraît, que des corps, ou même que de l’homme et des animaux considérés physiquement et quant aux limites de leur étendue. Et, dans cette première acception, que signifie-t-il ? Les contours, les traits, la forme extérieure d’un homme, d’un animal, ou d’un objet palpable quelconque. Le discours, qui ne s’adresse qu’à l’intelligence de l’âme, n’est pas, même considéré quant aux mots qui le transmettent à l’âme par les sens, un corps proprement dit. Il n’a donc pas de figure, à proprement parler. Mais il a pourtant, dans ses différentes manières de signifier et d’exprimer, quelque chose d’analogue aux différences de forme et de traits qui se trouvent dans les vrais corps. C’est sans doute d’après cette analogie qu’on a dit par métaphore les figures du discours. Mais cette métaphore ne saurait être regardée comme une vraie figure, parce que nous n’avons pas dans la langue d’autre mot pour la même idée24. »
Deux idées d’espace sont ici suggérées, celle d’une extériorité quasi corporelle, et celle de contour, de trait, de forme ; l’expression « forme extérieure » les réunit en suggérant quelque chose comme un milieu de spatialité recouvert d’un dessin. Ces deux valeurs de la spatialité semblent impliquées conjointement, si les figures doivent être définies comme « les traits, les formes ou les tours [deuxième valeur]… par lesquels le discours, dans l’expression des idées, des pensées ou des sentiments, s’éloigne plus ou moins [première valeur] de ce qui en eût été l’expression simple et commune25 ».
Le relais entre ces remarques fugaces et la réflexion plus appuyée des néo-rhétoriciens est fourni dans l’interprétation que Roman Jakobson propose de la fonction poétique dans le langage, dans sa fameuse communication à une Conférence interdisciplinaire sur le style26. Après avoir énuméré les six facteurs de la communication — destinateur, message, destinataire, contexte à verbaliser, code commun, contact (physique ou psychique) —, Roman Jakobson fait correspondre à l’énumération des facteurs une énumération des fonctions, selon que l’un ou l’autre des facteurs domine. C’est alors qu’il définit la fonction poétique comme la fonction qui met l’accent sur le message pour son propre compte (for its own sake) ; et il ajoute : « Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie des signes et des objets » (218). Les deux valeurs spatiales évoquées plus haut sont ici interprétées de façon tout à fait originale. D’une part, la notion d’un contour, d’une configuration du message, surgissant en premier plan, est rattachée à un fonctionnement précis des signes dans les messages de qualité poétique, à savoir un entrecroisement très particulier entre les deux modes d’arrangement fondamentaux des signes, la sélection et la combinaison27. En introduisant ainsi la considération de deux axes orthogonaux, au lieu de la simple linéarité de la chaîne parlée professée par Saussure, il est possible de décrire la fonction poétique comme une certaine altération du rapport entre ces deux axes ; la fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison ; autrement dit, dans la fonction poétique, l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence ; ainsi, la récurrence des mêmes figures phoniques, les rimes, les parallèles et les autres procédés apparentés, induisent en quelque sorte une ressemblance sémantique.
On voit en quel sens nouveau la quasi-corporéité du message est interprétée : comme une adhérence du sens au son. Cette idée paraît d’abord opposée à celle de l’écart entre la lettre et le sens ; mais, si l’on se souvient que ce sens est virtuel, on peut dire que dans la lettre du poème son et sens réel adhèrent l’un à l’autre pour faire figure selon le procédé décrit par Roman Jakobson.
D’autre part, la notion même d’une spatialité de l’écart, ne se trouvant plus entre la forme sonore et le contenu sémantique, est reportée ailleurs. Elle se creuse entre le message accentué pour lui-même et les choses : ce que Roman Jakobson appelle la dichotomie des signes et des objets. Ce point se comprend, sur la base du modèle de la communication qui encadre cette analyse, comme une répartition différente entre les fonctions : « La poésie ne consiste pas à ajouter au discours des ornements rhétoriques : elle implique une réévaluation totale du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles soient » (248). La fonction aux dépens de laquelle se fait l’accentuation du message est la fonction référentielle. Parce que le message est centré sur lui-même, la fonction poétique l’emporte sur la fonction référentielle ; la prose elle-même produit cet effet (I like Ike) dès lors que le message, au lieu d’être traversé par la visée qui le porte vers le contexte qu’il verbalise, se met à exister pour lui-même. Je réserve pour une discussion distincte la question de savoir si en poésie la fonction référentielle est abolie ou si, comme le suggère Roman Jakobson lui-même, elle est plutôt « dédoublée »28 ; cette question est en elle-même immense ; elle implique une décision proprement philosophique sur ce que signifie réalité. Il se peut que la référence au réel quotidien doive être abolie pour que soit libérée une autre sorte de référence à d’autres dimensions de la réalité. Ce sera ma thèse, le moment venu. L’idée d’un recul de la fonction référentielle — telle du moins que le discours ordinaire l’exerce — est parfaitement compatible avec la conception ontologique qui sera exposée dans les dernières études. Nous pouvons donc la retenir pour notre méditation sur la spatialité de la figure ; la « conversion du message en une chose qui dure » (239) est ce qui constitue la quasi-corporéité, suggérée par la métaphore de la figure.
La néo-rhétorique, exploitant la percée opérée par Roman Jakobson, tente de s’élever à une méditation sur la visibilité et la spatialité de la figure. Todorov, prolongeant la remarque de Fontanier sur la métaphore de la figure, déclare que la figure est ce qui fait paraître le discours en le rendant opaque : « Le discours qui nous fait simplement connaître la pensée est invisible et par là même inexistant29. » Au lieu de disparaître dans sa fonction de médiation et de se rendre « invisible » et « inexistant » en tant que « pensée », le discours se désigne lui-même comme discours : « L’existence des figures équivaut à l’existence du discours » (102).
La remarque ne va pas sans difficulté. D’abord, le « discours transparent » — qui serait le degré rhétorique zéro dont nous avons parlé plus haut — ne serait pas sans forme à un autre point de vue, puisqu’on nous dit qu’il « serait celui qui laisse visible la signification et qui ne sert qu’à “se faire entendre” » (102). Il faut donc qu’on puisse parler de la signification sans la figure. Mais, dans une sémiotique qui ne s’attache pas à décrire le fonctionnement propre du discours-phrase, la notion même de signification reste en suspens. Ensuite, l’opacité du discours est trop vite identifiée à son absence de référence : en face du discours transparent, dit-on, « il y a le discours opaque qui est si bien couvert de “dessins” et de “figures” qu’il ne laisse rien entrevoir derrière ; ce serait un langage qui ne renvoie à aucune réalité, qui se satisfait en lui-même » (ibid). On tranche du problème de la référence sans avoir fourni une théorie des rapports du sens et de la référence dans le discours-phrase. Il est parfaitement concevable que l’opacité des mots implique référence autre et non référence nulle (VIIe Étude).
Reste toutefois l’idée très précieuse qu’une fonction de la rhétorique est de « nous faire prendre conscience de l’existence du discours » (103).
Gérard Genette, quant à lui, pousse à bout la métaphore spatiale de la figure, selon ses deux valeurs : distanciation et configuration30. Il y a donc bien deux idées : l’écart entre le signe et le sens virtuel, qui constitue « l’espace intérieur du langage », et le contour de la figure : « l’écrivain dessine les limites de cet espace », qui est ici opposé à l’absence de forme, du moins rhétorique, du langage virtuel ; la spatialité, selon ces deux valeurs, est ici définie, dans la tradition de la rhétorique ancienne, par rapport au langage virtuel qui serait le degré zéro rhétorique (« l’expression simple et commune n’a pas de forme, la figure en a une » 209). Ainsi, il est rendu justice à l’idée de Roman Jakobson d’une accentuation du message centré sur lui-même.
Mais pourquoi rester dans la métaphore de l’espace au lieu de la traduire, selon le précepte même de l’auteur qui tient toute métaphore pour traduisible ? Essentiellement, pour laisser jouer le surplus de sens qui, sans appartenir à la dénotation, c’est-à-dire au sens commun à la figure et à sa traduction, en constitue la connotation. La métaphore de l’espace du discours est donc partiellement traduisible : sa traduction, c’est la théorie même de la dénotation ; ce qui, en elle, est intraduisible, c’est son pouvoir de signaler une valeur affective, une dignité littéraire ; en appelant voile un navire, je connote la motivation qui, dans le cas de la synecdoque, est de désigner la chose par un détail sensible, dans le cas de la métaphore, de la désigner par une similitude, c’est-à-dire dans les deux cas par un détour sensible : cette motivation est « l’âme même de la figure » (219). Gérard Genette oppose en ce sens la « surface » de la forme rhétorique, « celle que délimitent les deux lignes du signifiant présent et du signifiant absent », à la simple forme linéaire du discours qui est « purement grammaticale » (210). En son premier sens, l’espace est un vide ; en son deuxième sens, il est un dessin.
Faire montre de cette motivation, et ainsi « signifier la poésie », telle est la fonction connotative de la figure. Du même coup nous retrouvons l’idée de Roman Jakobson : le message centré sur lui-même. Ce que l’écart fait paraître par-delà le sens des mots, ce sont les valeurs de connotation ; ce sont elles que l’ancienne rhétorique codifiait : « Une fois sortie de la parole vivante de l’invention personnelle et entrée dans le code de la tradition, chaque figure n’a plus pour fonction que d’intimer, à sa façon particulière, la qualité poétique du discours qui la porte » (220). Sur l’emblème que constitue pour nous, aujourd’hui, la « voile du vaisseau classique », « on peut lire à la fois : ici, navire et : ici, poésie » (ibid).
Ainsi, la théorie des figures rejoint tout un courant de pensée pour qui la littérature se signifie elle-même ; le code des connotations littéraires, à quoi se ramène la rhétorique des figures, est à joindre aux codes sous lesquels Roland Barthes place les « signes de la littérature31 ».
La métaphore de l’espace intérieur du discours doit donc être traitée comme toute figure : elle dénote la distance entre la lettre et le sens virtuel ; elle connote tout un régime culturel, celui d’un homme qui privilégie dans la littérature contemporaine sa fonction autosignifiante. C’est à cause de ces intraduisibles connotations que Gérard Genette ne se hâte pas de traduire la métaphore de l’espace du langage et se plaît à y demeurer. L’espace du langage, en effet, est un espace connoté : « connoté, manifesté plutôt que désigné, parlant plutôt que parlé, qui se trahit dans la métaphore comme l’inconscient se livre dans un rêve ou dans un lapsus32 ».
