A Jean Ladrière.
La dernière étude de ce recueil a pour ambition d’explorer les confins philosophiques d’une recherche dont le centre de gravité s’est déplacé en passant au plan de l’herméneutique, de la rhétorique à la sémantique et des problèmes de sens vers les problèmes de référence. Ce dernier déplacement a engagé, sous forme de postulats, un certain nombre de présuppositions philosophiques. Nul discours ne peut se prétendre libre de présuppositions, pour la raison simple que le travail de pensée par lequel on thématise une région du pensable met en jeu des concepts opératoires qui ne peuvent, dans le même temps, être thématisés. Mais, si nul discours ne peut être radicalement dénué de présuppositions, du moins nul penseur n’est-il dispensé d’expliciter les siennes, autant qu’il le peut. On a commencé de le faire au début de la précédente étude, quand on a énoncé les postulats de sémantique et d’herméneutique mis en œuvre par la théorie de la référence métaphorique. Ce sont ces postulats qui nous ont autorisé, à la fin de la même étude, à reporter sur la copule, prise au sens de être comme, la visée ontologique de l’énonciation métaphorique. Il reste à thématiser pour eux-mêmes ces postulats. La question est alors celle-ci : quelle philosophie est impliquée dans le mouvement qui porte la recherche de la rhétorique à la sémantique et du sens vers la référence ? La question paraît simple, elle est en réalité double. On demande, en effet, et si une philosophie est impliquée — et laquelle. La stratégie de la présente étude sera de faire progresser conjointement l’enquête sur les deux questions : la question sur l’ontologie à expliciter —, la question sur l’implication à l’œuvre dans le jeu de l’implicite et de l’explicite.
La seconde question, la plus dissimulée, demande une décision générale concernant l’unité d’ensemble des modes de discours, en entendant par modes de discours des emplois tels que : discours poétique, discours scientifique, discours religieux, discours spéculatif, etc. Prenant pour thème la notion de discursivité en tant que telle, je voudrais plaider pour un relatif pluralisme des formes et des niveaux de discours. Sans aller jusqu’à la conception suggérée par Wittgenstein d’une hétérogénéité radicale des jeux de langage, qui rendrait impossibles les cas d’intersection auxquels la fin de l’étude sera précisément consacrée, il importe de reconnaître, dans son principe, la discontinuité qui assure au discours spéculatif son autonomie.
C’est seulement sur la base de cette différence dans le discours, instaurée par l’acte philosophique en tant que tel, que peuvent être élaborées les modalités d’interaction ou, mieux, d’interanimation entre modes de discours, requises par le travail d’explicitation de l’ontologie sous-jacente à notre recherche.
Les trois premières sections sont un plaidoyer pour la discontinuité entre discours spéculatif et discours poétique et une réfutation de quelques-unes des manières erronées, à notre avis, de comprendre le lien d’implication entre discours métaphorique et discours spéculatif.
1. Une philosophie pourrait être dite induite par le fonctionnement métaphorique, si on pouvait montrer qu’elle ne fait que reproduire au plan spéculatif le fonctionnement sémantique du discours poétique. On prendra pour pierre de touche la doctrine aristotélicienne de l’unité analogique des significations multiples de l’être, ancêtre de la doctrine médiévale de l’analogie de l’être. Elle sera l’occasion de montrer qu’il n’y a aucun passage direct entre le fonctionnement sémantique de l’énonciation métaphorique et la doctrine transcendantale de l’analogie. Celle-ci fournit, au contraire, un exemple particulièrement éclatant de l’autonomie du discours philosophique ;
2. Si le discours catégorial ne laisse place à aucune transition entre la métaphore poétique et l’équivocité transcendantale, est-ce la conjonction entre philosophie et théologie dans un discours mixte qui crée les conditions d’une confusion entre l’analogie et la métaphore, et donc d’une implication qui ne serait qu’une subreption, pour reprendre une expression kantienne ? La doctrine thomiste de l’analogie de l’être est un excellent contre-exemple pour notre thème de la discontinuité des modes de discours. Si l’on peut montrer que le discours mixte de l’onto-théologie ne permet aucune confusion avec le discours poétique, le champ devient libre pour l’examen de figures d’intersection qui présupposent la différence des modes de discours, principalement du mode spéculatif et du mode poétique ;
3. Une modalité toute différente — et même inverse — d’implication de la philosophie dans la théorie de la métaphore doit être considérée. Elle est inverse de celle qui est mise à l’épreuve dans les deux paragraphes précédents, en ce qu’elle place les présuppositions philosophiques à l’origine même des distinctions qui rendent possible un discours sur la métaphore. Cette hypothèse fait plus que renverser l’ordre de priorité entre métaphore et philosophie, elle renverse la manière d’argumenter en philosophie. La discussion antérieure se sera déployée au niveau des intentions déclarées du discours spéculatif, voire du discours onto-théologique, et n’aura mis en jeu que l’ordre de ses raisons. Pour une autre « lecture », c’est le mouvement inavoué de la philosophie et le jeu inaperçu de la métaphore qui ont partie liée. Plaçant en épigraphe l’affirmation de Heidegger que « le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur de la métaphysique », on prendra pour guide de cette « seconde navigation » la « Mythologie blanche » de Jacques Derrida. Il s’agira bien d’une seconde navigation : l’axe de la discussion devra en effet se déplacer de la métaphore vive vers la métaphore morte, celle qui ne se dit pas, mais qui se dissimule dans la « relève » du concept qui se dit. M’appuyant sur, les études précédentes, j’espère montrer que la problématique de la métaphore morte est une problématique dérivée, et que la seule issue est de remonter la pente de cette sorte d’entropie du langage par un acte nouveau de discours. Seule cette reviviscence de la visée sémantique de l’énonciation métaphorique peut recréer les conditions d’une confrontation elle-même vivifiante entre des modes de discours pleinement reconnus dans leur différence ;
4. C’est à cette vivification mutuelle du discours philosophique et du discours poétique qu’on voudra contribuer dans les deux dernières étapes de cette investigation. Se plaçant d’abord au point de vue de la phénoménologie des visées sémantiques, on s’emploiera à montrer que le discours spéculatif a sa possibilité dans le dynamisme sémantique de l’énonciation métaphorique, mais qu’il ne peut répondre aux virtualités sémantiques de cette dernière qu’en lui offrant les ressources de l’espace d’articulation qu’il tient de sa propre constitution ;
5. L’explicitation des postulats de la référence mis en œuvre par la septième étude ne peut dès lors procéder que d’un travail du discours spéculatif sur lui-même sous l’aiguillon de l’énonciation métaphorique. On essaiera de dire de quelle manière les concepts de vérité et de réalité, et finalement le concept d’être, doivent être remis sur le métier en réponse à la visée sémantique de l’énonciation métaphorique.
Le premier contre-exemple opposé à notre hypothèse initiale de la différence entre discours philosophique et discours poétique, est fourni par le type de spéculation qu’Aristote, le premier, a appliquée à l’unité analogique entre les significations multiples de l’être. La question se pose : toutes les fois que la philosophie essaie d’introduire une modalité intermédiaire entre l’univocité et l’équivocité, ne contraint-elle pas le discours spéculatif à reproduire, au plan qui est le sien, le fonctionnement sémantique du discours poétique ? Si tel était le cas, le discours spéculatif serait en quelque sorte induit par le discours poétique. Le vocabulaire lui-même suggère l’hypothèse d’une confusion initiale des genres. Le mot analogie semble appartenir aux deux discours. Du côté poétique, l’analogie au sens de « proportion » est au principe de la quatrième espèce de métaphore qu’Aristote appelait métaphore « par analogie » (ou, selon certaines traductions, métaphore « proportionnelle »). Aujourd’hui encore, certains poéticiens ne craignent pas de subsumer, sous le terme générique d’analogie, métaphore et comparaison, ou de placer sous ce titre commun la famille de la métaphore. Du côté philosophique, ce même mot est au centre d’un certain discours qui s’autorise d’Aristote et s’étend jusqu’au néo-thomisme.
Je me propose de montrer que, contrairement aux apparences, le travail de pensée qui s’est cristallisé ultérieurement dans le concept d’analogie de l’être, procède d’un écart initial entre discours spéculatif et discours poétique. Je réserve pour une seconde étape de la discussion la question de savoir si cette différence première a pu être préservée dans les formes mixtes de philosophie et de théologie suscitées par le discours sur Dieu.
Il faut donc partir de l’écart le plus grand entre philosophie et poésie, celui-là qu’Aristote a institué dans le Traité des Catégories, ainsi qu’aux livres F, E, Z, A, de la Métaphysique.
Le Traité des Catégories, où le terme d’analogie ne figure pas expressément, produit un modèle non poétique de l’équivocité et pose ainsi les conditions de possibilité d’une théorie non métaphorique de l’analogie. Depuis Aristote, en passant par les néo-platoniciens, les médiévaux arabes et chrétiens, jusqu’à Kant, Hegel, Renouvier, Hamelin, la mise en ordre du Traité des Catégories reste le chef-d’œuvre toujours recommencé du discours spéculatif. Mais le Traité des Catégories ne pose la question de l’enchaînement des significations de l’être que parce que la Métaphysique pose la question qui rompt avec le discours poétique comme avec le discours ordinaire — la question : qu’est-ce que l’être ? Le hors-jeu de cette question par rapport à tous les jeux de langage, est total. C’est pourquoi, lorsque le philosophe bute sur le paradoxe que « l’être se dit de plusieurs façons », et lorsque, pour arracher à la dissémination les significations multiples de l’être, il établit entre elles une relation de renvoi à un terme premier qui n’est ni l’univocité d’un genre, ni l’équivocité de pur hasard d’un simple mot, la plurivocité qu’il porte ainsi au discours philosophique est d’un autre ordre que le sens multiple produit par l’énonciation métaphorique. C’est une plurivocité du même ordre que la question même qui a ouvert le champ spéculatif. Le terme premier — ousia — place tous les autres termes dans l’espace de sens découpé par la question : qu’est-ce que l’être ? Peu importe, pour l’instant, que ces autres termes soient au terme premier dans un rapport qu’on puisse, légitimement ou non, appeler analogie ; l’important est que soit identifiée, entre les significations multiples de l’être, une filiation qui, sans procéder de la division d’un genre en espèces, constitue néanmoins un ordre. Cet ordre est un ordre de catégories, dans la mesure où il est la condition de possibilité de l’extension ordonnée du champ de l’attribution. La polysémie réglée de l’être ordonne la polysémie en apparence désordonnée de la fonction prédicative comme telle. De la même manière que les catégories autres que la substance sont « prédicables » de la substance et, ainsi, augmentent le sens premier de l’être, de la même manière, pour chaque être donné, la sphère de prédicabilité présente la même structure concentrique d’éloignement à partir d’un centre « substantiel », et d’accroissement de sens par adjonction de déterminations. Ce procès réglé est sans point commun avec la métaphore, même analogique. Équivocité réglée de l’être et équivocité poétique se meuvent sur des plans radicalement distincts. Le discours philosophique s’instaure comme gardien vigilant des extensions de sens réglées sur le fond desquelles se détachent les extensions de sens inédites du discours poétique.
Qu’il n’y ait aucun point commun entre l’équivocité réglée de l’être et la métaphore poétique, l’accusation jetée par Aristote à l’adresse de Platon l’atteste indirectement. L’équivocité réglée doit se substituer à la participation platonicienne, laquelle n’est que métaphorique : « Quant à dire que les idées sont des paradigmes et que les autres choses participent d’elles, c’est se payer de mots vides de sens et faire des métaphores poétiques » (Métaphysique, A, 9, 991 a 19-22 ; trad. Tricot, I, 87-88). Donc, la philosophie ne doit ni métaphoriser ni poétiser, même quand elle traite des significations équivoques de l’être. Mais ce qu’elle ne doit pas faire, peut-elle ne pas le faire ?
On a contesté que le Traité aristotélicien des Catégories constitue un enchaînement qui se suffise à lui-même, dans la mesure où il ne se soutient que par un concept d’analogie qui lui-même emprunte sa force logique à un autre champ que l’espace spéculatif. Mais il peut être montré que ces objections prouvent tout au plus que le Traité est à remettre en chantier sur une autre base sans doute que l’analogie, mais non que la visée sémantique qui le porte soit empruntée à un autre champ que le champ spéculatif.
On peut d’abord objecter que les prétendues catégories de pensée ne sont que des catégories de langue déguisées. C’est l’objection de É. Benveniste1. Partant de l’affirmation générale que « la forme linguistique est… non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée » (64), l’auteur tente d’établir qu’Aristote, « raisonnant d’une manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fondamentales de la langue dans laquelle il pense » (66)2.
La corrélation établie par É. Benveniste est indiscutable, aussi longtemps qu’on considère seulement le trajet qui va des catégories d’Aristote, telles que celui-ci les énumère, en direction des catégories de langue. Qu’en est-il du trajet inverse ? Pour Benveniste, le tableau complet des catégories de pensée n’est que la « transposition des catégories de langue » (70), la « projection conceptuelle d’un état linguistique donné » (ibid.). Quant à la notion d’être « qui enveloppe tout » (ibid.), ce concept « reflète » (71) la richesse d’emploi du verbe être.
Mais, évoquant « les magnifiques images du poème de Parménide comme la dialectique du Sophiste » (71), le linguiste doit concéder que « la langue n’a évidemment pas orienté la définition métaphysique de « l’être », chaque penseur grec a la sienne, mais elle a permis de faire de l’« être » une notion objectivable, que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n’importe quel autre concept » (71). Et encore : « Tout ce qu’on veut montrer ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion d’“être” à une vocation philosophique » (73).
