Il est maintenant possible de revenir à la question posée au début de cette étude : quelle philosophie est impliquée dans le mouvement qui porte notre enquête de la rhétorique à la sémantique et du sens vers la référence ? La discussion antérieure a fait apparaître l’étroite connexion entre les deux questions du contenu de l’ontologie implicite et du mode d’implication entre discours poétique et discours spéculatif. Il reste à déclarer en termes positifs ce qui a pu être dit par le détour de la polémique.
Deux tâches sont à mener de front : édifier sur la différence reconnue entre modalités de discours une théorie générale des intersections entre sphères du discours, et proposer une interprétation de l’ontologie implicite aux postulats de la référence métaphorique qui satisfasse à cette dialectique des modalités de discours.
La dialectique dont on fait ici l’esquisse tient pour acquis l’abandon de la thèse naïve selon laquelle la sémantique de l’énonciation métaphorique contiendrait, toute préparée, une ontologie immédiate que la philosophie n’aurait qu’à dégager et formuler. Aux yeux de cette dialectique, on ruinerait la dynamique d’ensemble du discours si l’on rendait trop tôt les armes et si l’on consentait à la thèse, séduisante par son libéralisme et son irénisme, d’une hétérogénéité radicale des jeux de langage, suggérée par les Investigations philosophiques de Wittgenstein. Selon le mot de Platon dans le Philèbe, il ne faut faire trop vite ni un, ni multiple. La philosophie montre sa maîtrise dans l’art d’ordonner des multiplicités réglées. C’est dans cet esprit qu’il importe de fonder sur la phénoménologie des visées sémantiques de chacun des discours, une théorie générale de leurs interférences. L’intention particulière qui anime le régime de langage mis en œuvre par l’énonciation métaphorique enveloppe une demande d’élucidation, à laquelle il ne peut être répondu qu’en offrant aux virtualités sémantiques de ce discours un autre espace d’articulation, celui du discours spéculatif.
Il peut être montré, d’une part, que le discours spéculatif a sa possibilité dans le dynamisme sémantique de l’énonciation métaphorique, d’autre part, que le discours spéculatif a sa nécessité en lui-même, dans la mise en œuvre des ressources d’articulation conceptuelle qui sans doute tiennent à l’esprit lui-même, qui sont l’esprit lui-même se réfléchissant. Autrement dit, le spéculatif n’accomplit les requêtes sémantiques du métaphorique qu’en instituant une coupure qui marque la différence irréductible entre les deux modes de discours. Quel que soit le rapport ultérieur du spéculatif au poétique, le premier ne prolonge la visée sémantique du second qu’au prix d’une transmutation résultant de son transfert dans un autre espace de sens.
L’enjeu de cette dialectique, ce sont bien les postulats de la référence énoncés au début et à la fin de la septième étude. C’est cette dialectique, en effet, qui règle le passage à une ontologie explicite où le sens d’être de ces postulats viendrait se réfléchir. Entre l’implicite et l’explicite, il y a toute la différence qui sépare deux modes de discours et que ne saurait abolir la reprise du premier dans le second.
a) Que l’articulation conceptuelle propre à la modalité spéculative du discours trouve dans le fonctionnement sémantique de l’énonciation métaphorique sa possibilité, cela pouvait être aperçu dès la fin de la troisième étude, où a été affirmé le gain en signification issu de l’instauration d’une nouvelle pertinence sémantique au niveau de l’énoncé métaphorique entier. Mais ce gain en signification n’est pas détachable de la tension, non seulement entre les termes de l’énoncé, mais entre deux interprétations, l’une littérale, bornée aux valeurs établies des mots, l’autre métaphorique, issue de la « torsion » imposée à ces mots pour « faire sens » avec l’énoncé entier. Le gain en signification qui en résulte n’est donc pas encore un gain conceptuel, dans la mesure où l’innovation sémantique n’est pas séparable du va-et-vient entre les deux lectures, de leur tension et de la sorte de vision stéréoscopique que ce dynamisme produit. On peut donc dire que ce qui résulte du choc sémantique est une demande en concept, mais non pas encore un savoir par le concept.
Cette thèse trouve un renfort dans l’interprétation que nous avons donnée du travail de la ressemblance dans la sixième étude. Nous avons alors rapporté le gain en signification à une variation de « distance » entre champs sémantiques, c’est-à-dire à une assimilation prédicative. Or, en disant que ceci est (comme) cela — que le comme soit « marqué » ou non —, l’assimilation n’atteint pas le niveau de l’identité de sens. Le « semblable » reste en défaut par rapport au « même ». Voir le semblable, selon le mot d’Aristote, c’est appréhender le « même » dans et malgré la « différence ». C’est pourquoi nous avons pu rapporter à l’imagination productive cette schématisation d’un sens nouveau. Le gain en signification est ainsi inséparable de l’assimilation prédicative à travers laquelle il se schématise. C’est là une autre façon de dire que le gain en signification n’est pas porté au concept, dans la mesure où il demeure pris dans ce conflit du « même » et du « différent », bien qu’il constitue l’ébauche et la demande d’une instruction par le concept.
Une troisième suggestion résulte de la thèse que nous avons développée dans la septième étude, selon laquelle la référence elle-même de l’énoncé métaphorique pouvait être considérée comme une référence dédoublée. A sens dédoublé, pourrions-nous dire, référence dédoublée. C’est ce que nous avons exprimé en reportant la tension métaphorique jusque dans la copule de l’énonciation. Être comme, disions-nous, signifie être et n’être pas. C’est ainsi que le dynamisme de la signification donnait accès à la vision dynamique de la réalité qui est l’ontologie implicite de l’énonciation métaphorique.
La tâche présente se précise donc : il s’agit de montrer que le passage à l’ontologie explicite, demandé par le postulat de la référence, est inséparable du passage au concept, demandé par la structure du sens de l’énoncé métaphorique. Il ne suffit plus alors de juxtaposer les résultats des études antérieures, mais de les lier plus étroitement, en montrant que tout gain en signification est à la fois un gain en sens et un gain en référence.
A l’occasion d’une étude sur « Le discours théologique et le symbole73 », Jean Ladrière observe que le fonctionnement sémantique du symbole — c’est-à-dire, dans notre vocabulaire, de la métaphore — prolonge un dynamisme de la signification qu’on peut discerner jusque dans l’énonciation la plus simple. Ce qui, dans cette analyse, est nouveau par rapport à la nôtre, c’est que ce dynamisme est décrit comme un entrecroisement entre actes, actes de prédication et actes de référence. Jean Ladrière adopte ainsi l’analyse de Strawson de l’acte propositionnel, conçu comme la combinaison d’une opération d’identification singularisante et d’une opération de caractérisation universalisante. Puis, comme John Searle dans Speech Acts, il replace cette analyse dans le cadre d’une théorie du discours, et peut ainsi parler du rapport entre sens et référence comme d’un concours d’opérations. Le dynamisme de la signification s’y montre comme un dynamisme double et croisé où toute avance dans la direction du concept a pour contrepartie une exploration plus poussée du champ référentiel.
Dans le langage ordinaire, en effet, nous ne maîtrisons les significations abstraites en position de prédicat qu’en les rapportant à des objets que nous désignons sur le mode référentiel. Cela est possible parce que le prédicat ne fonctionne selon sa nature propre que dans le contexte de la phrase, en visant, dans un référent déterminé, tel ou tel aspect relativement isolable. Le terme lexical n’est, à cet égard, qu’une règle pour son emploi dans un contexte de phrase. C’est donc en faisant varier ces conditions d’emploi, rapportées à des référents différents, qu’on en maîtrise le sens. Inversement, nous n’explorons des référents nouveaux qu’en les décrivant aussi exactement que possible. Ainsi le champ référentiel peut-il s’étendre au-delà des choses que nous pouvons montrer, et même au-delà des choses visibles et perceptibles. Le langage s’y prête, en permettant la construction d’expressions référentielles complexes utilisant des termes abstraits préalablement compris, telles que les descriptions définies au sens de Russell. C’est ainsi que prédication et référence se prêtent mutuellement appui, soit que nous mettions en rapport des prédicats nouveaux avec des référents familiers, soit que, pour explorer un champ référentiel non directement accessible, nous utilisions des expressions prédicatives dont le sens est déjà maîtrisé. Ce que Jean Ladrière appelle signifiance, afin d’en souligner le caractère opératoire et dynamique, est donc l’entrecroisement de deux mouvements, dont l’un vise à déterminer plus rigoureusement les traits conceptuels de la réalité, tandis que l’autre vise à faire apparaître les référents, c’est-à-dire les entités auxquelles des termes prédicatifs appropriés s’appliquent. Cette circularité entre la démarche abstractive et la démarche de concrétisation fait que la signifiance est un travail inachevé, une « incessante Odyssée74 ».
C’est ce dynamisme sémantique, propre au langage naturel, qui donne à la signifiance une « historicité » : de nouvelles possibilités de signifiance sont ouvertes, qui trouvent un appui dans les significations déjà acquises. Cette « historicité » est portée par l’effort d’expression d’un locuteur qui, voulant dire une expérience neuve, cherche dans le réseau déjà fixé des significations un porteur adéquat de son intention. C’est alors l’instabilité même de la signification qui permet à la visée sémantique de trouver le chemin de son énonciation. C’est donc toujours dans une énonciation particulière — qui correspond à ce que Benveniste appelle « instance de discours » — que l’histoire sédimentée des significations mobilisées peut être reprise dans une visée sémantique nouvelle. Ainsi mise en position d’emploi, la signification apparaît moins comme un contenu déterminé, à prendre ou à laisser, que, selon l’expression de Jean Ladrière, comme un principe inducteur, susceptible de guider l’innovation sémantique. L’acte de signifier est « une initiative qui, comme pour la première fois, fait rendre à des considérations syntaxiques données sur la base d’une histoire syntaxique qu’elle se réapproprie, des effets de sens véritablement inédits ».
Telle est la synthèse qu’il est aujourd’hui possible de faire entre la théorie de l’instance de discours chez Émile Benveniste, la théorie du Speech Act chez Austin et Searle, et la théorie du sens et de la référence chez Strawson (théorie elle-même issue de Frege).
Il est aisé de replacer sur ce fond la théorie de la tension que nous avons appliquée à trois niveaux différents de l’énonciation métaphorique : tension entre les termes de l’énoncé, tension entre interprétation littérale et interprétation métaphorique, tension dans la référence entre est et n’est pas. S’il est vrai que la signification, sous sa forme même la plus élémentaire, est à la recherche d’elle-même, dans la double direction du sens et de la référence, l’énonciation métaphorique ne fait que porter à son comble ce dynamisme sémantique. Comme j’avais tenté jadis de le dire, avec les ressources d’une théorie sémantique plus pauvre, et comme Jean Ladrière le dit beaucoup mieux sur la base de la théorie plus raffinée qu’on vient de résumer, l’énonciation métaphorique opère sur deux champs de référence à la fois. Cette dualité explique l’articulation dans le symbole de deux niveaux de signification. La signification première est relative à un champ de référence connu, c’est-à-dire au domaine des entités auxquelles peuvent être attribués les prédicats considérés eux-mêmes dans leur signification établie. Quant à la signification seconde, celle qu’il s’agit de faire apparaître, elle est relative à un champ de référence pour lequel il n’est pas de caractérisation directe, pour lequel, par conséquent, on ne peut procéder à une description identifiante au moyen de prédicats appropriés.
Faute de pouvoir recourir au va-et-vient entre référence et prédication, la visée sémantique a recours à un réseau de prédicats qui fonctionnent déjà dans un champ de référence familier. C’est ce sens déjà constitué qui est délié de son ancrage dans un champ de référence premier et projeté dans le nouveau champ de référence dont il contribue dès lors à faire apparaître la configuration. Mais ce transfert d’un champ référentiel à l’autre suppose que ce champ soit déjà en quelque sorte présent, de manière inarticulée, et qu’il exerce une attraction sur le sens déjà constitué pour l’arracher à son ancrage premier. C’est donc dans la visée sémantique de cet autre champ que réside l’énergie capable d’opérer cet arrachement et ce transfert. Mais cela ne serait pas possible si la signification était une forme stable. Son caractère dynamique, directionnel, vectionnel, conspire avec la visée sémantique qui cherche à remplir son intention.
Deux énergies se rencontrent ainsi : l’effet gravitationnel exercé par le champ de référence second sur la signification — et qui donne à celle-ci la force de quitter sa région d’origine — et le dynamisme de la signification elle-même, en tant que principe inducteur de sens. Il appartient à la visée sémantique qui anime l’énonciation métaphorique de mettre en rapport ces deux énergies, afin d’inscrire dans la mouvance du second champ de référence auquel elle se rapporte un potentiel sémantique lui-même en voie de dépassement.