Est-ce être injuste que d’appliquer à cette déclaration ce que l’auteur disait tout à l’heure de la valeur emblématique du mot voile ? Et de s’écrier : ici, modernité ! Ce que le discours de Genette sur la spatialité du discours connote, c’est la préférence de l’homme contemporain pour l’espace, après l’inflation bergsonnienne de durée (« l’homme préfère l’espace au temps ») (107). Dès lors, quand l’auteur écrit : « On pourrait presque dire que c’est l’espace qui parle » (102), son propre discours est à interpréter en connotation plutôt qu’en dénotation : « Aujourd’hui la littérature — la pensée — ne se dit plus qu’en termes de distance, d’horizon, d’univers, de paysage, de lieu, de site, de chemin et de demeure : figures naïves, mais caractéristiques, figures par excellence, où le langage s’espace afin que l’espace, en lui, devenu langage, se parle et s’écrive » (108). En écrivant ce brillant aphorisme, l’auteur produit l’emblème de son appartenance à l’école de pensée pour laquelle la littérature se signifie elle-même.
Je me demande si ce qui est proprement dénoté, et non pas seulement connoté, par cette méditation sur l’espace, est entièrement satisfaisant. Ce qui me paraît acquis, c’est l’idée d’une opacité du discours centré sur lui-même, l’idée que les figures rendent visible le discours. Ce que je mets en question, ce sont les deux conséquences qu’on en tire. On pose d’abord que la suspension de la fonction référentielle, telle qu’elle est exercée dans le discours ordinaire, implique l’abolition de toute fonction référentielle ; reste à la littérature de se signifier elle-même. C’est là, encore une fois, une décision sur la signification de la réalité qui excède les ressources de la linguistique et de la rhétorique, et qui est d’ordre proprement philosophique ; l’affirmation de l’opacité du discours poétique et son corollaire, l’oblitération de la référence ordinaire, sont seulement le point de départ d’une immense enquête sur la référence qui ne saurait être tranchée aussi sommairement.
La seconde réserve porte sur la distinction même entre dénotation et connotation ; peut-on dire que le langage figuré se borne à signifier la poésie, c’est-à-dire la qualité particulière du discours qui porte la figure ? Le surplus de sens resterait alors générique, comme l’est d’ailleurs l’avertissement : « Ici, poésie ! » Si l’on voulait conserver la notion de connotation, il faudrait en tout cas la traiter de façon plus spécifique, selon le génie de chaque poème. On répondra que cette qualité générique s’analyse à son tour en qualité épique, lyrique, didactique, oratoire, etc. : signifier la littérature serait donc signifier les qualités multiples, distinctes — les figures — dont la rhétorique, précisément, établit les listes, qu’elle classe et ordonne en systèmes ? Mais c’est là encore désigner des espèces, des types. Gérard Genette le déclare lui-même : la rhétorique se soucie peu de l’originalité ou de la nouveauté des figures, « qui sont des qualités de la parole individuelle, et qui, à ce titre, ne la concernent pas » (220) ; ce qui l’intéresse, ce sont les formes codifiées dont le système ferait de la littérature une deuxième langue. Que dire alors des connotations singulières de tel poème ? Northrop Frye voit plus juste lorsqu’il dit que la structure d’un poème articule un « mood », une valeur affective33. Mais alors, comme je le soutiendrai dans la septième étude, ce « mood » est bien plus qu’une émotion subjective, c’est un mode d’enracinement dans la réalité, c’est un index ontologique. Avec lui revient le référent, mais en un sens radicalement nouveau par rapport au langage ordinaire. C’est pourquoi la distinction dénotation-connotation doit être tenue pour entièrement problématique et liée à une présupposition, proprement positiviste, selon laquelle aurait seul pouvoir de dénoter le langage objectif de la prose scientifique. S’en écarter serait ne plus dénoter quoi que ce soit. Cette présupposition est un préjugé qui doit être interrogé en tant que tel.
Ce procès ne pouvant être mené ici, on se bornera à remarquer que l’affirmation que le surplus de sens de la figure relève de la connotation est l’exacte contrepartie de l’affirmation discutée plus haut que la figure est traduisible quant au sens, autrement dit qu’elle ne porte aucune information nouvelle. Or cette thèse est éminemment discutable. Je crois avoir montré avec les auteurs anglo-saxons qu’elle est solidaire d’une conception substitutive de la métaphore, laquelle reste bornée à une conception de la métaphore-mot. Mais si la métaphore est un énoncé, il est possible que cet énoncé soit intraduisible, non pas seulement quant à sa connotation, mais quant à son sens même, donc quant à sa dénotation ; il enseigne quelque chose, et ainsi contribue à ouvrir et découvrir un autre champ de réalité que le langage ordinaire.
La figure est-elle seulement écart ? Avec cette question, nous entrons dans une critériologie des écarts proprement rhétoriques. Cette question ne peut être dissociée de celle, traitée au premier paragraphe, du degré rhétorique zéro par rapport à quoi il y a écart. Nous ne reviendrons pas sur cette difficulté pour nous concentrer sur une difficulté d’un autre genre : y a-t-il des critères du langage figuré ? Les anciens, remarque Todorov, n’ont pas réussi à donner un sens à l’idée d’une « déviation vers l’alogique34 », faute d’avoir défini le caractère logique du discours commun et faute d’avoir rendu raison de la règle des infractions où l’usage vient limiter les latitudes trop indéterminées de la logicité. Le critère de « fréquence » (101) se heurte au même paradoxe : la figure s’oppose aux manières communes et usuelles de parler ; mais les figures ne sont pas toujours rares ; bien plus, le discours le plus rare de tous serait le discours sans figure. Plus intéressante est la remarque des anciens et des classiques que les figures sont ce qui rend descriptible le discours en le faisant paraître sous des formes discernables. Nous avons évoqué plus haut l’idée que la figure est ce qui rend le discours perceptible. Ajoutons maintenant : ce qui le rend descriptible.
Mais l’auteur remarque lui-même que ce troisième critère — la « descriptibilité » — est seulement un critère faible ; la figure ici ne s’oppose pas à une règle, mais à un discours qu’on ne sait pas décrire. C’est pourquoi une bonne partie de la théorie classique des figures, pour autant qu’on peut la rattacher au critère faible, est tout simplement une anticipation de la linguistique et de ses quatre domaines : rapport son-sens, syntaxe, sémantique, rapport signe-référent (113). Nous y reviendrons au paragraphe 5.
Le critère fort n’est pas fourni par l’idée de descriptibilité, mais par celle de transgression de règle ; mais alors, si la transgression doit être elle-même réglée, il faut compléter l’idée d’écart, comprise comme violation d’un code, par celle de réduction d’écart, afin de donner une forme à l’écart lui-même ou, dans le langage de Genette, de délimiter l’espace ouvert par l’écart.
Nous devons à Jean Cohen d’avoir introduit, de façon à mon avis décisive, la notion de réduction d’écart. L’identification qu’il fait de la métaphore à toute réduction d’écart est plus discutable, mais n’affecte pas la substance de sa découverte. Nulle part la confrontation avec la théorie de l’interaction ne sera plus éclairante et plus fructueuse.
Je ne reviens pas sur la définition stylistique de l’écart chez Jean Cohen, ni sur son traitement statistique (cf. paragraphe 1) et je reprends son œuvre au point où la notion d’écart lui permet de distinguer, au cœur même du signifié, la substance signifiée, à savoir l’information produite, et la « forme du sens » (38), pour reprendre une expression de Mallarmé. « Le fait poétique commence à partir du moment où Valéry appelle la mer “toit” et les navires “colombes”. Il y a là une violation du code du langage, un écart linguistique, que l’on peut, avec l’ancienne rhétorique, appeler “figure” et qui fournit seul à la poétique son objet véritable » (44).
Deux décisions méthodologiques interviennent ici : la première concerne la distribution en niveaux et en fonctions ; la deuxième, l’introduction de la notion de réduction d’écart, qui nous intéressera plus particulièrement.
Par la première décision méthodologique, le poéticien peut prétendre reprendre la tâche de l’ancienne rhétorique au point où celle-ci s’est arrêtée : après avoir classé les figures, il faut en dégager la structure commune ; l’ancienne rhétorique n’avait identifié que l’opérateur poétique propre à chaque figure : « La poétique structurale se situe à un degré supérieur de formalisation. Elle cherche une forme de formes, un opérateur poétique général dont toutes les figures ne seraient qu’autant de réalisations virtuelles particulières, spécifiées selon le niveau et la fonction linguistique dans lesquels l’opérateur s’actualise » (50). L’analyse des figures — abstraction faite du second thème, celui de la réduction d’écart — se fera donc d’abord selon les niveaux : niveau phonique et niveau sémantique ; ensuite, selon les fonctions ; ainsi la rime et le mètre sont-ils deux opérateurs phoniques distincts, se rapportant l’un à la fonction de diction, l’autre à la fonction de contraste ; au niveau sémantique, l’identification des trois fonctions de prédication, de détermination, de coordination, permet de distinguer un opérateur prédicatif, la métaphore, un opérateur déterminatif, l’épithète, un opérateur de coordination, l’incohérence. Ainsi la métaphore s’oppose-t-elle, d’une part à la rime comme opérateur sémantique à opérateur phonique, d’autre part à l’épithète parmi les opérateurs sémantiques. Ainsi la poétique pense-t-elle s’élever d’une simple taxinomie à une théorie des opérations.
C’est ici qu’intervient la deuxième décision méthodologique : la notion d’écart, telle qu’elle a été définie jusqu’ici, c’est-à-dire comme violation systématique du code du langage, n’est en effet que l’envers d’un autre processus : « La poésie ne détruit le langage ordinaire que pour le reconstruire sur un plan supérieur. A la déstructuration opérée par la figure succède une restructuration d’un autre ordre » (51).