Le problème est donc de comprendre selon quel principe la pensée philosophique, s’appliquant à l’être grammatical, produit la suite des significations du terme être. Entre ce qui ne serait qu’une liste et ce qui serait une déduction au sens de Kant, il y a place pour une mise en ordre qui, dans la tradition post-aristotélicienne — et déjà selon quelques rares suggestions d’Aristote lui-même — s’est donnée à penser comme analogie.
Il peut être montré avec Jules Vuillemin, dans la seconde étude de son ouvrage De la logique à la théologie, cinq études sur Aristote3, que le traité aristotélicien des Catégories a une articulation logique, et qu’en ressaisissant celle-ci, « on trouvera peut-être le fil conducteur de la déduction aristotélicienne, qui semble avoir jusqu’ici échappé à l’analyse » (77).
Il n’est pas indifférent que le Traité des Catégories s’ouvre sur une distinction sémantique qui, au lieu d’être dichotomique, marque la place d’une troisième classe ; outre les choses qui n’ont en commun que le nom (onoma), mais non la notion (logos), et qu’Aristote appelle homonymes, et celles qui ont à la fois communauté de nom et identité de notion — les synonymes —, il y a les paronymes, c’est-à-dire celles qui, « différant d’une autre par le cas (ptôsis), reçoivent leur appellation d’après son nom : ainsi de grammaire vient grammairien, et de courage, homme courageux » (Catégories, 1 a 12-15). Voici pour la première fois introduite une classe intermédiaire entre choses homonymes et choses synonymes, et par conséquent entre expressions simplement équivoques et expressions absolument univoques. Toute la suite de l’analyse visera à élargir la brèche ouverte par les paronymes dans le front continu de l’équivocité, et à lever l’interdit jeté globalement sur l’équivocité par la thèse d’Aristote lui-même, selon laquelle « signifier plus d’une chose, c’est ne rien signifier ». Or, cette distinction qui porte encore sur les choses nommées et non directement sur les significations, serait sans objet si elle ne devait éclairer l’organisation formelle de la table des catégories. En effet, la distinction décisive, introduite au paragraphe 2 du Traité, est celle qui oppose et combine deux sens de la copule « est » : à savoir : être-dit de… (ainsi homme, substance seconde, est dit de Socrate, substance première) et être-dans… (par exemple, musicien, accident de la substance Socrate). Cette distinction clé, à partir de laquelle toute la suite du Traité des Catégories s’organise, donne un emploi à la distinction des synonymes et des paronymes : seule la relation dit-de… permettant l’attribution synonymique (l’homme individuel est identiquement homme4).
On vient de dire que les deux sens de la copule mis en œuvre par la relation être-dit de et être-dans sont opposés et combinés. On peut, en effet, en composant ces deux traits dans une table de présence et d’absence, dériver quatre classes de substantifs : deux concrets (Socrate, homme) et deux abstraits (tel blanc, la science). La morphologie aristotélicienne s’édifie ainsi sur le croisement de deux oppositions fondamentales : l’opposition du particulier au général, qui donne lieu à la prédication proprement dite (être-dit de…) et celle du concret à l’abstrait (qui donne lieu à une prédication au sens large) ; la première, entendue en un sens réaliste, consacre l’obscurité irréductible de la copule, liée à la matérialité des substances individuelles (à l’exception des êtres séparés) ; la deuxième, entendue en un sens conceptualiste, tient lieu de la prétendue participation des idées platoniciennes, dénoncée par Aristote comme simplement métaphorique. L’abstrait est en puissance dans le concret ; cette inhérence, elle aussi, se rattache au fond d’obscurité des substances individuelles.
Comment l’analogie est-elle mise en jeu, sinon explicitement (puisque le mot n’est pas prononcé), du moins implicitement ? En ceci que les modalités syntaxiques de la copule, en se diversifiant, affaiblissent continûment le sens de la copule, tandis qu’on s’éloigne de la prédication essentielle primordiale — laquelle seule, on l’a dit, a un sens synonymique — vers la prédication accidentelle dérivée5. Une corrélation s’impose alors entre la distinction du Traité des Catégories, qui se tient au plan de la morphologie et de la prédication, et les grands textes de Métaphysique, T sur le renvoi de toutes les catégories à un terme premier, qui ont été lus par les médiévaux dans la grille de l’analogie de l’être. Cette corrélation est déclarée par Métaphysique, Z — le traité par excellence de la substance —, qui rattache expressément les configurations de la prédication — donc les catégories — aux possibilités d’équivocation de la première catégorie, l’ousia6. Mais c’est parce que « la prédication ne peut être interprétée ni comme relation d’élément à ensemble, ni comme relation de partie à tout » qu’elle reste « une donnée intuitive ultime, dont la signification va de l’inhérence à la proportion et de la proportion à la proportionnalité7 ». C’est ce destin que nous considérerons ultérieurement quand nous examinerons le passage de l’analogie de proportion à l’analogie d’attribution, qui n’est accompli explicitement que par les médiévaux.
Mais auparavant, il importe de montrer que, dans les limites tracées par la distinction établie au paragraphe 2 des Catégories, la suite des catégories est bel et bien construite, dans les paragraphes 3 à 9 du même Traité, selon un modèle non linguistique ; le texte de Z, 4, cité plus haut, propose une clé : « On doit appeler êtres la substance et les autres catégories… en ajoutant ou en retranchant une qualification à être. » La substance, première catégorie, est cernée par une batterie de critères qui procèdent de tout un travail de pensée sur les conditions de la prédication. Une étude comparée entre le Traité des Catégories et Métaphysique, Z, 3 n’en dégage pas moins de sept ; trois sont proprement des critères logiques de prédication (en tant que substance première, elle n’est pas dite-de et n’est pas dans… ; en tant que substance seconde, elle est sujet d’attribution synonyme et primordiale) ; quatre sont des critères ontologiques (trois sont secondaires : la substance est un « ceci » déterminé ; elle n’a pas de contraire ; elle ne comporte pas de degré ; le dernier est essentiel : elle est capable de recevoir des contraires). Sur cette base, la mise en ordre du Traité aristotélicien des Catégories procède par affaiblissement des critères, la déduction allant de ce qui ressemble le plus à ce qui ressemble le moins à la substance8.
Tout le problème de l’analogie — à défaut du mot — est contenu in nuce dans cette dérivation par affaiblissement de critères. La quiddité, prise pour terme initial dans Z, 4, se communique de proche en proche à toutes les catégories : « La quiddité, tout comme l’essence, appartiendra également, d’une manière primordiale et absolue à la substance et, d’une manière secondaire, aux autres catégories ; il s’agit alors non pas d’une quiddité au sens absolu, mais d’une quiddité de la qualité ou de la quantité » (1030 a 29-31, suit le texte cité plus haut, qui oppose à la simple homonymie le procédé d’adjonction ou de retranchement de qualifications à l’être). On peut bien appeler ce mode transcendantal de prédication paronyme, en vertu du parallélisme avec Catégories, 1 ; et analogique, au moins à titre implicite9. L’analogie désigne virtuellement cet affaiblissement progressif de la précision de la fonction prédicative, à mesure qu’on passe de la prédication primordiale à la prédication dérivée, et de la prédication essentielle à la prédication accidentelle (qui est paronymique)10.
Ce qu’on appellera ultérieurement analogie d’attribution est ce lien de dérivation progressivement relâché qu’Aristote délimite, d’une part, par la prédication essentielle, qui seule donne lieu aux formes exactes ou approximatives de proportionnalité (auxquelles, on le verra, Aristote réserve le terme d’analogie), d’autre part, par l’homonymie pure et simple ou équivocité.
Il était donc capital de montrer que la tripartition homonyme, synonyme, paronyme, était bien l’ouverture du Traité et par là même l’introduction au problème de l’analogie11.
Il reste qu’Aristote ne nomme pas analogie ce que nous venons d’appeler un lien de dérivation progressivement relâché. Bien plus, la table des catégories constituée « en ajoutant ou en retranchant une qualification à être », si elle permet d’ordonner la série des termes supposés donnés, ne montre pas pourquoi il doit y avoir d’autres termes que le premier et pourquoi ils sont tels. Si on relit le texte canonique de Γ, 212, on voit bien que les autres catégories se disent « relativement à un terme unique (pros hen), à une seule nature déterminée (kata mian phusin) » (Γ, 2, 1003 a 33 ; trad. Tricot, I, 176). Mais on ne voit pas que les multiples significations fassent système. Aristote peut bien dire que l’absence de communauté de notion n’empêche pas qu’il y ait une science une des multiples acceptions de l’être. Il peut bien affirmer que « les choses relatives à une seule et même nature » donnent lieu à une science une, « car même ces choses-là ont, en quelque manière, communauté de notion » (ibid., 1003 b 14). Dans ce cas, « la science a toujours pour objet propre ce qui est premier, ce dont toutes les autres dépendent, et en raison de quoi elles sont désignées » (ibid., 1003 b 16-8 ; trad. Tricot, I, 178). Ces déclarations n’empêchent pas que cet énigmatique lien de dépendance soit seulement allégué et qu’Aristote énonce comme solution ce qui n’est peut-être qu’un problème hypostasié en réponse.
Il peut être de bonne méthode, en ce point de notre étude, d’oublier l’interprétation médiévale et de tirer tout le parti possible du fait qu’Aristote n’a pas appelé analogie cette référence ad unum, de manière à mettre à nu ce qui se donne à penser sous ce terme. Une lecture « aporétique » d’Aristote, comme celle de Pierre Aubenque13, combinée avec la lecture logique et mathématique de Jules Vuillemin, permet d’isoler l’opération par laquelle les médiévaux, suivant une suggestion qu’ils trouvaient dans les autres textes d’Aristote sur l’analogie, ont tenté d’atténuer l’aporie des « acceptions multiples de l’être ». Dans la perspective de ma propre enquête sur l’hétérogénéité des discours en général et sur l’irréductibilité du discours transcendental ou spéculatif au discours poétique en particulier, l’interprétation aporétique, appliquée au discours ontologique d’Aristote, atteste mieux que les interprétations des médiévaux la radicalité de la question, que le défaut de la réponse met à nu en tant que question. Vuillemin disait que la première attribution, celle d’une substance seconde à une substance première, faute de pouvoir être interprétée comme relation d’élément à ensemble, ou comme relation de partie à tout, reste « une donnée intuitive ultime, dont la signification va de l’inhérence à la proportion et de la proportion à la proportionnalité » (229). C’est donc l’opacité même de la première attribution qui suggère l’analogie. Pour Aubenque, c’est l’absence d’unité générique, seul support de la science aristotélicienne, et l’impossibilité qui en dérive d’engendrer les catégories autres que l’ousia, qui empêchent de donner un sens assignable à la référence ad unum. Le discours de l’être, dès lors, désigne le lieu d’une investigation interminable. L’ontologie reste la « science recherchée ».
Quoi qu’il en soit des arguments qui, finalement, développent toutes les raisons, bien connues d’Aristote, pour lesquelles l’être n’est pas un genre, en y ajoutant les raisons, auxquelles Kant nous a rendus sensibles, qui font que la table des catégories ne peut se constituer en système et demeure à l’état de « rhapsodie14 » il reste que l’aporie, si aporie il y a, procède d’une visée, d’une demande, d’une exigence, dont il importe de discerner l’originalité. C’est parce que l’ontologie vise une science non générique de l’être que son échec même est spécifique. Développer l’aporie — diaporein — selon le vœu d’Aubenque (221), ce n’est pas ne rien dire. Car l’effort qui échoue a lui-même une structure, circonscrite par l’expression même pros hen, ad unum. Quelque chose est demandé par la déclaration même reconvertie en aporie : « La science a toujours pour être propre ce qui est premier, ce dont toutes les autres choses dépendent et en raison de quoi elles sont désignées » (Métaphysique, Γ, 2, 1003 b 16 ; trad. Tricot, 1, 178). Et plus loin : « En conséquence, étant donné que l’Un se prend en plusieurs acceptions, ces différents termes seront pris aussi en plusieurs acceptions ; mais cependant c’est à une science unique qu’il appartient de les connaître tous : ce n’est pas, en effet, la pluralité des significations qui rend un terme sujet de différentes sciences, c’est seulement le fait qu’il n’est pas nommé par rapport à un principe unique, et aussi que ses définitions dérivées ne sont pas rapportées à une signification primordiale » (ibid., 1004 a 22-25 ; trad. Tricot, I, 184-185). La recherche de cette unité ne peut pas être entièrement vaine, dans la mesure même où le pros hen constitue, « d’une certaine manière », un caractère commun. Si la science recherchée n’était pas ainsi structurée par la forme même de la question, on ne pourrait même pas opposer, avec Aubenque, la réalité de l’échec à l’« idéal » de la recherche (240), ou l’analyse effective au « programme ». La disproportion même de l’analyse et de l’idéal témoigne de la visée sémantique à partir de laquelle peut être recherché quelque chose comme une unité non générique de l’être.
A cet égard, le rapprochement entre l’ontologie et la dialectique, que le caractère aporétique de la doctrine de l’être semble imposer (Aubenque, 251-302), ne peut que tourner court, de l’aveu même de l’auteur : entre dialectique et ontologie, « la diversité des intentions » (301) est entière : « La dialectique nous fournit une technique universelle de la question, sans se préoccuper des possibilités qu’a l’homme d’y répondre, mais l’homme ne poserait pas de questions s’il n’avait l’espoir d’y répondre… Dès lors autre chose est l’absence de perspective requise en quelque sorte par la neutralité de l’art dialectique, autre chose l’inachèvement de fait d’un projet qui comporte, par définition, la perspective même de l’achèvement » (302).