Mais, plus encore que l’énonciation simple, l’énonciation métaphorique ne constitue qu’une esquisse sémantique, en défaut par rapport à la détermination conceptuelle. Esquisse, elle l’est à un double titre : d’une part, en ce qui concerne le sens, elle reproduit la forme d’un mouvement dans une portion de la trajectoire du sens qui excède le champ référentiel familier où le sens s’est déjà constitué ; d’autre part, elle fait venir au langage un champ référentiel inconnu, sous la mouvance duquel la visée sémantique s’exerce et se déploie. Il y a donc, à l’origine du procès, ce que j’appellerai pour ma part la véhémence ontologique d’une visée sémantique, mue par un champ inconnu dont elle porte le pressentiment. C’est cette véhémence ontologique qui détache la signification de son premier ancrage, la libère comme forme d’un mouvement et la transpose dans un champ nouveau, qu’elle peut informer de sa propre vertu figurative. Mais cette véhémence ontologique ne dispose, pour se dire, que d’indications de sens qui ne sont point des déterminations de sens. Une expérience demande à se dire, qui est plus qu’une simple épreuve ressentie ; son sens anticipé trouve dans le dynamisme de la signification simple, relayé par celui de la signification dédoublée, une esquisse qu’il importe maintenant de mettre en rapport avec les exigences du concept.
b) Que le discours spéculatif trouve dans le dynamisme qu’on vient de décrire quelque chose comme l’esquisse d’une détermination conceptuelle n’empêche pas que le discours spéculatif commence de soi et trouve en lui-même le principe de son articulation. De soi-même il tire la ressource d’un espace conceptuel qu’il offre au déploiement de sens qui s’esquisse métaphoriquement. Sa nécessité ne prolonge pas sa possibilité inscrite dans le dynamisme du métaphorique. Elle procède plutôt des structures mêmes de l’esprit que la philosophie transcendentale a pour tâche d’articuler. De l’un à l’autre discours, on ne passe que par une époché.
Mais que faut-il entendre par discours spéculatif ? Faut-il le tenir pour équivalent à ce qu’on a constamment appelé ci-dessus détermination conceptuelle, par opposition aux esquisses sémantiques de l’énonciation métaphorique ? Je dirai que le discours spéculatif est celui qui met en place les notions premières, les principes, qui articulent à titre primordial l’espace du concept. Si le concept, tant dans le langage ordinaire que dans le langage scientifique, ne peut jamais être effectivement dérivé de la perception ou de l’image, c’est parce que la discontinuité des niveaux de discours est instaurée, au moins à titre virtuel, par la structure même de l’espace conceptuel dans lequel s’inscrivent les significations quand elles s’arrachent au procès de nature métaphorique, dont on a pu dire qu’il engendre tous les champs sémantiques. C’est en ce sens que le spéculatif est la condition de possibilité du conceptuel. Il en exprime, dans un discours de second degré, la systématicité. Si, dans l’ordre de la découverte, il apparaît comme discours second — comme méta-langage si l’on veut — par rapport au discours articulé au niveau conceptuel, il est bien discours premier dans l’ordre de la fondation. C’est lui qui est à l’œuvre dans toutes les tentatives spéculatives pour mettre en ordre les « grands genres », les « catégories de l’être », les « catégories de l’entendement », la « logique philosophique », les « éléments principaux de la représentation », ou comme on voudra dire.
C’est la puissance du spéculatif, qui, même si l’on ne reconnaît pas son pouvoir de s’articuler dans un discours distinct, fournit l’horizon ou, comme on a dit, l’espace logique à partir duquel l’élucidation de la visée signifiante de tout concept se distingue radicalement de toute explication génétique à partir de la perception ou de l’image. A cet égard, la distinction établie par Husserl75 entre l’« élucidation » (Aufklärung) des « actes conférant la signification » et toute « explication » (Erklärung) de style génétique tire son origine de l’horizon spéculatif dans lequel s’inscrit la signification lorsqu’elle assume le statut conceptuel. S’il est possible de discerner dans la signification un sens « un et le même », ce n’est pas seulement en tant qu’on la voit telle, mais en tant qu’on peut la relier à un réseau de significations de même degré, selon les lois constitutives de l’espace logique lui-même. A partir de cet horizon spéculatif seulement est possible la critique de type husserlien qui s’exprime dans l’opposition entre Aufklärung et Erklärung. Le spéculatif est ce qui permet de dire que « comprendre une expression (logique) » est autre chose que « découvrir des images76 » ; que la visée de l’universel est autre que le déploiement des images qui l’accompagnent, l’illustrent, voir concourent à la « distinction » des traits spécifiques et à la « clarification » de la teneur de sens. Le spéculatif est le principe même de l’inadéquation entre illustration et intellection, entre exemplification et appréhension conceptuelle. Si l’imaginatio est le règne du « semblable », l’intellectio est celui du « même ». Dans l’horizon ouvert par le spéculatif, le « même » fonde le « semblable » et non l’inverse. « Partout où il y a similitude, il y a quelque part une identité au sens rigoureux et vrai77 ». Qui dit cela ? Le discours spéculatif, renversant l’ordre de préséance du discours métaphorique, lequel n’atteint le « même » que comme « semblable ». En vertu du même principe fondateur, l’appréhension (Auffassung78) générique se rend irréductible à la fonction simplement substitutive de l’image-représentation. Loin que le concept se réduise à l’abréviation, en vertu de quelque principe d’épargne et d’économie, d’un jeu de substitution, c’est encore le concept qui rend possible ce jeu de la représentation79. Signifier est toujours autre chose que représenter. C’est la même capacité d’inscription dans l’espace logique qui fait que l’interprétation à l’œuvre dans la perception peut devenir le siège de deux visées distinctes : l’une qui se porte vers les choses individuelles, l’autre vers la signification logique, pour laquelle l’interprétation de niveau perceptif ou imaginatif ne joue plus qu’un rôle de « support80 ».
Sans doute l’image introduit-elle un moment d’absence et, en ce sens, une première neutralisation de la « position » inhérente à la foi perceptive81. Mais l’appréhension d’un sens un et le même est encore autre chose.
Cette critique de « l’image », chez Husserl, nous importe au premier chef : elle peut être aisément transposée en critique de la « métaphore », dans la mesure où l’imaginatio englobe non seulement les prétendues images mentales mais aussi, et surtout, les assimilations et schématisations prédicatives qui sous-tendent l’énonciation métaphorique. L’imaginatio, c’est un niveau et un régime de discours. L’intellectio est un autre niveau et un autre régime. Ici le discours métaphorique trouve sa limite.
Cette limitation du discours métaphorique par le discours spéculatif peut être énoncée dans le langage emprunté plus haut à Jean Ladrière. On dira alors ceci : la visée signifiante du concept ne s’arrache aux interprétations, aux schématisations, aux illustrations imageantes, que si on dispose d’avance d’un horizon de constitution, celui du logos spéculatif. En vertu de cette ouverture d’horizon, le concept devient capable de fonctionner sémantiquement par les seules vertus des propriétés configurationnelles de l’espace dans lequel il s’inscrit. Les ressources de systématicité impliquées par le seul jeu des articulations de la pensée spéculative se substituent aux ressources de schématisation impliquées par le jeu de l’assimilation prédicative. Parce qu’il fait système, l’ordre conceptuel est capable de s’affranchir du jeu de la double signification, donc du dynamisme sémantique caractéristique de l’ordre métaphorique.
c) Mais cette discontinuité des modalités sémantiques implique-t-elle que l’ordre conceptuel abolisse ou détruise l’ordre métaphorique ? Pour ma part j’incline à voir l’univers du discours comme un univers dynamisé par un jeu d’attractions et de répulsions qui ne cessent de mettre en position d’interaction et d’intersection des mouvances dont les foyers organisateurs sont décentrés les uns par rapport aux autres, sans que jamais ce jeu trouve le repos dans un savoir absolu qui en résorberait les tensions.
L’attraction que le discours spéculatif exerce sur le discours métaphorique s’exprime dans le procès même de l’interprétation. L’interprétation est l’œuvre du concept. Elle ne peut pas ne pas être un travail d’élucidation, au sens husserlien du mot, par conséquent une lutte pour l’univocité. Alors que l’énonciation métaphorique laisse le sens second en suspens, en même temps que son référent reste sans présentation directe, l’interprétation est, par nécessité, une rationalisation qui, à la limite, évacue l’expérience qui, à travers le procès métaphorique, vient au langage. Sans doute n’est-ce que dans les interprétations réductrices que la rationalisation aboutit à une telle évacuation du support symbolique. Ces interprétations s’énoncent volontiers ainsi : tel ou tel symbole semblait vouloir dire quelque chose d’inédit sur un champ référentiel simplement pressenti ou anticipé. Finalement, tout bien considéré, le symbole ne signifie que… telle position de désir, telle appartenance de classe, tel degré de force ou de faiblesse du vouloir fondamental. Par rapport à ce discours vrai, le discours symbolique devient synonyme de discours illusoire.
Il faut accorder que ces interprétations réductrices sont dans la ligne de la visée sémantique caractéristique de l’ordre spéculatif. Toute interprétation vise à réinscrire l’esquisse sémantique dessinée par l’énonciation métaphorique dans un horizon de compréhension disponible et maîtrisable conceptuellement. Mais la destruction du métaphorique par le conceptuel dans des interprétations rationalisantes n’est pas la seule issue de l’interaction entre modalités différentes de discours. On peut concevoir un style herméneutique dans lequel l’interprétation répond à la fois à la notion du concept et à celle de l’intention constituante de l’expérience qui cherche à se dire sur le mode métaphorique. L’interprétation est alors une modalité de discours qui opère à l’intersection de deux mouvances, celle du métaphorique et celle du spéculatif. C’est donc un discours mixte qui, comme tel, ne peut pas ne pas subir l’attraction de deux exigences rivales. D’un côté elle veut la clarté du concept — de l’autre, elle cherche à préserver le dynamisme de la signification que le concept arrête et fixe. C’est cette situation que Kant prend en considération dans le fameux paragraphe 49 de la Critique de la faculté de juger. Il appelle « l’âme (Geist), en un sens esthétique », le « principe vivifiant en l’esprit (Gemüt) ». Si la métaphore de la vie s’impose en ce point de l’argumentation, c’est parce que le jeu de l’imagination et de l’entendement reçoit une tâche des Idées de la raison, auxquelles nul concept ne peut s’égaler. Mais là où l’entendement échoue, l’imagination a encore le pouvoir de « présenter » (Darstellung) l’Idée. C’est cette « présentation » de l’Idée par l’imagination qui contraint la pensée conceptuelle à penser plus82. L’imagination créatrice n’est pas autre chose que cette demande adressée à la pensée conceptuelle83.
Ce qui est dit ici éclaire notre propre notion de métaphore vive. La métaphore n’est pas vive seulement en ce qu’elle vivifie un langage constitué. La métaphore est vive en ce qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un « penser plus » au niveau du concept84. C’est cette lutte pour le « penser plus », sous la conduite du « principe vivifiant » qui est l’« âme » de l’interprétation.
Comment le discours spéculatif répondra-t-il, avec les ressources qui sont les siennes, à la visée sémantique du discours poétique ? Par une explicitation ontologique du postulat de la référence présupposé dans la précédente étude.
Cette explicitation n’est plus une tâche de linguistique, mais de philosophie. En effet, le rapport du langage à son autre, la réalité, concerne les conditions de possibilité de la référence en général, donc la signification du langage dans son ensemble. Or la sémantique ne peut qu’alléguer le rapport du langage à la réalité, non penser ce rapport comme tel85. Ou bien elle s’aventure à philosopher sans le savoir, en posant le langage dans son ensemble et en tant que tel comme médiation entre l’homme et le monde, entre l’homme et l’homme, entre soi et soi-même. Le langage apparaît alors comme ce qui élève l’expérience du monde à l’articulation du discours, qui fonde la communication et fait advenir l’homme en tant que sujet parlant. En assumant implicitement ces postulats, la sémantique reprend à son compte une thèse de « philosophie du langage », héritée de von Humboldt86. Mais qu’est-ce que la philosophie du langage, sinon la philosophie elle-même, en tant qu’elle pense le rapport de l’être à l’être-dit ?
On objectera, avant d’aller plus loin, qu’il n’est pas possible de parler d’un tel rapport, parce qu’il n’y a pas de lieu extérieur au langage et que c’est encore et toujours dans le langage qu’on prétend parler sur le langage.
Cela est bien vrai. Mais le discours spéculatif est possible, parce que le langage a la capacité réflexive de se mettre à distance et de se considérer, en tant que tel et dans son ensemble, comme rapporté à l’ensemble de ce qui est. Le langage se désigne lui-même et son autre. Cette réflexivité prolonge ce que la linguistique appelle fonction métalinguistique, mais l’articule dans un autre discours, le discours spéculatif. Ce n’est plus alors une fonction que l’on puisse opposer à d’autres fonctions, en particulier à la fonction référentielle87, puisqu’elle est le savoir qui accompagne la fonction référentielle elle-même, le savoir de son être-rapporté à l’être.