En joignant les deux règles de méthode, il est possible de produire une théorie de la figure qui ne soit pas une simple extension de celle des tropes. Ainsi, dans sa structure profonde, le vers est une figure semblable aux autres. Mais y aperçoit-on aussi bien le phénomène de réduction d’écart que le phénomène d’écart ? On aperçoit fort bien le phénomène d’écart, représenté d’abord dans la versification par le contraste entre la division phonique (coupe de vers) et la division sémantique (coupe de phrase) ; la production d’une pause métrique sans valeur sémantique constitue une rupture du parallélisme phonosémantique. Maintenant, la versification offre-t-elle en même temps quelque chose comme une réduction d’écart qui apaise le conflit entre mètre et syntaxe ? L’analyse quantitative de Jean Cohen pose seulement que, de la poésie classique à la poésie romantique puis à la poésie symboliste, « la versification n’a cessé d’accroître la divergence entre le mètre et la syntaxe, elle est allée toujours plus loin dans le sens de l’agrammaticalisme » (69). Le vers, conclut l’auteur, c’est l’anti-phrase. Mais on ne voit pas où est la réduction d’écart. L’étude comparative de la rime présente le même phénomène d’accroissement d’écart, mesuré par la fréquence des rimes non catégorielles (85). Il en est de même du mètre, et de l’écart qu’il crée entre l’homométrie (et l’homorythmie) au plan du signifiant et une homosémie qui, dans le poème, n’existe pas (93) : « par quoi est rompu le parallélisme du son et du sens, et c’est dans cette rupture que le vers accomplit sa fonction véritable » (ibid).
Il semble donc bien qu’au plan phonique l’écart opère seul, sans la réduction d’écart. Faut-il conclure que la contrepartie est seulement traitée par omission (« nous n’avons… examiné dans la présente étude que le premier temps d’un mécanisme qui, à notre avis, en comporte deux ») (51), ou bien que la réduction d’écart est-elle par excellence un phénomène sémantique ? Cette seconde conclusion sera particulièrement intéressante dans la discussion ultérieure concernant les phénomènes d’impertinence et de pertinence sémantiques35.
Or l’auteur lui-même remarque que ce qui empêche que la figure phonique détruise entièrement le message, c’est la résistance de l’intelligibilité ; c’est donc la présence de la prose au cœur même de la poésie : « En fait, l’antinomie constitue le vers. Car il n’est pas tout entier vers, c’est-à-dire retour. S’il l’était, il ne pourrait porter un sens. Parce qu’il signifie, il reste linéaire. Le message poétique est à la fois vers et prose » (101). Je ne pense donc pas forcer la pensée de l’auteur en concluant que ce qui réduit l’écart phonique, c’est le sens lui-même, c’est-à-dire ce qui, au plan sémantique, réduit une autre sorte d’écart lui-même proprement sémantique. Le phénomène de réduction d’écart serait alors à chercher essentiellement au plan sémantique.
La conception d’un écart — et d’une réduction d’écart — propre au niveau sémantique du discours s’appuie sur la mise en lumière d’un code de pertinence réglant le rapport des signifiés entre eux. C’est de ce code que le message poétique constitue la violation. Des phrases, correctes selon la syntaxe, peuvent être absurdes, c’est-à-dire incorrectes selon le sens, par impertinence du prédicat. Il existe une loi qui exige que, dans toute phrase prédicative, le prédicat soit pertinent par rapport au sujet, c’est-à-dire soit sémantiquement capable de remplir sa fonction. Platon évoquait déjà cette loi lorsque, dans le Sophiste, il notait que la « communication des genres » reposait sur la distinction entre les genres qui ne conviennent aucunement entre eux et ceux qui peuvent convenir partiellement36. Cette loi est plus restrictive que la condition générale de « grammaticalité », définie par Chomsky, du moins avant les développements proprement sémantiques de sa théorie après 196737. La loi de pertinence sémantique, selon Jean Cohen, désigne les permissions combinatoires auxquelles doivent satisfaire les signifiés entre eux, si la phrase doit être reçue comme intelligible. En ce sens, le code qui règle la pertinence sémantique est proprement un « code de la parole » (109).
Il est possible dès lors de caractériser comme impertinence prédicative flagrante l’expression de Mallarmé : « Le ciel est mort », le prédicat « est mort » ne convenant qu’aux individus faisant partie de la catégorie des êtres vivants.
Mais, ce disant, on n’a pas encore parlé de la métaphore dans laquelle pourtant on est prêt à voir la caractéristique fondamentale du langage poétique. C’est que la métaphore n’est pas l’écart lui-même, mais la réduction de l’écart. Il n’y a écart que si l’on prend les mots en leur sens littéral. La métaphore est le procédé par lequel le locuteur réduit l’écart en changeant le sens de l’un des mots. Comme la tradition rhétorique l’établit, la métaphore est bien un trope, c’est-à-dire un changement de sens des mots, mais le changement de sens est la riposte du discours à la menace de destruction que représente l’impertinence sémantique. Et cette riposte, à son tour, consiste en la production d’un autre écart, à savoir dans le code lexical lui-même. « La métaphore intervient pour réduire l’écart créé par l’impertinence. Les deux écarts sont complémentaires, mais précisément parce qu’ils ne sont pas situés sur le même plan linguistique. L’impertinence est une violation du code de la parole, elle se situe sur le plan syntagmatique ; la métaphore est une violation du code de la langue, elle se situe sur le plan paradigmatique. Il y a une sorte de dominance de la parole sur la langue, celle-ci acceptant de se transformer pour donner un sens à celle-là. L’ensemble du processus se compose de deux temps, inverses et complémentaires : 1re position de l’écart : impertinence ; 2e réduction de l’écart : métaphore » (114).
Cette conception d’une opération compensée, mettant en jeu les deux plans, celui de la parole et celui de la langue, est appliquée dans les trois registres voisins de la prédication, de la détermination et de la coordination, que l’analyse fonctionnelle distingue au même niveau sémantique. A vrai dire, la prédication et la détermination se chevauchent, puisque l’attribution d’un caractère à un sujet à titre de propriété est étudiée, pour « la commodité de l’analyse » (119), sous la forme épithétique ; l’essentiel de l’étude de la première fonction est une enquête sur les épithètes impertinentes (« le vent crispé du matin », « il a monté l’âpre escalier »).
Selon la seconde fonction — la détermination —, l’épithète a le sens précis d’une quantification et d’une localisation qui font que l’épithète ne s’applique qu’à une partie de l’extension du sujet. L’usage rhétorique — donc impertinent — de l’épithète sera celui qui viole cette règle de détermination ; telles sont les épithètes redondantes : la pâle mort. A première vue la redondance est le contraire de l’impertinence (la « verte émeraude » de Vigny, l’« azur bleu » de Mallarmé). Ce serait le cas si la détermination n’était pas une fonction distincte de la prédication. Si, au contraire, les deux figures sont distinctes, elles ont chacune leur type d’écart et, en ce sens large, d’impertinence. La règle que l’épithète redondante viole est que l’épithète apporte une information nouvelle en déterminant son sujet. La violation de cette règle par la redondance aboutit à une absurdité, puisqu’elle fait de la partie l’égale du tout. Où est alors la réduction de l’écart ? Elle peut consister dans un changement de la fonction grammaticale (l’épithète détachée devient apposition, elle perd sa fonction déterminante pour revêtir une fonction prédicative) ; le trope est alors grammatical ; mais la réduction peut consister aussi dans le changement de sens du mot ; la tautologie de l’azur bleu disparaît si « le bleu, par la grâce de la métaphore, prend un sens qui n’est plus celui du code » (155). Ce qui ramène à l’explication par les épithètes impertinentes38.
La fonction de coordination porte l’analyse à l’extérieur de la phrase, au plan de la succession des phrases dans le discours ; elle relève du niveau sémantique, dans la mesure où les contraintes qui la codifient empruntent à l’homogénéité sémantique des idées « mises ensemble ». Le coq-à-l’âne, comme le style décousu ou incohérent, en violant cette exigence d’unité thématique, renvoie aux règles de pertinence sémantique qui gouvernent la première fonction, la fonction prédicative. On peut parler d’écart par inconséquence. Ainsi l’irruption inattendue de la nature dans le drame humain, dans le fameux vers de Booz endormi (« Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ; Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala »), et tout mélange inattendu du physique et du spirituel (« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches. Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous », Verlaine, op. cit., 177). La réduction de l’écart produit par la non-appartenance des termes au même univers du discours sera donc dans la découverte d’une homogénéité ; le procédé est ici le même que dans le cas de la prédication.
Ainsi, dans les trois registres de la prédication, de la détermination, de la coordination, règne le même processus en deux temps ; chaque fois « la figure est un conflit entre le syntagme et le paradigme, le discours et le système… Le discours poétique prend le système à contre-pied, et dans ce conflit c’est le système qui cède et accepte de se transformer » (134)39.
Les remarques critiques qui suivent visent à situer l’analyse de Jean Cohen par rapport à la théorie de l’interaction exposée dans la troisième étude. Cette comparaison fait apparaître une convergence, puis une divergence, enfin la possibilité d’une coordination.
Je commence par la convergence :
Nulle part le traitement structural de la métaphore n’est aussi proche de la théorie de l’interaction. D’abord, la condition proprement sémantique de la métaphore y est franchement reconnue, en tant que phénomène d’ordre prédicatif. A cet égard, le concept d’impertinence sémantique, chez Jean Cohen, et celui d’énoncé autocontradictoire, chez Beardsley, se recouvrent parfaitement. L’analyse de Jean Cohen a même l’avantage sur celle de Beardsley de distinguer l’absurdité de la contradiction, en distinguant le code de pertinence sémantique du code de grammaticalité et du code de cohérence logique.
En outre, la théorie s’adresse directement à la métaphore d’invention, la métaphore d’usage n’étant pas un écart poétique40.
Enfin, l’amplitude du problème de l’épiphore d’Aristote est restituée par une théorie qui saisit l’universalité du double processus de position et de réduction d’écart. Après cela, on peut bien chercher querelle à la terminologie de l’auteur : fallait-il réserver le mot métaphore pour dire les changements de sens où le rapport est de ressemblance, ou lui donner le sens générique de changement de sens ? La querelle est accessoire ; Jean Cohen est en bonne compagnie avec Aristote2.
