Septième étude

Métaphore et référence


Que dit l’énoncé métaphorique sur la réalité ?

Avec cette question, nous franchissons le seuil du sens vers la référence du discours. Mais la question elle-même a-t-elle un sens ? C’est ce qu’il importé d’abord d’établir.

1. Les postulats de la référence

La question de la référence peut être posée à deux niveaux différents : celui de la sémantique et celui de l’herméneutique. Au premier niveau, elle ne concerne que des entités de discours du rang de la phrase. Au second niveau elle s’adresse à des entités de plus grande dimension que la phrase. C’est à ce niveau que le problème prend toute son extension.

En tant que postulat de la sémantique, l’exigence de référence suppose acquise la distinction entre sémiotique et sémantique, que les précédentes études ont déjà mise en œuvre. Cette distinction, on l’a vu, met d’abord en relief le caractère essentiellement synthétique de l’opération centrale du discours, à savoir la prédication ; et oppose cette opération au simple jeu de différences et d’oppositions entre signifiants et entre signifiés dans le code phonologique et dans le code lexical d’une langue donnée. Elle signifie en outre que l’intenté du discours, corrélat de la phrase entière, est irréductible à ce qu’on appelle en sémiotique le signifié, qui n’est que la contrepartie du signifiant d’un signe à l’intérieur du code de la langue. Troisième implication de la distinction entre sémiotique et sémantique qui nous importe ici : sur la base de l’acte prédicatif, l’intenté du discours vise un réel extra-linguistique qui est son référent. Alors que le signe ne renvoie qu’à d’autres signes dans l’immanence d’un système, le discours est au sujet des choses. Le signe diffère du signe, le discours se réfère au monde. La différence est sémiotique, la référence est sémantique : « A aucun moment, en sémiotique, on ne s’occupe de la relation du signe avec les choses dénotées, ni des rapports entre la langue et le monde1. » Mais il faut aller plus loin que la simple opposition entre le point de vue sémiotique et le point de vue sémantique, et subordonner nettement le premier au second ; les deux plans du signe et du discours ne sont pas seulement distincts, le premier est une abstraction du second ; c’est à son usage dans le discours que le signe doit en dernière analyse son sens même de signe ; comment saurions-nous qu’un signe vaut pour…, s’il ne recevait pas, de son emploi dans le discours, sa visée, qui le rapporte à cela même pour quoi il vaut ? La sémiotique, en tant qu’elle se tient dans la clôture du monde des signes, est une abstraction sur la sémantique, qui met en rapport la constitution interne du sens avec la visée transcendante de la référence.

Cette distinction du sens et de la référence, que Benveniste établit dans toute sa généralité, avait déjà été introduite par Gottlob Frege, mais dans les limites d’une théorie logique. Notre hypothèse de travail est que la distinction fregéenne vaut en principe pour tout discours.

On se rappelle la distinction que Frege énonçait comme celle du Sinn (sens) et de la Bedeutung (référence ou dénotation2). Le sens est ce que dit la proposition ; la référence ou la dénotation, ce sur quoi est dit le sens. Ce qu’il faut donc penser, dit Frege, c’est « le lien régulier entre le signe, son sens et sa dénotation » (trad. fr., 104). Ce lien régulier est « tel qu’au signe correspond un sens déterminé et au sens une dénotation déterminée, tandis qu’une seule dénotation (un seul objet) est susceptible de plus d’un signe » (ibid.). Ainsi, « la dénotation d’“étoile du soir” et celle d’“étoile du matin” seraient la même, mais leur sens serait différent » (103). Cette absence d’une relation terme à terme entre sens et référence est caractéristique des langues vulgaires et distingue celles-ci d’un système de signes parfaits. Qu’il puisse ne correspondre aucune dénotation au sens d’une expression grammaticalement bien construite, n’infirme pas la distinction ; car n’avoir pas de dénotation est encore un trait de dénotation, qui confirme que la question de la dénotation est toujours ouverte par celle du sens.

On objectera que Frege, à la différence de Benveniste, applique sa distinction d’abord aux mots et plus précisément aux noms propres, et non à la proposition entière, c’est-à-dire, dans le langage de Benveniste, à l’intenté de la phrase entière. Ce qu’il définit d’abord, en effet, c’est la dénotation du nom propre, qui est « l’objet même que nous désignons par ce nom » (106). L’énoncé entier, considéré du point de vue de sa dénotation, joue le rôle d’un nom propre à l’égard de l’état de choses qu’il « désigne ». Ce qui permet d’écrire : « Un nom propre (mot, signe, combinaison de signes, expression) exprime son sens, dénote ou désigne sa dénotation » (107). En effet, quand nous prononçons un nom propre — la lune — nous ne nous bornons pas à parler de notre représentation (c’est-à-dire d’un événement mental daté) ; mais « nous ne nous contentons pas non plus du sens » (c’est-à-dire de l’objet idéal, irréductible à tout événement mental) ; en outre « nous supposons une dénotation » (107). C’est cette supposition qui, précisément, nous porte à l’erreur ; mais, si nous nous trompons, c’est bien parce que la demande d’une dénotation appartient au « dessein tacitement impliqué dans la parole et la pensée » (108). Ce dessein, c’est le « désir de la vérité » : « c’est donc la recherche et le désir de la vérité qui nous poussent à passer du sens à la dénotation » (109). Ce désir de la vérité anime la proposition entière en tant qu’elle est assimilable à un nom propre ; mais c’est par l’intermédiaire du nom propre que, pour Frege, la proposition a une dénotation : « Car le prédicat est affirmé ou nié de la dénotation de ce nom. Si l’on n’accorde pas la dénotation, on ne peut pas non plus lui attribuer ou lui dénier un prédicat » (109).

L’opposition entre Benveniste et Frege n’est donc pas totale. Pour Frege, la dénotation se communique du nom propre à la proposition entière qui devient, quant à la dénotation, le nom propre d’un état de choses. Pour Benveniste, la dénotation se communique de la phrase entière au mot, par répartition à l’intérieur du syntagme. Le mot, par son emploi, revêt une valeur sémantique, qui est son sens particulier dans cet emploi. Alors le mot a un référent, « qui est l’objet particulier auquel le mot correspond dans le concret de la circonstance ou de l’usage3 ». Mot et phrase sont donc les deux pôles de la même entité sémantique ; c’est conjointement qu’ils ont sens (toujours dans l’acception sémantique) et référence.

Les deux conceptions de la référence sont complémentaires et réciproques : qu’on s’élève, par composition synthétique, du nom propre vers la proposition, ou qu’on descende, par dissociation analytique, de l’énoncé jusqu’à l’unité sémantique du mot. En se croisant, les deux interprétations de la référence font apparaître la constitution polaire de la référence elle-même, qui peut être appelée l’objet, si on considère le référent du nom, ou l’état de choses, si on considère le référent de l’énoncé entier.

Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein4 donne une représentation exacte de cette polarité du référent : il définit le monde comme totalité de faits (Tatsachen), non de choses (Dinge) (I, 1) ; puis il définit le fait comme « l’existence d’états de choses » (das Bestehen von Sachverhalten) » (2, 0) ; et il pose que l’état de choses est une combinaison d’objets (choses) (eine Verbindung von Gegenständen, Sachen, Dingen) » (2, 01). Le couple objet-état de choses répond ainsi, du côté du monde, au couple nom-énoncé dans le langage. Strawson, dans les Individus5, revient au contraire à la position stricte de Frege : la référence est liée à la fonction d’identification singulière, elle-même portée par le nom logiquement propre ; le prédicat, qui n’identifie pas, mais caractérise, ne se réfère en tant que tel à rien qui soit : ce fut même l’erreur des réalistes, dans la querelle des universaux, d’accorder une valeur d’existence à des prédicats ; l’asymétrie est totale entre fonction identifiante et fonction prédicative ; la première seule pose une question d’existence ; la seconde, non. Ainsi donc, c’est à travers la fonction d’identification singulière d’un de ses termes que la proposition se réfère globalement à quelque chose. John Searle, dans Speech Acts6, n’hésite pas à présenter en forme de postulat la thèse que quelque chose doit être pour que quelque chose puisse être identifié. Cette postulation d’existence comme fondement d’identification est, en dernière analyse, ce que Frege avait en vue quand il disait : nous ne nous contentons pas du sens, nous supposons une dénotation.

Or le postulat de la référence exige une élaboration distincte lorsqu’il concerne les entités particulières de discours qu’on appelle des « textes », donc des compositions de plus grande extension que la phrase. La question relève désormais de l’herméneutique plutôt que de la sémantique, pour laquelle la phrase est à la fois la première et la dernière entité.

La question de la référence se pose ici dans des termes singulièrement plus complexes, certains textes, dits littéraires, semblant faire exception à la demande de référence exprimée par le précédent postulat.

Le texte est une entité complexe de discours dont les caractères ne se réduisent pas à ceux de l’unité de discours ou phrase. Par texte, je n’entends pas seulement ni même principalement l’écriture, bien que l’écriture pose par elle-même des problèmes originaux qui intéressent directement le sort de la référence ; j’entends, par priorité, la production du discours comme une œuvre. Avec l’œuvre, comme le mot l’indique, de nouvelles catégories entrent dans le champ du discours, essentiellement des catégories pratiques, des catégories de la production et du travail. D’abord, le discours est le siège d’un travail de composition, ou de « disposition » — pour reprendre le mot de l’ancienne rhétorique —, qui fait d’un poème ou d’un roman une totalité irréductible à une simple somme de phrases. Ensuite, cette « disposition » obéit à des règles formelles, à une codification, qui n’est plus de langue, mais de discours, et qui fait de celui-ci ce que nous venons d’appeler un poème ou un roman. Ce code est celui des « genres » littéraires, c’est-à-dire des genres qui règlent la praxis du texte. Enfin, cette production codifiée se termine dans une œuvre singulière : tel poème, tel roman. Ce troisième trait est finalement le plus important ; on peut l’appeler le style, en entendant par là, avec G. G. Granger7, ce qui fait de l’œuvre une individualité singulière ; il est le plus important parce que c’est lui qui distingue de façon irréductible les catégories pratiques des catégories théoriques ; Granger rappelle à cet égard un texte fameux d’Aristote, selon lequel produire, c’est produire des singularités8 ; en retour, une singularité, inaccessible à la considération théorique qui s’arrête à la dernière espèce, est le corrélat d’un faire.

Telle est donc la chose à laquelle s’adresse le travail d’interprétation : c’est le texte comme œuvre : disposition, appartenance à des genres, effectuation dans un style singulier, sont les catégories propres à la production du discours comme œuvre.

Cette réalisation spécifique du discours appelle une reformulation appropriée du postulat de la référence. A première vue, il semblerait suffisant de reformuler le concept fregéen de référence en substituant seulement un mot à l’autre ; au lieu de dire : nous ne nous contentons pas du sens, nous supposons en outre la dénotation, — nous dirons : nous ne nous contentons pas de la structure de l’œuvre, nous supposons un monde de l’œuvre. La structure de l’œuvre en effet est son sens, le monde de l’œuvre sa dénotation. Cette simple substitution de termes suffit en première approximation ; l’herméneutique n’est pas autre chose que la théorie qui règle la transition de la structure de l’œuvre au monde de l’œuvre. Interpréter une œuvre, c’est déployer le monde auquel elle se réfère en vertu de sa « disposition », de son « genre » et de son « style ». Dans un autre ouvrage, j’oppose ce postulat à la conception romantique et psychologisante de l’herméneutique issue de Schleiermacher et de Dilthey, pour qui la loi suprême de l’interprétation est la recherche d’une congénialité entre l’âme de l’auteur et celle du lecteur. A cette quête souvent impossible, toujours égarante, d’une intention cachée derrière l’œuvre, j’oppose une quête qui s’adresse au monde déployé devant l’œuvre. Dans le présent travail, la querelle avec l’herméneutique romantique n’est pas en cause, mais le droit de passer de la structure, qui est à l’œuvre complexe ce que le sens est à l’énoncé simple, au monde de l’œuvre, qui est à celle-ci ce que la dénotation est à l’énoncé.

Ce passage requiert une justification distincte en raison de la nature spécifique de certaines œuvres, celles qu’on appelle « littéraires ». La production du discours comme « littérature » signifie très précisément que le rapport du sens à la référence est suspendu. La « littérature » serait cette sorte de discours qui n’a plus de dénotation, mais seulement des connotations. Cette objection ne tire pas seulement argument, comme on le verra plus loin, d’un examen interne de l’œuvre littéraire, mais de la théorie même de la dénotation chez Frege. Celle-ci comporte en effet un principe interne de limitation qui définit son concept même de vérité. Le désir de vérité qui pousse à avancer du sens vers la dénotation n’est expressément accordé par Frege qu’aux énoncés de la science, et paraît bien être refusé à ceux de la poésie. Considérant l’exemple de l’épopée, Frege tient que le nom propre « Ulysse » est sans dénotation : « Seuls, dit-il, le sens des propositions et les représentations ou sentiments que ce sens éveille tiennent l’attention captive » (op. cit., 109) ; le plaisir artistique, à la différence de l’examen scientifique, semble donc lié à des « sens » dénués de « dénotation ».

Toute mon entreprise vise à lever cette limitation de la dénotation aux énoncés scientifiques. C’est pourquoi elle implique une discussion distincte appropriée à l’œuvre littéraire, et une seconde formulation du postulat de la référence, plus complexe que la première qui doublait simplement le postulat général selon lequel tout sens appelle référence ou dénotation. Celle-ci s’énonce ainsi : par sa structure propre, l’œuvre littéraire ne déploie un monde que sous la condition que soit suspendue la référence du discours descriptif. Ou, pour le dire autrement : dans l’œuvre littéraire, le discours déploie sa dénotation comme une dénotation de second rang, à la faveur de la suspension de la dénotation de premier rang du discours.

Ce postulat nous ramène au problème de la métaphore. Il se peut en effet que l’énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée. De même que l’énoncé métaphorique est celui qui conquiert son sens comme métaphorique sur les ruines du sens littéral, il est aussi celui qui acquiert sa référence sur les ruines de ce qu’on peut appeler, par symétrie, sa référence littérale. S’il est vrai que c’est dans une interprétation que sens littéral et sens métaphorique se distinguent et s’articulent, c’est aussi dans une interprétation que, à la faveur de la suspension de la dénotation de premier rang, est libérée une dénotation de second rang, qui est proprement la dénotation métaphorique.