On peut aller plus loin encore, si l’on veut comprendre les raisons internes pour lesquelles l’analogie s’est imposée comme solution à l’aporie centrale du discours ontologique. S’il est vrai, comme le soutient Aubenque, que c’est du dehors que ce discours reçoit sa « perspective », son « idéal », son « programme », à savoir de la théologie héritée du platonisme, l’urgence devient plus grande, pour l’ontologie, de répondre à cette sollicitation externe avec ses ressources propres.
J’entre d’autant plus volontiers dans cette problématique de la rencontre entre discours théologique et discours ontologique, qu’Aubenque oppose à l’hypothèse d’une simple succession chronologique entre deux états du système d’Aristote (hypothèse introduite, comme on sait, par Werner Jaeger), que j’y trouve l’illustration saisissante de ma propre thèse de la pluralité des sphères de discours et de la fécondité de l’intersection entre leurs visées sémantiques.
Admettons donc que ce sont des considérations proprement théologiques, appliquées aux « réalités séparées » — ordre astral supra-lunaire, moteur immobile, pensée de la pensée —, qui maintiennent la problématique de l’unité. La question devient plus pressante de savoir comment l’ontologie répond à cette sollicitation. Du même coup, la rencontre, chez Aristote, entre un problème ontologique de l’unité — issu du dialogue avec la sophistique — et un problème théologique de la séparation — issu d’un dialogue avec le platonisme — fournit un exemple en quelque sorte paradigmatique de l’attraction entre sphères différentes de discours15.
Il importe donc peu qu’Aubenque ait exagéré l’hétérogénéité du discours théologique et du discours ontologique et qu’il ait dramatisé à l’excès la rencontre entre une « ontologie de l’impossible » — faute d’une unité pensable entre les catégories — et une « théologie de l’inutile » (331) — faute d’un rapport assignable entre le Dieu qui se pense et le monde qu’il ignore. Au contraire, en transformant une fois encore en aporie la thèse de Métaphysique, E, 1 — la science de la substance immobile est universelle parce que première —, Aubenque problématise ce qui est précisément en jeu, à savoir la nouvelle visée sémantique issue de la rencontre entre deux ordres de discours16.
Un travail de pensée naît de l’interférence entre la théologie — même astrale — qui désigne un Dieu non point caché, mais donné en spectacle comme lointain dans la contemplation astrale, et notre discours humain sur l’être dans la diversité de ses acceptions catégoriales17.
Même si la conciliation proposée en E, 1 — la théologie est « universelle… parce que première » — n’est que l’hypostase d’un problème en quête de solution, il reste que l’hétérogénéité dénoncée entre le discours ontologique sur les significations multiples de l’être et le discours théologique sur l’être « séparé » ne saurait aller jusqu’à une incommunicabilité entre sphères de sens, sous peine de rendre impensable l’interférence requise par la thèse même selon laquelle l’ontologie aporétique reçoit sa perspective de la théologie unitaire. Je serais même tenté de discerner, dans les arguments qui tendent à rendre inintelligible l’interférence, au moment même où on l’allègue, la raison profonde qui a conduit les successeurs d’Aristote, et peut-être Aristote lui-même, à chercher dans l’analogie un recours.
Considérons ces arguments. Le divin, est-il dit, étant indivisible, ne donne pas place à l’attribution et ne donne lieu qu’à des négations. En retour, la diversité des significations de l’être ne peut s’appliquer qu’à des choses physiques, dans lesquelles il est possible de distinguer substance, quantité, qualité, etc. En dernière analyse, le mouvement est la différence qui rend impossible, dans son principe, l’unité de l’être, et qui fait que l’être est affecté par la division entre l’essence et l’accident. Bref, c’est le mouvement qui fait que l’ontologie n’est pas une théologie, mais une dialectique de la scission et de la finitude (442). Là où quelque chose devient, la prédication est possible : la prédication s’établit sur la dissociation physique introduite par le mouvement. Mais si c’est là le dernier mot, comment parler d’une interférence de l’ontologie et de la théologie ? On peut dénoncer l’échec de l’entreprise. Là n’est pas la question. Il reste à penser la tâche même que s’est assignée Aristote, de penser ensemble l’unité horizontale des significations de l’être et l’unité verticale des êtres18.
Or, Aristote a désigné le point où les deux problématiques se croisent : c’est l’ousia, la première des catégories dans le discours attributif, et l’unique sens de l’être divin19. A partir de là, les deux discours divergent, puisque d’un être qui n’est qu’ousia on ne peut rien dire, et que, des êtres qui sont ousia et encore autre chose, l’unité de signification se disperse. Du moins, la divergence entre le discours impossible de l’ontologie et le discours inutile de la théologie, le dédoublement de la tautologie et de la circonlocution, de l’universalité vide et de la généralité limitée, procèdent d’un même centre, l’ousia, qui, accorde Aubenque, « ne signifiera pas autre chose que l’acte de ce qui est, l’achèvement de ce qui est donné dans l’accomplissement de la présence, ou, d’un mot que nous avons déjà rencontré, l’entéléchie » (406). L’ontologie peut bien n’être que le substitut humain d’une théologie impossible pour nous ; l’ousia reste le carrefour où leurs routes se croisent.
Si donc les deux discours se recoupent en un point à la fois commun aux deux et assignable en chacun d’eux, la science « recherchée » ne doit-elle pas répondre, avec ses ressources propres, à la proposition d’unité qui lui vient de l’autre discours ?
N’est-ce pas de cette exigence interne que la problématique de l’analogie est née ? Le texte témoin est à cet égard Métaphysique A, 5, 1071 a 33-35. Dans sa première séquence, il dit que « les causes de toutes choses sont… les mêmes par analogie ». Dans sa deuxième séquence, il pose que la primauté de l’ousia divine est sous-jacente à l’unité catégoriale de l’être : « Puis les causes des substances peuvent être considérées comme les causes de toutes choses ». La thèse demeure même si on prend le « comme » (hôs) au sens affaibli d’un comme si20. Dans sa troisième séquence, le texte précise (en outre, eti) que c’est parce que la cause ultime est « première en entéléchie » qu’elle est « aussi la cause de toutes choses21 ».
C’est de cette façon qu’une lecture aporétique d’Aristote désigne la place en creux de la doctrine de l’analogie, dans la mesure même où elle a commencé par la mettre entre parenthèses. Même si l’on découvre que cette notion n’est elle-même qu’un problème hypostasié en réponse, elle désigne d’abord le travail de pensée par lequel le discours humain, trop humain, de l’ontologie tente de répondre à la sollicitation d’un autre discours, qui n’est peut-être lui-même qu’un non-discours.
Une question est en effet posée par le concept de référence ad unum : s’il n’y a pas de communauté générique entre les acceptions multiples de l’être, de quelle nature peut être la « communauté de notion » alléguée par Aristote en Métaphysique Γ, 2, 1003 b 14 ? Peut-il exister une communauté non générique qui arrache le discours de l’être à sa condition aporétique ?
C’est ici que le concept d’analogie, évoqué au moins une fois par Aristote dans ce contexte, intervient. Le problème qu’il pose naît d’une réflexion de second degré sur le Traité des Catégories. Il naît de la question de savoir si, et jusqu’à quel point, la référence à un terme premier est elle-même une relation pensable. On a vu comment cet ordre de dérivation peut être produit par réflexion sur les conditions de la prédication. Il importe maintenant de se demander quelle sorte de relation est ainsi engendrée. C’est ici que la notion mathématique d’analogie de proportion offre un terme de comparaison. Son origine garantit son statut scientifique. Du même coup, on peut comprendre le rapprochement entre le rapport ad unum et l’analogie de proportion, comme une tentative pour étendre à la relation transcendentale le bénéfice de la scientificité qui appartient à l’analogie de proportion.
Je suis d’autant plus disposé à reconnaître le caractère hétérogène de ce rapprochement que l’analyse antérieure des interférences du discours théologique et du discours ontologique nous a préparés à poser le problème de l’analogie en termes d’intersection de discours. L’application du concept d’analogie à la série des significations de l’être est, elle aussi, en effet, un cas d’intersection entre sphères de discours. Et cette intersection peut être comprise sans référence au discours théologique, même si, ultérieurement, le discours théologique usera de l’analogie pour s’annexer le discours ontologique, au prix d’ailleurs d’importants remaniements de ce concept.
Chez Aristote, cela est certain, le concept pur d’analogie n’a rien à voir avec la question des catégories, et c’est à la faveur d’un déplacement de sens, qui en affaiblit les critères initiaux, qu’il peut rejoindre la théorie des catégories, tangentiellement chez Aristote, par intersection franche chez les médiévaux.
C’est ce travail de pensée, plus que ses résultats sans doute décevants, qui importe ici. Le logicien et le philosophe contemporains peuvent être justifiés à déclarer que la tentative échoue et que la théorie de l’analogie n’est tout entière qu’une pseudo-science. On peut même affirmer que ce caractère de pseudo-science s’étend à son usage théologique, et que celui-ci à son tour rejaillit sur la structure transcendentale initiale, enfermant l’onto-théologie dans un cercle vicieux. L’important, pour moi, n’est pas là. Mon propos exprès est de montrer comment, en entrant dans la mouvance de la problématique de l’être, l’analogie à la fois apporte sa conceptualité propre et reçoit la qualification transcendentale du champ auquel elle est appliquée. Dans la mesure, en effet, où il est qualifié par le domaine où il intervient avec son articulation propre, le concept d’analogie revêt une fonction transcendentale ; du même coup, il ne revient jamais à la poésie, mais préserve à l’égard de celle-ci l’écart initial engendré par la question : qu’est-ce que l’être ? La suite montrera que cette volonté d’écart n’est aucunement affaiblie par l’usage théologique de l’analogie : le rejet de la métaphore parmi les analogies impropres en sera le témoin.
Il n’est pas sans importance que la notion mathématique d’analogie, loin d’aller de soi, comme une définition sommaire le laisse entendre (A est à B ce que C est à D), cristallise déjà en elle tout un travail de pensée : sa définition élaborée exprime la solution apportée à un paradoxe, à savoir : comment « maîtriser les “rapports impossibles” de certaines grandeurs géométriques avec des nombres entiers, en les réduisant indirectement à la seule considération de rapports entiers ou, plus exactement, d’inégalités de grandeur22 ».
Ne peut-on pas dire que c’est le travail de pensée incorporé à la définition, plus que son résultat, qui a pris valeur de paradigme pour la pensée philosophique ? Ici encore, l’extension à partir d’un pôle radicalement non poétique se fait par affaiblissement de critères.
L’application la plus proche est fournie par la définition de la justice distributive dans Éthique à Nicomaque, V, 6. La définition repose sur l’idée que cette vertu implique quatre termes : deux personnes (égales ou inégales) et deux parts (honneurs, richesses, avantages et désavantages), et qu’entre ces quatre termes elle établit une égalité proportionnelle dans la répartition. Mais l’extension de l’idée de nombre, alléguée par Aristote23, ne concerne pas l’extension de l’idée de nombre aux irrationnelles, mais l’extension de la proportion à des termes non homogènes, pourvu qu’ils puissent être dits égaux ou inégaux sous quelque rapport.
La même conception formelle des proportions permet, en biologie, non seulement de classer (en disant par exemple : le vol est à l’aile ce que la nage est à la nageoire), mais de démontrer (en disant : si certains animaux ont un poumon, d’autres non, ces derniers possèdent un organe qui leur tient lieu de poumon). Les fonctions et les organes, en se prêtant à de tels rapports de proportion, fournissent les linéaments d’une biologie générale (De Part. An., I, 5).
Le rapport d’analogie amorce sa migration vers la sphère transcendentale, lorsqu’il est chargé d’exprimer l’identité des principes et des éléments qui traversent la diversité des genres ; on dira ainsi : « Ce que la vue est au corps, l’intellect l’est à l’âme, et de même pour d’autres analogies » (Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096 b 28-29). L’analogie reste encore, formellement, une égalité de rapports entre quatre termes24.
Le pas décisif — celui qui nous importe ici — est fait en Métaphysique A, 4 et 5, où l’analogie est appliquée au problème de l’identité des principes et des éléments appartenant à des catégories différentes25. Certes, la formulation permet encore de faire apparaître une égalité ou une similitude de rapports : ainsi, on peut écrire que la privation est à la forme, dans l’ordre des éléments, comme le froid est au chaud dans les corps sensibles, comme le noir est au blanc dans les qualités, comme l’obscurité est à la lumière dans les relatifs. A cet égard, la transition entre analogie de proportion et référence ad unum est plus qu’amorcée dans un texte de l’Éthique à Nicomaque26 qui sera inlassablement repris par les médiévaux : « Sain », note Aristote, se dit analogiquement de la cause de la santé, du signe de la santé, du sujet de la santé. « Médical » se dit analogiquement du médecin, du scalpel, de l’opération et du patient. Or l’extension analogique est réglée par l’ordre des catégories.