Par ce savoir réflexif, le langage se sait dans l’être. Il renverse son rapport à son référent de façon telle qu’il s’aperçoit lui-même comme venue au discours de l’être sur lequel il porte. Cette conscience réflexive, loin de refermer le langage sur lui-même, est la conscience même de son ouverture. Elle implique la possibilité d’énoncer des propositions sur ce qui est et de dire que cela est porté au langage en tant que nous le disons. C’est ce savoir qui articule, dans un autre discours que la sémantique, même distinguée de la sémiotique, les postulats de la référence. Quand je parle, je sais que quelque chose est porté au langage. Ce savoir n’est plus intra-linguistique, mais extra-linguistique : il va de l’être à l’être-dit, dans le temps même que le langage lui-même va du sens à la référence. Kant écrivait : « Il faut que quelque chose soit, pour que quelque chose apparaisse » ; nous disons : « Il faut que quelque chose soit, pour que quelque chose soit dit. »
Cette proposition fait de la réalité la catégorie ultime à partir de laquelle le tout du langage peut être pensé, quoique non connu, comme l’être-dit de la réalité.
C’est sur l’arrière-fond de cette thèse générale qu’il faut maintenant tenter une explicitation ontologique des postulats, non plus seulement de la référence en général, mais de la référence dédoublée, selon la visée sémantique du discours poétique.
C’est d’abord comme une instance critique, retournée contre notre concept conventionnel de réalité, que la pensée spéculative reprend, dans son espace propre d’articulation, la notion de référence dédoublée. A plusieurs reprises cette question nous est venue : savons-nous ce que signifient monde, vérité, réalité ? Cette question anticipait le moment critique du discours spéculatif au cœur même de l’analyse sémantique. Mais l’espace logique de cette question n’était pas ouvert. C’est pourquoi elle devait rester inarticulée, comme un doute qui flottait autour des usages non critiques du concept de réalité chez maints poéticiens. Ainsi doutions-nous de la distinction, tenue pour aller de soi, entre dénotation et connotation. Pour autant qu’elle se ramenait à l’opposition des valeurs cognitive et émotionnelle du discours, nous ne pouvions y voir que la projection, dans la poétique, d’un préjugé positiviste en vertu duquel seul le discours scientifique dit la réalité88. Nous avons été mis sur la voie d’un usage proprement critique du concept de réalité par deux thèmes plus articulés : le discours poétique, disions-nous, est celui dans lequel l’époché de la référence ordinaire est la condition négative du déploiement d’une référence de second rang. A quoi nous ajoutions : ce déploiement est réglé par le pouvoir de redescription qui s’attache à certaines fictions heuristiques, à la manière des modèles de la science89.
Il importe maintenant de dégager la portée critique de ces notions de référence seconde et de redescription, afin de les inscrire dans le discours spéculatif.
On serait tenté de transformer cette fonction critique en un plaidoyer pour l’irrationnel. Et, en effet, l’ébranlement des catégorisations acquises opère à la façon d’un dérèglement logique, à la faveur de rapprochements impertinents, d’empiètements incongrus, comme si le discours poétique travaillait à une décatégorisation de proche en proche de tout notre discours. Quant à la référence de second rang, contrepartie positive de ce dérèglement, elle paraît marquer l’irruption, dans le langage, de l’anté-prédicatif et du pré-catégorial, et demander un autre concept de vérité que le concept de vérité-vérification, corrélatif de notre concept ordinaire de réalité.
L’analyse antérieure offre à cet égard d’autres suggestions. La discussion des notions de convenance et de justesse, dans le nominalisme de Nelson Goodman90, a laissé entendre que le caractère approprié de certains prédicats verbaux et non verbaux ne peut être assumé par le discours spéculatif qu’au prix d’une refonte des concepts corrélatifs de vérité et de réalité. La même question est revenue avec insistance à propos de ce que nous nous sommes risqué à appeler la mimêsis lyrique, pour dire le pouvoir de redescription qui s’attache à l’articulation poétique de prétendus « états d’âme » (mood)91 : ces textures poétiques, disions-nous, ne sont pas moins heuristiques que les fictions en forme de récit ; le sentiment n’est pas moins ontologique que la représentation. Ce pouvoir généralisé de « redescription » ne fait-il pas éclater le concept initial de « description », pour autant que celui-ci reste dans les bornes de la représentation par objets ? Ne faut-il pas, par là même, renoncer à l’opposition entre un discours tourné vers le « dehors », qui serait précisément celui de la description, et un discours tourné vers le « dedans », qui modèlerait seulement un état d’âme pour l’élever à l’hypothétique ? N’est-ce pas la distinction même du « dehors » et du « dedans » qui vacille avec celle de la représentation et du sentiment ?
D’autres distinctions vacillent en chaîne. Ainsi la distinction entre découvrir et créer, entre trouver et projeter. Ce que le discours poétique porte au langage, c’est un monde pré-objectif où nous nous trouvons déjà de naissance, mais aussi dans lequel nous projetons nos possibles les plus propres. Il faut donc ébranler le règne de l’objet, pour laisser être et laisser se dire notre appartenance primordiale à un monde que nous habitons, c’est-à-dire qui, tout à la fois, nous précède et reçoit l’empreinte de nos œuvres. Bref, il faut restituer au beau mot « inventer » son sens lui-même dédoublé, qui implique à la fois découvrir et créer. C’est parce que l’analyse était restée prisonnière de ces distinctions familières, que le concept de vérité métaphorique, esquissé au terme de la septième étude, semblait pris dans une antinomie insurmontable : la « métapoétique » d’un Wheelwright, que nous avons pu appeler naïve, et la vigilance critique d’un Turbayne, qui dissipait la véhémence ontologique de l’énonciation poétique dans la maîtrise concertée du « comme si », continuaient de s’opposer sur le terrain d’un concept vérificationniste de la vérité, solidaire lui-même d’un concept positiviste de la réalité92.
C’est ici que, comme nous le craignions, l’instance critique semble se convertir en plaidoyer pour l’irrationnel. Avec la suspension de la référence à des objets faisant face à un sujet jugeant, n’est-ce pas la structure même de l’énonciation qui vacille ? Avec l’effacement de tant de distinctions bien connues, n’est-ce pas la notion même de discours spéculatif qui s’évanouit, et avec cette notion la dialectique du spéculatif et du poétique ?
C’est le moment de se souvenir de la conquête la plus avancée de la septième étude : la référence dédoublée, disions-nous, signifie que la tension caractéristique de l’énonciation métaphorique est portée à titre ultime par la copule est. Être-comme signifie être et ne pas être. Cela était et cela n’était pas. Dans le cadre d’une sémantique de la référence, la portée ontologique de ce paradoxe ne pouvait être aperçue ; c’est pourquoi l’être ne pouvait y figurer que comme copule d’affirmation, comme être-apophantique. Du moins la distinction du sens relationnel et du sens existentiel, au cœur même de l’être-copule, était-elle l’indice d’une reprise possible par le discours spéculatif de la dialectique de l’être qui a sa marque apophantique dans le paradoxe de la copule est.
Par quel trait le discours spéculatif sur l’être répondra-t-il au paradoxe de la copule, au est/n’est pas apophantique ?
Remontant plus haut dans notre travail, l’interprétation de l’être-comme nous fait ressouvenir, à son tour, d’une énigmatique remarque d’Aristote, demeurée sans écho, à ma connaissance, dans le reste du corpus aristotélicien : que veut dire, pour la métaphore vive, « mettre sous les yeux » (ou, selon les traductions, « peindre », « faire tableau ») ? Mettre sous les yeux, répond Rhétorique, III, c’est « signifier les choses en acte » (1411 b 24-25). Et le philosophe précise : quand le poète prête vie à des choses inanimées, ses vers « rendent le mouvement et la vie : or l’acte est mouvement » (1412 a 12).
En recourant, à ce point de sa réflexion, à une catégorie de la « philosophie première », Aristote invite à chercher la clé de l’explicitation ontologique de la référence dans une reprise spéculative des significations de l’être. Mais il est remarquable que ce ne soit pas à la distinction des significations catégoriales de l’être qu’il renvoie encore une fois, mais à une distinction plus radicale encore, celle de l’être comme puissance et de l’être comme acte93. Cette extension du champ de la polysémie de l’être est de la plus extrême importance pour notre propos. Cela signifie, d’abord, que c’est dans le discours spéculatif que s’articule le sens dernier de la référence du discours poétique : acte, en effet, n’a de sens que dans le discours sur l’être. Cela signifie, en outre, que la visée sémantique de l’énonciation métaphorique est en intersection, de la façon la plus décisive, avec celle du discours ontologique, non pas au point où la métaphore par analogie croise l’analogie catégoriale, mais au point où la référence de l’énonciation métaphorique met en jeu l’être comme acte et comme puissance. Cela signifie, enfin, que cette intersection entre la poétique et l’ontologie ne concerne pas seulement la poésie tragique94, puisque la remarque de la Rhétorique citée plus haut étend à la poésie tout entière, donc aussi à la mimesis lyrique (selon une expression que nous avons risquée dans la septième étude), le pouvoir de « signifier l’acte ».
Mais que peut bien dire « signifier l’acte » ?
Les difficultés mêmes de l’ontologie de l’acte et de la puissance ne réagissent-elles pas sur la poétique ? Car, nous l’avons appris d’Aristote lui-même, l’ontologie ne dit guère plus que ceci : puissance et acte se définissent de façon corrélative, c’est-à-dire circulaire95 ; le discours qui s’y rapporte n’est pas démonstratif, mais inductif et analogique96. Certes, nous avons établi plus haut que l’analogie n’est pas une métaphore honteuse. Mais, aux difficultés du discours ontologique en général, s’ajoutent les difficultés propres à ces deux acceptions les plus radicales de l’être : Aristote a-t-il vraiment maîtrisé les variations d’amplitude du concept de puissance ? a-t-il ordonné de façon convaincante les concepts voisins d’acte, de praxis, de poiêsis, de mouvement97.
Dès lors, ce ne peut être que sur le mode exploratoire et non point dogmatique, sur un mode où l’on n’affirme plus qu’en questionnant, que l’on peut tenter une interprétation de la formule : signifier l’acte. Et cette interprétation est inséparable de l’explicitation ontologique du postulat de la référence métaphorique.
Que peut-on donc entendre par « signifier les choses en acte » ?
Ce peut vouloir dire voir les choses comme des actions. C’est le cas bien évidemment dans la tragédie, qui montre les hommes « comme agissant, comme en acte ». Et, en effet, le privilège de l’action, c’est que l’acte y est tout entier dans l’agent, comme la vision est dans le voyant, la vie dans l’âme, la contemplation dans l’esprit. Dans l’action, l’acte est complet et achevé en chacun de ses moments et ne cesse pas quand la fin est atteinte : « car on peut, à la fois, avoir vécu pleinement et vivre encore, avoir goûté le bonheur et être heureux » (Métaphysique, Θ, 6, 1048 b 25-26). Cette vision du monde comme une grande geste pourrait être celle d’un Gœthe récrivant le Prologue de saint Jean : « Au commencement était l’action. » En revanche, voir toutes choses comme des actions, n’est-ce pas aussi les voir comme « humaines, trop humaines » ? et, par là, accorder à l’homme lui-même un privilège abusif ?
Voir toutes choses en acte, est-ce les voir à la façon d’une œuvre de l’art, d’une production technique ? La réalité adviendrait alors sous nos yeux comme un vaste artifice qu’engendrerait une volonté artiste, « qui ne rencontrerait aucun obstacle extérieur », comme il est dit en Métaphysique, Θ, 7 ? Mais n’est-ce pas imposer au regard le poids d’un anthropomorphisme plus lourd encore que dans l’interprétation précédente ?
Voir toutes choses en acte, serait-ce donc les voir comme des éclosions naturelles ? Cette interprétation semble plus proche des exemples de la Rhétorique (voir les choses inanimées comme animées). N’est-ce pas ce que nous suggérions nous-même, en écrivant au terme de la première étude : l’expression vive est celle qui dit l’expérience vive ? Signifier l’acte, serait voir les choses comme non empêchées d’advenir, les voir comme cela qui éclôt. Mais alors signifier l’acte, ne serait-ce pas aussi bien signifier la puissance, au sens englobant qui s’adresse à toute production de mouvement ou de repos. Le poète serait-il alors celui qui aperçoit la puissance comme acte et l’acte comme puissance ? Celui qui voit comme achevé et complet ce qui s’ébauche et se fait, celui qui aperçoit toute forme atteinte comme une promesse de nouveauté… ? Bref, celui qui atteint « ce principe immanent qui existe dans les êtres naturels, soit en puissance, soit en entéléchie », que le grec nomme phusis98 ?