Je réserve pour la huitième étude la question de savoir si, dans ce processus, nos concepts de réalité, de monde, de vérité ne vacillent pas. Car, savons-nous ce que signifient réalité, monde, vérité ?

2. Plaidoyer contre la référence

Que l’énoncé métaphorique puisse élever une prétention à la vérité, rencontre des objections considérables qui ne se réduisent pas au préjugé issu de la conception rhétorique discutée dans les études antérieures, à savoir que la métaphore, ne comportant aucune information nouvelle, est purement ornementale. La stratégie de langage qui caractérise la production du discours en forme de « poème » semble constituer, en tant que telle, un formidable contre-exemple, qui conteste l’universalité du rapport référentiel du langage à la réalité.

Cette stratégie de langage n’apparaît précisément que si l’on considère non plus des unités de discours, des phrases, mais des totalités de discours, des œuvres. La question de la référence se joue ici au niveau non de chaque phrase, mais du « poème » considéré selon les trois critères de l’œuvre : « disposition », subordination à un « genre », production d’une entité « singulière ». Si l’énoncé métaphorique doit avoir une référence, c’est par la médiation du « poème » en tant que totalité ordonnée, générique et singulière. Autrement dit, c’est pour autant que la métaphore est un « poème en miniature », selon le mot de Beardsley9, qu’elle dit quelque chose sur quelque chose.

Or la stratégie de langage propre à la poésie, c’est-à-dire à la production du poème, paraît bien consister dans la constitution d’un sens qui intercepte la référence, et, à la limite, abolit la réalité.

Le niveau propre de l’argument est celui de la « critique littéraire », c’est-à-dire d’une discipline à l’échelle du discours réalisé comme œuvre. Or la critique littéraire tire ici argument d’une analyse purement linguistique de la fonction poétique, que Roman Jakobson place dans le cadre plus général de la communication langagière. Comme on sait, Roman Jakobson10, dans un souci puissamment synthétique, a tenté d’embrasser la totalité des phénomènes linguistiques à partir des « facteurs » qui contribuent au procès de la communication verbale ; aux six « facteurs » de la communication — destinateur, destinataire, code, message, contact, contexte —, il fait correspondre six « fonctions », selon que l’accent est mis de manière prédominante sur l’un ou sur l’autre : « La structure verbale d’un message dépend avant tout d’une fonction prédominante, mais non point exclusive » (op. cit., 214). Ainsi, au destinateur correspond la fonction émotive ; au destinataire, la fonction conative ; au contact, la fonction phatique ; au code, la fonction métalinguistique ; au contexte, la fonction référentielle. Quant à la fonction « poétique » — celle qui nous intéresse —, elle correspond à la mise en relief du message pour lui-même (for its own sake) : « Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets » (218). Cette définition place d’emblée la fonction poétique du langage en opposition avec la fonction référentielle par laquelle le message est orienté vers le contexte non linguistique.

Deux remarques s’imposent avant d’aller plus loin. D’abord, il doit être bien entendu que cette analyse s’adresse à la « fonction poétique » du langage et ne définit pas le « poème » comme « genre littéraire » ; aussi bien des énoncés isolés (I like Ike) peuvent-ils interrompre le cours d’un discours prosaïque référentiel, et présenter cette accentuation du message et cette oblitération du référent qui caractérisent la fonction poétique. Il ne faut donc pas identifier le poétique selon Jakobson et le poème. En outre, la prévalence d’une fonction ne signifie pas l’abolition des autres ; leur hiérarchie seule est altérée ; aussi bien les genres poétiques eux-mêmes se distinguent-ils par la manière dont les autres fonctions interfèrent avec la fonction poétique : « Les particularités des divers genres poétiques impliquent la participation, à côté de la fonction poétique prédominante, des autres fonctions verbales, dans un ordre hiérarchique variable. La poésie épique, centrée sur la troisième personne, met fortement à contribution la fonction référentielle ; la fonction lyrique, orientée vers la première personne, est intimement liée à la fonction émotive ; la fonction de la deuxième personne est marquée par la fonction conative et se caractérise comme supplicatoire ou exhortative, selon que la première personne y est subordonnée à la seconde ou la seconde à la première » (219). Cette analyse de la fonction poétique ne constitue donc qu’un moment préparatoire de la détermination du poème en tant qu’œuvre.

La linguistique générale de Roman Jakobson offre, il est vrai, un second instrument d’analyse qui rapproche la théorie de la fonction poétique de celle de la stratégie de discours propre au poème. La fonction poétique se distingue par la manière dont les deux arrangements fondamentaux — sélection et combinaison — se rapportent l’un à l’autre. Nous avons déjà évoqué cette théorie de Roman Jakobson dans le cadre de notre étude sur le Travail de la Ressemblance11. Nous la reprenons ici dans la perspective, quelque peu différente, du sort de la référence. On se rappelle l’argument principal : les opérations du langage se laissent représenter par l’intersection de deux axes orthogonaux ; sur le premier axe, celui des combinaisons, se nouent les rapports de contiguïté, et par conséquent les opérations de caractère syntagmatique ; sur le second, celui des substitutions, se déroulent les opérations à base de ressemblance, et constitutives de toutes les organisations paradigmatiques. L’élaboration de tout message repose sur le jeu de ces deux modes d’arrangement. Ce qui caractérise alors la fonction poétique, c’est l’altération du rapport des opérations situées sur l’un ou l’autre axe : « La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison » (220). En quel sens ? Dans le langage ordinaire, celui de la prose, le principe d’équivalence ne sert pas à constituer la séquence, mais seulement à choisir dans une sphère de ressemblance les mots convenables ; l’anomalie de la poésie, c’est précisément que l’équivalence ne sert pas seulement à la sélection mais à la connexion ; autrement dit, le principe d’équivalence sert à constituer la séquence ; en poésie, nous pouvons parler d’un « usage séquentiel d’unités équivalentes » (rôle des cadences rythmiques, des ressemblances et des oppositions entre syllabes, des équivalences métriques et du retour périodique des rimes dans la poésie rimée, des alternances de longues et de brèves dans la poésie accentuée). Quant aux relations de sens, elles sont en quelque sorte induites par cette récurrence de la forme phonique ; un « voisinage sémantique » (234) et même une « équivalence sémantique » (235) résultent de l’appel de rimes : « En poésie toute similarité apparente dans le son est évaluée en termes de similarité et de dissimilarité dans le sens » (240).

Qu’en résulte-t-il pour la référence ? La question n’est pas tranchée par l’analyse précédente, qui concerne ce qu’on pourrait appeler la stratégie du sens. Ce qu’on vient d’appeler « équivalence sémantique » concerne le jeu du sens. Mais c’est précisément ce jeu du sens qui assure ce que « Linguistique et poétique » avait appelé l’accentuation du message pour lui-même et donc l’oblitération de la référence. La projection du principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison est ce qui assure le relief du message. Ce qui était donc traité comme effet de sens dans le premier article est traité comme procès de sens dans « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie ».

La critique littéraire enchaîne exactement en ce point.

Mais ne quittons pas Roman Jakobson sans avoir recueilli de lui une suggestion précieuse qui ne livrera tout son sens qu’à la fin de cette étude. L’équivalence sémantique induite par l’équivalence phonique entraîne une ambiguïté qui affecte toutes les fonctions de la communication ; le destinateur se dédouble (le je du héros lyrique ou du narrateur fictif), de même aussi le destinataire (le vous du destinataire supposé des monologues dramatiques, des supplications, des épîtres) ; d’où la conséquence la plus extrême : ce qui arrive en poésie, ce n’est pas la suppression de la fonction référentielle, mais son altération profonde par le jeu de l’ambiguïté : « La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë. A un message à double sens correspondent un destinateur dédoublé, un destinataire dédoublé et, de plus, une référence dédoublée — ce que soulignent nettement, chez de nombreux peuples, les préambules des contes de fées : ainsi, par exemple, l’exorde habituel des conteurs majorquins : “Aixo era y no era (cela était et n’était pas)” (238-239).

Gardons en réserve cette notion de référence dédoublée, et l’admirable « cela était et n’était pas », qui contient in nuce tout ce qui peut être dit sur la vérité métaphorique. Mais il faut auparavant aller jusqu’au bout du plaidoyer contre la référence.

Ce n’est pas la référence dédoublée que considère le courant dominant de la critique littéraire, tant américaine qu’européenne, mais plus radicalement la ruine de la référence : ce thème, en effet, paraît mieux s’accorder avec le trait principal de la poésie, à savoir « [la] possibilité de réitération, immédiate ou différée, [la] réification du message poétique et de ses éléments constitutifs, [la] conversion du message en une chose qui dure » (ibid., 239).

Cette dernière expression — la conversion du message en une chose qui dure — peut servir d’exergue à toute une série de travaux de « Poétique », pour lesquels la capture du sens dans l’enceinte sonore constitue l’essentiel de la stratégie de discours en poésie. L’idée est ancienne ; Pope disait déjà : « The sound must seem an echo to the sense. » Valéry voit dans la danse, qui ne va nulle part, le modèle de l’acte poétique ; pour le poète réflexif, le poème est une longue oscillation entre le sens et le son. Comme le fait la sculpture, la poésie convertit le langage en matériau, œuvré pour lui-même ; cet objet solide « n’est pas la présentation de quelque chose, mais une présentation de soi-même12 ». En effet, le jeu de miroirs entre le sens et le son absorbe en quelque sorte le mouvement du poème qui ne se dépense plus au-dehors, mais au-dedans. Pour dire cette mutation du langage, Wimsatt a forgé l’expression très suggestive de Verbal Icon13, qui rappelle non seulement Peirce, mais la tradition byzantine, pour laquelle l’icône est une chose. Le poème est une icône et non un signe. Le poème est. Il a une « solidité iconique » (The Verbal Icon, 231). Le langage y prend l’épaisseur d’une matière ou d’un medium. La plénitude sensible, sensuelle, du poème est celle des formes peintes ou sculptées. L’amalgame du sensuel et du logique assure la coalescence de l’expression et de l’impression dans la chose poétique. La signification poétique ainsi fusionnée avec son véhicule sensible devient cette réalité particulière et « thingy » que nous appelons un poème.

Ce n’est pas seulement la fusion du sens et du son qui a donné argument contre la référence en poésie, mais aussi, et d’une façon peut-être plus radicale encore, la fusion du sens et des images qui tout à la fois foisonnent à partir du sens et sont réglés par lui de l’intérieur. Nous avons déjà évoqué — et apprécié — le travail de Hester14 pour le rôle qu’il fait jouer à l’image dans la constitution du sens métaphorique. Nous reprenons son argument au moment où il concerne le destin de la référence. Le langage poétique, dit Hester, est ce langage dans lequel « sense » et « sound » fonctionnent de manière iconique, suscitant ainsi une fusion du « sense » et des « sensa » (96). Ces « sensa » sont pour l’essentiel le flux d’images que l’époché du rapport référentiel laisse être. La fusion du sens et du son n’est plus alors le phénomène central, mais l’occasion d’un déploiement imaginaire adhérent au sens ; or, avec l’image, vient le moment fondamental de la « suspension », de l’époché, dont Rester emprunte la notion à Husserl pour l’appliquer au jeu non référentiel de l’imagerie dans la stratégie poétique. L’abolition de la référence, propre à l’effet du sens poétique, est donc par excellence l’œuvre de l’époché qui rend possible le fonctionnement iconique du sense et des sensa, scellé par le fonctionnement iconique du sens et du son.

Mais c’est chez Northrop Frye que le passage à la limite est opéré le plus radicalement. Dans l’Anatomie de la critique15, Northrop Frye généralise à toute œuvre littéraire son analyse de la poésie. On peut parler de signification littéraire toutes les fois que l’on peut opposer au discours informatif ou didactique, illustré par le langage scientifique, une sorte de signification orientée en sens inverse de la direction centrifuge des discours référentiels. Centrifuge, en effet, ou « externe » (outward) est le mouvement qui nous porte en dehors du langage, des mots vers les choses. Centripète ou « interne » (inward) est le mouvement des mots vers les configurations verbales plus vastes qui constituent l’œuvre littéraire en totalité. Dans le discours informatif ou didactique, le « symbole » (par symbole Northrop Frye entend toute unité discernable de sens) fonctionne comme signe « mis pour » quelque chose, « pointant vers… », « représentant… » quelque chose. Dans le discours littéraire, le symbole ne représente rien en dehors de lui-même, mais relie, au sein du discours, les parties au tout. Contrairement à la visée de vérité du discours descriptif, il faut dire que « le poète n’affirme jamais ». Métaphysique et théologie affirment, assertent ; la poésie, ignorant la réalité, se borne à forger une « fable » (Northrop Frye reprend ici l’expression de la Poétique d’Aristote qui caractérise la tragédie par son muthos). S’il fallait comparer la poésie avec autre chose qu’elle-même, ce serait avec les mathématiques. « L’œuvre du poète, comme celle du pur mathématicien, est conforme à la logique de ses hypothèses sans se rattacher à une réalité descriptive. » C’est ainsi que l’apparition du fantôme dans Hamlet répond à la conception hypothétique de la pièce : rien n’est affirmé sur la réalité des fantômes ; mais il doit y avoir un fantôme dans Hamlet. Entrer en lecture, c’est accepter cette fiction ; la paraphrase, qui ramènerait vers la description de quelque chose, méconnaîtrait la règle du jeu. En ce sens, la signification de la littérature est littérale : elle dit ce qu’elle dit et rien d’autre. Saisir le sens littéral d’un poème, c’est le comprendre comme il se présente, en tant que poème dans sa totalité. La seule tâche est d’en percevoir la structuration unitaire à travers l’assemblage de ses symboles.

On retrouve ici une analyse de même style que celle de Jakobson ; c’est par la récurrence dans le temps (rythme) et dans l’espace (configuration) qu’est assurée la littéralité du poème. Sa signification est littéralement son modelé ou son intégralité. Les relations verbales internes absorbent en quelque sorte les velléités de signification externe du signe : « Ainsi la littérature, dans sa fonction descriptive, se compose d’un ensemble de structures verbales hypothétiques » (101).