Et pourtant la théorie de Jean Cohen, en dépit de ses mérites inégalés dans le reste de la littérature de langue française sur le sujet, reste grandement en défaut par rapport à celle des Anglo-Saxons. Comme on l’a remarqué, le seul phénomène d’ordre syntagmatique est l’impertinence, la violation du code de la parole ; la métaphore proprement dite n’est pas d’ordre syntagmatique ; en tant que violation du code de la langue, elle se situe sur le plan paradigmatique. Par ce biais, nous restons dans la tradition rhétorique du trope en un seul mot, et sous l’empire de la théorie de la substitution. Il me semble que la théorie contient une grave omission, celle de la nouvelle pertinence, proprement syntagmatique, dont l’écart paradigmatique est seulement l’envers. Jean Cohen écrit : « Le poète agit sur le message pour changer la langue » (115). Ne devait-il pas écrire aussi : le poète change la langue pour agir sur le message ? N’est-il pas près de le faire lorsqu’il ajoute : « Si le poème viole le code de la parole, c’est pour que la langue le rétablisse en se transformant » (ibid.) ? Mais alors il n’est pas vrai que « le but de toute poésie » soit d’« établir une mutation de la langue qui est en même temps, nous le verrons, une métamorphose mentale » (115). Le but de la poésie est plutôt, semble-t-il, d’établir une nouvelle pertinence par le moyen d’une mutation de la langue.
C’est la force de la théorie de l’interaction de maintenir, sur le même plan, à savoir celui de la prédication, les deux stades du processus, la position et la réduction de l’écart. En altérant le code lexical, le poète « fait sens » avec l’énoncé entier qui contient le mot métaphorique. La métaphore comme telle est un cas d’application du prédicat. La théorie structurale de Jean Cohen se débarrasse d’un tel concept, afin de n’opérer qu’avec deux sortes d’écarts. Par cette économie conceptuelle, elle réussit à ramener la métaphore au bercail du mot et sous la garde de la théorie de la substitution ; ainsi est éludé le problème posé par l’instauration d’une nouvelle pertinence.
Il me semble pourtant que l’analyse même de Jean Cohen appelait ce terme manquant : la position de l’écart fait apparaître des épithètes impertinentes (Jean Cohen a raison de ramener à la « forme épithétique » la prédication elle-même (119), c’est-à-dire l’attribution d’un caractère à titre de propriété d’un sujet logique), quitte à donner ensuite à l’épithète proprement dite une fonction distincte de détermination (137). Ne fallait-il pas mettre en regard de l’écart paradigmatique, c’est-à-dire lexical, la nouvelle convenance en tant qu’épithète, donc parler d’épithète métaphoriquement pertinente ?
Il est vrai que Jean Cohen lui-même pose que la poésie fait naître « un nouvel ordre linguistique fondé sur les ruines de l’ancien, par lequel… se construit un nouveau type de signification » (134). Mais on verra que l’auteur, comme Gérard Genette et d’autres, ne cherche pas cet ordre du côté de l’information objective, mais de valeurs affectives de caractère subjectif. Ne peut-on faire l’hypothèse que c’est faute d’avoir réfléchi sur la nouvelle pertinence au niveau même de la prédication que l’auteur adjoint à l’idée d’un écart paradigmatique l’idée d’un nouveau type de signification sans portée référentielle ?
C’est de cette façon que l’auteur rencontre, pour l’écarter aussitôt, le traitement proprement sémantique de l’écart coordinatif (le troisième type de niveau sémantique) : « entre les termes hétérogènes, dit-il, il faut découvrir l’homogénéité » (178). Va-t-on considérer la nouvelle pertinence ? Non : on a assimilé aussitôt ce cas à celui de l’écart prédicatif ; et on se borne à invoquer, en outre, la « ressemblance affective » qui fait entièrement sortir du domaine sémantique : « l’unité émotionnelle, conclut-on, est l’envers de l’inconséquence notionnelle » (179).
Le terme manquant est pourtant plusieurs fois aperçu : l’auteur tient que la poésie, comme tout discours, doit être intelligible pour son lecteur ; la poésie est, comme la prose, un discours que l’auteur tient à son lecteur. La réduction d’écart ne peut-elle pas dès lors se produire au plan même où l’écart a surgi ? « La poétisation est un processus à deux faces, corrélatives et simultanées : écart et réduction, déstructuration et restructuration. Pour que le poème fonctionne poétiquement, il faut que dans la conscience du lecteur la signification soit à la fois perdue et retrouvée » (souligné par l’auteur) (182). Mais, alors, faut-il renvoyer à d’autres disciplines, « psychologie ou phénoménologie », le soin de déterminer la nature de cette « transmutation » (ibid.) qui, du non-sens, tire du sens ?
Après avoir fait une place à la pertinence et à l’impertinence prédicatives, la théorie de Cohen rejoint les autres théories structurales qui n’opèrent qu’avec des signes ou des collections de signes et ignorent le problème central de la sémantique : la constitution du sens comme propriété de la phrase indivise.
Cette omission du moment proprement prédicatif de la métaphore n’est pas sans conséquence. La mutation lexicale étant seule thématisée par la théorie, l’étude de la fonction du langage poétique sera privée de son support essentiel, à savoir la mutation du sens au niveau même où l’impertinence sémantique se déclare. Il n’est pas étonnant alors qu’on retombe à une théorie de la connotation et par là même à la théorie émotionnaliste de la poésie. Seule la reconnaissance de la nouvelle pertinence sémantique opérée par la mutation lexicale pourrait conduire à une investigation des valeurs référentielles nouvelles attachées à la novation de sens, et ouvrir la voie à un examen de la valeur heuristique des énoncés métaphoriques.
Mais je ne voudrais pas terminer sur cette note critique. L’addition du moment prédicatif, que j’appelle la nouvelle pertinence, permet en même temps de dire à quel niveau prend sens et validité une théorie de l’écart paradigmatique. On aurait mal compris ma critique si on en concluait que la notion d’écart paradigmatique est à rejeter.
Elle prend au contraire toute sa valeur si on la rattache au terme manquant de la théorie, celui de nouvelle pertinence. Le propos de Jean Cohen, en effet, est de montrer comment le plan syntagmatique et le plan paradigmatique, loin de s’opposer, se complètent. Or seule l’instauration dans l’énoncé métaphorique d’une nouvelle pertinence permet de relier un écart lexical à un écart prédicatif.
Ainsi remis à sa place, l’écart paradigmatique retrouve toute sa valeur : il correspond, dans la théorie de l’interaction, au phénomène de focalisation sur le mot que nous décrivions au terme de la précédente étude41. Le sens métaphorique est un effet de l’énoncé entier, mais focalisé sur un mot qu’on peut appeler le mot métaphorique. C’est pourquoi il faut dire que la métaphore est une novation sémantique à la fois d’ordre prédicatif (nouvelle pertinence) et d’ordre lexical (écart paradigmatique). Sous son premier aspect, elle relève d’une dynamique du sens, sous son deuxième aspect, d’une statique. C’est sous ce deuxième aspect qu’une théorie structurale de la poésie l’atteint.
Il n’y a donc pas, à proprement parler, de conflit entre la théorie de la substitution (ou de l’écart) et la théorie de l’interaction ; celle-ci décrit la dynamique de l’énoncé métaphorique ; seule elle mérite d’être appelée une théorie sémantique de la métaphore. La théorie de la substitution décrit l’impact de cette dynamique sur le code lexical où elle lit un écart : ce faisant, elle offre un équivalent sémiotique du procès sémantique.
Les deux approches sont fondées dans le caractère double du mot : en tant que lexème, il est une différence dans le code lexical ; c’est à ce premier titre qu’il est affecté par l’écart paradigmatique que décrit Jean Cohen ; en tant que partie du discours, il porte une partie du sens qui appartient à l’énoncé entier ; c’est à ce deuxième titre qu’il est affecté par l’interaction que décrit la théorie dite elle-même de l’interaction.
La question des critères de l’écart rhétorique pouvait encore se poser au plan de manifestation du discours. La question du fonctionnement appelle un changement de plan comparable à celui qui a conduit à décomposer les phonèmes, dernières unités distinctives dans l’ordre du signifiant, en traits pertinents d’ordre infralinguistique. De la même manière, le signifié peut être décomposé en atomes sémantiques — les sèmes — qui n’appartiennent plus au plan de manifestation du discours. La Rhétorique générale du Groupe de Liège et, à un degré moindre, l’ouvrage de Le Guern42, me serviront de guide. Nous avons évoqué une première fois cette décision méthodologique à propos de la détermination du degré rhétorique zéro. Nous avons renvoyé à plus tard l’examen du problème posé par cette stratégie. Nous le faisons maintenant, à l’occasion même du passage d’une simple eritériologie à une théorie des fonctionnements.
L’enjeu de l’entreprise est la possibilité de relier des concepts opératoires (écart, redondance, etc.) à des opérations simples, telles que supprimer et ajouter, qui soient valables à tous les niveaux d’effectuation du discours. Ainsi serait rendu justice à l’universalité de la notion de figure et à la généralité de la rhétorique elle-même.
Mais la présupposition qui précède toutes les autres analyses, et sur laquelle les auteurs passent très vite (37), est que tous les niveaux de décomposition, dans le sens descendant, et d’intégration, dans le sens ascendant, sont homogènes. Nous reconnaissons là ce que nous avons appelé le postulat sémiotique43. On emprunte, certes, à Benveniste son idée de la hiérarchie des niveaux, mais on en brise la pointe en la privant de son corollaire fondamental, la dualité entre les unités sémiotiques ou signes et les unités sémantiques ou phrases. Le niveau de la phrase est seulement un niveau parmi les autres (cf. tableau I, p. 31) ; la phrase minimale achevée « se définit par la présence de deux syntagmes, l’un nominal et l’autre verbal, par l’ordre relatif de ces syntagmes et par la complémentarité de leur marque » (68). Mais cet ordre et cette complémentarité ne constituent pas un facteur hétérogène dans un système où l’adjonction et la suppression seront les opérations fondamentales. Ces opérations exigent que l’on ne travaille que sur des collections. Phonèmes, graphèmes, mots, etc., sont des collections (voir les définitions p. 33) ; la phrase aussi ; elle se définit, du moins en français, « par la présence minimale de certains constituants, les syntagmes » (33), ceux-ci se définissant à leur tour par l’appartenance des morphèmes qui les constituent à des classes ; quant aux morphèmes, ils se décomposent, d’une part en phonèmes, puis en traits distinctifs (infralinguistiques), d’autre part en sémèmes (les mots), puis en sèmes (infralinguistiques). Aucune discontinuité n’est admise, ni dans l’échelle ascendante, ni dans l’échelle descendante. C’est pourquoi toutes les unités à tous les niveaux pourront être considérées comme des « collections d’éléments prélevés sur des répertoires préexistants » (31). La phrase ne fait pas exception ; elle est définie, quant à sa valeur grammaticale, comme « collection de syntagmes et de morphèmes, pourvue d’un ordre et admettant la répétition » (ibid.). Cet ordre est ce que Émile Benveniste appelle prédicat et qui rompt la monotonie de la hiérarchie. Dans une perspective sémiotique, l’ordre est seulement un aspect de la collection.