Mais cette formulation ne peut dissimuler le fait que l’analogie porte sur les termes mêmes, à savoir les catégories, dans lesquels les « principes » (forme, privation et matière) se retrouvent par analogie. Non seulement le nombre de ces termes n’est pas spécifié par la relation elle-même, mais la relation a changé de sens : ce qui est en question, c’est la façon dont les termes eux-mêmes se rapportent les uns aux autres, la référence ad unum se bornant à établir une dominance (le terme premier) et une hiérarchie (le renvoi au terme premier). Ce dernier affaiblissement des critères fait passer de l’analogie de proportion à l’analogie d’attribution27.
Le logicien moderne sera plus sensible que les médiévaux à la brisure logique qui interrompt l’extension de l’analogie, dans son trajet de la mathématique à la métaphysique. Les caractères non scientifiques de l’analogie, prise en son sens terminal, se regroupent sous ses yeux en un plaidoyer contre l’analogie28. Le grand texte de Métaphysique A, 9, 992 b 18-24 se retourne contre le philosophe, et devient le témoignage suprême de la non-scientificité de la métaphysique29.
Mais l’échec d’Aristote peut avoir deux significations entre lesquelles une analyse simplement logique ne permet pas de trancher ; selon la première, l’entreprise transcendentale est, en tant que telle, dénuée de sens ; selon la seconde, elle doit être reprise sur une autre base que l’analogie, tout en restant fidèle à la visée sémantique qui avait présidé à la recherche d’une unité non générique des significations de l’être. C’est cette interprétation que l’on a tenté ici de mettre en œuvre, en privilégiant chaque fois le travail de pensée cristallisé dans le résultat logique. C’est parce que la « recherche » d’un lien non générique de l’être demeure une tâche pour la pensée, même après l’échec d’Aristote, que le problème du « fil conducteur » continuera de se poser jusque dans la philosophie moderne. Si le Traité des Catégories a pu ainsi être remis sans relâche en chantier, c’est parce que, une fois, a été pensée la différence entre l’analogie de l’être et la métaphore poétique.
A cet égard, le premier paragraphe du Traité des Catégories demeure hautement significatif : dire qu’il n’y a pas deux classes de choses à nommer — les synonymes et les homonymes —, mais trois classes, par intercalation des paronymes, c’est ouvrir une nouvelle possibilité pour le discours philosophique, appuyé sur l’existence des homonymes non accidentels. A partir de là, la chaîne est continue des paronymes de Catégories, paragraphe 1, à la référence pros hen, ad unum de Métaphysique Γ, 2 et E, 1. La nouvelle possibilité de penser ainsi ouverte était celle d’une ressemblance non métaphorique et proprement transcendentale entre les significations premières de l’être. Dire que cette ressemblance est non scientifique ne règle rien. Il est plus important d’affirmer que, parce qu’elle rompt avec la poétique, cette ressemblance purement transcendentale témoigne, encore aujourd’hui, par son échec même, de la recherche qui l’a animée, à savoir la recherche d’un rapport qui reste à penser autrement que par science, si penser par science veut dire penser par genre. Mais le geste premier reste la conquête d’une différence entre l’analogie transcendentale et la ressemblance poétique. A partir de cette première différence, le lien non générique de l’être pourra — et sans aucun doute devra — être pensé selon un modèle qui ne devra plus rien à l’analogie elle-même. Mais ce pas au-delà de l’analogie n’a été possible que parce que l’analogie avait été elle-même un pas au-delà de la métaphore. Il aura été décisif pour la pensée qu’une parcelle d’équivocité ait, un jour, été arrachée à la poésie et incorporée au discours philosophique, en même temps que le discours philosophique était contraint de se soustraire à l’empire de la simple univocité.
Le second contre-exemple que l’on peut opposer à la thèse de la discontinuité entre discours spéculatif et discours poétique est beaucoup plus redoutable. Il est fourni par un mode de discours qui est déjà lui-même un mixte d’ontologie et de théologie. Depuis Heidegger, qui suit lui-même Kant30, on l’appelle par abréviation onto-théologie. C’est en effet dans les bornes de ce discours mixte que la doctrine de l’analogia entis a atteint son plein développement. Il importe donc, pour notre propre enquête, de savoir si l’écart initial instauré par Aristote entre discours spéculatif et discours poétique a été préservé dans le discours mixte de l’onto-théologie.
La doctrine thomiste de l’analogie constitue à cet égard un témoignage inappréciable31. Son propos explicite est d’établir le discours théologique au niveau d’une science et ainsi de le soustraire entièrement aux formes poétiques du discours religieux, même au prix d’une rupture entre la science de Dieu et l’herméneutique biblique.
Et pourtant le problème est singulièrement plus complexe que celui de la diversité réglée des catégories de l’être chez Aristote. Il concerne la possibilité de parler rationnellement du Dieu créateur de la tradition judéo-chrétienne. L’enjeu est donc de pouvoir étendre à la question des noms divins la problématique de l’analogie suscitée par l’équivocité de la notion d’être.
Le nouvel usage du concept d’analogie pouvait paraître justifié par le parallélisme des situations initiales de discours. De part et d’autre, en effet, le problème est de se frayer une voie moyenne entre deux impossibilités. Pour Aristote, affronté au problème de l’unité des catégories de l’être, la difficulté était d’échapper à l’alternative entre l’unité générique de l’être et la dissimilation pure et simple de ses significations ; la référence à un terme premier se proposait comme une solution moyenne. Or le discours théologique rencontre une alternative semblable : alléguer un discours commun à Dieu et aux créatures serait ruiner la transcendance divine32 ; assumer une incommunicabilité totale des significations d’un plan à l’autre serait en revanche se condamner à l’agnosticisme le plus complet33. Il paraissait donc raisonnable d’étendre à la théologie le concept d’analogie, à la faveur de l’invention, postérieure à Aristote, d’une troisième modalité d’attribution, l’attribution analogue, à égale distance de l’attribution univoque et de l’attribution équivoque34. La doctrine de l’analogie de l’être est née de cette ambition d’embrasser dans une unique doctrine le rapport horizontal des catégories à la substance et le rapport vertical des choses créées au Créateur. Ce projet définit l’onto-théologie.
Il n’est pas question de retracer ici l’histoire du concept d’analogia entis. On veut seulement ressaisir la visée sémantique du travail de pensée qui s’est cristallisé dans le débat de la scolastique et montrer que cette visée sémantique, au moment même où elle semble confiner à celle des énoncés métaphoriques, principalement par un retour à la participation d’inspiration platonicienne et néo-platonicienne, creuse un nouvel écart entre discours spéculatif et discours poétique.
Ce qui demeure en effet remarquable, pour nous qui venons après la critique kantienne de ce type d’ontologie, c’est la manière dont le penseur se comporte à l’égard des difficultés internes à sa propre solution. D’une part, en effet, la solution aristotélicienne du problème catégorial est reprise dans ses grandes lignes35. D’autre part, son application au domaine théologique se heurte à de si grands obstacles que c’est le concept même d’analogie qui doit être remis sans cesse sur le métier et soumis à de nouvelles distinctions où s’exprime le travail de pensée dont la visée nous importe.
La source principale de toutes les difficultés tient à la nécessité de soutenir la prédication analogique par une ontologie de la participation36. L’analogie, en effet, se meut au niveau des noms et des prédicats ; elle est d’ordre conceptuel. Mais sa condition de possibilité est ailleurs, dans la communication même de l’être. La participation est le nom générique donné à l’ensemble des solutions apportées à ce problème. Participer c’est, d’une manière approximative, avoir partiellement ce qu’un autre possède ou est pleinement. Dès lors la lutte pour un concept adéquat d’analogie est sous-tendue par la lutte pour un concept adéquat de participation37. Mais, alors, la participation ne marque-t-elle pas le retour de la métaphysique à la poésie, par un recours honteux à la métaphore, selon l’argument qu’Aristote opposait au platonisme ?
Mais, précisément, saint Thomas ne s’est pas arrêté à la solution la plus proche de l’exemplarisme platonicien adopté dans le Commentaire au Livre I des Sentences, sous l’influence encore d’Albert le Grand. Deux modalités y étaient en effet distinguées : outre l’ordre de priorité (per prius et posterius) qu’on trouve dans la série : être, puissance et acte ou dans la série : être, substance et accident, il faut concevoir un ordre de descendance (a primo ente descendit) et d’imitation (ens primum imitatur), selon lequel « l’un reçoit de l’autre esse et rationem » (Prologue qu. I, art. 2). La Distinctio XXXV précise (qu. 1, art. 4) : « Il y a une autre analogie [que l’ordre de priorité], lorsqu’un terme imite un autre autant qu’il peut, mais ne l’égale pas parfaitement, et l’on trouve cette analogie entre Dieu et les créatures. » Il faut certes comprendre les raisons de ce recours à la causalité exemplaire ; elle permet de faire l’économie d’un terme commun qui précéderait Dieu et les créatures : « Entre Dieu et les créatures, il n’y a pas similitude par quelque chose de commun, mais par imitation ; d’où l’on dit que la créature est semblable à Dieu, mais non pas l’inverse, comme le dit Denys38. » La participation par ressemblance déficiente n’implique donc aucune forme commune inégalement possédée : c’est Dieu lui-même qui communique sa ressemblance ; l’image amoindrie assure une représentation imparfaite et inadéquate de l’exemplaire divin, à mi-chemin de la confusion dans une même forme et de l’hétérogénéité radicale. Mais le prix à payer est l’entière disjonction entre attribution des noms divins et attribution catégoriale. Le discours théologique perd tout appui dans le discours catégorial de l’être.
Si saint Thomas ne s’est pas arrêté à cette solution, c’est pour deux raisons opposées qui devaient être développées tour à tour : d’une part, la ressemblance directe est un rapport trop proche encore de l’univocité — d’autre part, la causalité exemplaire, par son caractère formel, doit être subordonnée à la causalité efficiente qui seule fonde la communication d’être sous-jacente à l’attribution analogique. La découverte de l’être comme acte devient alors la clé de voûte ontologique de la théorie de l’analogie.
Mais saint Thomas devait d’abord mettre à l’essai — à l’époque du De Veritate — une distinction entre deux sortes d’analogie, susceptibles de tomber l’une et l’autre à l’intérieur de l’analogia aristotélicienne. Cette distinction est celle de la proportio et de la proportionalitas, empruntée à la traduction latine d’Euclide, Livre V, déf. 3 et 539. La proportio met en rapport deux quantités de même espèce, par un rapport direct de l’une à l’autre, la valeur de l’une déterminant à elle seule la valeur de l’autre (par exemple un nombre et son double). Mais saint Thomas ne borne pas ce premier type d’analogie à l’ordre des grandeurs, pas plus qu’il ne le fera pour la proportionalitas. Il étend la proportio à tout rapport comportant une « distance déterminée » (determinata distantia) et un lien strict (determinata habitudo) ; c’est pourquoi il peut rattacher à la proportio le rapport de référence à un terme premier, comme dans l’exemple de la santé, et donc le rapport catégorial des accidents à la substance. L’essentiel est que le rapport soit direct et défini. La proportionalitas, en revanche, ne comporte aucun rapport direct entre deux termes ; elle pose seulement une similitudo proportionum, une ressemblance de rapports (par exemple 6 est à 3 ce que 4 est à 2). Mais, de même que la proportio n’est pas seulement mathématique, la proportionalitas pose une similitude de rapports entre des termes quelconques ; ainsi dira-t-on que l’intellect est à l’âme ce que la vue est au corps. On voit l’avantage pour le discours théologique. Entre le créé et Dieu, en effet, la distance est infinie : finiti ad infinitum nulla est proportio40. Or la ressemblance proportionnelle n’institue aucun rapport déterminé entre le fini et l’infini, puisqu’elle est indépendante de la distance. Elle n’est pourtant pas absence de rapport. Il est encore possible de dire : ce que le fini est au fini, l’infini l’est à l’infini. Transcrivons : la science divine est à Dieu ce que la science humaine est au créé41.
Ainsi la causalité exemplaire, dans la mesure où elle tombe sous le concept de proportio, impliquait encore un rapport trop direct et supprimait-elle la distance infinie qui sépare les êtres de Dieu. En revanche, la proportionalitas ne rend pas justice à la communication d’être que la causalité créatrice donne à penser. Le formalisme de la proportionalitas appauvrit le riche et complexe réseau qui circule entre participation, causalité et analogie.
La tâche est donc immense. Il faut concevoir le rapport de participation de façon telle qu’il n’implique aucun terme antérieur, donc aucune attribution univoque de perfection à Dieu ni aux créatures. Il faut en outre donner à la proportio creaturae, qui existe toujours entre l’effet et sa cause, un sens tel qu’il soit compatible avec la disproportion du fini et de l’infini42. Il faut enfin concevoir la distance du fini à l’infini comme simple dissemblance, sans mêler à cette idée, qui est seule essentielle, celle d’une extériorité spatiale, laquelle est par ailleurs exclue par l’immanence même de la causalité divine43.
C’est pour satisfaire à toutes ces exigences que dans les œuvres postérieures au De Veritate, et principalement dans les deux Sommes, l’être est conçu moins comme forme que comme acte, au sens d’actus essendi. La causalité n’est plus alors la ressemblance de la copie au modèle, mais la communication d’un acte, l’acte étant à la fois ce que l’effet a en commun avec la cause et ce par quoi il ne s’identifie pas à elle44.
C’est donc la causalité créatrice qui établit entre les êtres et Dieu le lien de participation qui rend ontologiquement possible le rapport d’analogie.