Il est vrai que Northrop Frye introduit un facteur légèrement différent sur lequel nous grefferons notre propre réflexion : « L’unité d’un poème, dit-il, est l’unité d’un état d’âme (mood) » (80). Les images poétiques « expriment ou articulent cet état d’âme » (81). Or l’état d’âme « est le poème et non quelque autre chose derrière lui » (81). En ce sens, toute structure littéraire est ironique : « Ce qu’elle dit » est toujours différent, par la forme et l’intensité, de « ce qu’elle signifie » (81).

Telle est la structure poétique : une « texture contenue en elle-même » (self-contained texture) (82), c’est-à-dire une structure dépendant entièrement de ses rapports internes.

Je ne voudrais pas terminer ce plaidoyer contre la référence sans évoquer l’argument épistémologique, qui, s’ajoutant à l’argument linguistique (du type Jakobson) et à l’argument de critique littéraire (du type Northrop Frye), en révèle en même temps le présupposé inavoué. Il est admis, par les critiques formés à l’école du positivisme logique, que tout langage qui n’est pas descriptif — au sens de donner une information sur des faits — doit être émotionnel. En outre, il est admis que ce qui est « émotionnel » est purement ressenti « à l’intérieur » du sujet et n’est rapporté en aucune façon que ce soit à quelque chose d’extérieur au sujet. L’émotion est une affection qui n’a qu’un dedans et pas de dehors.

Cet argument — qui a donc une double face — n’est pas originairement dérivé de la considération des œuvres littéraires ; c’est un postulat importé de la philosophie dans la littérature. Et ce postulat décide du sens de la vérité et du sens de la réalité. Il dit qu’il n’y a pas de vérité hors de la vérification possible (ou de la falsification) et que toute vérification, en dernière analyse, est empirique, selon les procédures scientifiques. Ce postulat fonctionne en critique littéraire comme un préjugé. Il impose, outre l’alternative entre « cognitif » et « émotionnel », l’alternative entre « dénotatif » et « connotatif ». Que le préjugé ne soit pas propre à la poétique, les théories « émotionnalistes » en éthique le montrent assez. Il est si puissant que les auteurs les plus hostiles au positivisme logique le consolident bien souvent en le combattant. Dire, avec Susanne Langer, que lire un poème c’est saisir « un fragment de vie virtuelle16 » (a piece of virtual life), c’est rester dans l’opposition vérifiable-invérifiable. Dire, avec N. Frye, que les images suggèrent ou évoquent l’état d’âme qui informe le poème, c’est confirmer que le « mood » est lui-même centripète, comme le langage qui l’informe.

La Nouvelle Rhétorique, en France, offre le même spectacle : théorie de la littérature et épistémologie positiviste s’appuient mutuellement. Ainsi la notion de « discours opaque », chez Todorov, est tout de suite identifiée à celle de « discours sans référence » : en face du discours transparent, dit-il, « il y a le discours opaque qui est si bien couvert de dessins et de figures qu’il ne laisse rien entrevoir derrière : ce serait un langage qui ne renvoie à aucune réalité, qui se satisfait à lui-même17 ». La conception de la « fonction poétique » chez Jean Cohen18 (Structure du langage poétique, 199-225) procède de la même conviction positiviste. Il va de soi, pour l’auteur, que le couple : réponse cognitive-réponse affective et le couple : dénotation-connotation se recouvrent : « La fonction de la prose est dénotative, la fonction de la poésie est connotative » (op. cit., 205). Ce n’est pas par hasard si Jean Cohen se reconnaît lui-même dans la citation qu’il donne de Carnap : « Le but d’un poème dans lequel apparaissent les mots “rayon de soleil” et “nuage” n’est pas de nous informer de faits météorologiques, mais d’exprimer certaines émotions du poète et d’exciter en nous des émotions analogues » (ibid.). Et pourtant un doute le saisit : comment expliquer qu’en poésie l’émotion soit « portée au compte de l’objet » (ibid.) ? La tristesse poétique, en effet, est « saisie comme une qualité du monde » (206). Ce n’est plus Carnap qu’il faut alors citer, mais Mikel Dufrenne : « Sentir, nous dit celui-ci, c’est éprouver un sentiment non comme un état de mon être, mais comme une propriété de l’objet19. » Comment accorder avec la thèse positiviste l’aveu que la tristesse poétique est « une modalité de la conscience des choses, une manière originale et spécifique de saisir le monde » (206) ? Et comment jeter un pont entre la notion purement psychologique et affectiviste de connotation et cette ouverture du langage sur une « poétique des choses » (226) ? L’expressivité des choses, pour reprendre une notion de Raymond Ruyer20, ne doit-elle pas trouver dans le langage lui-même, et précisément dans sa puissance d’écart par rapport à son usage ordinaire, un pouvoir de désignation qui échappe à l’alternative du dénotatif et du connotatif ? Ne s’est-on pas fermé l’issue, en tenant la connotation pour un substitut de la dénotation [« la connotation prend la place de la dénotation défaillante » (211)] ? On peut lire, chez Jean Cohen, l’aveu de cet échec : évoquant cette « évidence du sentiment » qui, pour le poète, est « aussi contraignante que l’évidence empirique », il note : « Cette évidence pour certains est fondée : la subjectivité est raccordée à l’objectivité profonde de l’être, mais c’est là une question qui relève de la métaphysique, non de la poétique » (213). C’est pourquoi l’auteur finalement bat en retraite et revient à la dichotomie du subjectif et de l’objectif qu’impose le projet d’une « esthétique qui se voudrait scientifique » (207). « La phrase poétique, dit-il, est objectivement fausse, mais subjectivement vraie » (212).

La Rhétorique générale du Groupe de Liège affronte le même problème sous le titre de « L’Ethos des figures21 », dont l’étude systématique est renvoyée à un ouvrage ultérieur, mais dont le présent volume offre une première esquisse. L’étude ne peut en effet en être entièrement ajournée, puisque l’effet esthétique spécifique des figures, « qui est le véritable objet de la communication artistique » (45), fait partie de la description complète d’une figure de rhétorique, avec celle de son écart, de sa marque et de son invariant (45). L’esquisse de la théorie de l’Ethos (145-156) permet d’anticiper une étude essentiellement axée sur la réponse du lecteur ou de l’auditeur, où les métaboles sont dans la position de stimuli, de signaux, motivant une impression subjective. Or, parmi les effets produits par le discours figuré, l’effet primordial « est de déclencher la perception de la littéralité (au sens large) du texte où elle s’insère » (148). Nous sommes bien sur le terrain jalonné par Jakobson, dans sa définition de la fonction poétique, et par Todorov, dans sa définition du discours opaque. Mais les auteurs de la Rhétorique générale avouent : « Les choses s’arrêtent là, notre travail montre en effet qu’il n’y a guère de rapport nécessaire entre la structure d’une figure et son Ethos » (148).

Le Guern22, de son côté, ne s’écarte aucunement sur ce point des auteurs qu’on vient de citer. La distinction entre dénotation et connotation est même, on l’a vu, un des axes majeurs de sa sémantique : à la dénotation revient la sélection sémique, de la connotation relève l’image associée.

3. Une théorie du la dénotation généralisée

La thèse que je soutiens ici ne nie pas la précédente, mais prend appui sur elle. Elle pose que la suspension de la référence, au sens défini par les normes du discours descriptif, est la condition négative pour que soit dégagé un mode plus fondamental de référence, que c’est la tâche de l’interprétation d’expliciter. Cette explicitation a pour enjeu le sens même des mots réalité, vérité, qui doivent eux-mêmes vaciller et devenir problématiques, comme on le dira dans la huitième étude.

Cette recherche d’une autre référence a des amorces dans l’analyse antérieure consacrée à la fonction poétique prise dans toute sa généralité, sans tenir compte du jeu propre de la métaphore. Reprenons d’abord la notion de « l’hypothétique », chez N. Frye. Le poème, dit-il, n’est ni vrai ni faux, mais hypothétique. Mais « l’hypothèse poétique » n’est pas l’hypothèse mathématique ; c’est la proposition d’un monde sur le mode imaginatif, fictif. Ainsi la suspension de la référence réelle est la condition d’accès à la référence sur le mode virtuel. Mais qu’est-ce qu’une vie virtuelle ? Peut-il y avoir une vie virtuelle sans un monde virtuel dans quoi il serait possible d’habiter ? N’est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde, — un monde autre qui corresponde à des possibilités autres d’exister, à des possibilités qui soient nos possibles les plus propres ?

D’autres indices, chez Northrop Frye, vont dans le même sens : « L’unité d’un poème, a-t-il été dit, est l’unité d’un état d’âme (mood)23 » ; et encore : « Les images ne posent rien, ne pointent vers rien, mais en pointant l’une vers l’autre suggèrent ou évoquent l’état d’âme qui informe le poème » (81). Sous le nom de mood est introduit un facteur extra-linguistique qui, s’il ne doit pas être traité psychologiquement, est l’indice d’une manière d’être. Un état d’âme c’est une manière de se trouver au milieu de la réalité. C’est, dans le langage de Heidegger, une manière de se trouver parmi les choses (Befindlichkeit24). Ici encore l’époché de la réalité naturelle est la condition pour que la poésie développe un monde à partir de l’état d’âme que le poète articule. Ce sera la tâche de l’interprétation de déployer la visée d’un monde libéré, par suspension, de la référence descriptive. La création d’un objet dur — le poème lui-même — soustrait le langage à la fonction didactique du signe, mais pour ouvrir l’accès à la réalité sur le mode de la fiction et du sentiment. Dernier indice : nous avons vu Jakobson lier à la notion de signification ambiguë celle de la référence dédoublée : « La poésie, dit-il, ne consiste pas à ajouter au discours des ornements rhétoriques, elle implique une réévaluation totale du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles soient » (op. cit., 248).

C’est dans l’analyse même de l’énoncé métaphorique que doit s’enraciner une conception référentielle du langage poétique qui tienne compte de l’abolition de la référence du langage ordinaire et se règle sur le concept de référence dédoublée.

Un premier appui est offert par la notion même de sens métaphorique ; la manière même dont le sens métaphorique se constitue donne la clé du dédoublement de la référence. Repartons de ceci que le sens d’un énoncé métaphorique est suscité par l’échec de l’interprétation littérale de l’énoncé ; pour une interprétation littérale, le sens se détruit lui-même. Or cette auto-destruction du sens conditionne à son tour l’effondrement de la référence primaire. Toute la stratégie du discours poétique se joue en ce point : elle vise à obtenir l’abolition de la référence par l’auto-destruction du sens des énoncés métaphoriques, autodestruction rendue manifeste par une interprétation littérale impossible. Mais ce n’est là que la première phase ou, plutôt, la contrepartie négative d’une stratégie positive ; l’auto-destruction du sens, sous le coup de l’impertinence sémantique, est seulement l’envers d’une innovation de sens au niveau de l’énoncé entier, innovation obtenue par la « torsion » du sens littéral des mots. C’est cette innovation de sens qui constitue la métaphore vive. Ne tenons-nous pas du même coup la clé de la référence métaphorique ? Ne peut-on pas dire que l’interprétation métaphorique, en faisant surgir une nouvelle pertinence sémantique sur les ruines du sens littéral, suscite aussi une nouvelle visée référentielle, à la faveur même de l’abolition de la référence correspondant à l’interprétation littérale de l’énoncé ? L’argument est un argument de proportionnalité : l’autre référence, celle que nous cherchons, serait à la nouvelle pertinence sémantique ce que la référence abolie est au sens littéral que l’impertinence sémantique détruit. Au sens métaphorique correspondrait une référence métaphorique, comme au sens littéral impossible correspond une référence littérale impossible.

Peut-on aller plus loin que cette construction d’une référence inconnue par un argument de quatrième proportionnelle ? Peut-on la montrer directement à l’œuvre ?

L’étude sémantique de la métaphore contient à cet égard une seconde suggestion. Le jeu de la ressemblance, que nous avons tenu dans les limites strictes d’une opération de discours, consiste, avons-nous vu, dans l’instauration d’une proximité entre des significations jusque-là « éloignées ». « Voir le semblable », disions-nous avec Aristote, c’est « bien métaphoriser ». Comment cette proximité dans le sens ne serait-elle pas en même temps une proximité dans les choses mêmes ? N’est-ce pas de cette proximité que jaillit une nouvelle manière de voir ? Ce serait alors la méprise catégoriale qui frayerait la voie à la nouvelle vision.

Cette suggestion ne s’ajoute pas seulement à la précédente, elle se compose avec elle. La vision du semblable que produit l’énoncé métaphorique n’est pas une vision directe, mais une vision qu’on peut dire elle aussi métaphorique : pour parler comme M. Hester, le voir métaphorique est un « voir comme » (seeing as). En effet, la classification antérieure, liée à l’usage antérieur des mots, résiste et crée une sorte de vision stéréoscopique où le nouvel état de choses n’est perçu que dans l’épaisseur de l’état de choses disloqué par la méprise catégoriale.

Tel est le schéma de la référence dédoublée. Il consiste pour l’essentiel à faire correspondre une métaphorisation de la référence à la métaphorisation du sens. C’est à ce schéma qu’on va tenter de donner corps.

La première tâche est de surmonter l’opposition entre dénotation et connotation et d’inscrire la référence métaphorisée dans une théorie de la dénotation généralisée.

L’ouvrage de Nelson Goodman, Languages of Art25, élabore ce cadre général ; mais il fait plus : dans ce cadre, il désigne le lieu d’une théorie elle-même franchement dénotative de la métaphore.