Le tableau des métaboles (c’est-à-dire de toutes les opérations sur le langage) présente le même caractère homogène ; il est établi sur la base d’une double dichotomie : d’une part, selon la distinction entre le signifiant et le signifié (l’expression et le contenu, dans la terminologie de Hjelmslev), d’autre part, selon la distinction entre entités plus petites que le mot (ou égales au mot) et entités de degré supérieur.
Quatre domaines sont ainsi distingués : le domaine des métaplasmes est celui des figures qui agissent sur l’aspect sonore ou graphique des mots et des unités plus petites ; celui des métataxes contient des figures qui agissent sur la structure de la phrase (définie comme on a dit plus haut). Le troisième domaine est celui qui contient la métaphore ; les auteurs de la Rhétorique générale l’appellent le domaine des méta-sémèmes, qu’ils définissent ainsi : « Un métasémème est une figure qui remplace un sémème par un autre, c’est-à-dire qui modifie les groupements des sèmes du degré zéro. Ce type de figures suppose que le mot égale collection de sèmes nucléaires sans ordre interne et n’admettant pas la répétition » (34). Vient enfin le domaine des métalogismes : ce sont les figures qui modifient la valeur logique de la phrase (selon la deuxième définition rappelée ci-dessus).
On admet d’entrée de jeu que la métaphore est à chercher parmi les métasémèmes donc parmi les figures de mots, comme dans la rhétorique classique ; il sera dès lors difficile de relier son fonctionnement à un caractère prédicatif des énoncés, puisque les métataxes constituent une classe distincte et que la structure elle-même de la phrase que les métataxes modifient est considérée du point de vue de la collection de ses constituants (syntagmes ou sèmes). La voie de la métaphore-énoncé est ainsi barrée. On admet en même temps, comme la rhétorique classique, que les métasémèmes sont des phénomènes de substitution (remplacement d’un sémème par un autre). L’originalité de l’ouvrage, en ce qui concerne la métaphore, ne consiste donc ni dans la définition de la métaphore comme figure de mot, ni dans la description de cette figure comme substitution ; elle est dans l’explication de la substitution elle-même par une modification portant sur la collection des sèmes nucléaires. Autrement dit, toute l’originalité est dans le changement du niveau de l’analyse, dans le passage au plan infralinguistique des sèmes, qui sont au signifié ce que les traits distinctifs sont au signifiant.
Tout l’appareil de concepts opératoires et d’opérations mis en jeu n’apportera aucun changement essentiel dans la théorie de la métaphore, mais seulement un plus haut niveau de technicité et la réduction des figures de mots à l’unité type de fonctionnement de toutes les figures.
On peut s’attendre néanmoins que le cadre adopté par la néorhétorique éclate de la même façon que celui de l’ancienne rhétorique, sous la pression même de la description qui, bon gré mal gré, réintroduit les traits prédicatifs de la métaphore.
Le changement de niveau stratégique permet d’introduire des concepts opératoires, puis des opérations, qui jouent à tous les niveaux où des unités de signification ont pu être ramenées à des collections d’éléments. On les retrouvera donc à l’œuvre dans les quatre classes de métaboles.
Nous avons déjà évoqué ces concepts opératoires à propos de la notion de degré zéro. Les concepts opératoires sont ceux de la théorie de l’information (le concept d’information sémantique est celui de Carnap et Bar-Hillel : la précision d’une information étant déterminée par le nombre de choix binaires que l’on doit effectuer pour y accéder ; on pourra ainsi donner une signification numérique aux adjonctions et suppressions d’unités en quoi consisteront les transformations appliquées aux unités de signification). Il devient alors possible de reprendre les notions d’écart et de réduction d’écart, considérées dans les deux paragraphes précédents, ainsi que la notion de convention, qui est un écart systématique, et d’exprimer ces notions en termes de redondance et d’auto-correction : l’écart diminue la redondance, donc la prévisibilité ; la réduction d’écart est une auto-correction qui rétablit l’intégrité du message ; toute figure altère le taux de redondance du discours, soit qu’elle le réduise, soit qu’elle l’augmente ; les conventions opèrent en sens inverse de l’écart proprement dit du point de vue de la redondance, puisqu’elles la renforcent44. Quant à la réduction, elle comporte deux conditions : 1) dans le discours figuré on peut distinguer d’une part une partie, ou « base », qui n’a pas été modifiée et qui est une forme particulière de syntagme, et d’autre part une partie qui a subi des écarts rhétoriques ; 2) la seconde partie conserve avec son degré zéro un certain rapport qui se range sous certains paradigmes d’articulation du degré zéro et du degré figuré ; ce point est important pour la théorie de la métaphore ; l’invariant d’ordre paradigmatique sera le terme virtuel commun au degré zéro et au degré figuré ; nous retrouvons ici un postulat dont nous avons montré qu’il appartient au même modèle que les autres postulats de l’écart et de la substitution ; la métaphore est une substitution à l’intérieur d’une sphère de sélection qui est appelée ici l’invariant et qui a le statut de paradigme, tandis que la base, qui a le statut de syntagme, reste non modifiée. C’est dire déjà que l’information par la figure est nulle. C’est pourquoi sa fonction positive est renvoyée à l’étude de l’ethos, c’est-à-dire de l’effet esthétique spécifique tenu pour le véritable objet de la communication esthétique.
« En résumé, la rhétorique est un ensemble d’écarts susceptibles d’auto-correction, c’est-à-dire modifiant le niveau normal de redondance de la langue, en transgressant des règles ou en en inventant de nouvelles. L’écart créé par un auteur est perçu par le lecteur grâce à une marque et ensuite réduit grâce à la présence d’un invariant » (45). (J’interromps à dessein la citation avant l’introduction de la notion d’ethos, laquelle, jointe à celles d’écart, de marque, d’invariant, complète la liste des « concepts opératoires », 35-45.)
Les opérations qui intéressent la totalité du champ des figures et que l’on a appelées provisoirement des transformations — les métaboles —, se distinguent en deux grands groupes, selon qu’elles altèrent les unités elles-mêmes ou leur position, c’est-à-dire l’ordre linéaire des unités ; elles sont donc ou substantielles ou relationnelles. Les figures de mots sont intéressées par la première sorte de transformations. L’idée clé — que la notion de « collection » laissait prévoir — est que les opérations de ce groupe se ramènent à des adjonctions et des suppressions, c’est-à-dire, en vertu des concepts opératoires adoptés, à une augmentation ou à une diminution de l’information. La deuxième sorte d’opérations ne nous intéresse pas, puisque le mot est une collection de sèmes nucléaires sans ordre interne. Donc la métaphore ne mettra en jeu ni le fonctionnement syntagmatique, ni le concept d’ordre impliqué par la phrase.
La théorie des métasémèmes (nom nouveau donné aux tropes ou figures en un seul mot, pour marquer la symétrie avec métabole et métaplasme déjà admis (33) et, en outre, afin de désigner la nature de l’opération en cause) est l’application rigoureuse de ces opérations d’addition et de suppression à la collection de sèmes ou unités minimales de sens, en quoi consiste le mot. La rhétorique classique ne connaissait que l’effet de sens, à savoir le fait que la figure « remplace le contenu d’un mot par un autre » (93). La rhétorique générale tient cette définition nominale pour acquise ; mais elle explique la substitution par un arrangement de sèmes résultant de l’adjonction et de la suppression, une parcelle du sens initial — la base — restant inchangée45.
L’entreprise rencontre toutefois une difficulté majeure : comment distinguer figure et polysémie ? Un mot, en effet, est défini en lexicologie par l’énumération de ses variantes sémantiques ou sémèmes ; celles-ci sont des classes contextuelles, c’est-à-dire des types d’occurrence dans des contextes possibles. Le mot du dictionnaire est le corpus constitué par ces sémèmes. Or ce champ représente déjà le phénomène d’écart, mais interne à ce corpus, entre un sens principal et des sens périphériques (la Rhétorique générale renvoie ici à l’analyse sémique du mot tête dans la Sémantique structurale de Greimas)46. Le mot considéré comme paradigme de ses emplois possibles se présente ainsi comme une aire de substitution, dans laquelle toutes les variantes ont un droit égal (chaque emploi du mot tête est un méta-sémème équivalent à tous les autres). Si les écarts qui constituent les figures de mots sont aussi des substitutions, et si le mot lexicalisé comporte en lui-même des écarts, procès sémantique et procès rhétorique deviennent indiscernables. C’est d’ailleurs à quoi tend, on le verra, la notion de procès métaphorique de Jakobson : toute sélection paradigmatique devient métaphorique47.
Les auteurs de la Rhétorique générale sont très conscients de cette difficulté ; mais la réponse qu’ils offrent fait implicitement appel, me semble-t-il, à une théorie de la figure du discours étrangère à leur système.