Mais quelle analogie ? Les œuvres postérieures au De Veritate proposent une nouvelle sorte de scission à l’intérieur du concept d’analogie, qui ne revient pas à la distinction antérieure au De Veritate. En effet, la nouvelle coupure ne passe pas entre l’analogie horizontale qui gouverne la suite des catégories et l’analogie verticale qui règle la hiérarchie du divin et du créé. Au contraire, elle oppose deux manières d’ordonner une diversité, deux manières qui s’appliquent indifféremment à l’analogie horizontale et à l’analogie verticale. La première analogie, lit-on dans le De Potentia, qu. 7, art. 6, est celle de deux choses à une troisième (duorum ad tertium) ; ainsi quantité et qualité se rapportent l’une à l’autre en se rapportant à la substance. Ce n’est pas de cette façon que Dieu et le créé se rapportent à l’être. La deuxième analogie est celle d’une chose à une autre (unius ad alterum, ou encore ipsorum ad unum). Ainsi les accidents se rapportent-ils immédiatement à la substance. C’est de cette manière aussi que l’être créé se rapporte au divin. L’analogie va directement de l’ensemble des analogués secondaires à l’analogué principal, sans que rien qui puisse à nouveau s’ériger en genre commun précède Dieu. En même temps ce rapport est susceptible d’être orienté du plus éminent au moins excellent, selon un ordre asymétrique de perfection. Tel est le mode de communauté intermédiaire entre l’équivocité et l’univocité45.
Ainsi se trouvaient à nouveau rassemblés les deux usages de l’analogie, au prix d’une ultime rectification de sa définition46.
Mais le nouveau prix à payer était plus lourd que jamais : dans la mesure même où la pensée ne se satisfaisait plus du rapport trop formel de proportionalitas — rendu lui-même problématique par son extrapolation hors du domaine mathématique —, elle était contrainte d’appuyer la diversité des noms et des concepts à un principe d’ordre inhérent à l’être même et de reporter dans la causalité efficiente elle-même la synthèse d’unité et de diversité requise par le discours. Bref, il fallait penser la causalité elle-même comme analogique47. Si, en effet, nous pouvons nommer Dieu d’après la créature, c’est « en raison de la relation que la créature entretient avec Dieu, son principe et sa cause, en qui préexistent excellemment toutes les perfections de ce qui existe » (Somme théologique, I a, qu. 13, art. 5). Voilà la distinction entre univocité, équivocité et analogie reportée du plan des significations à celui de l’efficience. Si la causalité était unique, elle n’engendrerait que le même ; si elle était purement équivoque, l’effet cesserait d’être semblable à son agent. La cause la plus hétérogène doit donc rester cause analogue. C’est cette structure du réel qui, en dernière analyse, empêche le langage de se disloquer entièrement. La similitude de la causalité résiste à la dispersion des classes logiques qui, à la limite, contraindrait au silence. Dans le jeu du Dire et de l’Être, quand le Dire est sur le point de succomber au silence sous le poids de l’hétérogénéité de l’être et des êtres, l’Être lui-même relance le Dire par la vertu des continuités souterraines qui confèrent au Dire une extension analogique de ses significations. Mais, du même coup, analogie et participation sont placées dans une relation en miroir, l’unité conceptuelle et l’unité réelle se répondant exactement48.
C’est ce cercle de l’analogie et de la participation qui devait céder sous le poids de la critique. Non qu’ait jamais été démentie la visée sémantique qui avait animé la recherche d’un concept toujours plus adéquat de l’analogie. C’est au niveau physique, au point précis où la cause équivoque porte secours au discours analogique, que la relation circulaire a été brisée, sous les coups conjugués de la physique galiléenne et de la critique humienne. Après cette rupture, dont la dialectique kantienne tire toutes les conséquences, l’unité conceptuelle capable d’embrasser la diversité ordonnée des significations de l’être reste encore à penser.
Du moins la bataille pour un concept toujours plus adéquat d’analogie reste exemplaire sur un point : son refus de tout compromis avec le discours poétique. Ce refus s’exprime par le souci de toujours marquer la différence entre l’analogie et la métaphore. Pour ma part, je vois dans ce souci le trait distinctif de la visée sémantique du discours spéculatif.
Le recours à la participation n’impliquait-il pourtant pas un retour à la métaphore ? Le texte du De Potentia, qu. 7, art. 6 ad 7, évoqué plus haut, ne dit-il pas « que la forme même participée dans la créature est inférieure à sa ratio qui est Dieu, comme la chaleur du feu est inférieure à la chaleur du soleil par lequel il engendre la chaleur » ?
Et la Somme ne dit-elle pas (I a qu. 13, art. 5) « Ainsi le soleil, par son unique et simple vertu, engendre ici-bas des formes d’existence variées et multiples. De la même manière, comme on l’a dit plus haut, les perfections de toutes choses, qui se trouvent, dans les créatures, divisées et multiformes, préexistent en Dieu dans l’unité et dans la simplicité ».
Ah ! le soleil !, oh ! le feu ! l’héliotrope n’est pas loin, où se dénonce tout trope par ressemblance49 !
Or c’est précisément au lieu même de la plus grande proximité que la ligne est le plus fermement tirée entre l’analogie et la métaphore. Quand, en effet, l’analogie est-elle le plus proche de la métaphore ? Lorsqu’elle est définie comme proportionnalité. Or c’est précisément celle-ci qui, à son tour, « se produit de deux façons différentes » (dupliciter contingit) (De Veritate, qu. 2, art. 11). D’un côté, l’attribution est seulement symbolique, de l’autre, elle est proprement transcendentale. Dans l’attribution symbolique (quae symbolice de Deo dicuntur), Dieu est appelé lion, soleil, etc. ; dans ces expressions, « le nom apporte quelque chose de sa signification principale » et, avec elle, une « matière », laquelle ne peut être attribuée à Dieu. Seuls, en revanche, les transcendentaux tels que être, bon, vrai, permettent une définition sans « défaut », c’est-à-dire indépendante de la matière quant à leur être. Ainsi, à l’époque de l’analogie de proportionnalité, l’attribution analogique n’est pas seulement opposée à l’attribution univoque, c’est-à-dire générique ; elle introduit en outre deux coupures à l’intérieur du champ analogique : du côté du rapport de proportion, pour autant que celui-ci préserve encore quelque chose de commun qui pourrait précéder et envelopper Dieu et les créatures, du côté du symbolisme qui importe quelque chose du signifié principal dans le nom attribué à Dieu. Tel est l’ascétisme de la dénomination qui requiert l’exclusion de la poésie.
Ce purisme de l’analogie ne fléchit pas lorsque la communication de l’acte d’être vient restaurer la continuité ontologique que le rapport de proportionnalité menaçait de détruire. La question de la métaphore est abordée de front dans la Somme théologique (I a, qu. 13, art. 6) sous le couvert de la question : « Les mêmes noms sont-ils attribués par priorité à la créature plutôt qu’à Dieu ? » La réponse distingue deux ordres de priorité, une priorité selon la chose même, qui part de ce qui est premier en soi, c’est-à-dire Dieu — une priorité selon la signification, qui part de ce qui nous est le plus connu, c’est-à-dire les créatures. L’analogie proprement dite se règle sur le premier type de priorité, la métaphore sur le second : « Tous les noms attribués par métaphore appartiennent par priorité aux créatures ; car, appliqués à Dieu, ces noms ne signifient rien d’autre qu’une ressemblance à telle ou telle créature. » La métaphore, en effet, repose sur « la similitude de proportion » ; sa structure est la même dans le discours poétique et dans le discours biblique. Les exemples donnés le prouvent : appeler un pré « riant », Dieu un « lion », c’est recourir à la même sorte de transposition : ce pré est agréable quand il fleurit, comme un homme quand il rit. De même, « Dieu agit avec force dans ses œuvres, comme le lion dans les siennes ». Dans les deux cas, la signification des noms procède du domaine d’emprunt. En revanche, le nom est dit par priorité de Dieu, non de la créature, quand il s’agit de noms qui visent son essence : bonté, sagesse. La coupure ne passe donc pas entre la poésie et le langage biblique, mais entre ces deux modes de discours pris ensemble et le discours théologique. Dans ce dernier l’ordre de la chose l’emporte sur l’ordre des significations50.
Il se produit ainsi un entrecroisement des deux modalités prédicatives, qui illustre sur un point particulier, celui de la prescription des noms divins, la composition de la raison aristotélicienne avec l’intellectus fidei dans la doctrine de saint Thomas51.
Cet entrecroisement de deux modalités de transfert, selon l’ordre descendant de l’être et selon l’ordre ascendant des significations, explique que se constituent des modalités mixtes de discours, dans lesquelles la métaphore proportionnelle et l’analogie transcendentale viennent cumuler leurs effets de sens. A la faveur de ce chiasme, le spéculatif verticalise la métaphore, tandis que le poétique donne un revêtement iconique à l’analogie spéculative. Cet entrelacs est particulièrement perceptible toutes les fois que saint Thomas énonce le rapport d’éminence qui est à la fois pensé selon l’analogie et exprimé selon la métaphore52. Cet échange constitue un nouveau cas d’intersection entre plusieurs mouvances de discours. Il n’est pas étonnant que le mot et la signification de mots se trouvent au point d’intersection. De la même manière en effet que le procès métaphorique se « focalise » sur le mot, au point de donner l’impression que le transfert de sens n’affecte que la signification des noms, de la même manière c’est dans un caractère de la signification du mot que se focalise le jeu croisé de l’analogie et de la métaphore. Ainsi le mot « sage » peut être appliqué analogiquement à Dieu, bien qu’il ne soit pas dit de façon univoque de Dieu et des hommes, parce que la signification présente des caractères différents dans les deux usages. Chez l’homme, la sagesse est une perfection « distincte » de toute autre ; elle « circonscrit » (circumscribit) et « comprend » (comprehendit) la chose signifiée. En Dieu, la sagesse est la même chose que son essence, sa puissance, son être ; le terme ne circonscrit donc rien, mais laisse la chose signifiée « comme non comprise (ut incomprehensam) et en excès au regard de la signification du nom (excedentem nominis significationem) ». Par cet excès de signification, les prédicats attribués à Dieu gardent leur pouvoir de signifier, sans introduire en Dieu de distinction. C’est donc la res significata qui est en excès par rapport à la nominis significatio53. Cet éclatement du nom et de la signification du nom correspond à l’extension de sens par laquelle, dans l’énoncé métaphorique, les mots satisfont à l’attribution insolite. En ce sens, on peut parler d’un effet de sens métaphorique dans l’analogie. Mais, s’il est vrai que cet effet de sens a son origine dans l’opération prédicative elle-même, c’est au niveau de cette dernière qu’analogie et métaphore se distinguent et s’entrecroisent. L’une repose sur la prédication de termes transcendentaux, l’autre sur la prédication de significations qui apportent avec elles leur contenu matériel.
Tel est l’admirable travail de pensée par lequel a été préservée la différence entre le discours spéculatif et le discours poétique au lieu même de leur plus grande proximité.
La querelle de l’analogia entis n’épuise pas les possibilités d’échange entre discours spéculatif et discours poétique. La discussion, en effet, n’a mis en jeu que les intentions sémantiques de l’un et de l’autre discours susceptibles d’être assumées réflexivement, comme en témoigne le terme même d’intention ou de visée sémantique, emprunté à la phénoménologie husserlienne. C’est bien pour une conscience qui entend « se-justifier-soi-même », « se-fonder-ultimement » et, ainsi, se tenir pour « entièrement responsable de soi » que les raisons invoquées par la pensée consciente d’elle-même sont équivalentes à ses motifs réels54.
Or il est apparu, avec Nietzsche principalement, une manière « généalogique » d’interroger les philosophes, qui ne se borne pas à recueillir leurs intentions déclarées, mais les soumet au soupçon et en appelle de leurs raisons à leurs motifs et à leurs intérêts. Entre philosophie et métaphore, une implication d’un tout autre genre vient au jour, qui les enchaîne au niveau de leurs présuppositions cachées, plutôt qu’à celui de leurs intentions déclarées55. Ce n’est pas seulement l’ordre des termes qui est inversé, la philosophie précédant la métaphore, c’est le mode de l’implication qui est renversé, l’impensé de la philosophie anticipant sur le non-dit de la métaphore.
J’ai évoqué, dès l’introduction, l’adage fameux de Heidegger : « Le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur de la métaphysique. » Cet adage pose que la trans-gression de la méta-phore et celle de la méta-physique ne seraient qu’un seul et même transfert. Plusieurs choses sont ainsi affirmées : d’une part, que l’ontologie implicite à toute la tradition rhétorique est celle de la « métaphysique » occidentale de type platonicien et néo-platonicien, où l’âme se transporte du lieu visible dans le lieu invisible ; d’autre part, que méta-phorique veut dire transport du sens propre vers le sens figuré ; enfin, que l’un et l’autre transport sont une seule et même Ueber-tragung.
Comment en vient-on à ces assertions ?
Chez Heidegger lui-même, le contexte limite considérablement la portée de cette attaque contre la métaphore, au point qu’on peut penser que l’usage constant que Heidegger fait de la métaphore a finalement plus d’importance que ce qu’il dit incidemment contre la métaphore.