Languages of Art commence par replacer toutes les opérations symboliques, verbales et non verbales — picturales entre autres —, dans le cadre d’une unique opération, la fonction de référence par laquelle un symbole vaut pour (stands for), se réfère à (refers to). Cette universalité de la fonction référentielle est assurée par celle de la puissance d’organisation du langage et, plus généralement, des systèmes symboliques. La philosophie générale sur l’horizon de laquelle cette théorie se détache a une affinité certaine avec la philosophie des formes symboliques de Cassirer, mais plus encore avec le pragmatisme de Peirce ; en outre, elle tire les conséquences pour une théorie des symboles des positions nominalistes affirmées dans The Structure of Appearance et dans Fact, Fiction and Forecast. Le titre du premier chapitre : « Reality remade » est à cet égard très significatif : les systèmes symboliques « font » et « refont » le monde. Le livre entier, par-delà sa grande technicité, est un hommage rendu à un entendement militant qui, dit le dernier chapitre26, « réorganise le monde en termes d’œuvres et les œuvres en termes de monde » (241). Work et World se répondent. L’attitude esthétique « est moins attitude qu’action : création et recréation » (242). Nous reviendrons plus loin sur le ton nominaliste et pragmatiste de l’ouvrage. Retenons pour l’instant l’important corollaire : le refus de distinguer entre cognitif et émotif : « Dans l’expérience esthétique, les émotions fonctionnent de façon cognitive » (248). Le rapprochement qui court à travers le livre entre symboles verbaux et symboles non verbaux repose sur un anti-émotionnalisme décidé. Ce n’est pas à dire que les deux sortes de symboles fonctionnent de la même façon : c’est au contraire une tâche ardue, qui n’est affrontée que dans le dernier chapitre du livre, de distinguer la « description » par le langage et la « représentation » par les arts. L’important est que ce soit à l’intérieur d’une unique fonction symbolique que se détachent les quatre « symptômes » de l’esthétique (VI, 5) — densité syntactique et densité sémantique, repleteness syntactique, « montrer » opposé à « dire », monstration par exemplification. Distinguer ces traits, ce n’est aucunement concéder à l’immédiateté. Sous l’un et l’autre mode, « la symbolisation doit être jugée fondamentalement selon qu’elle sert plus ou moins le dessein cognitif » (258). L’excellence esthétique est une excellence cognitive. Il faut aller jusqu’à parler de vérité de l’art, si l’on définit la vérité par la « convenance » avec un corps de théories et entre hypothèses et données accessibles, bref par le caractère « approprié » d’une symbolisation. Ces traits conviennent aussi bien aux arts qu’au discours. « Mon but, conclut l’auteur, a été de faire quelques pas en direction d’une étude systématique des symboles et des systèmes de symboles et de la manière dont ils fonctionnent dans nos perceptions et dans nos actions, nos arts et nos sciences, et donc dans la création et la compréhension de nos mondes » (178).

Ce projet est donc parent de celui de Cassirer, avec cette différence toutefois qu’il n’y a pas de progression de l’art à la science ; l’emploi de la fonction symbolique est seulement différent ; les systèmes symboliques sont contemporains les uns des autres.

La métaphore est une pièce essentielle de cette théorie symbolique et s’inscrit d’emblée dans le cadre référentiel ; ce qu’il s’agit de faire apparaître, c’est la différence entre, d’une part, ce qui est « métaphoriquement vrai » et ce qui est « littéralement vrai », et, d’autre part, entre le couple que forment vérité métaphorique et vérité littérale et « la simple fausseté » (51). Disons en gros que la vérité métaphorique concerne l’application de prédicats ou de propriétés à quelque chose et constitue une sorte de transfert, comme par exemple l’application à une chose colorée de prédicats empruntés au règne des sons (le chapitre qui contient la théorie du transfert s’intitule significativement « The Sound of Pictures », p. 45 et s.).

Mais qu’est-ce que l’application littérale de prédicats ? Répondre à cette question c’est mettre en place un important réseau conceptuel comprenant des notions telles que dénotation, description, représentation, expression (voir le tableau ci-joint27, partie gauche). En première approximation, référence et dénotation coïncident. Mais il faudra plus loin introduire une distinction entre deux manières de se référer, par dénotation et par exemplification. Tenons donc d’abord référence et dénotation pour synonymes. La dénotation doit être définie d’emblée de façon assez large, de manière à subsumer ce que fait l’art, à savoir représenter quelque chose, et ce que fait le langage, à savoir décrire. Dire que représenter est une manière de dénoter, c’est assimiler la relation entre un tableau et ce qu’il dépeint à la relation entre un prédicat et ce à quoi il s’applique. C’est dire du même coup que représenter n’est pas imiter au sens de ressembler à…, ou de copier. Il faut donc soigneusement démanteler le préjugé selon lequel représenter c’est imiter par ressemblance, et le déloger de l’un de ses refuges en apparence le plus sûr, la théorie de la perspective en peinture28. Mais si représenter c’est dénoter et si par la dénotation nos systèmes symboliques « refont la réalité », alors la représentation est un des modes par lesquels la nature devient un produit de l’art et du discours. Aussi bien la représentation peut-elle dépeindre un inexistant : la licorne, Pickwick ; en termes de dénotation, il s’agit d’une dénotation nulle, à distinguer de la dénotation multiple (l’aigle dessiné dans le dictionnaire pour dépeindre tous les aigles), et de la dénotation singulière (le portrait de tel ou tel individu). Goodman va-t-il tirer de cette distinction la conclusion que l’inexistant aussi contribue à façonner le monde ? Curieusement, l’auteur recule devant cette conséquence que la théorie des modèles nous inclinera plus loin à tirer : parler du tableau de la Licorne, c’est parler du tableau-licorne, c’est-à-dire d’un tableau que le second terme de l’expression sert à classer. Apprendre à reconnaître un tableau, ce n’est pas apprendre à appliquer une représentation (demander ce qu’il dénote), mais à le distinguer d’un autre (demander quelle espèce c’est). Sans doute l’argument vaut-il contre la confusion entre caractériser et copier. Mais si représenter c’est classer, comment, dans le cas de la dénotation nulle, la symbolisation peut-elle faire ou refaire29, ce qui est dépeint ? « L’objet et ses aspects dépendent de l’organisation ; et les étiquettes de toutes sortes sont les outils d’organisation30. » « Représentation ou description, par la manière dont elles classent ou sont classées, sont aptes à faire ou à marquer des connexions, à analyser des objets, bref à organiser le monde31. »

images

Une analyse empruntée à la théorie des modèles nous permettra de corriger la discordance — au moins apparente chez Nelson Goodman — entre la théorie de la dénotation nulle et la fonction organisatrice du symbolisme, en liant étroitement fiction et redescription.

On a admis jusqu’ici que dénotation et référence sont synonymes ; cette identification n’avait pas d’inconvénient aussi longtemps que les distinctions considérées (description et représentation) tombaient à l’intérieur du concept de dénotation. Une nouvelle distinction doit être introduite qui concerne l’orientation du concept de référence, selon que ce mouvement va du symbole vers la chose ou de la chose vers le symbole. En identifiant référence et dénotation, nous n’avons tenu compte que du premier mouvement qui consiste à placer des « étiquettes » (labels) sur des occurrences ; on remarquera en passant que le choix du terme « étiquette » convient bien au nominalisme conventionnaliste de Goodman : il n’y a pas d’essences fixes qui donnent une teneur de sens aux symboles verbaux ou non verbaux ; la théorie de la métaphore en sera du même coup facilitée : car il est plus facile de déplacer une étiquette que de réformer une essence ; seule résiste la coutume ! La deuxième direction dans laquelle opère la référence n’est pas moins importante que la première : elle consiste à exemplifier, c’est-à-dire à désigner une signification comme ce que « possède » une occurrence32. Si Nelson Goodman s’intéresse tellement à l’exemplification, c’est parce que la métaphore est un transfert qui affecte la possession des prédicats par quelque chose de singulier, plutôt que l’application de ces prédicats à quelque chose. La métaphore est atteinte au moyen d’exemples où il est dit que tel tableau qui possède la couleur grise exprime la tristesse. Autrement dit, la métaphore concerne le fonctionnement inversé de la référence à quoi elle ajoute une opération de transfert. Il faut donc suivre avec une extrême attention l’enchaînement : référence inversée — exemplification — possession (littérale) d’un prédicat — expression en tant que possession métaphorique de prédicats non verbaux (une couleur triste). Remontons la chaîne à partir de la possession (littérale33) avant de la descendre vers l’expression (métaphorique).

Posséder le gris, pour une figure peinte, c’est dire que c’est un exemple de gris ; mais dire que ceci est un exemple de gris, c’est dire que le gris s’applique à… ceci, donc le dénote. La relation de dénotation est donc inversée : le tableau dénote ce qu’il décrit ; mais la couleur grise est dénotée par le prédicat gris. Si donc posséder c’est exemplifier, la possession ne diffère de la référence que par sa direction. Le terme symétrique d’« étiquette » est ici l’« échantillon » (par exemple un échantillon de tissu) : l’échantillon « possède » les caractéristiques — la couleur, la texture, etc. — désignées par l’étiquette : il est dénoté par ce qu’il exemplifie. Le rapport échantillon-étiquette, s’il est bien entendu, couvre les systèmes non verbaux comme les systèmes verbaux ; les prédicats sont des étiquettes dans des systèmes verbaux ; mais les symboles non linguistiques peuvent être aussi exemplifiés et fonctionner comme des prédicats. Ainsi un geste peut dénoter ou exemplifier ou faire les deux ; les gestes du chef d’orchestre dénotent les sons à produire sans être eux-mêmes des sons ; parfois, ils exemplifient la vitesse ou la cadence ; l’instructeur de gymnastique donne des échantillons qui exemplifient le mouvement commandé qui dénote le mouvement à produire ; la danse dénote des gestes de la vie quotidienne ou d’un rituel et exemplifie la figure prescrite qui, à son tour, réorganise l’expérience. L’opposition entre représenter et exprimer ne sera pas une différence de domaine, par exemple le domaine des objets ou des événements et celui des sentiments, comme dans une théorie émotionnaliste, puisque représenter est un cas de dénoter, et qu’exprimer est une variante par transfert de posséder, qui est un cas d’exemplifier, et puisque exemplifier et dénoter sont des cas de faire référence, avec seulement une différence de direction. Une symétrie par inversion remplace une apparente hétérogénéité, à la faveur de laquelle pourrait à nouveau se glisser la distinction ruineuse du cognitif et de l’émotif, dont dérive celle de la dénotation et de la connotation.

Qu’a-t-on gagné pour la théorie de la métaphore34 ? La voilà solidement amarrée à la théorie de la référence : par transfert d’une relation, qui est elle-même l’inverse de la dénotation, dont la représentation est une espèce. Si l’on admet en effet, comme on va le démontrer, que l’expression métaphorique (la tristesse du tableau gris) est le transfert de la possession, et si l’on a déjà démontré que la possession, qui n’est autre que l’exemplification, est l’inverse de la dénotation, dont la représentation est une espèce, alors toutes les distinctions tombent à l’intérieur de la référence, sous la condition d’une différence d’orientation.

Mais qu’est-ce qu’une possession transférée ?

Partons de l’exemple proposé : la peinture est littéralement grise, mais métaphoriquement triste. Le premier énoncé porte sur un « fait », le deuxième sur une « figure » (d’où le titre de II, 5 : Facts and Figures, qui contient la théorie de la métaphore) ; mais « fait » doit être pris au sens de Russell et de Wittgenstein, où le fait n’est pas à confondre avec une donnée, mais à comprendre comme un état de choses, c’est-à-dire comme le corrélat d’un acte prédicatif ; pour la même raison, la « figure » n’est pas l’ornement d’un mot, mais un usage prédicatif dans une dénotation inversée, c’est-à-dire dans une possession-exemplification. « Fait » et « figure » sont donc des manières différentes d’appliquer des prédicats, d’échantillonner des étiquettes.

Pour Nelson Goodman, la métaphore est une application insolite, c’est-à-dire l’application d’une étiquette familière, dont l’usage par conséquent a un passé, à un objet nouveau qui, d’abord, résiste, puis cède. Par jeu, nous dirons : « Appliquer une vieille étiquette d’une façon nouvelle, c’est enseigner de nouveaux tours à un vieux mot ; la métaphore c’est une idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en protestant » (69) ; ou encore : c’est « un second mariage, heureux et rajeunissant, bien que passible de bigamie » (73). (On parle encore de la métaphore en termes de métaphore : mais cette fois l’écran, le filtre, la grille, la lentille cèdent la place à l’union charnelle !)

Nous retrouvons, mais dans une théorie de la référence et non plus seulement du sens, l’essentiel de la théorie sémantique de l’énoncé métaphorique chez I. A. Richards, M. Beardsley et C. M. Turbayne ; en outre, de Gilbert Ryle, on retient l’idée de category-mistake, qui d’ailleurs était elle aussi référentielle ; je dis que la peinture est triste, plutôt que gaie, bien que seuls les êtres sentants soient gais ou tristes. Il y a pourtant là une vérité métaphorique, car la méprise dans l’application de l’étiquette équivaut à la réassignation d’une étiquette (reassignment of a label), telle que triste convient mieux que gai. La fausseté littérale — par assignation fautive (misassignment of a label) — est convertie en vérité métaphorique par réassignation d’étiquette35. On dira plus loin comment le passage par la théorie des modèles permet d’interpréter cette réassignation en termes de redescription. Mais il faudra insérer entre description et redescription le jeu de la fiction heuristique, ce que fera la théorie des modèles.

Mais auparavant il importe de considérer une extension intéressante de la métaphore ; elle ne couvre pas seulement ce que nous venons d’appeler « figure », c’est-à-dire finalement le transfert d’un prédicat isolé fonctionnant en opposition avec un autre (l’alternative rouge ou orange), mais ce qu’il faut appeler « schème », qui désigne un ensemble d’étiquettes tel qu’un ensemble correspondant d’objets — un « règne » — est assorti par cet ensemble (par exemple la couleur36). La métaphore développe son pouvoir de réorganiser la vision des choses lorsque c’est un « règne » entier qui est transposé : par exemple les sons dans l’ordre visuel ; parler de la sonorité d’une peinture, ce n’est plus faire émigrer un prédicat isolé, mais assurer l’incursion d’un règne entier sur un territoire étranger ; le fameux « transport » devient une migration conceptuelle, telle une expédition outre-mer avec armes et bagages. Le point intéressant est celui-ci : l’organisation effectuée dans le royaume étranger se trouve guidée par l’emploi du réseau entier dans le royaume d’origine ; ce qui signifie que, si le choix du territoire d’invasion est arbitraire (n’importe quoi ressemble à n’importe quoi à une différence près), l’usage des étiquettes dans le nouveau champ d’application est réglé par la pratique antérieure : ainsi, l’usage de l’expression « hauteur des nombres » peut guider celui de l’expression « hauteur des sons ». La loi d’emploi des schèmes est la règle du « précédent » ; ici encore le nominalisme de Nelson Goodman lui interdit de chercher des affinités dans la nature des choses ou dans une constitution eidétique de l’expérience ; à cet égard les filiations étymologiques, les résurgences de confusions animistes, par exemple entre l’animé et l’inanimé, n’expliquent rien ; car l’application d’un prédicat n’est métaphorique que s’il entre en conflit avec une application réglée par la pratique actuelle ; une vieille histoire peut faire surface, le refoulé peut faire retour ; il reste que l’expatrié selon les lois actuelles reste un étranger quand il retourne dans sa patrie. Une théorie de l’application se meut dans l’actuel37.