Pour « restituer au procès rhétorique sa spécificité par rapport au procès purement sémantique » (95), il faut d’abord introduire l’idée d’une tension entre les variantes de sens : il n’y a figure que si, dans le changement de sens, « subsiste une tension, une distance, entre les deux sémèmes, dont le premier reste présent, fût-ce implicitement » (95). Qu’est-ce que cette tension ? Admettons qu’on puisse la contenir dans l’espace du même mot. Mais qu’en est-il de sa marque ? (la figure, en effet, est un écart ressenti ; il faut que le mot soit « ressenti » (96) comme chargé d’un sens nouveau). C’est là qu’un facteur syntagmatique, qu’un contexte doit nécessairement intervenir : « s’il reste vrai de dire que le métasémème peut se réduire à modifier le contenu d’un seul mot, il faut ajouter, pour être complet, que la figure ne sera perçue que dans une séquence ou phrase » (95). Le faut-il seulement « pour être complet » ? La phrase est-elle seulement la condition de la perception de la marque, ou n’est-elle pas impliquée dans la constitution même de la figure ? Nous l’avons répété, il n’y a pas de métaphore dans le dictionnaire ; alors que la polysémie est lexicalisée, la métaphore, du moins la métaphore d’invention, ne l’est pas ; et, quand elle le devient, c’est que la métaphore d’usage a rejoint la polysémie. Or il semble bien qu’un facteur syntagmatique de l’ordre de la phrase soit à l’origine de la figure, et pas seulement de sa marque : dans la figure, le message est perçu comme linguistiquement incorrect. Or cette incorrection est d’emblée un fait du discours ; si l’on ne l’accorde pas, on ne peut, comme le font néanmoins les auteurs de la Rhétorique générale, intégrer à la théorie des métasémèmes la notion d’impertinence sémantique de Jean Cohen : « Nous rejoignons ici Jean Cohen qui a formulé très nettement la complémentarité de ces deux opérations : perception et réduction d’écart ; la première se situe bien sur le plan syntagmatique, la seconde sur le plan paradigmatique » (97). Mais comment ne pas voir que cette « inadéquation… d’ordre sémantique » (96) est un fait de prédication qui fait éclater le concept même de métasémème ? La Rhétorique générale écarte la difficulté en rejetant parmi les « conditions extrinsèques » (ibid.) ces conditions manifestement intrinsèques de la production de l’effet de sens. Je m’explique de la manière suivante la facilité avec laquelle les auteurs procèdent à cette réduction des conditions syntagmatiques des figures de mots à une simple condition extrinsèque : il se peut que la synecdoque, à quoi on réduira tout à l’heure la métaphore, se prête mieux à cette réduction que la métaphore elle-même, et que la dissymétrie entre les deux figures réside précisément dans une différence au niveau du fonctionnement de la phrase. On y viendra plus loin.
C’est donc, comme chez Jean Cohen, la réduction d’écart, dont on admet qu’elle se déroule sur le seul plan paradigmatique, qui porte tout le poids de l’explication. Comment opèrent l’adjonction et la suppression ?
La réponse à cette question ne peut être donnée directement : elle demande que soit résolue d’abord la question du découpage sémantique. Or celui-ci passe par le détour de l’objet et de son correspondant linguistique, le concept. Cette péripétie est annoncée dès le début de l’ouvrage : « On peut également considérer que certains mots renvoient médiatement à un objet = collection de parties coordonnées, et que cette décomposition de l’objet en ses parties au niveau du référent a son correspondant linguistique (au niveau des concepts), l’une comme l’autre étant désignables par des mots… les résultats de ces deux décompositions sont tout à fait différents » (34)48. Ces deux décompositions sont appelées, plus loin, des « modèles de représentation », c’est-à-dire des « modèles pouvant servir à la description de l’univers des représentations » (97). Analyse matérielle de l’objet et analyse notionnelle du concept ne se recouvrent pas ; la première aboutit à un emboîtement de classes, l’analyse reposant sur des similitudes, la deuxième aboutit à un arbre disjonctif, l’analyse reposant sur des différences.
Il semble bien que le modèle proprement linguistique (séries endocentriques décrites p. 99-100) ne soit pas indépendant de ces modèles « purement cognitifs » (97), puisque les itinéraires linéaires descendants selon lesquels se succèdent les séries de mots sont « tracés dans la pyramide des classes emboîtées ou dans l’arbre disjonctif » (99). Les auteurs l’affirment d’ailleurs clairement : « C’est toujours l’univers sémantique lui-même qui est à la base de cette structuration du vocabulaire » (ibid.).
Les deux types de décomposition sémantique considérés sont ainsi calqués sur l’emboîtement des classes et la décomposition sur le modèle de l’arbre disjonctif ; la décomposition sur le mode conceptuel et la décomposition sur le mode matériel donnent deux statuts différents à la notion d’un individu : tel « arbre » sera « peuplier », ou « chêne », ou « saule », mais il sera aussi « branches », et « feuilles », et « tronc », et « racines ». L’analyse sémique est ainsi tributaire des lois qui « gouvernent l’ensemble de l’univers sémantique ». Cette dépendance affecte particulièrement la théorie du nom, placé au centre des figures de mots : la distinction entre noms concrets et noms abstraits se laisse en effet ramener aux deux modes de décomposition ; l’« arbre » concret est la conjonction empirique de toutes ses parties ; l’« arbre » abstrait est la disjonction rationnelle de toutes ses modalités49.
C’est à ces deux modes de décomposition que s’appliquent les deux opérations de suppression et d’adjonction. La classification des tropes (synecdoque, métaphore, métonymie) subit de ce fait un remaniement profond ; le fil conducteur n’est plus à chercher au niveau des effets de sens, mais des opérations : les notions de suppression de sèmes, d’adjonction, de suppression + adjonction servant de fil conducteur.
Le résultat principal — celui qui intéresse directement notre recherche — est que la synecdoque prend la première place et que la métaphore se réduit à la synecdoque par le biais d’une addition et d’une suppression qui font de la métaphore le produit de deux synecdoques.
Ce résultat était prévisible, dès lors que l’on considérait le méta-sémème dans les limites du mot et que l’on bornait son action à un remaniement de la collection des sèmes. En effet, la suppression partielle de sèmes donne directement la synecdoque généralisante, le plus souvent du type Σ : de l’espèce au genre, du particulier au général (dire « les mortels » pour « les hommes ») ; la suppression totale serait l’asémie (« truc », « machin », désignant n’importe quoi). L’adjonction simple donne la synecdoque particularisante, le plus souvent du type Π (dire « voile » pour « vaisseau »). La synecdoque est, en fait, la figure qui vérifie le mieux la théorie, à savoir : 1) la conservation d’une base de sèmes essentiels dont la suppression rendrait le discours incompréhensible ; 2) le fonctionnement de l’adjonction simple et de la suppression et 3) l’application de ces opérateurs aux deux classements Σ et Π ; 4) les facteurs contextuels restant extrinsèques.
La réduction de la métaphore à un produit de deux synecdoques appelle un examen minutieux.
Trois conditions sont considérées du côté des opérateurs d’adjonction et de suppression. D’abord, suppression et adjonction ne s’excluent pas mais peuvent se cumuler. Ensuite, leur combinaison peut être partielle ou totale : partielle, c’est la métaphore, totale, c’est la métonymie : cette analyse met ainsi les deux figures dans la même classe, à l’inverse de Jakobson50. Enfin, la combinaison comporte des « degrés de présentation » : dans la métaphore in absentia, qui est la véritable métaphore selon les Anciens, le terme substituable est absent du discours ; dans la métaphore in praesentia, les deux termes sont présents ensemble, ainsi que la marque de leur identité partielle.
Traiter de la métaphore proprement dite c’est donc traiter : 1) de la suppression-adjonction, 2) partielle, 3) in absentia.
C’est donc la métaphore in absentia qui s’analyse en un produit de deux synecdoques.
Mais la démonstration de cette thèse fait aussitôt apparaître que seule la réduction de l’écart, la deuxième opération de Jean Cohen, est prise en considération ; la production de l’écart met en effet en jeu l’énoncé entier ; les auteurs l’accordent volontiers : « Formellement la métaphore se ramène à un syntagme où apparaissent contradictoirement l’identité de deux signifiants et la non-identité de deux signifiés correspondants. Le défi à la raison (linguistique) suscite une démarche de réduction par laquelle le lecteur va chercher à valider l’identité » (107). Mais, encore une fois, la première opération est renvoyée aux « conditions extrinsèques de la conscience rhétorique » (107). Ainsi réduite à la seule opération de validation de l’identité, l’explication se concentre sur l’étape que Jean Cohen a déjà placée sur le plan paradigmatique.
Le problème s’énonce alors ainsi : « Trouver une classe-limite telle que les deux objets y figurent ensemble, mais soient séparés dans toutes les classes inférieures » (107) ; ou encore : « Établir l’itinéraire le plus court par lequel deux objets peuvent se rejoindre » (ibid.). La réduction métaphorique est donc la recherche d’un troisième terme, virtuel, charnière ; le lecteur opère cette recherche « en cheminant sur n’importe quel arbre ou n’importe quelle pyramide, spéculative ou réaliste » (ibid.).
C’est la découverte de cette zone d’intersection qui peut être décomposée en deux synecdoques : d’une part, du terme de départ au terme intermédiaire, d’autre part, de celui-ci au terme d’arrivée. L’étroite passerelle est l’invariant cherché, le reste des deux aires sémantiques qui ne sont pas en intersection maintenant la conscience de l’écart. Les seules contraintes sont, d’une part, que les synecdoques soient complémentaires, c’est-à-dire fonctionnent en sens inverse quant au niveau de généralité pour que le terme commun soit au même niveau de part et d’autre (généralisante + particularisante et vice versa), d’autre part que les deux synecdoques soient homogènes quant au mode de décomposition, soit par sèmes, soit par parties ; l’intersection a lieu dans une métaphore conceptuelle ou dans une métaphore référentielle.
Il va de soi que le lecteur de métaphore n’a pas conscience de ces deux opérations ; il a seulement conscience du transfert de sens du premier terme sur le second ; c’est pour l’analyse sémique que ce transfert consiste dans « l’attribution à la réunion des deux collections de sèmes des propriétés qui strictement ne valent que pour leur intersection » (109). C’est pourquoi le lecteur de métaphore ne ressent pas l’appauvrissement qu’implique le passage par « l’étroite passerelle de l’intersection sémique », mais au contraire ressent un effet d’élargissement, d’ouverture, d’amplification.
La même théorie qui montre la parenté entre synecdoque et métonymie montre aussi que la différence entre métaphore et métonymie se réduit à une différence entre le caractère partiel ou total de la même opération de suppression-adjonction.
La différence entre métaphore et métonymie, en effet, n’est pas une différence d’opération, comme entre ressemblance et relation extrinsèque ; dans les deux cas, il y a passage d’un terme de départ à un terme d’arrivée via un terme intermédiaire ; dans la métaphore, ce terme intermédiaire constitue une intersection sémique entre les deux classes ; il appartient donc au champ sémantique de chacun ; c’est pourquoi l’adjonction supplémentaire de sèmes est partielle ; dans la fameuse contiguïté, il n’y a pas une telle intersection sémique ; du point de vue de l’intersection sémique, la métonymie « repose sur le vide » (117) ; on peut parler d’intersection nulle ; il y a néanmoins inclusion commune, mais des deux termes, dans un domaine plus vaste, soit de sèmes dans le cas de la décomposition conceptuelle, soit de choses, dans le cas de la décomposition matérielle. Bref, dans la métaphore le terme intermédiaire est englobé, alors que dans la métonymie il est englobant (118). Autrement dit, le troisième terme absent est à chercher dans une région contiguë de sèmes et de choses ; en ce sens, on peut dire que la métaphore ne fait intervenir que des sèmes dénotatifs, c’est-à-dire nucléaires, inclus dans la définition des termes, et la métonymie des sèmes connotatifs, c’est-à-dire « contigus au sein d’un ensemble plus vaste et concourant ensemble à la définition de cet ensemble » (ibid.).