Pour nous, modernes, qui venons après la mort de la physique aristotélicienne, ce sens de la phusis est peut-être à nouveau vacant, comme ce que le langage poétique demande au discours spéculatif de penser. C’est alors la tâche du discours spéculatif de se mettre en quête du lieu où apparaître signifie « génération de ce qui croît ». Si ce sens n’est plus à chercher dans une région d’objets, celle qu’occupent les corps physiques et les organismes vivants, il semble bien que ce soit au niveau de l’apparaître dans son ensemble et comme tel que le verbe poétique « signifie l’acte ». Par rapport à cette acception illimitée, signifier l’action, signifier l’artifice, signifier le mouvement sont déjà des déterminations, c’est-à-dire des limitations et des restrictions, par quoi quelque chose est perdu de ce qui fait signe dans l’expression : signifier l’éclosion de l’apparaître. S’il est un point de notre expérience où l’expression vive dit l’existence vive, c’est celui où le mouvement par lequel nous remontons la pente entropique du langage rencontre le mouvement par lequel nous régressons en deçà des distinctions entre acte, action, fabrication, mouvement.
C’est ainsi la tâche du discours spéculatif de se mettre en quête du lieu où apparaître signifie « génération de ce qui croît ». Ce projet et ce programme nous font à nouveau croiser l’itinéraire de Heidegger, dont la dernière philosophie tente de mettre la pensée spéculative en résonance avec le dire du poète. L’évocation de Heidegger est d’autant plus appropriée que la métaphore de l’éclosion s’est imposée à lui, au cœur de sa critique de l’interprétation métaphysique de la métaphore, comme la métaphore de la métaphore : les « fleurs » de nos mots — « Worte, wie Blumen » — disent l’existence dans son éclosion99.
A dire vrai, la philosophie de Heidegger se propose, à l’avant-dernier stade de cette enquête, indivisément comme une tentative et comme une tentation incontournables. Une tentative dont il faut s’inspirer, toutes les fois qu’elle contribue manifestement à édifier la pensée spéculative selon la visée sémantique qui animait déjà la recherche d’Aristote sur les acceptions multiples de l’être —, une tentation qu’il faut écarter, dès lors que la différence du spéculatif et du poétique se trouve à nouveau menacée.
Le nœud de la pensée heideggerienne à son dernier stade est, j’en conviens avec ses principaux interprètes100, la co-appartenance de l’Erörterung et de l’Ereignis. Le premier terme désigne la recherche du « lieu » et en même temps le « commentaire » de cette quête, le deuxième désigne la « chose même » qui est à penser. La co-appartenance de l’Erörterung et de l’Ereignis, comme « topologie de l’être », est ce qui désigne la pensée spéculative dans son « geste constitutif ».
Que l’Ereignis ait même visée de sens que ce qui fut autrefois pensé comme acte/puissance, est attesté aussi bien négativement par le refus d’en réduire l’amplitude à l’événement (Geschehnis) ou au procès (Vorkommnis) que, positivement, par le rapprochement de l’Ereignis avec le es gibt qui, sous l’aspect du don, annonce toute éclosion d’apparaître. Ereignis et es gibt marquent l’ouverture et le déploiement à partir de quoi il y a les objets pour un sujet jugeant. La « chose » qui se donne ainsi à penser se dit, dans le vocabulaire de la topologie, « contrée », pouvoir de venir à la « rencontre », proximité du « proche ». Mais n’étions-nous pas préparés à ces variations de distance par le jeu de la ressemblance ?
Que l’Erörterung, de son côté, marque la difficulté de dire qui répond à la difficulté d’être101, ne doit pas surprendre un lecteur qui a déjà reconnu le travail de pensée incorporé à la vieille doctrine de l’analogie de l’être. Quand le philosophe lutte sur deux fronts, contre la séduction de l’ineffable, contre la puissance du « parler ordinaire » (Sprechen), bref pour un « dire » (Sagen) qui ne serait ni le triomphe de l’inarticulé, ni celui de signes disponibles au locuteur et manipulables par lui, n’est-il pas dans une situation comparable à celle du penseur de l’Antiquité ou du Moyen Age, cherchant sa voie entre l’impuissance d’un discours livré à la dissémination des significations et la maîtrise de l’univocité par la logique du genre ?
L’Erörterung, en se dirigeant vers l’Ereignis, se dirige vers un « même », un « identique », qui la qualifie comme pensée spéculative102. Et ce « même » est dans la situation de l’analogue des Anciens, dans la mesure où ressembler, ici aussi, c’est rassembler.
Est-ce à dire qu’une fois encore le discours spéculatif soit menacé de retourner à la poésie ? Il n’en est rien. Même si on appelle l’Ereignis une métaphore103, il s’agit d’une métaphore de philosophe, au sens où on peut appeler à la rigueur métaphore l’analogie de l’être, qui reste toujours distincte d’une métaphore de poète. La manière même dont Heidegger met en vis-à-vis, sans les confondre, discours poétique et discours philosophique, comme dans Aus der Erfahrung des Denkens104, atteste cet infranchissable écart du Même qui est à penser et de la ressemblance métaphorique. Ce qui est remarquable, dans ce petit texte, c’est que le poème n’y sert pas d’ornement à l’aphorisme philosophique, et que celui-ci n’y constitue pas la traduction du poème : poème et aphorismes sont mutuellement dans un accord de résonance qui respecte leur différence. A la puissance imaginative de la poésie pensante, le poète répond par la puissance spéculative de la pensée poétisante.
Certes, la différence devient infime, lorsque le philosophe choisit pour vis-à-vis une poésie pensante — celle de poètes qui eux-mêmes poétisent sur le langage, comme Hölderlin, et qu’il lui répond par une pensée qui poétise, une « pensée semi-poétique ». Mais, même alors, c’est la pensée spéculative qui use des ressources métaphoriques du langage pour créer du sens et ainsi répond à la demande de la « chose » à dire par une innovation sémantique. Un tel procédé n’a rien de scandaleux, aussi longtemps que la pensée spéculative se sait distincte et répondante, parce que pensante. Aussi les métaphores du philosophe peuvent bien ressembler à celles du poète, en ce qu’elles opèrent comme ces dernières un écart par rapport au monde des objets et du langage ordinaire ; mais elles ne se confondent pas avec les métaphores du poète. Il faut en dire autant du fameux étymologisme, déjà pratiqué par Platon et par Hegel. Il est loisible au philosophe de chercher à dire l’étrange et l’étranger en rajeunissant quelques métaphores mortes ou en restituant quelques acceptions archaïques d’un mot. Notre propre enquête nous a préparé à dire que cette manœuvre de langage n’implique aucune mystique du « sens primitif ». Un sens enfoui devient signification nouvelle dans l’instance présente de discours. A plus forte raison, lorsque la pensée spéculative l’adopte pour se frayer une voie vers la « chose » même. Il faut considérer du même œil le retour de métaphores anciennes, celle de la lumière, du sol, de la demeure, du chemin. Leur usage dans un nouveau contexte vaut innovation. Ces mêmes métaphores peuvent servir un platonisme de l’invisible ou glorifier la visibilité de l’apparaître. C’est pourquoi, si aucune n’est privilégiée, aucune non plus n’est interdite. Il n’est pas étonnant dès lors que revienne l’antique méditation sur la polysémie de l’être, et qu’à la manière des théoriciens de l’analogie de l’être, on médite sur un signifier plus — sur une Mehrdeutigkeit — qui se distingue de la dissémination pure et simple — de la Vieldeutigkeit105. Dans son débat avec cette nouvelle polysémie de l’être, la philosophie atteste que penser n’est pas poétiser.
On objectera que cette manière de lire Heidegger ne tient aucun compte de sa volonté de rupture avec la métaphysique, ni du « saut » hors du cercle de celle-ci que la pensée poétisante exige.
C’est ici, je l’avoue, que je déplore la position prise par Heidegger.
Je ne puis voir dans cet enfermement de l’histoire antérieure de la pensée occidentale dans l’unité de « la » métaphysique que la marque de l’esprit de vengeance auquel cette pensée invite pourtant à renoncer, en même temps qu’à la volonté de puissance dont ce dernier lui paraît inséparable106. L’unité de « la » métaphysique est une construction après coup de la pensée heideggerienne, destinée à justifier son propre labeur de pensée et le renoncement dont il voudrait qu’il ne soit plus un dépassement. Mais pourquoi cette philosophie devrait-elle refuser à tous ses devanciers le bénéfice de la rupture et de la novation qu’elle s’octroie à elle-même ? Le moment est venu, me semble-t-il, de s’interdire la commodité, devenue paresse de pensée, de faire tenir sous un seul mot — métaphysique — le tout de la pensée occidentale107.
Si l’on peut dire que Heidegger appartient à la lignée de la philosophie spéculative, c’est dans la mesure où, en fait, il poursuit avec des moyens de pensée et de discours nouveaux et au service d’une expérience nouvelle, une tâche analogue à celle de ses devanciers.
Quel philosophe digne de ce nom n’a pas, avant lui, médité sur la métaphore du chemin, et ne s’est pas tenu pour le premier à se mettre sur un chemin qui est le langage lui-même s’adressant à lui ? Quel n’a pas cherché le « sol » et le « fond », la « demeure » et la « clairière » ? Quel n’a pas cru que la vérité était « proche » et pourtant difficile à apercevoir et plus difficile encore à dire, qu’elle était cachée et pourtant manifeste, ouverte et pourtant voilée ? Quel n’a pas, d’une manière ou de l’autre, lié le mouvement de la pensée en avant à sa capacité de « régresser », de faire un pas « en arrière » ? Quel n’a pas mis son effort à distinguer le « commencement de la pensée » de tout début chronologique ? Quel n’a pas conçu sa tâche la plus propre comme un travail de la pensée sur elle-même et contre elle-même ? Quel n’a pas cru que pour continuer, il fallait rompre, procéder à un « saut » hors du cercle des idées acceptées ? Quel n’a pas opposé la pensée à partir de l’horizon à la connaissance par objets, la pensée méditante à la pensée représentative ? Quel n’a pas su qu’en dernière instance le « chemin » et le « lieu » sont le même, la « méthode » et la « chose » identiques ? Quel n’a pas aperçu que le rapport entre la pensée et l’être n’est pas une relation au sens logique du mot, que ce rapport ne suppose pas de termes antérieurs à lui, mais constitue d’une manière ou d’une autre une coappartenance de la pensée et de l’être ? Quel philosophe enfin n’a pas, avant Heidegger, tenté de penser l’identité autrement que comme tautologie, à partir de la coappartenance même de la pensée et de l’être ?
C’est pourquoi, à l’opposé de l’interprétation que Heidegger donne de lui-même, sa philosophie de l’Erörterung-Ereignis ne pèse que par sa contribution à l’incessante problématique de la pensée et de l’être. Le philosophe peut écrire successivement Sein, seyn, sein c’est encore la question de l’être qui est posée sous rature. Aussi bien n’est-ce pas la première fois que l’être doit être biffé pour être reconnu dans sa réserve et dans sa générosité, dans sa retenue et dans sa gratuité. Comme les penseurs spéculatifs qui l’ont précédé, Heidegger est à la recherche du maître mot, de « celui qui porte tout le mouvement de manière décisive ». Le es gibt est pour lui ce maître mot. Il porte la marque d’une ontologie déterminée, où le neutre est plus parlant que la personne, et où le don fait en même temps figure de destin. Cette ontologie procède d’une écoute plus attentive aux Grecs qu’aux Hébreux, à Nietzsche qu’à Kierkegaard. Soit. C’est ainsi qu’il faut à son tour l’écouter sans la solliciter. Mais, comme telle, elle n’a pas le privilège de s’opposer à toutes les autres, reléguées dans la clôture de « la » métaphysique. Son inadmissible prétention est de mettre fin à l’histoire de l’être, comme si « l’être disparaissait dans l’Ereignis ».
Le prix de cette prétention est l’invincible ambiguïté des dernières œuvres, partagées entre la logique de leur continuité avec la pensée spéculative, et la logique de leur rupture avec la métaphysique. La première logique place l’Ereignis et le es gibt dans la lignée d’une pensée sans cesse en voie de se rectifier elle-même, sans cesse en quête d’un dire plus approprié que le parler ordinaire, d’un dire qui serait un montrer et un laisser-être, d’une pensée, enfin, qui jamais ne renonce au discours. La seconde logique conduit à une suite d’effacements et d’abolitions, qui précipitent la pensée dans le vide, la ramènent à l’hermétisme et à la préciosité, et reconduisent les jeux étymologiques à la mystification du « sens primitif ». Plus que tout, cette seconde logique invite à affranchir le discours de sa condition propositionnelle, oubliant la leçon hégélienne concernant la proposition spéculative, qui est encore proposition108. C’est ainsi que cette philosophie redonne vie aux séductions de l’inarticulé et de l’inexprimé, voire à quelque désespoir du langage, proche de celui de l’avant-dernière proposition du Tractatus de Wittgenstein.
Pour finir, je voudrais ne retenir, du dernier Heidegger, que cette admirable déclaration : « Entre elles deux, pensée et poésie, règne une parenté plus profondément retirée, parce que toutes deux s’adonnent au service du langage et se prodiguent pour lui. Entre elles deux pourtant persiste en même temps un abîme profond, car elles “demeurent sur les monts les plus séparés”109. »
Ce qui est caractérisé, ici, c’est la dialectique même des modes de discours, dans leur proximité et dans leur différence.