Il est donc vain de chercher ce qui justifie l’application métaphorique d’un prédicat : la différence du littéral et du métaphorique introduit de toute manière une dis’symétrie dans la convenance ; une personne et un tableau se ressemblent-ils en étant tristes ? Mais l’une l’est littéralement, l’autre métaphoriquement, selon l’usage établi de nos langues. Si néanmoins l’on veut encore parler de ressemblance, il faut dire, avec Max Black, que la métaphore crée la ressemblance plutôt qu’elle ne la trouve et ne l’exprime38.

Dans une perspective nominaliste l’application métaphorique ne pose pas de problème différent de celui qui pose l’application littérale des prédicats : « La question de savoir pourquoi les prédicats s’appliquent métaphoriquement est en gros semblable à la question de savoir pourquoi ils s’appliquent littéralement » (78). L’assortiment métaphorique sous un schème donné s’apprend comme l’assortiment littéral. Dans l’un et dans l’autre cas l’application est faillible et soumise à corrections ; l’application littérale est seulement celle qui a reçu l’aval de l’usage ; c’est pourquoi la question de la vérité n’est pas insolite ; seule l’application métaphorique l’est. Car l’extension dans l’application d’une étiquette ou d’un schème doit satisfaire à des exigences opposées : elle doit être neuve mais appropriée, étrange mais évidente, surprenante mais satisfaisante. Un simple « étiquetage » n’équivaut pas à un « ré-assortiment » (resorting) ; de nouveaux clivages, de nouveaux assortiments doivent résulter de l’émigration d’un schème39.

Finalement, si tout langage, si tout symbolisme consiste à « refaire la réalité », il n’est pas de lieu dans le langage où ce travail se montre avec plus d’évidence : c’est lorsque le symbolisme transgresse ses bornes acquises et conquiert des terres inconnues que l’on comprend les ressorts de son règne ordinaire.

Deux questions se posent alors quant à la délimitation du phénomène métaphorique. La première concerne l’énumération des « modes » au plan du discours. Comme chez Aristote, la métaphore n’est pas, pour Nelson Goodman, une figure de discours parmi d’autres, mais le principe de transfert commun à tous ; si l’on prend comme fil conducteur la notion de « schème » ou de « règne », plutôt que celle de « figure », on pourra inclure dans un premier groupe tous les transferts d’un règne à un autre sans intersection : de personne à chose, c’est la personnification ; de tout à partie, c’est la synecdoque ; de chose à propriété (ou étiquette), c’est l’antonomase. Dans un deuxième groupe on mettra tous les transferts d’un règne à un autre en intersection : le déplacement vers le haut, c’est l’hyperbole, vers le bas, c’est la litote. On réservera pour un troisième groupe les transferts sans changement d’extension ; ainsi le renversement sur place dans l’ironie.

Nelson Goodman va donc dans le même sens que les auteurs comme Jean Cohen qui subordonnent la taxinomie à l’analyse fonctionnelle. C’est le transfert comme tel qui passe au premier plan. Ce n’est plus qu’une question de vocabulaire de savoir s’il faut appeler métaphore la fonction générale ou une des figures ; on a vu plus haut que tout ce qui affaiblit le rôle de la ressemblance affaiblit aussi la singularité de la métaphore-figure et renforce la généralité de la métaphore-fonction.

La deuxième question relative à la délimitation concerne l’exercice de la fonction métaphorique hors du symbolisme verbal. Nous retrouvons ici notre exemple initial : celui de l’expression triste d’une peinture. Nous le retrouvons au terme d’une série de distinctions et de mises en relation : 1) l’exemplification comme inverse de la dénotation ; 2) la possession comme exemplification ; 3) l’expression comme transfert métaphorique de la possession. Enfin, la même série dénotation-exemplification-possession doit être considérée non seulement dans l’ordre des symboles verbaux, donc dans l’ordre de la description, mais encore dans l’ordre des symboles non verbaux (picturaux, etc.), donc dans l’ordre de la représentation. Ce qu’on appelle expression est une possession métaphorique d’ordre représentatif. Dans l’exemple considéré, la peinture triste est un cas de possession métaphorique d’un « échantillon » représentatif, qui exemplifie une « étiquette » représentative. Autrement dit : « Ce qui est exprimé est métaphoriquement exemplifié40. » L’expression (triste) n’est donc pas moins réelle que la couleur (bleue). Pour n’être ni verbale ni littérale, mais représentative et transférée, l’expression n’en est pas moins « vraie », si elle est appropriée. Ce ne sont pas les effets sur le spectateur qui constituent l’expression : car je puis appréhender la tristesse d’un tableau sans être rendu triste par lui ; « l’importation métaphorique » a beau faire de ce prédicat une propriété acquise, l’expression est bien la possession de la chose. Une peinture exprime des propriétés qu’elle exemplifie métaphoriquement en vertu de son statut de symbole pictural : « Les peintures ne sont pas plus à l’abri de la force formatrice du langage que le reste du monde, quoiqu’elles-mêmes, en tant que symboles, exercent aussi une force sur le monde, y compris le langage » (88).

C’est ainsi que Languages of Art rattache par de solides amarres la métaphore verbale et l’expression métaphorique non verbale au plan de la référence. L’auteur y réussit en ordonnant de façon réglée les catégories maîtresses de la référence : dénotation et exemplification (étiquette et échantillon), description et représentation (symboles verbaux et non verbaux), possession et expression (littéral et métaphorique).

Appliquant à la poétique du discours les catégories de Nelson Goodman je dirai :

1. La distinction entre dénotation et connotation n’est pas un principe valable de différenciation de la fonction poétique, si par connotation on entend un ensemble d’effets associatifs et émotionnels dénués de valeur référentielle, donc purement subjectifs ; la poésie, en tant que système symbolique, comporte une fonction référentielle au même titre que le discours descriptif.

2. Les sensa — sons, images, sentiments — qui adhèrent au « sens », sont à traiter sur le modèle de l’expression au sens de Nelson Goodman ; ce sont des représentations et non des descriptions ; elles exemplifient au lieu de dénoter et elles transfèrent la possession au lieu de la détenir par droit ancien. Les qualités en ce sens ne sont pas moins réelles que les traits descriptifs que le discours scientifique articule ; elles appartiennent aux choses avant d’être des effets subjectivement éprouvés par l’amateur de poésie.

3. Les qualités poétiques, en tant que transférées, ajoutent à la configuration du monde ; elles sont « vraies », dans la mesure où elles sont « appropriées », c’est-à-dire dans la mesure où elles joignent la convenance à la nouveauté, l’évidence à la surprise.

 

Sur ces trois points, toutefois, l’analyse de Nelson Goodman appelle des compléments qui deviendront progressivement des remaniements profonds, à mesure qu’ils affecteront le fond de pragmatisme et de nominalisme de l’auteur.

1. Il n’est pas rendu suffisamment compte de la stratégie propre au discours poétique qui est celle de l’époché de la référence descriptive. Nelson Goodman a bien la notion d’un mariage ancien qui résiste à l’instauration d’une nouvelle union bigame ; mais il n’y voit pas autre chose que la résistance de l’habitude à l’innovation. Il me semble qu’il faut aller plus loin, jusqu’à l’éclipse d’un mode référentiel, en tant que condition d’émergence d’un autre mode référentiel. C’est cette éclipse de la dénotation primaire que la théorie de la connotation avait en vue, sans comprendre que ce qu’elle appelait connotation était encore référentiel à sa façon.

2. Le discours poétique vise la réalité en mettant en jeu des fictions heuristiques dont la valeur constituante est proportionnelle à la puissance de dénégation. Ici encore Nelson Goodman offre une amorce avec son concept de dénotation « nulle » ; mais il est trop soucieux de montrer que l’objet de la dénotation nulle sert à classer les étiquettes pour apercevoir que c’est ainsi précisément que celle-ci contribue à redécrire la réalité. La théorie des modèles nous permettra de lier plus étroitement fiction et redescription.

3. Le caractère « approprié » de l’application métaphorique aussi bien que littérale d’un prédicat n’est pas pleinement justifié dans une conception purement nominaliste du langage. Si une telle conception n’a aucune peine à rendre compte de la danse des étiquettes, aucune essence n’offrant de résistance au ré-étiquetage, en revanche elle rend plus difficilement compte de la sorte de justesse que semblent comporter certaines trouvailles du langage et des arts. C’est ici que, pour ma part, je prends mes distances à l’égard du nominalisme de Nelson Goodman. La « convenance », le caractère « approprié » de certains prédicats verbaux et non verbaux ne sont-ils pas l’indice que le langage a non seulement organisé autrement la réalité, mais qu’il a rendu manifeste une manière d’être des choses qui, à la faveur de l’innovation sémantique, est portée au langage ? L’énigme du discours métaphorique c’est, semble-t-il, qu’il « invente » au double sens du mot : ce qu’il crée, il le découvre ; et ce qu’il trouve, il l’invente.

Ce qu’il nous faut donc comprendre, c’est l’enchaînement entre trois thèmes : dans le discours métaphorique de la poésie la puissance référentielle est jointe à l’éclipse de la référence ordinaire ; la création de fiction heuristique est le chemin de la redescription ; la réalité portée au langage unit manifestation et création. La présente étude peut explorer les deux premiers thèmes : il sera réservé à la huitième et dernière étude d’expliciter la conception de la réalité postulée par notre théorie du langage poétique.

4. Modèle et métaphore

Le passage par la théorie des modèles constitue l’étape décisive de la présente étude. L’idée d’une parenté entre modèle et métaphore est si féconde que Max Black l’a prise pour titre du recueil qui contient l’essai spécifiquement consacré à ce problème épistémologique : « Models and Archetypes » (l’introduction du concept d’archétype s’expliquera plus loin)41.

L’argument central est que la métaphore est au langage poétique ce que le modèle est au langage scientifique quant à la relation au réel. Or, dans le langage scientifique, le modèle est essentiellement un instrument heuristique qui vise, par le moyen de la fiction, à briser une interprétation inadéquate et à frayer la voie à une interprétation nouvelle plus adéquate. Dans le langage d’un autre auteur, proche de Max Black, Mary Hesse42, le modèle est un instrument de re-description. C’est l’expression que je retiendrai pour la suite de mon analyse. Aussi importe-t-il d’en comprendre le sens dans son usage épistémologique primitif.

Le modèle appartient non à la logique de la preuve, mais à la logique de la découverte. Encore faut-il comprendre que cette logique de la découverte ne se réduit pas à une psychologie de l’invention sans intérêt proprement épistémologique, mais qu’elle comporte un processus cognitif, une méthode rationnelle qui a ses propres canons et ses propres principes.

La dimension proprement épistémologique de l’imagination scientifique n’apparaît que si d’abord on distingue les modèles selon leur constitution et leur fonction. Max Black distribue la hiérarchie des modèles en trois niveaux. Au plus bas degré nous avons les « modèles à l’échelle » ; tels une maquette de navire ou l’agrandissement d’une chose infime (une patte de moustique), la figuration au ralenti d’une phase de jeu, la simulation et la miniaturisation de processus sociaux, etc. ; ce sont des modèles en ce qu’ils sont modèles de quelque chose à quoi ils renvoient dans une relation asymétrique ; ils servent le dessein de montrer de quoi la chose a l’air (how it looks), comment elle fonctionne (how it works), quelles lois la gouvernent. Il est possible de déchiffrer sur le modèle — de lire sur lui — les propriétés de l’original. Enfin, dans un modèle, seuls quelques traits sont pertinents, d’autres non. Un modèle ne prétend être fidèle que quant à ses traits pertinents. Ce sont ces traits pertinents qui distinguent le modèle à l’échelle des autres modèles. Ils sont corrélatifs des conventions d’interprétation qui en règlent la lecture. Ces conventions reposent sur l’identité partielle des propriétés et l’invariance des proportions, pour tout ce qui a une dimension dans l’espace ou dans le temps. Pour cette raison, le modèle à l’échelle imite l’original, le reproduit. Selon Max Black, le modèle à l’échelle correspond à l’icône chez Peirce. Par ce caractère sensible, le modèle à l’échelle met à notre niveau et à notre taille ce qui est trop grand ou trop petit.

Au second niveau Max Black place les modèles analogues : modèles hydrauliques de systèmes économiques, emploi de circuits électriques dans les calculatrices électroniques, etc. Deux choses sont à considérer : le changement de médium et la représentation de la structure, c’est-à-dire du tissu de relations propres à l’original. Les règles de l’interprétation déterminent ici la traduction d’un système de relations dans un autre ; les traits pertinents corrélatifs de cette traduction constituent ce qu’on appelle en mathématiques un isomorphisme. Le modèle et l’original se ressemblent par la structure et non par un mode d’apparence.

Les modèles théoriques, qui constituent le troisième niveau, ont en commun avec les précédents l’identité de structure ; mais ils ne sont pas quelque chose que l’on puisse montrer ni que l’on doive fabriquer ; ce ne sont pas du tout des choses ; ils introduisent plutôt un langage nouveau, tel un dialecte ou un idiome, dans lequel l’original est décrit sans être construit. Ainsi la représentation par Maxwell d’un champ électrique en fonction des propriétés d’un fluide imaginaire incompressible. Le médium imaginaire n’est plus ici qu’un expédient mnémonique pour appréhender des relations mathématiques. L’important n’est pas que l’on ait quelque chose à voir mentalement, mais que l’on puisse opérer sur un objet, d’une part mieux connu — et en ce sens plus familier —, d’autre part riche en implications — et en ce sens fécond au plan de l’hypothèse.