Dans le premier texte où il est fait mention expresse de la métaphore — la VIe leçon du Principe de raison56, le contexte est double. Le premier contexte est constitué par le cadre même de la discussion qui revient sur une analyse antérieure du « principe de raison », celle de l’Essence du Fondement. Heidegger remarque qu’on peut voir (sehen) une situation clairement et pourtant ne pas saisir (er-blicken) ce qui est en jeu : « Nous voyons beaucoup et nous saisissons peu » (121). C’est le cas avec le principe : « rien n’est sans raison ». La vue (Sicht) n’est pas à la hauteur de la pénétration du regard (Einblick). Or s’approcher de ce qui est saisissable, c’est entendre (hören) plus distinctement et conserver dans l’oreille (im Gehör behalten) une certaine accentuation (Betonung) déterminante (122). Cette accentuation nous fait percevoir une harmonie (Einklang) entre « est » et « raison », entre est et ratio. Telle est alors la tâche : « La pensée doit saisir du regard ce qui s’entend… la pensée est une saisie-par-l’ouïe, qui saisit par le regard » (123). Autrement dit : « Penser, c’est entendre et voir » (ibid.).
Le premier contexte est donc constitué par le réseau des termes voir, entendre, penser, harmonie, qui sous-tend la pensée méditant sur le lien entre ist et Grund dans la formulation du Principe de raison.
Un deuxième contexte se constitue par l’introduction d’une interprétation en forme d’objection (« Mais nous avons vite fait de déclarer… »). Quelqu’un dit : « Si penser veut dire entendre et voir, ce ne peut être que (nur) dans un sens figuré (übertragenen)… » (123). En effet, dans la discussion précédente, « l’ouïe et la vue sensibles [ont été] transposées (hinübergenommen) et reprises dans le domaine de la perception non sensible, c’est-à-dire de la pensée. Pareil transfert se dit en grec μεταφέρειν. Pareille transposition est en langage savant une métaphore » (ibid.). Telle est donc l’objection : « C’est seulement en un sens métaphorique, figuré, que la pensée peut (darf) être appelée une ouïe et une saisie par l’ouïe, une vue et une saisie par la vue » (ibid.). Mais, demande Heidegger, qui prononce ce « peut » ? Celui pour qui l’entendre et le voir au sens propre (eigentlich) sont de l’oreille et de l’œil. A quoi le philosophe répond qu’il n’y a pas d’abord un voir et un entendre sensibles, qui seraient ensuite transposés au plan non sensible. Notre entendre et notre voir ne sont jamais une simple réception par les sens. Dès lors, quand on appelle la pensée une écoute et un regard, on ne le signifie pas seulement en tant que (nur als) métaphore, « à savoir (nämlich als) une transposition dans le non sensible du prétendu (vermeintlich) sensible » (126).
C’est dans ce double contexte qu’est posée l’équivalence des deux transferts : transfert métaphysique du sensible au non-sensible, transfert métaphorique du propre au figuré. Le premier est déterminant (massgebend) pour la pensée occidentale, le second est « déterminant pour la manière dont nous nous représentons l’être du langage » (ibid.). Ici, une incidente sur laquelle nous reviendrons : « C’est pourquoi la métaphore est souvent utilisée comme moyen auxiliaire dans l’interprétation des œuvres poétiques ou, plus généralement, artistiques » (ibid.). C’est alors que tombe l’adage : « Le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur des frontières de la métaphysique » (ibid.).
Le double contexte de l’adage est important : le premier n’impose pas seulement un ton d’allusion et de digression, mais un type d’exemple qui limite d’emblée le champ de la discussion. De quelles métaphores s’agit-il ? Quant au contenu, nullement de métaphores poétiques, mais de métaphores philosophiques. D’emblée le philosophe, au lieu d’être mis en face d’un autre discours que le sien, d’un discours qui fonctionne autrement que le sien, est en face de métaphores produites par le discours philosophique lui-même. A cet égard, ce que Heidegger fait quand il interprète en philosophe les poètes est mille fois plus important que ce qu’il dit polémiquement, non pas contre la métaphore, mais contre une manière d’appeler métaphores certains énoncés de philosophie.
Le deuxième contexte affaiblit plus encore la portée éventuelle d’une déclaration au premier abord impressionnante. C’est un objectant qui parle : la métaphore, pour lui, non seulement n’est pas un poème en miniature, mais reste une simple transposition du sens de mots isolés : voir, entendre… C’est encore l’objectant qui, pour interpréter ces métaphores en un seul mot, introduit la double distinction du propre et du figuré, du visible et de l’invisible. Et c’est lui enfin qui pose l’équivalence (nämlich) des deux paires de termes. A partir de là, le métaphorique devient « seulement » métaphorique ; simultanément, l’objection devient une restriction (darf). C’est donc bien l’objectant qui s’est mis sous l’égide du platonisme que Heidegger ensuite a beau jeu de dénoncer.
Je n’ai, pour ma part, aucune raison de me reconnaître dans cet objectant. La distinction, appliquée à des mots isolés, du sens propre et du sens figuré est une vieillerie sémantique qu’il n’est pas besoin de suspendre à la métaphysique pour la mettre en pièces. Une meilleure sémantique suffit à la détrôner en tant que conception « déterminante » de la métaphore. Quant à son usage dans l’interprétation des œuvres poétiques ou artistiques, il s’agit moins de l’énonciation métaphorique elle-même que d’un style très particulier d’interprétation, l’interprétation allégorisante, laquelle, en effet, est accordée à la distinction « métaphysique » du sensible et du non-sensible.
Reste l’affirmation que la séparation du sensible et du non-sensible est elle-même le « trait fondamental de ce qui s’appelle “métaphysique” et qui confère à la pensée occidentale ses traits essentiels » (126). Je crains que seul un coup de force, impossible à justifier, couche la philosophie occidentale sur ce lit de Procuste. Nous avons déjà laissé entendre qu’une autre ontologie que la métaphysique du sensible et du non-sensible peut répondre à la visée sémantique de métaphores authentiquement poétiques. C’est elle que nous évoquerons avec plus de précision au terme de cette étude.
Au reste, Heidegger nous dit lui-même comment ces « remarques » (Hinweise) doivent être prises : « Elles voudraient nous inviter à la prudence, afin que nous ne prenions pas trop vite pour une simple métaphore (nur als Uebertragung), et que nous ne traitions pas trop légèrement ce qui vient d’être dit de la pensée comme (als) d’une saisie par l’ouïe et la vue » (126). Toute notre entreprise est également tournée contre cette « simple métaphore ».
Or cette mise en garde explicite a sa contrepartie positive dans l’emploi non thématisé de la métaphore dans ce même texte que nous commentons. La véritable métaphore n’est pas la « théorie savante » de la métaphore, mais l’énonciation même que l’objectant a réduite à la simple métaphore : à savoir : « La pensée regarde en entendant et entend en regardant » (127). En parlant ainsi, Heidegger produit un écart par rapport au langage ordinaire, identifié avec la pensée par représentation ; ce « saut » place le langage, dit Jean Greisch, « sous le signe de la donation que connote l’expression es gibt. Entre le “il y a” et le es gibt, il n’y a pas de transition possible57 ». Cet écart n’est-il pas celui de la métaphore véritable ?
Considérons en effet ce qui fait de cette énonciation une métaphore. C’est, au niveau de l’énonciation entière, l’harmonie (Einklang) entre ist et Grund dans « rien n’est sans raison ». Cette harmonie est cela même qui est vu — entendu — pensé. Ainsi l’harmonie de l’énonciation de premier rang — celle du principe de raison — est aussi l’harmonie de l’énonciation de deuxième rang : celle qui comprend la pensée comme (als) saisie par l’ouïe et par la vue. Quant à cette harmonie, elle n’est pas une tranquille consonance ; la Ve Leçon du Principe de raison nous apprend plutôt qu’elle naît d’une discordance antérieure58. Deux énoncés, en effet, procèdent du principe de raison. L’énoncé rationalisant de la pensée représentative s’énonce ainsi : « Rien n’est sans pourquoi » (102). L’énoncé emprunté à la poésie spirituelle d’Angelus Silesius dit : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, N’a souci d’elle-même, ne désire être vue » (103). Rien n’est sans pourquoi. Et pourtant la rose est sans pourquoi. Sans pourquoi, mais non sans parce que. C’est cette vacillation qui, en rendant le principe de raison plus impénétrable, contraint à entendre (hören) le principe lui-même : « Il faut alors être attentif à son intonation (Ton), à la manière dont il est accentué » (75). Le principe, maintenant, résonne avec « deux accentuations (Tonarten) différentes » (ibid.), l’une qui souligne rien et sans, l’autre qui souligne est et raison. La seconde, privilégiée par la VIe Leçon dont nous sommes partis, exige donc le contraste avec la première accentuation qui est celle de la pensée représentative.
C’est la même lutte entre pensée représentative et pensée méditante qui, dans Unterwegs zur Sprache59, produit la métaphore véritable au lieu même où est récusée la métaphore au sens métaphysique. Le contexte, ici aussi, importe. Heidegger cherche à s’arracher à la conception que la pensée représentative se fait du langage, lorsqu’elle le traite comme Ausdruck, « expression », c’est-à-dire extériorisation de l’intérieur, donc domination du dehors par le dedans, maîtrise d’une instrumentalité par une subjectivité.
Pour accompagner le pas du philosophe hors de cette représentation, un mot de Hölderlin se propose, qui nomme le langage die Blume des Mundes (205). Le poète dit encore Worte, wie Blumen (206). Le philosophe peut accueillir ces expressions, parce qu’il a lui-même désigné les manières de dire comme Mundarten, manières de bouche, idiomes, où se recroisent terre, ciel, mortels, dieux. C’est donc tout un réseau qui vibre et se met en relation d’inter-significations. La condamnation tombe alors, identique à celle prononcée dans le Principe de raison : « Nous restons pris dans la métaphysique si nous prenons pour une métaphore cette désignation par Hölderlin dans la tournure Worte, wie Blumen. » Bien plus, protestant contre l’interprétation de Gottfried Benn qui réduit le Wie au « comme » de la comparaison, il l’accuse de réduire le verbe poétique à une pièce « d’herbier », dans une collection « de plantes desséchées » (207). La poésie, bien plutôt, remonte la pente que descend le langage quand la métaphore morte va se coucher dans l’herbier. Qu’est-ce alors que la poésie véritable ? C’est celle, dit Heidegger (207), « qui éveille la vision la plus vaste », qui « fait remonter la parole à partir de son origine », qui « fait apparaître le monde ».
Or n’est-ce pas là ce que fait la métaphore vive ?
Mais la métaphore de la « fleur » appliquée au langage peut mettre sur la voie d’une réflexion tout opposée, celle-là même que la remarque de Heidegger sur l’interprétation de Gottfried Benn côtoie. La fleur qui éclôt finit un jour dans l’herbier, comme l’usage dans l’usure.
Cet aveu nous conduit de la critique restreinte de Heidegger à la « déconstruction » sans bornes de Jacques Derrida dans la « Mythologie blanche60 ». L’entropie du langage n’est-elle pas, en effet, ce qu’une philosophie de la métaphore vive veut oublier ? Ne serait-ce pas à la plante de l’herbier que tiendrait la « métaphysique », plutôt qu’à une interprétation allégorisante de métaphores déjà données dans le langage ? Une pensée plus subversive que celle de Heidegger ne serait-elle pas celle qui étayerait l’universelle suspicion à l’endroit de la métaphysique occidentale par une suspicion plus aiguë adressée au non-dit de la métaphore elle-même ? Or le non-dit de la métaphore, c’est la métaphore usée. Avec elle la métaphoricité opère à notre insu, derrière notre dos. La prétention de tenir l’analyse sémantique dans une sorte de neutralité métaphysique exprime seulement l’ignorance du jeu simultané de la métaphysique inavouée et de la métaphore usée.
On peut distinguer deux affirmations dans l’entrelacs serré de la démonstration de J. Derrida. La première porte sur l’efficace de la métaphore usée dans le discours philosophique, la seconde sur l’unité profonde du transfert métaphorique et du transfert analogique de l’être visible à l’être intelligible.
La première affirmation prend à revers tout notre travail tendu vers la découverte de la métaphore vive. Le coup de maître, ici, est d’entrer dans la métaphorique non par la porte de la naissance, mais, si j’ose dire, par la porte de la mort. Le concept d’usure61 implique tout autre chose que le concept d’abus que nous avons vu opposé à celui d’usage par les auteurs anglo-saxons. Il apporte sa propre métaphoricité, ce qui n’étonne pas dans une conception qui s’emploie précisément à démontrer la métaphoricité sans borne de la métaphore. Dans sa surdétermination, le concept apporte d’abord la métaphore géologique de la sédimentation, de l’érosion, de l’effacement par frottement ; à quoi s’ajoute la métaphore numismatique du relief aboli de la médaille ou de la pièce de monnaie ; à son tour, cette métaphore évoque le lien, plusieurs fois aperçu, par Saussure entre autres, entre valeur linguistique et valeur monétaire : rapprochement qui induit le soupçon que l’usure des choses usagées et usées est aussi l’usure des usuriers. Du même coup, le parallélisme instructif entre valeur linguistique et valeur économique peut être poussé jusqu’au point où sens propre et propriété se révèlent soudain parents dans la même aire sémantique ; suivant la même ligne d’assonance, on soupçonnera que la métaphore puisse être la « plus-value linguistique » (2) fonctionnant à l’insu des locuteurs, à la façon dont, dans le champ de l’économique, le produit du travail humain se rend tout à la fois méconnaissable et transcendant dans la plus-value économique et le fétichisme de la marchandise.