D’une part, la poésie, en elle-même et par elle-même, donne à penser l’esquisse d’une conception « tensionnelle » de la vérité ; celle-ci récapitule toutes les formes de « tensions » portées au jour par la sémantique : tension entre sujet et prédicat, entre interprétation littérale et interprétation métaphorique, entre identité et différence ; puis elle les rassemble dans la théorie de la référence dédoublée ; enfin elle les fait culminer dans le paradoxe de la copule, selon lequel être-comme signifie être et n’être pas. Par ce tour de l’énonciation, la poésie articule et préserve, en liaison avec d’autres modes de discours110, l’expérience d’appartenance qui inclut l’homme dans le discours et le discours dans l’être.
D’autre part, la pensée spéculative appuie son travail sur la dynamique de l’énonciation métaphorique et l’ordonne à son propre espace de sens. Sa réplique n’est possible que parce que la distanciation, constitutive de l’instance critique, est contemporaine de l’expérience d’appartenance, ouverte ou reconquise par le discours poétique111, et parce que le discours poétique, en tant que texte et œuvre112, préfigure la distanciation que la pensée spéculative porte à son plus haut degré de réflexion. Finalement, le dédoublement de la référence et la redescription de la réalité, soumise aux variations imaginatives de la fiction, apparaissent comme des figures spécifiques de distanciation, lorsque ces figures sont réfléchies et réarticulées par le discours spéculatif.
Ce qui est ainsi donné à penser par la vérité « tensionnelle » de la poésie, c’est la dialectique la plus originaire et la plus dissimulée : celle qui règne entre l’expérience d’appartenance dans son ensemble et le pouvoir de distanciation qui ouvre l’espace de la pensée spéculative.
É. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », Études philosophiques, décembre 1958, p. 419-429, in Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, 1966, p. 63-74.
Les six premières catégories se réfèrent à des formes nominales (à savoir : la classe linguistique des noms ; puis, dans la classe des adjectifs en général, les deux types d’adjectifs désignant la quantité et la qualité ; puis le comparatif, qui est la forme « relative » par fonction, puis les dénominations de lieu et de temps) les quatre suivantes sont toutes des catégories verbales : la voie active et la voie passive, puis la catégorie du verbe moyen (opposée à l’actif), puis celle du parfait en tant qu’« être dans un certain état ». (On notera que le génie linguistique d’Émile Benveniste triomphe dans l’interprétation de ces deux dernières catégories qui ont embarrassé maints interprètes.) Ainsi Aristote « pensait définir les attributs des objets ; il ne pose que des êtres linguistiques » (70).
Jules Vuillemin, De la logique à la théologie, cinq études sur Aristote, Flammarion, 1967. Cette seconde étude est intitulée carrément « Le système des Catégories d’Aristote et sa signification logique et métaphysique » (44-125). J’inverse l’ordre suivi par Jules Vuillemin dans son ouvrage, en raison de la différence de mon propos : Vuillemin veut démontrer que l’analogie relève d’une pseudo-science qui fait cercle avec la théologie. C’est pourquoi il s’adresse directement à l’analogie et à sa déficience logique dans la première étude de son ouvrage. Me proposant de montrer l’écart entre discours philosophique et discours poétique au lieu où ils semblent les plus proches, je me porte directement au point où l’écart est maximum : c’est celui où Jules Vuillemin rend justice à la construction systématique du traité aristotélicien des Catégories.
Vuillemin, op. cit., p. 110.
« De la sorte, Aristote suppose, dans les Catégories, la théorie de l’analogie : l’être est utilisé en différentes acceptions, mais ces acceptions sont ordonnées en ce qu’elles dérivent toutes, plus ou moins directement, d’une acception fondamentale qui est l’attribution d’une substance seconde à une substance première » (Vuillemin, op. cit., p. 226).
« On doit, en effet, appeler êtres la substance et les autres catégories, soit, pour ces dernières, par pure homonymie, soit en ajoutant ou en retranchant une qualification à être, dans le sens où nous disons que le non-connaissable est connaissable. Plus exactement, nous n’attribuons l’être ni par homonymie ni par synonymie : il en est comme du terme médical, dont les diverses acceptions ont rapport à un seul et même terme, mais ne signifient pas une seule et même chose, et ne sont pourtant pas non plus des homonymes : le terme médical, en effet, ne qualifie un patient, une opération, un instrument, ni à titre d’homonyme, ni comme exprimant une seule chose, mais qu’il a seulement rapport à un terme unique », Métaphysique, Z, 4, 1030 a 31 — b 4 ; trad. Tricot, I, 365-366.
Vianney Décarie montre, dans L’Objet de la Métaphysique selon Aristote, le lien de Z à l’exposé des sens multiples de l’être du livre Δ, et souligne avec force « que les autres catégories reçoivent leur signification de ce premier être » (138). Cette fonction de pivot sémantique et ontologique de l’ousia est quelque peu perdue de vue dans une interprétation aporétique de l’ontologie aristotélicienne.
Vuillemin, op. cit., p. 229. Là commence, pour Jules Vuillemin, la « pseudoscience » dans laquelle la philosophie occidentale s’est égarée. L’analogie, selon lui, n’a pu disparaître de la philosophie moderne que lorsque, avec Russell, Wittgenstein, Carnap, une unique signification fondamentale a été reconnue à la copule, à savoir l’appartenance de l’élément à une classe : « A ce moment, la notion d’analogie a disparu et la Métaphysique devient possible comme science » (228). Cela suppose évidemment que la signification du mot être s’épuise dans cette réduction logique, ce que le présent ouvrage récuse.
« C’est donc, superposée à la description logique, cette description ontologique qu’il est juste de considérer comme le fil conducteur de la déduction » (Vuillemin, op. cit., p. 78). « L’analyse philosophique doit redresser constamment les apparences de la grammaire et renverser l’ordre des subordinations que celle-ci établit. Du même coup elle fait apparaître le fil conducteur de la déduction » (86).
C’est ce que fait Jules Vuillemin : « Ainsi, s’il n’y a pas quiddité, au sens primordial, pour un composé tel qu’homme blanc, il y aura quiddité au sens dérivé. La prédication aura lieu par analogie, non de façon synonyme, mais paronyme ; elle est donc “transcendantale” » (63).
Vuillemin en restitue les articulations fondamentales en subdivisant en primordiale et dérivée chacune des deux classes de la prédication essentielle et de la prédication accidentelle, puis chacune des quatre classes ainsi obtenues en fonction de la différence entre substance première et substance seconde. Le tableau des possibilités a priori des prédications se lit aux p. 66-75 de l’ouvrage de J. Vuillemin.
C’est ce qu’admet J. Vuillemin : « La théorie de l’analogie, implicite dans la théorie des paronymes, permet de considérer sous le même chef, bien qu’en affaiblissant, pour ainsi dire, la signification de la copule, la relation de subordination entre substances secondes et les relations de surbordination entre particuliers abstraits et généralités abstraites d’une part, entre généralités abstraites de l’autre » (op. cit., p. 111). On ne dira rien ici de la quatrième partie du Traité des Catégories (§ 10-15) : L’énumération des post-prédicaments, observe Jules Vuillemin, permet d’inscrire la suite des catégories dans la métaphysique aristotélicienne ; en introduisant les rudiments d’une théorie du mouvement, le Traité marque la distinction des trois sortes de substances et la subordination de l’univers à la troisième (Dieu) et dessine « l’unité de la logique, de la physique et de la théologie » (ibid.).
« Telles choses, en effet, sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances, telles autres parce qu’elles sont des déterminations de la substance, telles autres parce qu’elles sont un acheminement vers la substance, ou, au contraire, des corruptions de la substance, ou parce qu’elles sont des privations, ou des qualités de la substance, ou bien parce qu’elles sont des causes efficientes ou génératrices, soit d’une substance, soit de ce qui est nommé relativement à une substance, ou enfin parce qu’elles sont des négations de quelqu’une des qualités d’une substance, ou des négations de la substance même… » (Métaphysique, Γ, 2, 1003 b 6-10 ; trad. Tricot, 1, 177). On lira, sur ce point, l’excellent commentaire de V. Décarie qui, une fois encore, insiste sur le rôle de « notion commune » tenu par l’ousia, grâce à quoi « il appartient à une seule science d’étudier tous les êtres en tant qu’êtres » (op. cit., 102).
Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, PUF, 1962.
Aubenque va jusqu’à discerner chez Aristote un tragique comparable à celui de Pascal qui tiendrait à « l’impossibilité du nécessaire » (op. cit., 219, n. 2).
Le texte qui est ici en jeu est celui de Métaphysique, E, 1, où Aristote applique sa notion d’un renvoi à un terme premier, non plus à la suite des significations de l’être mais à la hiérarchie même des êtres. Ce n’est plus alors l’ousia qui est la première des catégories, mais l’ousia divine qui est l’être éminent. Ce renvoi à un terme premier, non plus dans l’ordre des significations, mais dans l’ordre des êtres, est censé servir de fondement au discours même de l’être : « On pourrait se demander, dit Aristote, si la philosophie première est universelle, ou si elle traite d’un genre particulier et d’une réalité singulière, suivant une distinction qui se rencontre dans les sciences mathématiques, où la géométrie et l’astronomie ont pour objet un genre particulier de la quantité, tandis que la mathématique générale étudie toutes les quantités en général. A cela nous répondons que s’il n’y avait pas d’autre substance que celles qui sont constituées par la nature, la physique serait la science première. Mais s’il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être la philosophie première ; et elle est universelle de cette façon, parce que première » (Métaphysique, E, 1, 1026 a 23-30 ; trad. Tricot, I, 333-334). L’enquête de V. Décarie sur L’Objet de la Métaphysique selon Aristote témoigne de la permanence de ce lien entre l’ontologie et la théologie à travers le corpus aristotélicien (sur E, 1, op. cit., 111-124).
Aubenque l’accorde sans peine : « La réalité du khôrismos peut être ressentie moins comme une séparation irrémédiable que comme l’invitation à la surmonter. Bref, entre la recherche ontologique et la contemplation du divin, il peut et il doit y avoir des rapports que le mot de séparation ne suffit pas à épuiser » (335).
Cf. le traitement par Aubenque des adjonctions théologiques en divers endroits de Métaphysique, et de la préparation physique en A, 1-5 de l’exposé théologique de A, 6-10 (op. cit., 393 et s.).
« L’impossible idéal d’un monde qui aurait retrouvé son unité… doit demeurer, au sein même de l’irrémédiable dispersion, le principe régulateur de la recherche et de l’action humaines » (402). Et un peu plus loin : « L’unité du discours ne serait jamais donnée à elle-même ; bien plus, elle ne serait jamais “recherchée”, si le discours n’était pas mû par l’idéal d’une unité subsistante » (403). Et encore : « Si le divin n’exhibe pas l’unité que l’ontologie recherche, il n’en guide pas moins l’ontologie dans sa recherche » (404). Et enfin : « C’est la contrainte du mouvement qui, par la médiation de la parole philosophique, divise l’être contre lui-même selon une pluralité de sens, dont l’unité reste cependant indéfiniment recherchée » (438).
« Ousia, dit Aubenque, est l’un des rares mots qu’Aristote emploie à la fois pour parler des réalités sublunaires et de la réalité divine sans que rien indique que cette communauté de dénomination soit seulement métaphorique ou analogique » (op. cit., 405). Cette remarque devrait être suivie d’une reconnaissance plus décidée de la fonction unitive dévolue à la catégorie de l’ousia.
Aubenque écrit : Aristote « ne peut donc avoir voulu dire que ceci : le discours humain doit procéder comme si les causes des essences étaient les causes de toutes choses, comme si le monde était un tout bien ordonné et non une série rhapsodique, comme si toutes choses pouvaient être ramenées aux premières d’entre elles, c’est-à-dire aux essences, et à la première des essences, comme à leur Principe » (op. cit. 401).
David Ross comprend ainsi : « Si on fait abstraction de la cause première, les choses appartenant à des genres différents n’ont les mêmes causes que d’une manière analogique », (Ross, Aristote, p. 246-247 ; cité Tricot, II, 663).
Jules Vuillemin, De la logique à la théologie, 1re étude, p. 14. L’auteur montre que la notion mathématique d’analogie procède du remaniement par Théétète d’une définition antérieure qui ne s’appliquait qu’aux nombres rationnels. C’est par l’opération du retranchement alterné — qui « implique un développement à l’infini » (ibid., 13) — que l’idée de nombre a pu être étendue aux irrationnelles par la mathématique grecque.
« Car le fait d’être proportionnel n’est pas un caractère propre aux nombres naturels, mais une propriété du nombre en général (holôs arithmou), la proportion étant une égalité de rapports qui ne requiert pas moins de quatre termes » (Eth. Nic., 1131 a 30-32).