Le grand intérêt de l’analyse de Max Black est qu’elle échappe à l’alternative relative au statut existentiel du modèle que semblaient imposer les variations de Maxwell lui-même, les interprétations substantialistes de l’éther par Lord Kelvin et le rejet brutal des modèles par Duhem. La question n’est pas de savoir si et comment le modèle existe ; mais quelles sont les règles d’interprétation du modèle théorique et, corrélativement, quels sont les traits pertinents. L’important est que le modèle n’a que les propriétés qui lui sont assignées par convention de langage, hors de tout contrôle par le moyen d’une construction réelle ; c’est ce que souligne l’opposition entre décrire et construire : « Le cœur de la méthode consiste à parler d’une certaine façon » (229). Sa fécondité consiste en ce que nous savons comment nous en servir : sa « déployabilité » — selon une expression de Stephen Toulmin43 (cité, 239) — est sa raison d’être ; parler de saisie intuitive n’est qu’une manière abrégée de désigner l’aisance et la rapidité dans la maîtrise des implications lointaines du modèle. A cet égard le recours à l’imagination scientifique ne marque pas un fléchissement de la raison, une distraction par les images, mais le pouvoir essentiellement verbal d’essayer de nouvelles relations sur un « modèle décrit ». Cette imagination appartient à la raison en vertu des règles de corrélation qui gouvernent la traduction des énoncés portant sur le domaine secondaire dans des énoncés applicables au domaine original. C’est encore l’isomorphisme des relations qui fonde la traductibilité d’un idiome dans l’autre et qui fournit par là même le « rationale » de l’imagination (238). Mais l’isomorphisme n’est plus entre le domaine original et une chose construite, il est entre ce domaine et une chose « décrite ». L’imagination scientifique consiste à voir de nouvelles connexions par le détour de cette chose « décrite ». Rejeter le modèle hors de la logique de la découverte, ou même le réduire à un expédient provisioire, substitué faute de mieux à la déduction directe, c’est finalement réduire la logique de la découverte elle-même à une procédure déductive. L’idéal scientifique sous-jacent à cette prétention est finalement, dit Max Black, « celui d’Euclide réformé par Hilbert » (235). La logique de la découverte, disions-nous, n’est pas une psychologie de l’invention, parce que l’investigation n’est pas la déduction.

Cet enjeu épistémologique est bien mis en relief par Mary Hesse : « Il faut, dit-elle, modifier et compléter le modèle déductif de l’explication scientifique et concevoir l’explication théorétique comme la redescription métaphorique du domaine de l’explanandum » (op. cit., 249). Cette thèse porte deux accents. Le premier accent est mis sur le mot explication ; si le modèle, comme la métaphore, introduit un nouveau langage, sa description vaut explication ; ce qui signifie que le modèle opère sur le terrain même de l’épistémologie déductiviste pour modifier et compléter les critères de déductibilité de l’explication scientifique tels qu’ils sont énoncés par exemple par C. G. Hempel et P. Oppenheim44. Selon ces critères, l’explanandum doit pouvoir être déduit de l’explanans ; il doit contenir au moins une loi générale qui n’est pas redondante pour la déduction ; il ne doit pas avoir été falsifié empiriquement jusqu’à ce jour ; il doit être prédictif. Le recours à la redescription métaphorique est une conséquence de l’impossibilité d’obtenir une stricte relation de déduction entre explanans et explanandum ; tout au plus peut-on compter sur une « convenance approchée » (approximate fit, 257) ; cette condition d’acceptabilité est plus proche de l’interaction à l’œuvre dans l’énoncé métaphorique que la déductibilité pure et simple. De même, l’intervention de règles de correspondance entre l’explanans théorique et l’explanandum va dans le même sens d’une critique de l’idéal de déductibilité ; recourir au modèle, c’est interpréter les règles de correspondance en termes d’extension du langage d’observation par usage métaphorique. Quant à la prédictibilité, elle ne saurait être conçue sur un modèle déductif, comme si des lois générales déjà présentes dans l’explanans comportaient des occurrences encore non observables, ou comme si l’ensemble des règles de correspondance ne requéraient aucune addition ; selon Mary Hesse, dans Models and Analogies in Science, il n’y a pas de méthode rationnelle pour compléter par voie purement déductive les règles de correspondance et former de nouveaux prédicats d’observation. La prédiction de nouveaux prédicats d’observation exige un déplacement de significations et une extension du langage observationnel primitif ; alors seulement le domaine de l’explanandum peut être redécrit dans la terminologie transférée du système secondaire.

Le second accent de la thèse de Mary Hesse est mis sur le mot redescription ; par là est signifié que le problème ultime posé par l’usage du modèle est « le problème de la référence métaphorique » (254-259). Les choses mêmes sont « vues comme » ; elles sont, d’une manière qui reste à préciser, identifiées au caractère descriptif du modèle ; l’explanandum, en tant que référent ultime, est lui-même changé par l’adoption de la métaphore ; il faut donc aller jusqu’à rejeter l’idée d’une invariance de signification de l’explanandum et pousser jusqu’à une vue « réaliste » (256) de la théorie de l’interaction. Non seulement notre conception de la rationalité, mais simultanément celle de la réalité, sont mises en question : « La rationalité, dit Mary Hesse, consiste précisément dans l’adaptation continue de notre langage à un monde en continuelle expansion ; la métaphore est un des principaux moyens par lesquels cela est accompli » (259).

Nous reviendrons plus loin sur les implications pour le verbe être lui-même de cette affirmation que les choses sont. « telles que » le modèle les décrit.

Quel est le bénéfice, pour la théorie de la métaphore, de ce passage par la théorie des modèles ? Les auteurs cités sont plus soucieux d’étendre aux modèles leur théorie préalable de la métaphore que de considérer le choc en retour de l’application épistémologique sur la poétique. C’est cette action rétroactive de la théorie du modèle sur la théorie de la métaphore qui m’intéresse ici.

L’extension de la théorie de la métaphore à celle du modèle n’a pas pour seul effet de confirmer rétroactivement les traits principaux de la théorie initiale : interaction entre le prédicat secondaire et le sujet principal, valeur cognitive de l’énoncé, production d’information nouvelle, non-traductibilité et inépuisabilité par paraphrase. La réduction du modèle à un expédient psychique est parallèle à la réduction de la métaphore à un simple procédé décoratif ; la méconnaissance et la reconnaissance suivent de part et d’autre les mêmes voies ; la procédure qu’elles ont en commun est le « transfert analogique d’un vocabulaire » (Max Black, op. cit., 238).

Le choc en retour du modèle sur la métaphore révèle des traits nouveaux de celle-ci que l’analyse antérieure n’a pas perçus.

D’abord le répondant exact du modèle, du côté poétique, n’est pas exactement ce que nous avons appelé l’énoncé métaphorique, c’est-à-dire un discours bref réduit le plus souvent à une phrase ; le modèle consiste plutôt en un réseau complexe d’énoncés ; son vis-à-vis exact serait donc la métaphore continuée — la fable, l’allégorie ; ce que Toulmin appelle la « déployabilité systématique » du modèle a son équivalent dans un réseau métaphorique et non dans une métaphore isolée.

Cette première remarque rejoint l’observation que nous faisions au début de cette étude : c’est l’œuvre poétique comme un tout — le poème — qui projette un monde ; le « changement d’échelle » qui sépare la métaphore, en tant que « poème en miniature » (Beardsley), du poème lui-même en tant que métaphore agrandie, appelle un examen de la constitution en réseau de l’univers métaphorique. L’article de Max Black met lui-même sur la voie : l’isomorphisme qui constitue le « rationale » de l’imagination dans l’usage des modèles ne trouve son équivalent que dans une sorte de métaphore que Max Black appelle archétype (c’est d’ailleurs, on s’en souvient, le titre de l’article : « Models and Archetypes ») ; par cette désignation, Max Black vise deux aspects propres à certaines métaphores : leur caractère « radical » et leur caractère « systématique » ; ces deux aspects sont d’ailleurs solidaires ; les « root metaphors », pour emprunter le terme à Stephen C. Pepper45, sont aussi celles qui organisent les métaphores en réseau (par exemple, chez Kurt Lewin, le réseau qui met en communication des mots tels que champ, vecteur, espace-phase, tension, force, frontière, fluidité, etc.). Par ces deux caractères, l’archétype a une existence moins locale, moins ponctuelle que la métaphore : il couvre une « aire » d’expériences ou de faits.

La remarque est capitale : nous avons senti, avec Nelson Goodman, la nécessité de subordonner les « figures » isolées aux « schèmes » qui gouvernent des « règnes », par exemple celui des sons, transférés en bloc dans l’ordre visuel. On peut s’attendre que la fonction référentielle de la métaphore soit portée par un réseau métaphorique plutôt que par un énoncé métaphorique isolé. Je préfère d’ailleurs parler de réseau métaphorique plutôt que d’archétype en raison de l’emploi de ce terme en psychanalyse jungienne. La puissance paradigmatique de ces deux sortes de métaphores tient autant à leur caractère « radical » qu’à leurs « inter-connexions ». Une philosophie de l’imagination doit ajouter à la simple idée de « voir des connexions nouvelles » (Max Black, op. cit., 237), celle d’une percée à la fois en profondeur par métaphores « radicales » et en extension par « métaphores inter-connectées46 » (ibid., 241).

Le second bénéfice du passage par le modèle est de mettre en relief la connexion entre fonction heuristique et description. Ce rapprochement nous renvoie soudain à la Poétique d’Aristote. On se rappelle comment Aristote liait mimesis et mythos dans son concept de la poiesis tragique47. La poésie, disait-il, est une imitation des actions humaines ; mais cette mimesis passe par la création d’une fable, d’une intrigue, qui présente des traits de composition et d’ordre qui manquent aux drames de la vie quotidienne. Ne faut-il pas, dès lors, comprendre le rapport entre mythos et mimesis, dans la poiesis tragique, comme celui de la fiction heuristique et de la redescription dans la théorie des modèles ? Le mythos tragique, en effet, présente tous les traits de « radicalité » et d’« organisation en réseau » que Max Black conférait aux archétypes, c’est-à-dire aux métaphores de même rang que les modèles ; la métaphoricité n’est pas seulement un trait de la lexis, mais du mythos lui-même, et cette métaphoricité consiste, comme celle des modèles, à décrire un domaine moins connu — la réalité humaine — en fonction des relations d’un domaine fictif mais mieux connu — la fable tragique —, en usant de toutes les vertus de « déployabilité systématique » contenues dans cette fable. Quant à la mimesis, elle cesse de faire difficulté et scandale dès lors qu’elle n’est plus comprise en termes de « copie » mais de redescription. Le rapport entre mythos et mimesis doit être lu dans les deux sens : si la tragédie n’atteint son effet de mimesis que par l’invention du mythos, le mythos est au service de la mimesis et de son caractère foncièrement dénotatif ; pour parler comme Mary Hesse, la mimesis est le nom de la « référence métaphorique ». Ce que Aristote lui-même soulignait par ce paradoxe : la poésie est plus proche de l’essence que n’est l’histoire, laquelle se meut dans l’accidentel. La tragédie enseigne à « voir » la vie humaine « comme » ce que le mythos exhibe. Autrement dit, la mimesis constitue la dimension « dénotative » du mythos.

Cette jonction entre mythos et mimesis n’est pas l’œuvre de la seule poésie tragique ; elle y est seulement plus aisée à détecter parce que, d’une part, le mythos prend la forme d’un « récit » et que la métaphoricité s’attache à l’intrigue de la fable, et parce que, d’autre part, le référent est constitué par l’action humaine qui, par son cours de motivation, présente une affinité certaine avec la structure du récit. La jonction entre mythos et mimesis est l’œuvre de toute poésie. On se souvient du rapprochement que fait Northrop Frye entre le poétique et l’hypothétique. Or quel est cet hypothétique ? Suivant le critique, le langage poétique, tourné « vers le dedans » et non vers « le dehors », structure un mood, un état d’âme, qui n’est rien hors du poème lui-même : il est ce qui reçoit forme du poème en tant qu’agencement de signes. Ne faut-il pas dire, d’abord, que le mood est l’hypothétique que le poème crée et que, à ce titre, il tient dans la poésie lyrique la place que le mythos tient dans la poésie tragique ? Ne faut-il pas dire, ensuite, qu’à ce mythos lyrique est jointe une mimesis lyrique, en ce sens que le mood ainsi créé est une sorte de modèle pour « voir comme » et « sentir comme » ? Je parlerai en ce sens de redescription lyrique, afin d’introduire au cœur de l’expression, au sens de Nelson Goodman, l’élément fictif que la théorie des modèles met en relief. Le sentiment articulé par le poème n’est pas moins heuristique que la fable tragique. Le mouvement « vers le dedans » du poème ne saurait donc être opposé purement et simplement au mouvement « vers le dehors » ; il désigne seulement le décrochage de la référence coutumière, l’élévation du sentiment à l’hypothétique, la création d’une fiction affective ; mais la mimesis lyrique, qu’on peut tenir, si l’on veut, pour un mouvement « vers le dehors », est l’œuvre même du mythos lyrique, elle résulte de ce que le mood n’est pas moins heuristique que la fiction en forme de récit. Le paradoxe du poétique tient tout entier en ceci que l’élévation du sentiment à la fiction est la condition de son déploiement mimétique. Seule une humeur mythisée ouvre et découvre le monde.

Si cette fonction heuristique du mood se fait si difficilement reconnaître, c’est sans doute parce que la « représentation » est devenue l’unique canal de la connaissance et le modèle de tout rapport entre le sujet et l’objet. Or le sentiment est ontologique d’une autre manière que le rapport à distance, il fait participer à la chose48.