On le voit, la reconstitution de ce réseau excède les ressources d’une sémantique historique et diachronique, ainsi que celles de la lexicographie et de l’étymologie. Elle relève d’un « discours sur la figure » (6) qui gouvernerait les effets économiques et les effets du langage. Une simple inspection du discours selon son intention explicite, une simple interprétation par le jeu de la question et de la réponse, ne suffisent plus. La déconstruction heideggerienne doit maintenant s’adjoindre la généalogie nietzschéenne, la psychanalyse freudienne, la critique marxiste de l’idéologie, c’est-à-dire les armes de l’herméneutique du soupçon. Ainsi armée, la critique est en mesure de démasquer la conjonction impensée de la métaphysique dissimulée et de la métaphore usée.
Mais l’efficace de la métaphore morte ne prend son sens complet que quand on établit l’équation entre l’usure qui affecte la métaphore et le mouvement d’ascendance que constitue la formation du concept. L’usure de la métaphore se dissimule dans la « relève » du concept. Par « relève », J. Derrida traduit très heureusement l’Aufhebung hégelienne. Dès lors, raviver la métaphore, c’est démasquer le concept.
Derrida s’appuie ici sur un texte particulièrement éloquent de Hegel dans l’Esthétique62 qui part de l’aveu que les concepts philosophiques sont d’abord des significations sensibles transposées (übertragen) dans l’ordre du spirituel et que la promotion d’une signification abstraite propre (eigentlich) est solidaire de l’effacement du métaphorique dans la signification initiale et donc de l’oubli de cette signification qui, de propre, était devenue impropre. Or Hegel appelle Aufhebung cette « relève » de la signification sensible et usée dans la signification spirituelle devenue expression propre. Là où Hegel voit une novation de sens, Derrida ne voit que l’usure de la métaphore et un mouvement d’idéalisation par dissimulation de l’origine métaphorique : « … Le mouvement de la métaphorisation (origine puis effacement de la métaphore, passage du sens propre sensible au sens propre spirituel à travers le détour des figures) n’est autre qu’un mouvement d’idéalisation » (15). Ce mouvement d’idéalisation, commun à Platon et à Hegel, met en œuvre toutes les oppositions caractéristiques de la métaphysique : nature/esprit, nature/histoire, nature/liberté, ainsi que sensible/spirituel, sensible/intelligible, sensible/sens. Ce système « décrit l’espace de possibilité de la métaphysique et le concept de métaphore ainsi défini lui appartient » (ibid.).
Entendons bien qu’il ne s’agit pas de la genèse du concept empirique, mais de celle des premiers philosophèmes, ceux qui articulent le champ de la métaphysique : theoria, eidos, logos, etc. La thèse s’énonce alors ainsi : là où la métaphore s’efface, le concept métaphysique se lève. On reconnaît là le propos de Nietzsche : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus omme pièces de monnaie mais comme métal63. » D’où le titre même de l’Essai, « Mythologie blanche » : « La métaphysique a effacé en elle-même la scène fabuleuse qui l’a produite et qui reste néanmoins active, remuante, inscrite à l’encre blanche, dessin invisible et recouvert dans le palimpseste » (4).
Cette efficace de la métaphore usée, ainsi relayée par la production du concept qui en efface la trace, a pour ultime conséquence que le discours sur la métaphore est lui-même pris par la métaphoricité universelle du discours philosophique. On peut parler à cet égard d’un paradoxe de l’auto-implication de la métaphore.
Le paradoxe est celui-ci : il n’y a pas de discours sur la métaphore qui ne se dise dans un réseau conceptuel lui-même engendré métaphoriquement. Il n’y a pas de lieu non métaphorique d’où l’on aperçoive l’ordre et la clôture du champ métaphorique. La métaphore se dit métaphoriquement. Aussi bien le mot « métaphore » et le mot « figure » témoignent-ils de cette récurrence de la métaphore. La théorie de la métaphore renvoie circulairement à la métaphore de la théorie, laquelle détermine la vérité de l’être en terme de présence. Dès lors, il ne saurait y avoir de principe de délimitation de la métaphore, pas de définition dont le définissant ne contienne le défini ; la métaphoricité est non maîtrisable absolument. Le projet de déchiffrer la figure dans le texte philosophique se détruit lui-même ; il faut plutôt « reconnaître en son principe la condition d’impossibilité d’un tel projet » (9). La couche des premiers philosophèmes, étant elle-même métaphorique, « ne se domine pas » (ibid.). Cette strate, selon une expression heureuse de l’auteur, « s’emporte donc elle-même chaque fois qu’un de ses produits — ici le concept de métaphore — tente en vain de comprendre sous sa loi la totalité du champ auquel il appartient » (ibid.). Réussirait-on à ordonner les figures, une métaphore au moins échapperait : la métaphore de la métaphore, laquelle serait la « métaphore en plus » (10). Et de conclure : « Le champ n’est jamais saturé » (ibid.).
Cette tactique déroutante, on l’a compris, n’est qu’un épisode dans une stratégie plus vaste de la déconstruction qui consiste, en tous temps et en tous cas, à ruiner par l’aporie le discours métaphysique. Aussi ne faut-il attacher aux « conclusions » de l’essai guère plus qu’une valeur de jalon dans une œuvre qui fomente bien d’autres manœuvres subversives. Si l’on récuse l’auto-destruction de la métaphore par assomption dans le concept, c’est-à-dire dans l’idée présente à soi, reste « l’autre auto-destruction » (52), celle qui passerait par la ruine des oppositions majeures, d’abord celle du sémantique et du syntaxique, ensuite celle du figuré et du propre, puis, de proche en proche, celles du sensible et de l’intelligible, de la convention et de la nature, bref, toutes les oppositions qui instituent la métaphysique comme telle.
Nous avons ainsi rejoint, par une critique interne de la métaphore usée, le niveau où se situait la déclaration de Heidegger : « Le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur des frontières de la métaphysique. » En effet, la « relève » par laquelle la métaphore usée se dissimule dans la figure du concept n’est pas un fait quelconque de langage, c’est le geste philosophique par excellence qui, en régime « métaphysique », vise l’invisible à travers le visible, l’intelligible à travers le sensible, après les avoir séparés. Il n’y a donc qu’une « relève » ; la « relève » métaphorique est aussi la « relève » métaphysique.
Selon cette seconde affirmation, la véritable métaphore est la métaphore verticale, ascendante, transcendante. Ainsi caractérisée, « la métaphore semble engager en sa totalité l’usage de la langue philosophique, rien de moins que l’usage de la langue naturelle dans le discours philosophique, voire de la langue naturelle comme langue philosophique » (1).
Pour comprendre la force de cette affirmation, reportons-nous à nos propres analyses sur le jeu de la ressemblance. Il n’est pas rare que ce jeu ait été rapporté à l’analogie, soit que l’analogie signifie très particulièrement proportionnalité, comme dans la Poétique d’Aristote, soit qu’elle désigne, moins techniquement, tout recours à la ressemblance dans le « rapprochement » de champs sémiques « éloignés »64. La thèse que nous considérons maintenant revient à dire que tout usage de l’analogie, en apparence neutre au regard de la tradition « métaphysique », reposerait à son insu sur un concept métaphysique d’analogie qui désigne le mouvement de renvoi du visible à l’invisible ; la primordiale « iconicité » serait ici contenue : ce qui, fondamentalement, fait « image », ce serait le visible tout entier ; c’est sa ressemblance à l’invisible qui le constituerait comme image ; conséquemment, la toute première transposition serait le transfert du sens de l’empirie dans le « lieu intelligible ». Dès lors, il importe de démasquer, par une méthode qui n’a plus rien à voir avec la grammaire logique de Max Black, cette métaphysique de l’analogie jusque dans les usages en apparence les plus innocents de la métaphore. Aussi bien la rhétorique classique elle-même ne laisse pas de montrer le bout de l’oreille : est-ce par hasard si régulièrement revient, sous l’apparence d’un exemple, le transfert de l’inanimé à l’animé ? Ainsi Fontanier s’empresse-t-il de recourir à cette dialectique de l’inanimé et de l’animé pour construire les espèces de la métaphore, rétablissant ainsi le parallélisme avec les deux autres tropes de base (métonymie et synecdoque), dont les espèces procédaient de l’analyse logique du rapport de connexion et du rapport de corrélation. Avec la métaphore, les espèces ne sont plus d’ordre logique, mais ontologique65.
Ainsi donc, qu’on parle du caractère métaphorique de la métaphysique ou du caractère métaphysique de la métaphore, ce qu’il faut appréhender, c’est l’unique mouvement qui emporte les mots et les choses au-delà…, méta…
Cette direction privilégiée de la métaphore métaphysique explique l’insistance de quelques métaphores clés, qui ont le privilège de recueillir et de concentrer le mouvement de la « relève métaphysique ». Au premier plan de ces métaphores, le Soleil.
Le Soleil, c’est, penserait-on, un exemple qui simplement illustre. Précisément, il est « le plus illustre, l’illustrant par excellence, le lustre le plus naturel qui soit » (28). Chez Aristote déjà, le Soleil fournit une métaphore bien insolite (Poétique, 1457 b), puisque, pour dire sa puissance d’engendrement, il manque un mot que la métaphore de l’ensemencement supplée. Pour J. Derrida, c’est là le symptôme de quelque trait décisif ; par son insistance, le « mouvement qui fait tourner le soleil dans la métaphore » s’avère être celui qui « tournait la métaphore philosophique vers le soleil » (34). Pourquoi, en effet, la métaphore héliotropique est-elle singulière ? Parce qu’elle parle du « paradigme du sensible et de la métaphore : il (se) tourne et (se) cache régulièrement » (35). C’est avouer que « le tour du soleil aura toujours été la trajectoire de la métaphore » (35).
On voit la fantastique extrapolation : « Chaque fois qu’il y a une métaphore, il y a sans doute un soleil quelque part ; mais chaque fois qu’il y a du soleil, la métaphore a commencé » (36). La métaphore a commencé : car, avec le soleil, viennent les métaphores de la lumière, du regard, de l’œil, figures par excellence de l’idéalisation, depuis l’eidos platonicien jusqu’à l’idée hegelienne. A ce titre, « la métaphore “idéalisante” est constitutive du philosophème en général » (38). Plus précisément, comme l’atteste la philosophie cartésienne du lumen naturale, la lumière vise métaphoriquement le signifié de la philosophie : « C’est à ce signifié majeur de l’onto-théologie que reviendra toujours la teneur de la métaphore dominante : le cercle de l’héliotrope » (48). Au même réseau de métaphores dominantes appartiennent les métaphores du sol-fondement et de la demeure-retour, métaphores par excellence de la réappropriation. Elles aussi signifient la métaphoricité elle-même : la métaphore de la demeure est bien, en effet, « une métaphore de la métaphore : expropriation, être-hors-de-chez-soi, mais encore dans une demeure, hors de chez soi mais dans un chez-soi où l’on se retrouve, se reconnaît, se rassemble et se ressemble, hors de soi en soi. C’est la métaphore philosophique comme détour dans (ou en vue de) la réappropriation, la parousie, la présence à soi de l’idée dans sa lumière. Parcours métaphorique de l’eidos platonicien, jusqu’à l’Idée hegelienne » (38).
Ainsi donc, par leur stabilité, leur perdurabilité, les métaphores dominantes assurent l’unité épochale de la métaphysique : « Présence disparaissant dans son propre rayonnement, source cachée de la lumière, de la vérité et du sens, effacement du visage de l’être, tel serait le retour insistant de ce qui assujettit la métaphysique à la métaphore » (49).
Du même coup le paradoxe de l’auto-implication de la métaphore cesse d’apparaître comme un paradoxe purement formel ; il s’exprime matériellement par l’auto-implication des métaphores dominantes de la lumière et de la demeure où la métaphysique se signifie elle-même dans sa métaphoricité primordiale. En figurant l’idéalisation et l’appropriation, lumière et séjour figurent le processus même de la métaphorisation et instaurent la récurrence de la métaphore sur elle-même.
Les remarques critiques que je propose ici ne peuvent bien évidemment atteindre le programme entier de la déconstruction et de la dissémination, mais seulement l’argumentation tirée de la collusion de la métaphore usée et du thème métaphysique de l’analogie. En outre, cette phase proprement polémique de mon argument est inséparable de la clarification positive de l’ontologie impliquée par la théorie de la métaphore développée dans le reste de la présente étude.
J’examinerai pour elle-même la thèse d’une efficacité non dite de la métaphore usée, et ferai provisoirement abstraction de la thèse qui identifie relève métaphorique et relève métaphysique. L’hypothèse d’une fécondité spécifique de la métaphore usée est fortement contre-battue par l’analyse sémantique exposée dans les études antérieures. Cette analyse incline à penser que les métaphores mortes ne sont plus des métaphores, mais qu’elles s’adjoignent à la signification littérale pour en étendre la polysémie. Le critère de délimitation est clair : le sens métaphorique d’un mot suppose le contraste d’un sens littéral qui, en position de prédicat, offense la pertinence sémantique. A cet égard l’étude de la lexicalisation de la métaphore, chez Le Guern par exemple66, contribue grandement à dissiper la fausse énigme de la métaphore usée. Avec la lexicalisation disparaissent, en effet, des traits qui soutiennent la fonction heuristique de la métaphore ; l’oubli du sens usuel entraîne celui de l’écart par rapport à l’isotopie du contexte. Ainsi, seule la connaissance de l’étymologie du mot permet de reconstituer dans le français tête le latin testa — « petit pot » — et la métaphore populaire d’où notre mot français dérive ; dans notre usage actuel, la métaphore est tellement lexicalisée qu’elle est devenue le mot propre ; par là on veut dire qu’elle apporte dans le discours sa valeur lexicalisée, sans écart ni réduction d’écart. Le phénomène est donc moins intéressant qu’il ne paraît d’abord. Le Guern estime même que la lexicalisation « ne concerne qu’un très petit nombre de métaphores parmi toutes celles que crée le langage » (82).