C’est en ce point du trajet d’extension de l’analogie mathématique et d’affaiblissement de ses critères que le rapport de proportionnalité recoupe la théorie de la métaphore, du moins son espèce la plus « logique », la métaphore proportionnelle (cf. Ire Étude) Mais le discours poétique se borne à l’employer. C’est le discours philosophique qui en fait la théorie, en la plaçant sur un trajet de sens entre la proportion mathématique et la référence ad unum.
A, 4, 1070 b 30 : « Les causes et les principes des différents êtres sont, en un sens, différents, mais, en un autre sens, si on parle en général et par analogie, sont les mêmes pour tous les êtres. » Voir aussi A, 5, 1071 a 4 et 27 et, bien entendu, le texte de A, 5 cité plus haut (1071 a 33-37).
Eth. Nic., I, 4, 1096 b 27-28.
Sur ce point, cf. J. Vuillemin, op. cit., p. 22.
Considérant les termes eux-mêmes de l’analogie, il observera que l’attribution commune de l’être à la substance et à l’accident réduit implicitement les jugements de relation aux jugements de prédication. Or le véritable jugement de prédication — si l’on écarte la définition d’essence — ne permet pas la réciprocation. Mais surtout, en plaçant la substance à la tête de la métaphysique, la philosophie désigne un terme dont il n’y a pas de science, puisque la substance est chaque fois un individu déterminé, et qu’il n’y a de science que des genres et des espèces. Dès lors, l’ordre des choses échappe à celui de la science, qui est abstraite et ne traite pas des substances au sens premier. Considérant en outre la relation des autres catégories à la substance, le logicien ne pourra qu’enregistrer l’aveu même d’Aristote : si la science est générique, et si le lien de l’être n’est pas générique, le lien analogique de l’être n’est pas scientifique. Il faut donc conclure à l’« incommunicabilité scientifique des genres de l’être » (J. Vuillemin, op. cit., p. 41).
« Rechercher d’une manière générale les éléments des êtres sans avoir distingué les différentes acceptions de l’être, c’est se rendre incapable de les trouver, surtout quand on recherche de cette façon les éléments dont les choses sont constituées. De quels éléments, en effet, sont composés le faire ou le pâtir ou le rectiligne ? C’est ce qu’il est certainement impossible de découvrir ; en admettant même que leurs éléments puissent être atteints, ce ne pourrait être que les éléments des substances. J’en conclus que chercher les éléments de tous les êtres ou penser qu’on les a trouvés, est une méprise » (Métaphysique, A, 9, 992 b 18-24 ; trad. Tricot, I, 101-102).
Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Livre II, chap. III, 7e section, A 632 ; trad. fr. Tremesaygues et Pacaud, p. 447. — Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Introduction de 1949, Francfort, Klostermann, 9e éd. 1965, p. 19-20 ; trad. fr. Questions, I, Gallimard, 1968, p. 40.
Parmi les travaux les plus récents, on lira Bernard Montagnes, La Doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1963. L’auteur déploie l’éventail des solutions essayées tour à tour par saint Thomas (65-114), à l’encontre du privilège excessif accordé par Cajetan à l’analogie de proportionnalité, laquelle, selon G. P. Klubertanz, St Thomas Aquinas on Analogy. A textual Analysis and Systematic Synthesis, Chicago, 1960, n’est apparue qu’à un moment précis de la carrière de saint Thomas pour disparaître ensuite ; le Livre IV des Sentences et le De Veritate seraient les témoins de cette phase de la doctrine.
Sur les raisons de refuser l’attribution univoque : Commentaire au Livre I des Sentences, Dist. XXXV, qu. 1, art. 3 ad 5 : « … Rien n’est commun à l’éternel et au corruptible comme l’affirment le commentateur et même le philosophe. La science de Dieu est éternelle, la nôtre est corruptible, elle qu’il nous arrive de perdre par oubli et que nous acquérons par l’enseignement ou l’attention. Donc science est appliqué à Dieu et à nous de façon équivoque. » Plus loin, ibid., art. 4 : « Son être (esse) est sa nature, à cause de ce que disent certains philosophes : à savoir qu’il est un être (ens) non dans une essence (essentia), qu’il sait non par une science, et ainsi de suite, afin que l’on comprenne que son essence n’est rien d’autre que son être (esse) et qu’il en est de même des autres propriétés ; par conséquent rien ne peut être dit de Dieu et des créatures de façon univoque. » Le De Veritate dit dans le même sens que l’esse est propre à chaque être, qu’en Dieu sa nature est son esse, donc que le terme ens ne peut être univoquement commun. Le De Potentia insiste sur la diversité et la non-uniformité de l’être.
Sur les raisons d’écarter l’attribution équivoque : « En effet, dans ce cas, on ne pourrait, en s’appuyant sur les créatures, rien connaître de Dieu, rien en démontrer ; sans cesse le sophisme appelé équivoque (fallacia aequivocationis) interviendrait dans le raisonnement et cela aussi bien contre le philosophe qui prouve de Dieu bien des choses par raison démonstrative que contre l’apôtre lui-même, disant aux Romains : “Les attributs invisibles de Dieu sont rendus manifestes au moyen de ses œuvres” » (Somme théologique, I a, qu. 13, art. 5). Le rapprochement entre saint Paul et Aristote est en lui-même significatif, par le cumul qu’il fait de deux traditions et de deux cultures.
La division des prédicats en univoques, équivoques et analogues ne vient pas d’Aristote, mais de l’aristotélisme arabe, lui-même héritier de l’invention de la classe des ambigus (amphibola) par Alexandre d’Aphrodise dans son Commentaire d’Aristote. Cf. H. A. Wolfson, « The Amphibolous Terms in Aristotle, Arabic Philosophy and Maimonides », Harvard Theological Review, 31, 1938, p. 151-173.
Qu’Aristote fournisse la trame fondamentale de la solution par l’analogie est attesté par les quelques textes proprement philosophiques sur l’analogie ne concernant pas les noms divins. C’est le cas du De Principiis Naturae et du Commentaire à Γ 2 de la Métaphysique d’Aristote. De Principiis introduit la question de l’analogie par celle de l’identité des principes (matière et forme) à travers la diversité des êtres ; l’analogie est une identité distincte de l’identité générique qui repose sur un type d’attributio (terme emprunté au commentaire d’Averroès de la Métaphysique), l’attributio analogique, qui repose sur des rationes non totalement différentes, comme c’est le cas dans l’attributio équivoque (où un même nomen : chien correspond à des rationes différentes : l’animal et la constellation). A son tour l’attributio se règle sur les degrés d’unité des êtres. Suit l’exemple célèbre du prédicat sanum qui se dit analogiquement du sujet (l’homme), du signe (l’urine), du moyen (la potion), en raison d’une signification de base qui est ici la fin (la santé). Mais la signification de base peut être la cause efficiente, comme dans l’exemple du prédicat medicus, qui se dit d’abord de l’agent (médecin), puis des effets et des moyens. C’est donc l’unité d’ordre de l’être qui règle la diversité unifiée des modes d’attribution : l’être se dit en premier (per prius) de la substance, puis à titre dérivé (per posterius) des autres prédicaments. Le lien analogique des principes reflète dès lors celui des êtres. La convenance est appelée secundum analogiam, sive secundum proportionem. Entre l’identique et l’hétérogène se place l’analogue. — Le commentaire de la Métaphysique d’Aristote (in XII Libros Metaphysicorum Liber IV) a le même sens : le thème ens se dit diversement (dicitur multipliciter). Mais si la même notion (ratio eadem) ne règne pas dans la série des acceptions de l’être, « on peut dire que l’être est attribué analogiquement, c’est-à-dire proportionnellement (illud dicitur “analogice praedicare”, idest proportionaliter) ; en effet l’être est dit des autres prédicaments “par rapport à un terme unique” (per respectum ad unum). Reviennent les exemples de sanus et de medicus. Et saint Thomas de dire : « Et, pour ce que l’on vient de dire, on peut aussi affirmer l’être (ens) de façon multiple. Mais cependant tout être est dit tel par rapport à un premier (per respectum ad unum primum). » La persistance (et la stabilité) de la théorie proprement transcendentale venue d’Aristote est attestée par la Somme théologique : « Nous savons que toujours, à l’égard des noms qu’on attribue par analogie à plusieurs êtres, il y a nécessité que ces noms soient attribués en la dépendance d’un premier terme et par rapport à lui. C’est pourquoi ce terme doit figurer dans la définition de tous les autres. Et comme la notion exprimée par le nom est la définition de ce qu’on nomme, ainsi que le dit Aristote, il y a nécessité que ce nom soit attribué par priorité à celui des termes de l’analogie qui figure dans la définition des autres, et à titre secondaire aux suivants, par ordre, selon qu’ils se rapprochent plus ou moins du premier » (I a, qu. 13, art. 6).
H. Lyttkens, The Analogy between God and the World. An Investigation of its Background and Interpretation of its Use by Thomas of Aquino, Uppsala, 1952 ; les 150 premières pages sont consacrées à l’histoire de l’analogie des présocratiques à Albert le Grand ; l’auteur démontre la filiation authentiquement néo-platonicienne du thème de la participation, sous le vocabulaire aristotélicien de l’analogie par référence à un premier. Plus récemment C. Fabro, Partecipazione e causalità secondo S. Tommaso d’Aquino, Turin, 1960 (trad. fr., Louvain, 1961) montre que l’analogie constitue seulement la sémantique de la participation, laquelle, en conjonction avec la causalité, concerne la réalité même de l’être sous-jacent aux concepts par lesquels l’être est représenté. Dans le même sens, Montagnes : « La doctrine de l’analogie est faite de la synthèse de deux thèmes, l’un d’origine aristotélicienne, celui de l’unité d’ordre par référence à un premier, l’autre de provenance platonicienne, celui de la participation » (op. cit., p. 23).
Le grand livre en ce domaine demeure celui de L. B. Geiger, La Participation dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Vrin, 2e éd., 1953 : « L’analogie est la logique, plus précisément une partie de la logique, de la participation (78). »
Sur l’analogie chez le Pseudo-Denys, cf. VI. Lossky, « Le rôle des analogies chez Denys le Pseudo-Aréopagite », Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 1930, p. 279-309. M. D. Chenu note : « La maturation lente de la doctrine de l’analogie de l’être peut être ici prise comme critère. C’est l’un des points où l’on va constater la curieuse et féconde interférence d’Aristote et de Denys, qui sera l’une des premières observations du jeune Thomas d’Aquin. Aristote, si peu explicite sur les exigences du transcendant, fournira bientôt les coordonnées logiques et métaphysiques permettant d’en établir le statut conceptuel (puissance et acte) ; mais c’est Denys qui, dès maintenant, en impose avec éclat l’existence. » La Théologie au XIIe siècle, Vrin, 1957, p. 313.
La scolastique issue de Jean de S. Thomas et de Cajetan a purement et simplement identifié la doctrine thomiste de l’analogie avec l’analogie ; de proportionnalité ; cf. en particulier M. T. L. Penido, Le Rôle de l’analogie en théologie dogmatique, 1931. Le chapitre consacré aux « Préliminaires philosophiques » n’est, au dire de Montagnes, qu’« un exposé de la pensée de Cajetan et non de celle de saint Thomas » (op. cit., p. 11, n. 12).
L’adage est d’Aristote lui-même (texte in Montagnes, op. cit., p. 84, note 34). La théologie recrée ainsi une situation d’incommensurabilité qui n’est pas sans rappeler celle que la géométrie des Anciens avait affrontée. Comme l’analogia grecque, la proportionalitas des scolastiques rend « proportionabilia » des termes non directement « proportionata » (De Veritate, qu. 23, art. 7 ad 9, cité Montagnes, op. cit., p. 85, n. 36).
« Dans le second mode d’analogie on n’atteint aucune relation déterminée entre les termes auxquels quelque chose est commun par analogie ; et, par conséquent, rien n’empêche que, selon ce mode, un nom soit analogiquement affirmé de Dieu et de la créature » (De Veritate, qu. 2, art. II).
Cf. texte in Montagnes, op. cit., p. 88-89.
« Par sa présence créatrice, [Dieu] n’est pas lointain mais tout proche : est in omnibus per essentiam, inquantum adest omnibus ut causa essendi (I a, qu. 8, art. 3) », Montagnes, op. cit., p. 89.
L. de Raeymaeker, « L’Analogie de l’être dans la perspective d’une philosophie thomiste », in l’Analogie, Revue internationale de philosophie, 87, 1969/1, p. 89-106, marque fortement la subordination de la théorie formelle de l’analogie à la théorie réaliste de la causalité et de la participation : « C’est par une participation concrète et selon un mode individuel que chaque être particulier possède son esse et qu’il a part à la perfection des perfections. 11 faut en conclure que le principe d’unité de l’ensemble des êtres concrets et individuels ne peut être que réel, lui aussi. Il se situe au point de convergence des lignes de participation : il est la source réelle d’où surgissent les êtres particuliers et dont, en raison même de leur participation, ceux-ci ne cessent de dépendre tout entiers » (105). Nul plus qu’Étienne Gilson n’a contribué à reconnaître la place cardinale de la doctrine de l’être comme acte dans la pensée de saint Thomas : Le Thomisme, Vrin, 6e édit, 1965 ; L’Être et l’Essence, Vrin, 1948, p. 78-120.