C’est pourquoi l’opposition entre extérieur et intérieur cesse de valoir ici. N’étant pas intérieur, le sentiment n’est pas pour autant subjectif. La référence métaphorique conjoint plutôt ce que Douglas Berggren appelle « les schèmes poétiques de la vie intérieure » et « l’objectivité des textures poétiques49. » Par schème poétique il entend « quelque phénomène visualisable, qu’il soit effectivement observable ou simplement imaginé, qui sert de véhicule pour exprimer quelque chose concernant la vie intime de l’homme ou une réalité non spatiale en général » (248). Ainsi le « lac de glace » au fond de l’Enfer de Dante50 ; dire, avec Northrop Frye, que l’énoncé poétique est dirigé dans un sens « centripète », c’est dire seulement comment il ne faut pas interpréter le schème poétique, à savoir : en un sens cosmologique ; mais quelque chose est dit sur la manière d’être de quelques âmes qui, en vérité, sont de glace. Nous discuterons plus loin le sens de l’expression « en vérité » et proposerons une conception tensionnelle de la vérité métaphorique elle-même. Qu’il suffise pour l’instant de dire que le verbe poétique ne « schématise » métaphoriquement les sentiments qu’en dépeignant des « textures du monde », des « physionomies non humaines », qui deviennent les véritables portraits de la vie intérieure. Ce que Douglas Berggren appelle « réalité texturale » donne un support « au schème de la vie intérieure » qui serait l’équivalent de ces « états d’âme » que Northrop Frye tient pour le substitut de tout référent. La « joyeuse ondulation des vagues », dans le poème de Hölderlin51, n’est ni une réalité objective au sens positiviste, ni un état d’âme au sens émotionnaliste. C’est pour une conception dans laquelle la réalité a été préalablement réduite à l’objectivité scientifique que l’alternative s’impose. Le sentiment poétique, dans ses expressions métaphoriques, dit l’indistinction de l’intérieur et de l’extérieur. Les « textures poétiques » du monde (joyeuses ondulations) et les « schèmes poétiques » de la vie intérieure (lac de glace), en se répondant, disent la réciprocité du dedans et du dehors.

C’est cette réciprocité que la métaphore élève de la confusion et de l’indistinction à la tension bipolaire. Autre est la fusion intropathique qui précède la conquête de la dualité sujet-objet, autre la réconciliation qui surmonte l’opposition du subjectif et de l’objectif.

La question de la vérité métaphorique est ainsi posée. Le sens du mot vérité est en question. La comparaison entre modèle et métaphore nous a du moins indiqué la direction : comme le suggère la jonction entre fiction et redescription, le sentiment poétique lui aussi développe une expérience de réalité dans laquelle inventer et découvrir cessent de s’opposer et où créer et révéler coïncident. Mais que signifie alors réalité ?

5. Vers le concept de « vérité métaphorique »

La présente étude s’oriente vers les conclusions suivantes : les deux premières ne font qu’enregistrer l’avance de la discussion antérieure ; la troisième tire une conséquence qui demande une justification distincte :

1. La fonction poétique et la fonction rhétorique ne se distinguent pleinement qu’une fois portée au jour la conjonction entre fiction et redescription ; les deux fonctions apparaissent alors inverses l’une de l’autre ; la seconde vise à persuader les hommes en donnant au discours des ornements qui plaisent ; c’est elle qui fait valoir le discours pour lui-même ; la première vise à redécrire la réalité par le chemin détourné de la fiction heuristique ;

2. La métaphore est, au service de la fonction poétique, cette stratégie de discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée ;

3. On peut se risquer à parler de vérité métaphorique pour désigner l’intention « réaliste » qui s’attache au pouvoir de redescription du langage poétique.

Cette dernière conclusion appelle une clarification. Elle implique en effet que la théorie de la tension (ou de la controversion), qui a été constamment le fil conducteur de cette enquête, soit étendue au rapport référentiel de l’énoncé métaphorique au réel.

Nous avons, en effet, donné trois applications à l’idée de tension :

a) tension dans l’énoncé : entre tenor et vehicle, entre focus et frame, entre sujet principal et sujet secondaire ;

b) tension entre deux interprétations : entre une interprétation littérale que l’impertinence sémantique défait, et une interprétation métaphorique qui fait sens avec le non-sens ;

c) tension dans la fonction relationnelle de la copule : entre l’identité et la différence dans le jeu de la ressemblance.

Ces trois applications de l’idée de tension restent au niveau du sens immanent à l’énoncé, encore que la seconde mette en jeu une opération extérieure à l’énoncé, à savoir l’interlocution, et que la troisième concerne déjà la copule, mais dans sa fonction relationnelle. La nouvelle application concerne la référence elle-même et la prétention de l’énoncé métaphorique à atteindre d’une certaine façon la réalité. Pour l’exprimer le plus radicalement possible, il faut introduire la tension dans l’être métaphoriquement affirmé. Quand le poète dit : « La nature est un temple où de vivants piliers… », le verbe être ne se borne pas à relier le prédicat « temps » au sujet « nature » selon la triple tension qu’on vient de dire ; la copule n’est pas seulement relationnelle ; elle implique en outre que, par la relation prédicative, est redécrit ce qui est ; elle dit qu’il en est bien ainsi. Cela nous l’avons appris dans le Traité de l’interprétation d’Aristote.

Tombons-nous dans un piège que nous tend le langage, lequel, Cassirer nous le rappelle, ne va pas jusqu’à distinguer deux sens du verbe être : le sens relationnel et le sens existentiel52. Ce serait le cas si nous prenions le verbe être lui-même au sens littéral. Mais n’y a-t-il pas, pour le verbe être lui-même, un sens métaphorique, dans lequel serait retenue la même tension que nous avons trouvée d’abord dans les mots (entre nature et temple), puis entre les deux interprétations (l’interprétation littérale et l’interprétation métaphorique), enfin entre l’identité et la différence ?

Pour porter au jour cette tension, intime à la force logique du verbe être, il faut faire apparaître un « n’est pas », lui-même impliqué dans l’interprétation littérale impossible, mais présent en filigrane dans le « est » métaphorique. La tension serait alors entre un « est » et un « n’est pas ». Cette tension serait non marquée grammaticalement dans l’exemple ci-dessus ; toutefois, même non marqué, le « est » d’équivalence se distingue du « est » de détermination (« la rose est rouge », qui est de nature synecdochique) ; c’est la Rhétorique générale du Groupe de Liège qui nous propose cette distinction entre le « est » de détermination et le « est » d’équivalence, caractéristique du procès métaphorique53. Ce ne serait donc pas seulement les termes, ni même la copule dans sa fonction référentielle, mais la fonction existentielle du verbe être qui serait affectée par ce procès. Il faudrait en dire autant du « être-comme » de la métaphore marquée, celle que la rhétorique des Anciens, rompant en cela avec Aristote, tenait pour la forme canonique dont la métaphore serait l’abréviation ; « être-comme » devrait être tenu pour une modalité métaphorique de la copule elle-même ; le « comme » ne serait pas seulement le terme de la comparaison entre les termes, mais serait inclus dans le verbe être dont il modifierait la force. Autrement dit, il faudrait faire passer le « comme » du côté de la copule, et écrire : « ses joues sont-comme des roses » (c’est un des exemples de la Rhétorique générale, 114). Ainsi nous resterions fidèles à la tradition d’Aristote, non suivie par la rhétorique ultérieure ; pour Aristote, on s’en souvient, la métaphore n’est pas une comparaison abrégée, mais la comparaison une équivalence affaiblie. C’est donc bien sur le « est » d’équivalence qu’il importe de réfléchir par priorité. Et c’est pour distinguer son emploi du « est » de détermination que je cherche à reporter dans la force même du verbe être la tension dont l’analyse antérieure a montré trois autres applications.

La question pourrait être formulée ainsi : la tension qui affecte la copule dans sa fonction relationnelle n’affecte-t-elle pas aussi la copule dans sa fonction existentielle ? Cette question fait l’enjeu de la notion de vérité métaphorique.

Pour démontrer cette conception « tensionnelle » de la vérité métaphorique, je procéderai dialectiquement. Je montrerai d’abord l’inadéquation d’une interprétation qui, par ignorance du « n’est pas » implicite, cède à la naïveté ontologique dans l’évaluation de la vérité métaphorique ; puis je montrerai l’inadéquation d’une interprétation inverse, qui manque le « est » en le réduisant au « comme-si » du jugement réfléchissant, sous la pression critique du « n’est pas ».

La légitimation du concept de vérité métaphorique, qui préserve le « n’est pas » dans le « est », procédera de la convergence de ces deux critiques.

Avant toute interprétation proprement ontologique, telle que nous tenterons de l’amorcer dans la huitième étude, nous nous bornerons ici à une discussion dialectique d’opinions, comme Aristote au début de ses analyses de « philosophie première ».

 

a) Le premier mouvement — naïf, non critique — est celui de la véhémence ontologique. Je ne le renierai pas, je le médiatiserai seulement. Sans lui, le moment critique serait infirme. Dire « cela est », tel est le moment de la croyance, l’ontological commitment qui donne sa force « illocutionnaire » à l’affirmation. Nulle part cette véhémence d’affirmation n’est mieux attestée que dans l’expérience poétique. Selon une de ses dimensions, au moins, cette expérience exprime le moment extatique du langage — le langage hors de soi ; elle semble ainsi attester que c’est le désir du discours de s’effacer, de mourir, aux confins de l’être-dit.

La philosophie peut-elle prendre en compte la non-philosophie de l’extase ? Et à quel prix ?

A la flexion de la non-philosophie et de la philosophie schellingienne, Coleridge proclame le pouvoir quasi végétal de l’imagination, recueillie dans le symbole, de nous assimiler à la croissance des choses : White it enunciates the whole, [a symbol] abides itself as a living part of that unity of which it is the representative54. Ainsi la métaphore opère un échange entre le poète et le monde, à la faveur duquel vie individuelle et vie universelle croissent ensemble. La croissance de la plante devient ainsi la métaphore de la vérité métaphorique, comme étant elle-même « a symbol established in the truth of things » (ibid., 111). De même que la plante plonge dans la lumière et dans la terre pour en tirer sa croissance, de même que « it becomes the visible organismus of the whole silent or elementary life of nature and therefore, in incorporating the one extreme becomes the symbol of the other ; the natural symbol of that higher life of reason » (ibid., 111), — de même le verbe poétique nous fait participer, par la voie d’une « communion ouverte », à la totalité des choses. Et I. A. Richards d’évoquer une question posée beaucoup plus tôt par Coleridge : « Are not words parts and germinations of the plant ? » (ibid., 112).

Ainsi le prix à payer par la philosophie, pour dire l’extase poétique, est la réintroduction de la philosophie de la nature dans la philosophie de l’esprit, dans la ligne de la philosophie schellingienne de la mythologie. Mais alors l’imagination, selon la métaphore végétale, n’est plus le travail, foncièrement discursif, de l’identité et de la différence que nous avons dit plus haut (sixième étude). L’ontologie des « correspondances » se cherche une caution dans les attractions « sympathiques » de la nature, avant le tranchant de l’entendement diviseur. Coleridge se tenait à la flexion de la philosophie et de la non-philosophie. Avec Bergson, l’unité de la vision et de la vie est portée au sommet de la philosophie. Le caractère philosophique de l’entreprise est préservé par la critique de la critique, grâce à quoi l’entendement, se recourbant sur lui-même, fait son propre procès ; le droit de l’image est alors démontré a contrario par la solidarité entre morcellement conceptuel, dispersion spatiale et intérêt pragmatique. C’est conjointement aussi que sont à restaurer la supériorité de l’image sur le concept, la priorité du flux temporel indivis sur l’espace, et le désintéressement de la vision à l’égard du souci vital. Et c’est dans une philosophie de la vie que se scelle le pacte entre image, temps et contemplation.

Une certaine critique littéraire, influencée par Schelling, Coleridge et Bergson, essaie de rendre compte de ce moment extatique du langage poétique55 ; nous devons à cette critique quelques plaidoyers romantiques spécifiquement appliqués à la métaphore. Celui de Wheelwright dans The Burning Fountain et dans Metaphor and Reality56 est un des plus dignes d’estime. L’auteur, en effet, ne se borne pas à lier son ontologie à des considérations générales sur la puissance de l’imagination ; il la relie étroitement aux traits que sa sémantique a privilégiés. Ces traits appellent d’emblée une expression en termes de vie ; le langage, dit l’auteur, est tensive et alive ; il joue sur tous les conflits entre perspective et ouverture, désignation et suggestion, imagerie et signifiance, concrétude et plurisignification, précision et résonance affective, etc. La métaphore, plus particulièrement, recueille ce caractère tensive du langage, par le contraste de l’epiphor et de la diaphor : l’epiphor rapproche et fusionne les termes par assimilation immédiate au niveau de l’image ; la diaphor procède médiatement et par combinaison de termes discrets ; la métaphore est la tension de l’epiphor et de la diaphor. C’est cette tension qui assure le transfert même du sens et qui donne au langage poétique son caractère de « plus-value » sémantique, son pouvoir d’ouverture sur de nouveaux aspects, de nouvelles dimensions, de nouveaux horizons de la signification.

Ainsi tous ces traits appellent d’emblée une expression en termes de vie : living, alive, intense. Dans l’expression tensive aliveness57 que j’assume, pour ma part, mais en un sens assez différent, l’accent est mis sur l’aspect vital plus que sur l’aspect logique de la tension ; la connotative fullness et la tensive aliveness sont opposées à la rigidité, à la froideur, à la mort du steno-language58. Fluid s’y oppose à block-language, qui triomphe avec les abstractions qu’ont en partage plusieurs esprits grâce à l’habitude ou à la convention. C’est un langage qui a perdu ses « ambiguïtés tensionnelles », sa « fluidité non capturée59 ».

Ce sont ces traits sémantiques qui marquent l’affinité du langage « tensionnel » avec une réalité présentant des traits ontologiques correspondants. L’auteur, en effet, ne doute pas que l’homme, pour autant qu’il est éveillé, a un souci constant pour ce qui est (« What Is60 »). La réalité portée au langage par la métaphore est dite presential and tensive, coalescent and interpenetrative, perspectival and hence latent — bref, revealing itself only partially, ambiguously, and through symbolic indirection (154). Dans tous ces traits l’indistinction domine : la présence est enflammée par un acte responsive-imaginative (156) et répond elle-même à cette réponse dans une sorte de rencontre. Il est vrai que l’auteur suggère que ce sens de la présence ne va pas sans contraste ; mais c’est pour ajouter aussitôt que ceux-ci sont subordonnés à la totalité en vue. Quant à la « coalescence », l’auteur l’oppose à la sélectivité par l’intelligence, laquelle aboutit aux dichotomies de l’objectif et du subjectif, du physique et du spirituel, du particulier et de l’universel : le « quelque chose de plus » de l’expression poétique fait que chaque terme de l’opposition participe à l’autre, se métamorphose dans l’autre ; le langage lui-même, par le passage qu’il opère ainsi d’une signification dans l’autre, évoque « quelque chose d’un caractère métaphorique du monde lui-même que [le poème] salue » (169). Enfin, le caractère « perspectif » du langage poétique évoque le surplus qui excède l’angle de vision ; n’est-ce pas ce que Héraclite suggère quand il dit que : le Seigneur dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne nie mais signifie ? Ne faut-il pas murmurer, avec le guru hindou des Upanishads : « neti-neti », not quite that, not quite that, « pas tout à fait cela, pas tout à fait cela »… ? Finalement, en accédant à la « question poético-ontologique » (152), l’auteur accorde bien volontiers que sa « metapoetics » est une « ontologie non tant de concepts que de sensibilité poétique » (20).