Il me semble que cette théorie ne rend pas compte de ce qui fait la spécificité de la métaphore, à savoir la réduction d’une impertinence sémantique initiale ; la synecdoque en effet n’a aucunement cette fonction ; il n’est aucunement besoin, pour en rendre compte, de partir d’un caractère prédicatif du discours ; le statut d’épithète impertinente, essentiel à la métaphore, n’est aucunement supposé par la synecdoque qui se tient dans les seules limites d’une opération de substitution appliquée au mot.
Ayant mis entre parenthèses la condition prédicative de l’impertinence, la théorie peut mettre entre parenthèses, plus facilement que Jean Cohen, le statut proprement prédicatif de la nouvelle pertinence. Tout le jeu entre « foyer » et « cadre » qui commande la recherche d’intersection est, lui aussi, volatilisé, avec tout ce qui relève du plan prédicatif. On se borne à enregistrer le résultat de cette dynamique attributive qui produit l’intersection. C’est ce produit supposé donné, avec le statut du virtuel, qu’on décompose après coup en deux synecdoques. L’opération n’a de fonction que celle-ci : soumettre la métaphore au système qui n’admet que des additions et des suppressions de sèmes et omet les opérations prédicatives. A ce titre, elle est parfaitement valable ; elle assure la simplicité du système, c’est-à-dire à la fois le caractère homogène de la hiérarchie entre les niveaux des unités de signification (du phonème à la phrase et au texte), l’applicabilité des mêmes concepts opératoires (écart, redondance, correction, etc.) et des mêmes opérateurs (addition, suppression) à tous les niveaux. On peut bien alors décomposer une métaphore donnée en deux synecdoques, mais on ne peut produire une métaphore avec deux synecdoques. La « double opération logique » (111) est seulement la reformulation dans les termes de l’arithmétique sémique d’une opération dont le dynamisme met en jeu le fonctionnement prédicatif de la phrase.
Mes objections reçoivent une confirmation de l’examen de la métaphore in praesentia et de l’oxymore.
Leur réduction à la métaphore in absentia est une condition importante du succès de la théorie : « Nous avons fait justice en son lieu de l’illusion créée par les figures in praesentia et qui paraissent porter sur plusieurs mots ; il est toujours possible de les réduire à une figure in absentia (cf. la métaphore et l’oxymore) (132). »
Les auteurs introduisent la différence entre métaphore in absentia et métaphore in praesentia sous le titre des « degrés de présentation », c’est-à-dire de l’étendue des unités considérées. Dans le cas de la métaphore in absentia, l’intersection sémique est entre le degré zéro absent et le terme figuré, donc à l’intérieur du mot. Avec la métaphore in praesentia, l’intersection sémique est un rapprochement entre deux termes également présents : une comparaison, avec ou sans la marque grammaticale de la comparaison. On aurait pu penser que la structure nettement prédicative de la métaphore in praesentia aurait ramené l’attention vers les conditions également prédicatives de la métaphore in absentia, et par conséquent sur l’intersection du terme métaphorique avec les autres termes également présents dans l’énoncé métaphorique. On note en effet que les métaphores in praesentia se ramènent à des syntagmes où deux sémèmes sont assimilés indûment, alors que la métaphore proprement dite ne manifeste pas l’assimilation (114). C’est le contraire qui a lieu : « On sait que les tropes, au sens de Fontanier, portent sur un seul mot : dans notre catégorie des métasémèmes, qui reprend en somme les tropes de Fontanier, la métaphore in praesentia ferait exception à cette règle. En fait, cette figure peut également être analysée comme figure par adjonction portant sur un seul mot, c’est-à-dire comme synecdoque » (112). Dans la citation empruntée à Edmond Burke : « L’Espagne, une grande baleine échouée sur les plages d’Europe », il suffit d’introduire un degré zéro absent : la forme renflée sur la carte de géographie, pour avoir une synecdoque particularisante (baleine — forme renflée). On élimine ainsi le fonctionnement de la métaphore comme prédicat (ou épithète) impertinent. Les auteurs n’ont pas de peine à avouer que la description cède ici aux impératifs du système : « Malgré le fonctionnement métaphorique indéniable de l’exemple cité, nous pensons que la réduction synecdochique doit être préférée, pour des raisons de méthode et de généralité. Elle a en outre l’avantage d’insister sur l’étroite relation, commentée plus haut, entre métaphore et synecdoque » (112).
On peut douter que la comparaison métaphorique (évoquée à nouveau p. 114) se laisse ainsi ramener à la réduction synecdochique. Ce qu’elle présente, en effet, c’est d’abord un écart qui est lui-même d’ordre prédicatif, à savoir l’incompatibilité d’un terme avec le reste du message ; c’est également avec le reste du message que le terme de comparaison rétablit la compatibilité en réduisant les degrés d’identité, c’est-à-dire en assertant une équivalence faible. C’est pourquoi le terme de comparaison est de l’ordre de la copule, comme les auteurs l’accordent d’ailleurs (114-116). Il est même un cas où la comparaison se contracte dans un « est » d’équivalence : « La nature est un temple où de vivants piliers… » Face à cet exemple, les auteurs concèdent : « cet emploi du verbe être se distingue du est de détermination : “la rose est rouge” est un procès de nature synecdochique et non métaphorique » (115). Qu’en est-il alors de la réduction de la métaphore in praesentia à la métaphore in absentia et de celle-ci à une double synecdoque ? Ne faut-il pas dire aussi l’inverse : la métaphore est un syntagme contracté dans un paradigme (substitution d’un sens figuré à un degré zéro absent) ? Il me semble plutôt que la métaphore in praesentia contraint à nuancer l’affirmation catégorique : « La définition du paradigme est structurellement identique à celle de la métaphore : au point qu’il est loisible de considérer cette dernière comme un paradigme déployé en syntagme. » (116).
L’oxymore (« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles ») propose à la théorie une difficulté analogue. L’oxymore est par excellence une épithète impertinente ; l’impertinence est poussée jusqu’à l’antithèse. La réduction, pour cette figure, consiste dans une contradiction pleinement assumée, selon l’expression de Léon Cellier51. L’économie de la Rhétorique générale contraint à chercher le degré zéro qui permet de considérer la figure comme in absentia « La question se pose en vérité de savoir si l’oxymore est réellement une figure, c’est-à-dire si elle possède un degré zéro » (120). Dans l’exemple cité, le degré zéro serait « lumineuse clarté » et le passage à la figure s’effectuerait par suppression-adjonction négative. Mais qu’est-ce qu’une suppression-adjonction négative ? Cet opérateur d’un opérateur (lui-même complexe : suppression-adjonction) est d’autant plus insolite qu’il opère sur une expression — lumineuse clarté — « qui constitue déjà une figure : l’épithète telle que Jean Cohen l’a étudiée » (ibid.). Cette remarque ne renvoie-t-elle pas, elle aussi, à la prédication ? Il faudrait considérer les parallèles dans les métalogismes, l’ironie, le paradoxe.
Au terme de cette discussion, il pourrait sembler que la théorie de la métaphore-prédication des auteurs anglo-saxons et la théorie de la métaphore-mot soient de force égale et ne diffèrent que par le choix d’un système différent d’axiomes de base, réglant ici le jeu des prédicats « bizarres », gouvernant là des opérations purement arithmétiques appliquées à des collections sémiques. La théorie de la métaphore-énoncé me paraît néanmoins avoir un avantage indiscutable à deux titres.
D’abord, elle seule rend compte, par l’interaction de tous les termes présents en même temps dans le même énoncé, de la production de l’intersection que la théorie de la métaphore-mot postule. Le phénomène crucial, c’est l’augmentation de la polysémie initiale des mots à la faveur d’une instance de discours. C’est le choc en retour de la structure prédicative sur le champ sémantique qui force à ajouter une variante sémantique qui n’existait pas. La Rhétorique générale dit bien que « le lecteur de poésie élabore… établit l’itinéraire le plus court… cherche… parcourt… trouve… » : autant de verbes qui attestent une certaine invention ; mais celle-ci ne trouve plus de place dans le concept d’intersection sémique qui n’opère qu’avec des champs sémantiques déjà tout constitués.
On peut se demander si l’analyse sémique qui, par définition, porte sur des termes déjà lexicalisés peut rendre compte de l’augmentation de la polysémie par le moyen du discours.
Ce doute rejoint ici ceux de Jean Cohen qui pourtant fait grand cas de cette procédure52. Peut-on dire que renard s’analyse en animal + rusé, de la même manière que jument s’analyse en cheval + femelle ? Le parallèle est trompeur ; car l’exemple est celui d’une métaphore d’usage et le prédicat rusé s’est pratiquement ajouté à la gamme des significations contextuelles déjà lexicalisées ; je l’ai appelé, avec Max Black, « système des lieux communs associés » ; Jean Cohen, à qui j’emprunte l’exemple du renard rusé qu’il traite selon les règles de l’analyse sémique, note lui-même : « Renard n’a pu signifier rusé que parce que la ruse était dans l’esprit des usagers une des composantes sémantiques du terme » (127). Certes, on passe sans transition franche du code lexical au code culturel : les expressions dites figurées expriment l’inscription partielle du second dans le premier ; mais ce statut semi-lexicalisé des lieux communs n’est pas ignoré de la conscience linguistique qui, même dans le cas de la métaphore d’usage, distingue encore sens littéral et sens figuré53. C’est bien pourquoi c’est le trope seul qui fournit le critère d’extension du sens : « Peut-être l’étude des tropes fournirait-elle — disons-le en passant — le critère linguistique requis par la sémantique structurale » (127).