« Tout ce qui est dit en commun de Dieu et de la créature est dit en raison de la relation que la créature entretient avec Dieu, son principe et sa cause, en qui préexistent excellemment toutes les perfections de ce qui existe. Et cette sorte de communauté dans les appellations tient le milieu entre le pur équivoque et le pur univoque ; car dans les choses dites par analogie, ni l’on ne trouve une notion commune, comme dans le cas de l’univoque, ni l’on ne relève des notions entièrement diverses, comme dans le cas de l’équivoque ; mais le nom qui est attribué à plusieurs signifie diverses proportions, diverses relations à quelque chose d’un… » (Somme théologique, I a, qu. 13, art. 5.)
J. Vuillemin, De la logique à la théologie, consacre un paragraphe de sa première étude sur l’Analogie à « certains développements de la notion d’analogie chez S. Thomas » (22-31). 11 tente de placer dans un unique tableau les distinctions qui, selon les auteurs cités plus haut, se sont plutôt substituées les unes aux autres, à savoir la distinction des Sentences entre analogie selon l’intentio seulement, selon l’esse, et selon l’intentio et esse, — puis celle du De Veritate qui oppose analogie de proportionnalité et analogie de proportion, enfin celle de la Somme contre les Gentils qui oppose le rapport extrinsèque de deux termes à un tiers et le rapport interne de subordination d’un terme à l’autre. Cette systématisation a l’avantage de rendre justice à toutes les distinctions de façon synchronique. Son inconvénient majeur est de déplacer l’analogie de proportionnalité, qui devient simplement « l’élément de la rhétorique et de la poétique » (33), dans la mesure où elle « est en fait métaphore et équivoque » (32), afin de réserver à l’analogie d’un terme à l’autre le domaine de la métaphysique générale et de la métaphysique spéciale ou théologie (33). C’est oublier que l’analogie de proportionnalité, outre sa parenté avec la métaphore proportionnelle, a été appelée en son temps à occuper la même place et à tenir le même rôle que la subordination intime et directe d’un terme à l’autre, lorsqu’elle joue entre le fini et l’infini.
Sur agens univocum et agens œquivocum, cf. De Potentia, qu. 7, art. 6 ad 7. La I a qu. 13, art. 5 ad 1 prononce également l’antériorité de l’agent équivoque sur l’agent univoque : « … Unde oportet primum agens esse œquivocum. »
« Dès lors, la structure de l’analogie et celle de la participation sont rigoureusement parallèles et se correspondent comme l’aspect conceptuel et l’aspect réel de l’unité de l’être », Montagnes, op. cit., p. 114.
Sur l’insistance de la métaphore solaire et de l’héliotrope selon J. Derrida, cf. § suivant.
« D’après cela, il faut conclure que, si l’on a égard à la chose signifiée par le nom, chaque nom est dit par priorité de Dieu, non de la créature ; car c’est de Dieu que dérivent vers les créatures les perfections que l’on nomme. Mais s’agit-il de l’origine du nom, c’est aux créatures que tous les noms s’attribuent d’abord ; car ce sont elles d’abord qui viennent en notre connaissance : aussi la manière dont les noms signifient est-elle empruntée aux créatures, ainsi qu’on l’a dit », I a, qu. 13, art. 6, conclusion.
M.-D. Chenu, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Vrin, 1957. L’auteur montre comment le conflit de l’exégèse, art de la lectio, et de la théologie, aspirant au rang de science réglée par l’ordre des quaestiones, s’apaise chez saint Thomas dans une harmonie supérieure, sans juxtaposition ni confusion, mais par quasi-subalternation (67-92). Le Commentaire des Sentences laisse encore le modus symbolicus de l’exégèse et le modus argumentativus de la théologie à l’extérieur l’un de l’autre. Or, note Chenu, « la méthode dénommée par trois synonymes — metaphorica, symbolica, parabolica — couvre le contenu, extrêmement étendu dans l’Écriture, des formes d’expressions non conceptuelles… Saint Thomas fonde pareille méthode sur le principe de l’accommodation de la parole de Dieu à la nature rationnelle de l’homme à qui est adressée cette parole : l’homme ne connaît la vérité intelligible que par recours aux réalités sensibles » (43). Même lorsque l’intelligence de la foi et la connaissance fondée sur les principes seront mieux intégrés dans la « raison théologique » (8), selon une continuité organique, un écart demeurera entre herméneutique et science théologique. En témoigne la place de la métaphore en herméneutique. Non seulement la métaphore relève de l’herméneutique par la place qu’elle occupe dans la théorie des quatre sens de l’Écriture, mais elle fait encore partie, avec les paraboles et les diverses expressions figurées, du sens littéral ou historique, distingué globalement du triple sens spirituel (VIIe Quodlibet, qu. 6, Somme théologique, I a, qu. 10) ; le sens littéral se tient aux choses signifiées par les mots, tandis que, dans le sens spirituel, les choses signifiées au premier degré deviennent à leur tour signes d’autres choses (ainsi la Loi de l’Ancien Testament est-elle figure de celle du Nouveau). Sur ce point, cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, Aubier, 1964, seconde partie, II, p. 285-302. Il est vrai que le sens littéral a une grande extension, voire une pluralité d’acceptions, en tant que signification première opposée à signification seconde et en tant que sens visé par l’auteur ; ainsi la locution « bras de Dieu » relève encore du sens littéral ; mais ce qu’elle attribue à Dieu, ce ne sont pas des membres corporels, mais « ce qui est signifié par membre, c’est-à-dire la vertu opérative », I a II ae, qu. 102, art. 2 ad 1 (cité de Lubac, op. cit., p. 277, n. 7). H. de Lubac concède : « Le langage courant, même dans l’Église, n’a d’ailleurs pas entièrement retenu la suggestion du docteur angélique, puisque aujourd’hui, tout au contraire, l’on parle constamment d’allégorie à propos de ce qu’il nommait, par opposition à l’allégorie, sens parabolique ou métaphorique (ibid., 278). »
« Il est impossible que rien soit attribué à Dieu et aux créatures dans un sens univoque. Car tout effet qui n’égale pas la vertu de sa cause agente présente sans doute la ressemblance de l’agent, mais non pas de façon à réaliser la même notion objective (rationem) ; il est en défaut ; et le défaut consiste en ceci : ce qui est, dans l’effet, divisé et multiple, se trouve dans la cause, simple et uniforme. Ainsi le soleil, par son unique et simple vertu, engendre ici-bas des formes d’existence variées et multiples. De la même manière, comme on l’a dit plus haut, les perfections de toutes choses qui se trouvent, dans les créatures, divisées et multiformes, préexistent en Dieu dans l’unité et dans la simplicité », I a, qu. 13, art. 5, Conclusion.
Saint Thomas, ibid.
E. Husserl, « Nachwort zu den “Ideen I” », Husserliana, V, p. 138-162 ; trad. fr. : « Postface à mes Idées directrices pour une phénoménologie pure », Revue de Mét. et de Mor., 1957, p. 369-398.
F. Nietzsche, Rhétorique et Langage, textes traduits, présentés et annotés par Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Poétique, éd. du Seuil, 1971, p. 99-142. Sarah Kofman, Nietzsche et la Métaphore, Payot, 1972.
M. Heidegger, Der Satz vom Grund, Pfullingen, Neske, 1957, p. 77-90 ; trad. fr. : Le Principe de raison, Gallimard, 1962, p. 112-128.
J. Greisch, « Les mots et les roses. La Métaphore chez Martin Heidegger », Revue des sciences philosophiques et théologiques, Vrin, 1973, p. 437.
Der Satz vom Grund, p. 63-75 ; trad. fr. : Le Principe de raison, « La Rose est sans pourquoi », p. 97-111.
M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1959. Pour une discussion d’ensemble des thèses de Heidegger sur la métaphore, cf. ci-dessous, § 5.
J. Derrida, « Mythologie blanche (la métaphore dans le texte philosophique) », Poétique, 5, 1971, p. 1-52, reproduit dans Marges de la philosophie, éd. de Minuit, 1972, p. 247-324.
« On s’intéressera d’abord à une certaine usure de la force métaphorique dans l’échange philosophique. L’usure ne surviendrait pas à une énergie tropique destinée à rester, autrement, intacte ; elle constituerait au contraire l’histoire même et la structure de la métaphore philosophique » (1). « Il fallait aussi proposer à l’interprétation cette valeur d’usure. Elle paraît avoir un lien de système avec la perspective métaphorique. On la retrouvera partout où le thème de la métaphore sera privilégié » (6). Et plus loin : « Ce trait — le concept d’usure — n’appartient sans doute pas à une configuration historico-théorique étroite, mais plus sûrement au concept de métaphore lui-même et à la longue séquence métaphysique qu’il détermine ou qui le détermine » (6).
Hegel, Esthétique, § 3 a (cité J. Derrida, op. cit., p. 14).
F. Nietzsche, Le Livre du philosophe, trad. fr., A. K. Marietti, Aubier-Flammarion, p. 181-182 (cité J. Derrida, op. cit., p. 7-8).
Cf. ci-dessus, VIe Étude, § 4.
Cf. IIe Étude, § 4 et 5.
Le Guern, op. cit., p. 44-45, 82-89.
« J’appelle nom courant (kurion), dit Aristote, celui dont se sert chacun » Poétique, 1457 b. Quant au « propre » (idion) chez Aristote, nous avons montré qu’il n’a rien à voir avec quelque sens primitif (etumon), Ire Étude, p. 27, n. 2 ; voir également la discussion de l’interprétation par Derrida de la théorie aristotélicienne de la métaphore, Ire Étude, p. 25, n. 2.
Sur métaphore d’invention et métaphore forcée chez Fontanier, cf. IIe Étude, § 6.
Par exemple quand la chose dénommée par le sens propre est beaucoup plus rare que celle désignée par le sens métaphorique (c’est le cas avec le testa latin) ; ou bien quand il existe un doublé qui prive un des deux termes de son usage non figuré (c’est le cas avec aveuglement dépouillé de son sens propre de cécité).
La théorie de la métaphore vive gouverne la genèse intentionnelle, non seulement de l’usure qui engendre la métaphore morte, mais de l’abus au sens de Turbayne et de Berggren (cf. VIIe Étude, § 5).
A. Henry, « La reviviscence des métaphores », Métonymie et Métaphore, p. 143-153.
Fontanier, Les Figures du discours, p. 95.
Jean Ladrière, « Discours théologique et symbole », Revue des sciences religieuses, Strasbourg, t. 49-nos 1-2, 1975, p. 120-141.
Jean Ladrière, op. cit.
Husserl, Logische Untersuchungen, II, § 6, p. 120 ; trad. fr. : Recherches logiques, t. II, Iere partie, p. 144 ; trad. angl. : Logical Investigations, vol. I, p. 348.
Husserl, op. cit., I, § 17.
Ibid., II, p. 113 ; trad. fr. : op. cit., p. 136 ; trad. angl., op. cit., p. 342. L’important ouvrage de H. H. Price, Thinking and Experience (Londres, Hutchinson Univ. Library, 1953, 19692), s’ouvre sur la discussion de l’alternative fondamentale impliquée en toute reconnaissance (recognition) : les choses se ressemblent-elles parce qu’elles sont les exemples du même universel, ou bien trouvons-nous qu’elles sont « à nouveau les mêmes » (the same again) parce qu’elles offrent une ressemblance ?
Ibid., I, § 23.
Ibid., II, § 27-29. Dans ce contexte, Repräsentation signifie valoir pour…, tenir lieu de…, être substituable à… (vertreten).
Husserl, op. cit., p. 131 ; trad. fr. : op. cit., p. 157 ; trad. angl. : op. cit., p. 339.
Husserl, Ideen I, § 99 et § 111. Husserl peut écrire, en dépit de L.U. I et II : « la “fiction” constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences éidétiques » ibid., p. 132 ; trad. fr., Idées…, p. 227.
« Par l’expression : Idée esthétique, j’entends cette représentation qui donne beaucoup à penser (viel zu denken), sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible » (A 190 ; trad. fr., 143-144).
« Lorsqu’on place sous un concept une représentation de l’imagination qui appartient à sa présentation, mais qui donne par elle-même bien plus à penser que (so viel… als) ce qui peut être compris dans un concept déterminé, et qui par conséquent élargit le concept lui-même esthétiquement d’une manière illimitée, l’imagination est alors créatrice et elle met en mouvement la faculté des Idées intellectuelles (la raison) afin de penser à l’occasion d’une représentation bien plus (ce qui est, il est vrai, le propre du concept de l’objet) que (mehr… als) ce qui peut être saisi en elle et clairement conçu » (A 192 ; trad. fr., 144).