Il est étonnant que Wheelwright soit conduit bien près d’une conception tensionnelle de la vérité elle-même par sa conception sémantique de la tension entre diaphor et epiphor ; mais la tendance dialectique de sa théorie est étouffée par la tendance vitaliste et intuitionniste qui finalement l’emporte dans la Métapoétique du « What Is ».

 

b) La contrepartie dialectique de la naïveté ontologique est offerte par Turbayne dans The Myth of Metaphor61. L’auteur tente de cerner « l’usage » (use) valide de la métaphore en prenant pour thème critique « abus » (abuse). L’abus est ce qu’il appelle le mythe, en un sens plus épistémologique qu’ethnologique qui ne diffère guère de ce que nous venons d’appeler naïveté ontologique. Le mythe, en effet, c’est la poésie plus la croyance (believed poetry). Je dirai : la métaphore à la lettre. Or il y a quelque chose, dans l’usage de la métaphore, qui l’incline vers l’abus, donc vers le mythe. Quoi ? On se rappelle la base sémantique de Turbayne (exposée ci-dessus, sixième étude) : la métaphore est proche de ce que Gilbert Ryle appelle category-mistake, laquelle consiste à présenter les faits d’une catégorie dans les idiomes appropriés à une autre. La métaphore aussi est une faute calculée, une transgression catégoriale (sort-crossing). C’est sur cette base sémantique — où le caractère inapproprié de l’attribution métaphorique est plus fortement souligné que la nouvelle pertinence sémantique — que l’auteur édifie sa théorie référentielle. La croyance, dit Turbayne, est entraînée, par un mouvement spontané, d’un « faire-semblant » (pretense) que quelque chose est tel, alors que ce n’est pas le cas (13), à l’« intention » correspondante (I intend what I pretend) (15), et de l’intention au « faire-croire » (Make-believe) (17). Alors le sort-crossing devient un sort-trespassing (22) et la category-fusion devient category-confusion (ibid.) ; et la croyance, prise au jeu de son faire-semblant, est subtilement convertie en « faire-croire ».

Ce que nous avons appelé plus haut fonction heuristique n’est donc pas une feinte innocente ; elle tend à s’oublier comme fiction pour se faire prendre pour croyance perceptive (c’est à peu près ainsi que Spinoza, contredisant Descartes, décrivait la croyance : aussi longtemps que l’imagination n’a pas été limitée et niée, elle est indiscernable de la croyance vraie). Il est remarquable que l’absence de marque grammaticale serve ici de caution à ce glissement dans la croyance ; rien, dans la grammaire, ne distingue l’attribution métaphorique de l’attribution littérale ; entre le mot de Churchill appelant Mussolini that ustensil et celui de la publicité : « la poêle à frire, cet ustensile », la grammaire ne marque aucune distinction (14) ; seule l’impossibilité de faire la somme algébrique des deux énoncés éveille le soupçon. C’est précisément le piège que tend la grammaire de ne pas marquer la différence, et, en ce sens, de la masquer. C’est pourquoi il faut qu’une instance critique s’applique à l’énoncé pour en faire surgir le « comme-si » non marqué, c’est-à-dire la marque virtuelle du « faire-semblant » immanent au « croire » et au « faire croire ».

Ce trait de dissimulation — on dirait presque de mauvaise foi, mais le mot n’est pas chez Turbayne — appelle une riposte critique : une ligne de démarcation doit être tirée entre to use et to be used, si l’on ne doit pas devenir la victime de la métaphore, en prenant le masque pour le visage. Bref, il faut « ex-poser » la métaphore, la démasquer. Cette proximité entre l’us et l’abus amène à rectifier les métaphores sur la métaphore. On a parlé de transfert ou de transport ; c’est vrai : les faits sont reallocated par la métaphore ; mais cette reallocation est aussi une misallocation. On a comparé la métaphore à un filtre, à un écran, à une lentille, pour dire qu’elle place les choses sous une perspective et enseigne à « voir comme… » ; mais c’est aussi un masque qui déguise. On a dit qu’elle intègre les diversités ; mais elle porte aussi à la confusion catégoriale. On a dit qu’elle est « mise pour… » ; il faut dire aussi qu’elle est « prise pour ».

Mais qu’est-ce qu’« ex-poser » la métaphore (54-70) ? Il faut remarquer que Turbayne réfléchit plus volontiers sur les modèles scientifiques que sur les métaphores poétiques. Cela ne disqualifie certainement pas sa contribution au concept de vérité métaphorique si, comme nous l’avons nous-même admis, la fonction référentielle du modèle est elle-même un modèle pour la fonction référentielle de la métaphore. Mais il est fort possible que la vigilance critique ne soit pas de même nature de part et d’autre. En effet, les exemples de « mythes » en épistémologie sont des théories scientifiques dans lesquelles l’indice de fiction heuristique a toujours été perdu de vue. Ainsi Turbayne discute longuement de la réification des modèles mécaniques chez Descartes et Newton, c’est-à-dire de leur interprétation ontologique immédiate. La tension du métaphorique et du littéral en est donc absente dès l’origine. Dès lors, « faire exploser le mythe », c’est faire paraître le modèle comme métaphore.

Turbayne renoue ainsi avec la vieille tradition de Bacon, dénonçant les « idoles du théâtre » : « Because in my judgment ail the received systems are but so many stage-plays representing worlds of their own creation… which by tradition, credulity, and negligence have come to be received62. »

Mais ce n’est pas pour autant abolir le langage métaphorique ; bien au contraire, c’est le confirmer, mais en lui adjoignant l’indice critique du « comme si ». Il n’est pas possible, en effet, de « présenter la vérité littérale », de « dire ce que sont les faits », comme l’exigerait l’empirisme logique : toute « tentative pour “ré-allouer” les faits en les renvoyant au domaine auquel ils appartiennent en réalité est vaine » (64). « Nous ne pouvons pas dire ce qu’est la réalité, mais seulement comme quoi elle nous apparaît (what it seems like to us) » (64). S’il peut y avoir un état non mythique, il ne peut y avoir d’état non métaphorique du langage. Il n’y a donc pas d’autre issue que de « remplacer les masques », mais en le sachant. Nous ne dirons pas : non fingo hypotheses mais : « Je feins des hypothèses. » Bref, la conscience critique de la distinction entre us et abus ne conduit pas au non-emploi mais au ré-emploi (re-use) des métaphores, dans la quête sans fin de métaphores autres, voire d’une métaphore qui serait la meilleure possible.

Les limites de la thèse de Turbayne tiennent à la spécificité des exemples qui concernent ce qui est le moins transposable du modèle à la métaphore.

D’abord, l’auteur se meut dans un ordre de réalité homogène à celui du positivisme que sa thèse critique. Il s’agit toujours de « faits » et donc aussi de vérité en un sens vérificationniste qui n’est pas fondamentalement altéré. Ce caractère finalement néo-empiriste de la thèse ne peut échapper, si l’on considère que les exemples de métaphores-modèles ne sont pas empruntés à des domaines limités de la physique, mais à l’ordre métascientifique des visions du monde, où la frontière entre modèle et mythe scientifique tend à s’effacer, comme on le sait depuis le Timée de Platon. Le mécanisme de Descartes et celui de Newton sont des hypothèses cosmologiques de caractère universel. La question est précisément de savoir si le langage poétique ne fait pas une percée à un niveau préscientifique, antéprédicatif, où les notions mêmes de fait, d’objet, de réalité, de vérité, telles que l’épistémologie les délimite, sont mises en question, à la faveur du vacillement de la référence littérale.

Ensuite, l’auteur parle d’une maîtrise des modèles qui ne se retrouve pas dans l’expérience poétique, où, chaque fois que le poète parle, quelque chose d’autre que lui parle, où une réalité vient au langage sans que le poète en ait la commande ; la métaphore de Turbayne est encore de l’ordre du manipulable ; elle est quelque chose dont nous choisissons d’user, de ne pas user, de ré-user. Ce pouvoir dérisoire, coextensif à la vigilance du « comme si », est sans répondant du côté de l’expérience poétique, dans laquelle, selon la description de Marcus Hester, l’imagination est « liée » (bound). Cette expérience d’être saisi, plutôt que de saisir, se laisse mal accorder avec la maîtrise délibérée du « comme si ». Le problème de Turbayne est celui du mythe démythisé : a-t-il encore sa puissance comme parole ? Y a-t-il quelque chose comme une foi métaphorique après la démythisation ? Une seconde naïveté après l’iconoclasme ? La question appelle une réponse différente en épistémologie et en poésie. Un usage lucide, maîtrisé, concerté, des modèles est peut-être concevable, encore qu’il paraisse difficile de se tenir dans l’abstinence ontologique du « comme si », sans croire à la valeur descriptive et représentative du modèle. L’expérience de création en poésie semble échapper à la lucidité requise par toute philosophie du « comme si ».

Ces deux limites paraissent bien corrélatives : la sorte de vision qui, a parte rei, perce au-delà des « faits » découpés par la méthodologie, et la sorte d’auto-implication qui, a parte subjectif, échappe à la vigilance du « comme si », désignent conjointement les deux faces d’une expérience de création dans laquelle la dimension créatrice du langage est en consonance avec les aspects créateurs de la réalité elle-même. Peut-on créer des métaphores sans y croire et sans croire que, d’une certaine façon, cela est ? C’est donc la relation même, et non pas seulement ses extrêmes, qui est en cause : entre le « comme si » de l’hypothèse consciente d’elle-même et les faits « comme quoi ils nous semblent », c’est encore le concept de vérité-adéquation qui règne. Il est seulement modalisé par le « comme si », sans être altéré dans sa définition fondamentale.

 

c) Ma double critique de Wheelwright et de Turbayne est très proche de celle de Douglas Berggren dans « The Use and Abuse of Metaphor63 » à laquelle la mienne doit beaucoup. Aucun auteur, à ma connaissance, n’est allé aussi loin en direction du concept de vérité métaphorique. Non content, en effet, de récapituler les thèses principales de la théorie de la tension, il tente d’arbitrer, comme je le fais, entre naïveté ontologique et critique de la métaphore mythifiée. Il transporte ainsi la théorie de la tension de la sémantique interne de l’énoncé à sa valeur de vérité, et ose parler de la tension entre vérité métaphorique et vérité littérale (245). J’ai utilisé plus haut son analyse conjointe des « schèmes poétiques » et des « textures poétiques », les premiers offrant le portrait de la vie intérieure et les secondes la physionomie du monde. Ce que je n’ai pas dit alors, c’est que, pour Berggren, ces tensions affectent non seulement le sens mais la valeur de vérité des assertions poétiques sur la « vie intérieure » ainsi schématisée et sur la « réalité texturale ». Les poètes eux-mêmes, dit-il, « semblent parfois penser que ce qu’ils font, ce sont en un certain sens, des assertions vraies » (249). En quel sens ? Wheelwright n’a pas tort de parler de « réalité présentielle », mais il échoue à distinguer vérité poétique et absurdité mythique. Lui qui a tant fait pour reconnaître le caractère « tensionnel » du langage, manque le caractère « tensionnel » de la vérité, en substituant simplement une notion de vérité à une autre ; ainsi sacrifie-t-il à l’abus, en ramenant simplement les textures poétiques à l’animisme primitif ; mais le poète lui-même ne commet pas cette faute : il « préserve les différences ordinaires entre le sujet principal et le sujet subsidiaire de ses métaphores, en même temps que ces référents sont également transformés par le procès de construction métaphorique » (252) ; et encore : « A la différence de l’enfant et du primitif, le poète ne confond pas mythiquement the textural feel-of-things avec de réelles things-of-feeling » (255). « C’est seulement par l’emploi de la métaphore texturale que le feel-of-things poétique peut en un sens être libéré des prosaïques things-of-feeling et se prêter proprement à la discussion » (255). C’est ainsi que l’objectivité phénoménologique de ce que l’on appelle vulgairement émotion ou sentiment est inséparable de la structure tensionnelle de la vérité même des énoncés métaphoriques qui expriment la construction du monde par et avec le sentiment. La possibilité de la réalité texturale est corrélative de la possibilité de la vérité métaphorique des schèmes poétiques ; la possibilité de l’une est établie en même temps que la possibilité de l’autre (257).

La convergence entre les deux critiques internes, celle de la naïveté ontologique et celle de la démythisation, aboutit ainsi à réitérer la thèse du caractère « tensionnel » de la vérité métaphorique et du « est » qui porte l’affirmation. Je ne dis pas que cette double critique prouve la thèse. La critique interne aide seulement à reconnaître ce qui est assumé et à quoi est commis celui qui parle et qui emploie métaphoriquement le verbe être. En même temps, elle souligne le caractère de paradoxe indépassable qui s’attache à un concept métaphorique de vérité. Le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du « n’est pas » (littéralement) dans la véhémence ontologique du « est » (métaphoriquement). En cela, la thèse ne fait que tirer la conséquence la plus extrême de la théorie de la tension ; de la même manière que la distance logique est préservée dans la proximité métaphorique, et de la même manière que l’interprétation littérale impossible n’est pas simplement abolie par l’interprétation métaphorique mais lui cède en résistant —, de la même manière l’affirmation ontologique obéit au principe de tension et à la loi de la « vision stéréoscopique64 ». C’est cette constitution tensionnelle du verbe être qui reçoit sa marque grammaticale dans « l’être-comme » de la métaphore développée en comparaison, en même temps qu’est marquée la tension entre le même et l’autre dans la copule relationnelle.

Quel est maintenant le choc en retour d’une telle conception de la vérité métaphorique sur la définition même de la réalité ? Cette question qui constitue l’horizon ultime de la présente étude fera l’objet de la prochaine enquête. Car il appartient au discours spéculatif d’articuler, avec ses ressources propres, ce qui est spontanément assumé par ce conteur populaire qui, selon Roman Jakobson65, « marque » l’intention poétique de ses récits en disant

Aixo era y no era.