Avec la métaphore d’invention, le doute n’est plus possible ; la nouvelle valeur constitue, par rapport au code lexical, un écart que l’analyse sémique ne peut contenir ; même le code culturel des lieux communs, selon Max Black, n’y suffit plus54 ; il faut, en effet, évoquer un système de références ad hoc qui ne commence d’exister qu’à partir de l’énoncé métaphorique lui-même. Ni le code lexical, ni le code des clichés ne contiennent le nouveau trait constituant du signifié qui fait écart par rapport aux deux codes. S’il était vrai que la métaphore repose sur un sème commun déjà présent, quoique à l’état virtuel au niveau infralinguistique, non seulement il n’y aurait pas d’information nouvelle, pas d’invention, mais il n’y aurait même pas besoin d’un écart paradigmatique pour réduire un écart syntagmatique, une simple soustraction de sème y suffirait ; c’est ce que fait précisément la synecdoque. On comprend pourquoi il fallait à tout prix ramener la métaphore à la synecdoque : celle-ci est vraiment la figure en un seul mot qui satisfait entièrement aux règles de l’analyse sémique.
La métaphore d’invention n’est pas seule à défier l’analyse sémique ; Jean Cohen, dont nous venons d’évoquer l’accord partiel avec l’analyse componentielle, soulève le cas des prédicats indécomposables, comme les couleurs (les « bleus angelus » de Mallarmé), auxquels il adjoint les métaphores synesthésiques et les ressemblances affectives ; ces métaphores, note-t-il, constituent des écarts de deuxième degré par rapport à celles (qu’il appelle de premier degré) dont l’impertinence peut être soumise à l’analyse sémique et réduite par simple soustraction des éléments inappropriés du signifié ; avec les écarts de deuxième degré, il faut chercher la raison de l’emploi métaphorique à l’extérieur du signifié, par exemple parmi les effets subjectifs (apaisement, ou autres) produits par la figure ; ce serait l’évocation de cet effet subjectif qui viendrait réduire l’impertinence ; or cette valeur « ne constitue en aucune manière un trait pertinent de signification » (129). L’aveu est d’importance, s’il est vrai que « la ressource fondamentale de toute poésie, le trope des tropes, c’est la métaphore synesthésique, ou ressemblance affective » (178). Ne faut-il pas alors revenir sur le cas des écarts de premier degré ? Est-il vrai que rusé soit un caractère objectif de renard, comme le vert l’est de l’émeraude, et qu’on l’atteigne par simple soustraction des sèmes inappropriés ? A mon sens, il faut réinterpréter les écarts du premier degré en fonction des écarts de deuxième degré. Sinon l’explication de la réduction se brise en deux : d’un côté, un type de réduction d’impertinence motivé par des rapports d’intériorité, de l’autre un type motivé par un rapport d’extériorité. Il ne suffit pas de dire que, du premier degré au deuxième degré, la distance s’accroît et que les premières métaphores sont « plus proches » et les secondes plus « éloignées » (130) ; intériorité et extériorité par rapport à la collection sémique désignent deux statuts différents de l’emploi métaphorique d’un mot par rapport à l’analyse sémique.
C’est pourquoi je préfère dire, précisément pour sauver l’idée de violation de code et d’écart paradigmatique, que le prédicat impertinent est d’abord hors code ; il n’y a pas, encore une fois, de métaphore dans les dictionnaires ; la métaphore n’est pas la polysémie ; l’analyse sémique produit directement une théorie de la polysémie, et seulement indirectement une théorie de la métaphore, dans la mesure où la polysémie atteste la structure ouverte des mots et leur aptitude à acquérir de nouvelles significations sans perdre les anciennes. Cette structure ouverte est seulement la condition de la métaphore, non encore la raison de sa production ; il faut un événement de discours pour qu’apparaissent, avec le prédicat impertinent, des valeurs hors code que la polysémie antérieure ne pouvait à elle seule contenir.
Seconde supériorité de la théorie de la métaphore-énoncé sur une théorie de la métaphore-mot : elle rend compte de la parenté des deux domaines des métasémèmes et des métalogismes que la Rhétorique générale dissocie.
La Rhétorique générale a grandement raison de caractériser les métalogismes comme un écart, non entre les mots et les sens, mais entre le sens des mots et la réalité, le terme de réalité étant pris au sens le plus général de référent extralinguistique du discours : « Quelle que soit sa forme, le métalogisme a pour critère la référence nécessaire à un donné extra-linguistique » (125). Une rhétorique qui se veut générale ne peut donc se mouvoir dans le seul espace « intérieur » qui, selon la métaphore de Gérard Genette, se creuse entre signe et sens ; elle doit aussi considérer l’espace « extérieur » entre le signe et le référent pour rendre compte des figures telles que litote, hyberbole, allégorie, ironie, qui ne dérangent pas seulement le lexique, mais la fonction référentielle.
Or on peut être surpris de voir paraître, sous la rubrique des métalogismes, la fameuse category-mistake de Gilbert Ryle (présentation de certains faits relevant d’une catégorie dans les termes d’une catégorie qui n’est pas la leur) et de lire ce qui suit : « Ce n’est pas un hasard, notamment, si les théories de Ryle servent de base à l’étude de la métaphore chez plusieurs auteurs anglo-saxons. Sa “category-mistake”, qui sert à dénoncer l’absurdité du cartésianisme, est rebaptisée “category-confusion” par Turbayne, qui l’oppose à la “category-fusion”, en quoi l’auteur voit la procédure d’élaboration de la métaphore » (129-130). Si « ce n’est pas un hasard », il faut bien qu’il y ait moyen de passer du trope au métalogisme.
Ce n’est pas seulement le rapprochement historique avec les théories anglo-saxonnes qui l’exige, mais la Rhétorique générale elle-même : « Sans doute, remarque-t-on, les métaboles ne se présentent pas toujours sous la forme prédicative, mais il est toujours possible de les y réduire. Dans ce cas, le métasémème est toujours une “pseudo-proposition”, car il présente une contradiction que la logique récuse et que la rhétorique assume. C’est vrai de la métaphore, c’est vrai aussi des autres métasémèmes » (131). Cet aveu tardif est considérable et renforce notre thèse. Seule, en effet, cette réduction à la forme prédicative permet de jeter un pont entre métasémème et métalogisme. Nous avions aperçu la nécessité de ce recours à la forme prédicative, lorsque nous avions traité du « est » d’équivalence, dans « La nature est un temple où de vivants piliers… » (115). C’est sans doute aussi ce que les auteurs ont en vue lorsqu’ils remarquent : « Sous forme prédicative, le métasémème fait un usage de la copule que le logicien juge illicite, car “être” signifie dans ce cas être et n’être pas. » « … De la sorte on peut ramener tous les métasémèmes à… la formule de la contradiction, à cette différence près que ce n’est pas une contradiction (131). » Mais alors la métaphore n’est plus un trope en un seul mot. La nécessité de cette réduction à la forme prédicative ressort encore de cette remarque que la constitution du référent est bien souvent nécessaire pour identifier une métaphore : « La métaphore in absentia, notamment, n’apparaît comme une métaphore que si le référent en est connu (128). »
La distinction de principe que les auteurs instituent entre métasémèmes et métalogismes n’est certes pas abolie, mais leur parenté demande qu’on les compare en tant que types différents d’énoncés (131).
Cette parenté est particulièrement étroite lorsque l’on compare métaphore et allégorie (137-138)55. Pour les auteurs, la première est un trope, la deuxième un métalogisme. La première change le sens des mots, la deuxième entre en conflit avec la réalité. Ainsi « bateau ivre », en tant que métaphore de Rimbaud, est un trope en un seul mot ; seul le lexique est bousculé. Mais l’expression : « Le bateau ivre a rejoint le grand voilier solitaire » est une allégorie parce que les référents (Malraux et de Gaulle) ne sont, ni bateau ni voilier. Mais si, comme on vient de l’admettre, la métaphore peut être réduite à un énoncé, « bateau-ivre » devra entrer en composition avec quelque autre expression ; par exemple : « Le bateau ivre a finalement terminé ses jours en Éthiopie. » La différence entre métaphore et allégorie ne sera pas alors entre mot et phrase, comme on le propose ici, mais consistera en ce que l’énoncé métaphorique comporte des termes non métaphoriques (« finir ses jours en Éthiopie ») avec lesquels le terme métaphorique (« le bateau ivre ») est en interaction, tandis que l’allégorie ne comporte que des termes métaphoriques. La tension n’est pas alors dans la proposition mais dans le contexte. C’est ce qui fait croire que la métaphore ne concerne que les mots et que seule l’allégorie est en conflit avec un référent. Mais la différence de structure des deux énoncés n’empêche pas que la réduction de l’absurdité suive la même voie : la lecture de la phrase complète n’offrant pas de sens acceptable ou intéressant au niveau littéral, on cherche, poussé par cette déception, « si d’aventure une seconde isotopie moins banale ne pourrait pas exister » (137).
C’est dans cette direction que les auteurs anglo-saxons ont poussé leurs recherches : ils disent en bloc de la métaphore et de l’allégorie, de la parabole, de la fable, ce que la Rhétorique générale dit seulement de l’allégorie et des figures voisines : « Lorsque l’isotopie première nous paraît insuffisante, c’est en raison de l’impertinence des relations par rapport aux éléments reliés (absence, par exemple, de Cour ou de tribunal chez les animaux) (138). » Mais c’est parce que la métaphore a été séparée de l’énoncé métaphorique complet qu’elle paraît être une autre sorte de figure, et que seule son incorporation dans un métalogisme la fait participer à la fonction référentielle que l’on reconnaît à l’allégorie, à la fable, à la parabole, le métasémème, en tant que tel, restant une transformation qui opère au niveau de chaque élément du discours, de chaque mot (fig. 16, p. 138).
La théorie de la métaphore-énoncé est plus apte à montrer la parenté profonde, au plan des énoncés, entre métaphore, allégorie, parabole et fable ; pour cette raison même, elle permet d’ouvrir, pour tout cet ensemble de figures — métasémèmes et métalogismes — la problématique de la fonction référentielle que la Rhétorique générale réserve aux seuls métalogismes56.
Ce qui demeure vrai de la distinction entre métasémèmes et métalogismes, c’est que le métasémème désigne l’écart au niveau du mot par lequel l’énoncé métaphorique rétablit le sens. Mais, si l’on admet, avec la conclusion de la précédente étude, que cet écart est seulement l’impact sur le mot d’un phénomène sémantique qui concerne l’énoncé entier, alors il faut appeler métaphore l’énoncé entier avec son sens nouveau, et non pas seulement l’écart paradigmatique qui focalise sur un mot la mutation de sens de l’énoncé entier.