Comme la poésie et l’éloquence, que Kant évoque un peu plus loin, elle « donne à l’imagination un élan (Schwung) pour penser, bien que d’une manière inexplicite, plus que (mehr… als) on ne peut penser dans un concept déterminé et, par conséquent, que ce qui peut être compris dans une expression déterminée de la langue » (A 193 ; trad. fr., 145).
Frege pose, à la façon d’un axiome, que c’est la recherche et le désir de la vérité qui nous poussent à passer du sens à la dénotation, selon un « dessein impliqué dans la parole et la pensée » (voir VIIe Étude, p. 275). Dans la Sémantique de Benveniste, la réalité figure au titre de « situation de discours », « ensemble chaque fois unique de circonstances », « objet particulier auquel le mot correspond dans le concret de la circonstance ou de l’usage » (« la forme et le sens », p. 36-37). Chez John Searle, c’est la fonction d’identification singulière de la proposition qui postule l’existence de quelque chose (VIIe Étude, p. 276).
On ne confondra pas cette thèse avec l’interprétation qu’en a donnée Lee Whorf : dire que le langage donne forme simultanément au monde, à l’échange inter-humain et à l’homme lui-même, ce n’est pas attribuer à la structure lexicale ou grammaticale de la langue ce pouvoir formateur ; c’est dire que l’homme et le monde sont façonnés par l’ensemble des choses dites dans une langue, par la poésie autant que par le langage ordinaire et par la science.
Pour Jakobson, la fonction métalinguistique est une des dimensions de la relation communicative, en composition avec les autres fonctions, émotive, conative, phatique, référentielle, poétique ; elle consiste dans le rapport non au référent, mais aux codes immanents à la structure de la langue ; elle s’exprime par exemple dans les définitions équationnelles par lesquelles on rapporte un terme du code à d’autres termes du même code (cf. ci-dessus VIIe Étude, § 2).
Cf. ci-dessus, VIIe Étude, § 2.
Ibid., § 4.
Cf. VIIe Étude, § 3.
Ibid., § 2.
L’accent heideggerien de ces remarques est indéniable ; on y reconnaît aisément l’opposition entre vérité-manifestation et vérité-adéquation, devenue familière depuis Sein u. Zeit. Toutefois, nous ajournons le moment de prendre une position ferme à l’égard de la pensée heideggerienne dans son ensemble, jusqu’au moment où notre propre analyse aura atteint un point critique plus avancé, à savoir celui où il ne devient plus possible d’évoquer le « premier » Heidegger, sans se décider face au « dernier » Heidegger.
Métaphysique, Δ, 7, au mot être (1017 a 35-b 9 ; trad. fr., Tricot, I, 272), souligne que la distinction de l’acte et de la puissance traverse toute la suite des catégories (non seulement la substance peut être en acte et en puissance, mais la qualité, l’état, etc.). La distinction est donc ontologique-transcendentale au deuxième degré, puisqu’elle redouble l’analyse catégoriale. Uwe Arnold, Die Entelechie (Vienne et Mūnich, Oldenbourg, 1965, p. 141-170), souligne fortement l’extrême radicalité de la théorie de l’entéléchie par rapport à l’analyse catégoriale : « Le sens énonciatif de l’être (Aussageslnn), l’ousia, est impliqué dans les déterminations de : possibilité, énergie, entéléchie, avant même d’être immédiatement déterminé par les catégories. Existence, possibilité, énergie, entéléchie, sont des concepts qui, par nécessité, s’appliquent à tout ce qui est catégorialement réel, sans pouvoir ajouter quoi que ce soit au concept empirique ; ce sont des concepts de présupposition transcendentale ; ils médiatisent l’effectivité de tout possible naturel, dans la mesure où ils ne visent pas des objets à titre immédiat, mais, à titre médiat, le sens d’immédiateté qui s’attache aux objets. C’est dans ce sens présuppositionnel (Voraussetzungssinn) que consiste toute la systématique de la philosophie aristotélicienne » (142-143).
On a déjà cité le texte de la Poétique : La tragédie, est-il dit, imite la vie en ce qu’elle « présente tous les personnages comme agissant (hôs prattontas), comme en acte (energountas) », Poétique, 1448 a 24. Chez Aristote, la transition entre praxis et energeia est assurée par un concept-tenon, celui d’ergon, qui regarde des deux côtés : du côté de l’éthique, lorsqu’il désigne la « fonction » unique de l’homme comme tel, sous-jacente à la diversité de ses techniques et de ses compétences (Éthique à Nicomaque, I, 6), — du côté de l’ontologie, lorsqu’il est pris comme un synonyme d’entéléchie : Métaphysique, Θ, 1 dit : « … l’être selon l’entéléchie ou selon l’œuvre », 1045 b, 33 ; et plus loin (Θ, 8) : « L’œuvre est, en effet, ici la fin et l’acte est l’œuvre ; de ce fait aussi, le mot acte, qui est dérivé d’œuvre, tend vers le sens d’entéléchie », 1050 a 22.
Dans la première section de Métaphysique, Θ (§ 1 à 5), la puissance « proprement dite » se définit « par rapport au mouvement » ; la question est alors de savoir comment elle s’actualise, suivant qu’elle caractérise un être artificiel, naturel ou rationnel (Θ, 2 et 5). Dans la deuxième section (§ 6-7), la puissance est prise en un sens plus large, qui correspond à l’amplitude du concept d’acte, lui-même défini, comme on l’a dit, par induction et par analogie : « Et j’entends par puissance, non pas seulement cette puissance déterminée qui se définit le principe du changement dans un autre être, ou dans le même être en tant qu’autre, mais, en général, tout principe producteur de mouvement ou de repos » (1049 b 7). C’est de cette puissance que l’acte est le corrélatif ; c’est par rapport à elle que l’acte est antérieur, en notion, quant au temps, et sous le rapport de la substance (Θ, 8). Sur tout ceci cf. V. Décarie, L’objet de la Métaphysique selon Aristote, p. 157-161.
La définition est inductive : elle repose sur des exemples particuliers (« quand nous disons par exemple qu’Hermès est en puissance dans le bois… »). Elle est analogique ; on ne peut, ici, définir par genre et différence : « L’acte sera alors comme l’être qui bâtit est à l’être qui a la faculté de bâtir, l’être éveillé à l’être qui dort, l’être qui voit à celui qui a les yeux fermés mais possède la vue… » (Θ, 6, 1048 b 1-3).
En un sens, le mouvement est acte — « acte de ce qui est en puissance », dit la Physique ; et le texte cité plus haut (Rhétorique, 1412 a 10) le rappelle ; pour Mét., Θ, mouvement et acte sont également des notions parentes : « Il semble bien que l’acte par excellence, c’est le mouvement » (Θ, 3). Mais la distinction entre praxis et poiêsis tend à les disjoindre : l’action immanente (praxis), ayant pour fin son exercice même, est seule véritablement l’acte ; l’action transitive (poiêsis), atteignant sa fin dans la chose produite au-dehors, n’est que mouvement (Θ, 6).
On lit dans Métaphysique, Δ, 4, au mot phusis : « Phusis se dit, en un premier sens, de la génération de ce qui croît… en un autre sens, c’est l’élément premier immanent d’où procède ce qui croît ; c’est aussi le principe du mouvement premier pour tout être naturel en lequel il réside par essence… [Bref], la nature…, c’est la substance des êtres qui ont, en eux-mêmes et en tant que tels, le principe de leur mouvement. »
Unterwegs zur Sprache, p. 206 ; cf. ci-dessus § 3.
O. Pöggeler, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfullingen, Neske, 1963 ; trad. fr. : La Pensée de Martin Heidegger : un chemin vers l’être, Aubier, 1967, p. 365-407. O. Laffoucrière, Le Destin de la pensée et la mort de Dieu selon Heidegger, La Haye, Nijhoff, 1967, p. 1-40. L. B. Puntel, Analogie und Geschichtlichkeit, t. I, Freiburg i. Br., Herder, 1969.
Ces expressions sont de S. Breton, Du Principe, Paris, Bibl. des Sc. Rel., 1971, p. 137.
« Chaque penseur pense seulement une unique pensée… le penseur a besoin seulement d’une unique pensée. Et la difficulté pour le penseur est de retenir cette unique, cette seule pensée, comme ce qui est pour lui la seule chose qu’il faille penser ; c’est de penser cet Unique et ce Même, et de parler de ce Même de façon convenable » Was heisst Denken ?, Tübingen, Niemeyer, 19713, p. 20 ; trad. fr. : Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959, p. 48. J. Greisch, qui cite ce texte, commente : « Interroger la pensée de Heidegger de manière pensante, c’est s’interroger en premier lieu sur ce “Même” qui la tient en haleine » « Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis », Revue des sciences philosophiques et théologiques, janv. 1973. p. 73.
J. Greisch, « Les mots et les roses. La métaphore chez Martin Heidegger », Revue des sciences philosophiques et théologiques, juill. 1973 : « Ereignis serait la dernière instance qui garantit la pensée de la métaphore chez Heidegger, et par là, la survie du discours philosophique lui-même (449). »
Aus der Erfahrung des Denkens, Pfullingen, Neske, 1954 ; trad. fr. : « L’Expérience de la pensée », in Questions, III, Gallimard, 1966, p. 17-42. On s’arrêtera à ces quelques aphorismes, dans la trad. de J. Greisch, op. cit., p. 446 : « Le caractère poétique de la pensée est encore voilé. — Là où il se montre, il ressemble pour longtemps à l’utopie d’une raison semi-poétique. — Mais la poésie pensante est en vérité la topologie de l’être (Seyns). — A celle-ci, elle dit la demeure de son être essentiel (die Ortschaft seines Wesens) ». Cf. autre trad., Questions, III, p. 37.
Was heisst Denken ?, p. 68 ; trad. fr. : Qu’est-ce que penser ?, p. 113. Unterwegs zur Sprachc, p. 74-75.
J. Greisch, « Identité et différence… », op. cit., p. 83.
La tendance actuelle à englober toute la pensée occidentale dans la grande nébuleuse du mot « représentation » appelle les mêmes remarques. On oublie qu’en philosophie les mêmes mots ne cessent de revenir avec le sens chaque fois nouveau que leur confère la constellation de sens du contexte. Sur ce point, je ne puis m’accorder avec J. Greisch qui voit, dans la « pensée représentative », « le regard unique porté sur l’être » : c’est là, dit-il, « sa détermination fondamentale sous-jacente à toutes les réalisations historiques de cette pensée » (op. cit., 84). Le même auteur écrit pourtant : « L’Ereignis nous confronte immédiatement avec le perpétuel tourment de la pensée qu’est le problème de son rapport à l’être (77). » Heidegger ne dit-il pas lui-même de l’Ereignis que, s’il est l’Inouï de la pensée, il est « le plus ancien de l’ancien dans la philosophie occidentale » (Zur Sache des Denkens, Tübingen, Niemeyer, 1969, p. 25) ?
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, IV, trad. fr., Aubier, 1939, p. 50-62. Faut-il faire grief à Hegel d’avoir magnifié le sujet en écrivant : le vrai est le sujet ? Ce sujet n’est pas le moi prétentieux et solitaire dont Heidegger fait à juste titre le procès. Il en est du sujet comme de la représentation : il n’y a pas, immobile et close derrière nous, une unique philosophie du sujet.
Was ist das — die Philosophie ?, Pfullingen, Neske, 1956, p. 45 ; trad. fr. : Qu’est-ce que la philosophie ?, Gallimard, 1957, p. 50.
L’expérience d’appartenance irrigue d’autres modes de discours que le discours poétique ; elle précède non seulement la conscience esthétique et son jugement de goût, mais la conscience historique et sa critique des préjugés, et toute la conscience langagière et sa prétention à maîtriser et à manipuler les signes. On reconnaît, dans cette division triadique, les trois « régions » entre lesquelles se distribue la philosophie herméneutique de H.-G. Gadamer, dans Wahrheit und Methode.
Dans un autre travail — dont deux extraits ont été publiés par Philosophy Today, 17, n. 2/4,1973, sous le titre The task of hermeneutics, 112-128, et The hermeneutical fonction of Distanciation, 129-141 —, j’élabore cette dialectique de l’appartenance et de la distanciation dans le cadre de l’herméneutique de langue allemande de Schleiermacher à Gadamer et en fonction du débat de cette dernière, d’abord avec les sciences de l’esprit, puis avec les sciences sociales critiques, principalement avec la critique des idéologies. Ce dernier aspect de la controverse passe au premier plan dans mon essai « Herméneutique et critique des idéologies », in Démythologisation et Idéologie, éd. Castelli ; Aubier, 1973, p. 25-64.
Je montre ailleurs de quelle manière la notion de « texte » recouvre les modalités multiples de distanciation liées, non seulement à l’écriture, mais à la production du discours comme œuvre (« Qu’est-ce qu’un texte ? » in Hermeneutik u. Dialektik, Festschrift en l’honneur de H.-G. Gadamer, Tübingen, Mohr, 1970, t. II, p. 181-200).