L’efficace de la métaphore morte ne peut être majorée, me semble-t-il, que dans des conceptions sémiotiques qui imposent le primat de la dénomination, donc de la substitution de sens, condamnant ainsi l’analyse à passer à côté des véritables problèmes de la métaphoricité, liée, on le sait, au jeu de l’impertinence et de la pertinence sémantiques.
Mais si le problème de dénomination est ainsi majoré, c’est sans doute parce qu’on attache à l’opposition du figuré et du propre une signification elle-même métaphysique, que dissipe une sémantique plus précise. On pourfend, en effet, l’illusion que les mots auraient en eux-mêmes un sens propre, c’est-à-dire primitif, naturel, originaire (etumon). Or rien dans l’analyse antérieure n’autorise cette interprétation. Nous avons certes admis que l’emploi métaphorique d’un mot peut toujours être opposé à son emploi littéral ; mais littéral ne veut pas dire propre au sens d’originaire, mais simplement courant, « usuel67 » ; le sens littéral est celui qui est lexicalisé. Il n’est donc pas besoin d’une métaphysique du propre pour justifier la différence du littéral et du figuré ; c’est l’emploi dans le discours, et non je ne sais quel prestige du primitif ou de l’originel, qui spécifie la différence du littéral et du métaphorique. Bien plus, la distinction du littéral et du métaphorique n’existe que par le conflit de deux interprétations : l’une, n’utilisant que des valeurs déjà lexicalisées, succombe à l’impertinence sémantique ; l’autre, instaurant une nouvelle pertinence sémantique, requiert du mot une torsion qui en déplace le sens. Ainsi, une meilleure analyse sémantique du procès métaphorique suffit à dissiper la mystique du « propre », sans que la métaphorique succombe avec elle.
Il est vrai que le langage philosophique, dans son travail de dénomination, paraît contredire le jugement du sémanticien concernant la rareté des métaphores lexicalisées. La raison en est simple : la création de significations nouvelles, liée au surgissement d’une nouvelle manière de questionner, met le langage en état de carence sémantique ; c’est alors que la métaphore lexicalisée intervient dans une fonction de suppléance. Mais, comme Fontanier l’avait parfaitement aperçu, il s’agit d’un trope « par nécessité et par extension pour suppléer aux mots qui manquent à la langue pour certaines idées… » (Les figures du discours, 90) ; bref, il s’agit d’une catachrèse, qui peut être d’ailleurs de métonymie ou de synecdoque aussi bien que de métaphore68. Quand donc on parle de métaphore en philosophie, il faut entièrement distinguer le cas, relativement banal, d’un usage « extensif » des mots du langage ordinaire en vue de répondre à une carence de dénomination, du cas, singulièrement plus intéressant à mon sens, où le discours philosophique recourt, de façon délibérée, à la métaphore vive afin de tirer des significations nouvelles de l’impertinence sémantique et de porter au jour de nouveaux aspects de la réalité à la pointe de l’innovation sémantique.
Il résulte de cette première discussion qu’une méditation sur l’usure des métaphores est plus séduisante que réellement bouleversante. Si elle exerce sur tant d’esprits une réelle fascination, c’est peut-être en raison de la troublante fécondité de l’oubli qui semble s’y exprimer, mais aussi par égard aux ressources de reviviscence qui semblent persister dans les plus éteintes des expressions métaphoriques. Le sémanticien, ici encore, est de grand secours. Contrairement à ce qu’on dit bien souvent, note Le Guern, « la lexicalisation n’entraîne la disparition totale de l’image que dans des conditions particulières69 » (op. cit., 87). Dans les autres cas, l’image est atténuée mais reste sensible ; c’est pourquoi « presque toutes les métaphores lexicalisées peuvent retrouver leur éclat primitif » (88). Mais la réanimation d’une métaphore morte est une opération positive de délexicalisation qui équivaut à une nouvelle production de métaphore, donc de sens métaphorique ; les écrivains l’obtiennent par divers procédés très concertés et maîtrisés : substitution d’un synonyme qui fait image, addition d’une métaphore plus neuve, etc.
Dans le discours philosophique, le rajeunissement des métaphores mortes est particulièrement intéressant dans le cas où celles-ci exercent une suppléance sémantique ; ranimée, la métaphore revêt à nouveau la fonction de fable et de redescription, caractéristique de la métaphore vive, et abandonne sa fonction de simple suppléance au plan de la dénomination. La délexicalisation n’est donc aucunement symétrique de la lexicalisation antérieure. Dans le discours philosophique, d’ailleurs, la rénovation des métaphores éteintes met en œuvre des procédés plus complexes que ceux qu’on a évoqués plus haut ; le plus remarquable est le réveil des motivations étymologiques, poussé jusqu’à la fausse étymologie ; le procédé, cher à Platon déjà, est usuel chez Hegel et Heidegger. Quand Hegel entend prendre-vrai dans Wahrnehmung, quand Heidegger entend non-dissimulation dans a-lêtheia, le philosophe crée du sens et, de cette manière, produit quelque chose comme une métaphore vive. Dès lors, l’analyse de la métaphore morte renvoie à une première fondation qui est la métaphore vive70.
La fécondité occulte de la métaphore morte perd encore plus de son prestige lorsqu’on prend une juste mesure de sa contribution à la formation des concepts. Raviver la métaphore morte n’est aucunement démasquer le concept : d’abord, parce que la métaphore ravivée opère autrement que la métaphore morte, mais surtout parce que le concept ne trouve pas sa genèse intégrale dans le processus par lequel la métaphore s’est lexicalisée71.
A cet égard, le texte de Hegel discuté plus haut ne me paraît pas justifier la thèse d’une connivence entre métaphore et Aufhebung. Ce texte décrit deux opérations qui se croisent en un lieu — la métaphore morte — mais qui restent distinctes ; la première opération, purement métaphorique, fait d’une signification propre (eigentlich) une signification transportée (übertragen) dans l’ordre du spirituel ; l’autre opération fait de cette expression impropre (uneigentlich) en tant que transférée, une signification abstraite propre. C’est cette seconde opération qui est constitutive de la « suppression-conservation » que Hegel appelle Aufhebung. Mais les deux opérations, le transfert et la suppression-conservation, sont distinctes. La seconde seule fait du non-propre issu du sensible un propre spirituel. Le phénomène de l’usure (Abnutzung) est seulement une condition pour que la seconde opération se constitue sur la base de la première.
Ce couple d’opérations n’est pas fondamentalement distinct de ce que Kant conçoit comme la production du concept dans son schème. Ainsi le concept de « fondation » se symbolise dans le schème du « sol » et de la « construction » ; mais le sens du concept ne se réduit aucunement à son schème. Ce qui est précisément à penser, c’est que l’abandon du sens sensible ne donne pas seulement une expression impropre, mais une expression propre de rang conceptuel ; la conversion de l’usure en pensée n’est pas l’usure même. Si ces deux opérations n’étaient pas distinctes, on ne pourrait pas non plus parler du concept d’usure, ni du concept de métaphore ; il n’y aurait, à vrai dire, pas de philosophèmes. Il y a philosophème parce qu’un concept peut être actif en tant que pensée dans une métaphore elle-même morte. Ce que Hegel a précisément pensé, c’est la vie du concept dans la mort de la métaphore. C’est bien parce que nous n’entendons plus « prendre » dans « comprendre » que « comprendre » a un sens philosophique propre. On a donc fait seulement la moitié du travail quand on a ranimé une métaphore morte sous un concept ; il reste encore à prouver qu’aucune signification abstraite n’a été produite à travers l’usure de la métaphore ; cette démonstration n’est plus de l’ordre de la métaphorique, mais de l’analyse conceptuelle. Seule cette analyse peut prouver que l’Idée de Hegel n’est pas l’Idée de Platon, bien qu’il soit vrai de dire, avec J. Derrida, que la charge métaphorique traditionnelle « continue le système de Platon dans le système de Hegel » (39). Mais cette continuation n’équivaut pas à la détermination du sens de l’Idée respectivement chez l’un et l’autre philosophe. Aucun discours philosophique ne serait possible, même pas un discours de la déconstruction, si l’on cessait d’assumer ce que J. Derrida tient à juste titre pour « l’unique thèse de la philosophie », à savoir « que le sens visé à travers ces figures est d’une essence rigoureusement indépendante de ce qui la transporte » (17).
Il suffit d’appliquer à son tour au concept de métaphore ces remarques sur la formation du concept dans son schème pour dissiper le paradoxe de la métaphoricité de toutes les définitions de la métaphore. Parler métaphoriquement de la métaphore n’est aucunement circulaire, dès lors que la position du concept procède dialectiquement de la métaphore elle-même. Ainsi, quand Aristote définit la métaphore par l’épiphore du mot, l’expression épiphore est qualifiée conceptuellement par son insertion dans un réseau d’inter-significations où la notion d’épiphore est encadrée par les concepts majeurs de phusis, de logos, d’onoma, de sêmainein, etc. L’epiphora est ainsi arrachée à sa métaphoricité et constituée en sens propre, bien que « la surface de ce discours, comme dit Derrida, continue d’être travaillée par une métaphorique » (19). A cette conversion conceptuelle de la métaphore morte, sous-jacente à l’expression epiphora, contribue la détermination ultérieure du concept de métaphore, soit par la méthode de différenciation qui permet de l’identifier parmi les diverses stratégies de la lexis, soit par l’exemplification qui donne une base inductive au concept de l’opération désignée. Ajoutons que la conceptualisation des différentes métaphores est favorisée non seulement par la lexicalisation des métaphores employées, comme c’est le cas dans le vocable « transposition », mais aussi par le rajeunissement de la métaphore usée, qui met au service de la formation conceptuelle l’usage heuristique de la métaphore vive. C’est le cas avec les autres métaphores de la métaphore maintes fois évoquées dans le présent ouvrage : écran, filtre, lentille, superposition, surcharge, vision stéréoscopique, tension, interanimation, émigration d’étiquettes, idylle et bigamie, etc. Rien ne s’oppose à ce que le fait de langage que constitue la métaphore soit lui-même « redécrit » à l’aide des différentes « fictions heuristiques » que suscitent soit de nouvelles métaphores vives, soit des métaphores usées, puis rénovées. Loin donc que le concept de métaphore s’avère n’être que l’idéalisation de sa propre métaphore usée, le rajeunissement de toutes les métaphores mortes et l’invention de nouvelles métaphores vives qui redécrivent la métaphore permettent de greffer une nouvelle production conceptuelle sur la production métaphorique elle-même.
Ainsi l’effet d’abîme que produit « cette implication du défini dans la définition » (81) se dissipe quand on hiérarchise correctement le concept de l’épiphore et son schème.
Nous pouvons maintenant considérer le noyau théorique commun à Heidegger et à Derrida, à savoir la prétendue connivence entre le couple métaphorique du propre et du figuré et le couple métaphysique du visible et de l’invisible.
Je tiens, pour ma part, cette connexion pour non nécessaire. Le cas de Fontanier évoqué plus haut est à cet égard instructif. Sa définition de la métaphore — « présenter une idée sous le signe d’une autre plus frappante ou plus connue72 » — n’implique aucunement la division en espèces qu’il tire ultérieurement de la considération des objets. Aussi bien sa définition initiale est-elle illustrée par d’innombrables exemples qui ne comportent aucun transfert du visible dans l’invisible : « Le cygne de Cambrai, l’aigle brillant de Meaux », « le remords dévorant… », « le courage affamé de péril et de gloire », « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement… », etc. ; ces exemples se laissent tous interpréter en termes de teneur et de véhicule, de foyer et de cadre. Je penserais volontiers que le glissement qui fait passer d’une définition de la métaphore tirée de l’opération à une définition tirée du genre des objets est suscité, d’une part, par le traitement de la métaphore dans le cadre du mot, les espèces de l’objet servant de guide pour identifier les espèces du mot, d’autre part, par la théorie de la substitution qui, sans cesse, sacrifie l’aspect prédicatif, donc syntagmatique, à l’aspect paradigmatique, donc aux classes d’objets. Il suffit de ramener la théorie de la métaphore du plan du mot au plan de la phrase pour intercepter ce glissement.
Si donc la théorie de la métaphore-substitution présente quelque affinité avec la « relève » du sensible dans l’intelligible, la théorie de la tension retire à cette dernière tout privilège. Le jeu de l’impertinence sémantique est compatible avec toutes les erreurs calculées susceptibles de faire sens. Ce n’est donc pas la métaphore qui porte l’édifice de la métaphysique platonisante : c’est plutôt celle-ci qui s’empare du procès métaphorique pour le faire travailler à son bénéfice. Les métaphores du soleil et de la demeure ne règnent que pour autant que le discours philosophique les élit. Le champ métaphorique dans son ensemble est ouvert à toutes les figures qui jouent sur les rapports du semblable et du dissemblable dans quelque région du pensable que ce soit.
Quant au privilège conféré au discours métaphysique lui-même — privilège qui règle la découpe de la zone étroite de métaphores où ce discours se schématise —, il paraît bien être le fruit du soupçon qui règle la stratégie de la déconstruction. Le contre-exemple que propose la philosophie aristotélicienne de la métaphore est à cet égard précieux. C’est lui que nous évoquerons une dernière fois au terme de cette étude.