CHAPITRE VIII
– Sayed Gul ? Qui est-ce ? Ça me dit vaguement quelque chose, demanda Ralph McCarthy.
– Un Afghan que j’ai rencontré il y a une douzaine d’années, expliqua Malko ; ici, à Peshawar. C’était l’Intelligence Director de l’Alliance des moudjahidin. Le patron de leurs services de renseignements. A l’époque, je les ai aidés à déjouer un complot soviétique destiné à éliminer les responsables de la résistance. S’il est encore vivant, Sayed Gul s’en souvient sûrement. Peut-être, aujourd’hui, pourrait-il nous aider.
– Je vois qui c’est, concéda l’Américain, un grand type avec des lunettes, le front dégarni. Mais je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec lui ; moi, je m’occupais plutôt d’Hekmatyar. Venez avec moi chez Yousefsaï.
Il ouvrit son armoire aux trésors et en sortit une bouteille de Defender « Success » et une de cognac Gaston de Lagrange XO, qu’il enveloppa dans un journal.
– Ça l’aidera à retrouver la mémoire, ricana-t-il sans méchanceté. Cette prohibition est une bénédiction : on peut acheter les gens pour pas trop cher.
Vingt minutes plus tard, ils stoppaient en face d’une ruelle donnant dans Sharan-E-Pehlvi Road, au cœur de Sadr Bazar. L’entrée du journal était au début de la ruelle, un escalier aux marches démesurément hautes, débouchant sur une pièce sombre au premier. Dans un coin, une secrétaire,
la tête couverte d’un voile noir, tapait sur un ordinateur. Ralph fit prévenir Rahimullah Yousefsaï et on les fit entrer dans un minuscule bureau donnant sur la ruelle. Derrière des piles de papiers, un homme aux cheveux gris, avec des lunettes d’écaille, jonglait avec trois téléphones et un fax. Deux autres visiteurs attendaient sur une banquette, le long de la fenêtre. Un gros barbu onctueux et un jeune homme maigre.
– Vous avez le temps de déjeuner ? demanda l’Américain qui ne tenait pas à parler devant les deux visiteurs.
Yousefsaï montra les papiers devant lui.
– Impossible ! Juste un
tchai . Dans dix minutes au
Green’s.
Ils redescendirent. La façade verte du Green’s, à quelques mètres de là, semblait prête à s’effondrer. L’intérieur n’était guère plus gai. Des boutiques fermées et une sorte de jardin d’hiver où ils attendirent le journaliste. Celui-ci fit son apparition avec vingt minutes de retard.
– Aujourd’hui, c’est terrible, expliqua-t-il, les talibans avancent partout, j’ai des nouvelles sans arrêt.
Ralph McCarthy lui glissa le paquet contenant les bouteilles de Defender « Success » et de Gaston de Lagrange XO.
– Pour le moral.
Rahimullah Yousefsaï sourit sans répondre. L’Américain attaqua aussitôt :
– Mon ami Malko Linge cherche à retrouver quelqu’un qu’il a connu il y a une douzaine d’années. Sayed Gul. Il dirigeait les services de renseignements de l’Alliance des moudjahidin.
Le journaliste réagit instantanément.
– Sayed Gul. Oui, je vois, il avait ses bureaux dans Charsadda Road. Mais il n’y est plus.
– Vous savez où il est ? demanda anxieusement Malko.
– Du côté de Jallalabad. On doit pouvoir le joindre. Pourquoi ?
– Vous pourriez lui transmettre un message ?
Le journaliste but un peu de thé, un œil sur sa montre.
– Oui, ça doit être possible.
Malko lui tendit une carte.
– Nous nous sommes bien connus. Je ne suis pas à Peshawar pour longtemps. Est-ce qu’il pourrait me contacter au Pearl Continental ?
Yousefsaï empocha la carte et se leva avec un sourire d’excuse.
– Je vais essayer de transmettre le message. A bientôt.
Dès qu’il se fut éloigné, Ralph McCarthy demanda :
– Pourquoi avez-vous parlé du Pearl ?
– Parce que je vais m’y installer, fit Malko, c’est plus neutre.
Sayed Gul était sa dernière chance. Une chance minuscule, mais réelle. Il ne voulait rien faire qui puisse la gâcher.
Un grand panneau, à droite de l’entrée du Pearl Continental de Peshawar, demandait en termes prudents aux « gunmen » et gardes du corps de tout poil de bien vouloir déposer leurs armes à la réception qui en prendrait le plus grand soin. Le ton presque suppliant de cette requête laissait supposer qu’il devait parfois y avoir des problèmes avec les farouches Pachtous...
Après s’être installé au quatrième étage, Malko se baguenaudait dans le hall et la galerie marchande. Des brochettes de barbus occupaient tous les sièges du hall, prolongé par un grand restaurant self-service. Pas une femme en vue. La pulpeuse Dorothy O’Leary allait lui manquer. Pour passer le temps, il alla au Guilbar, seul endroit où on serve de l’alcool, et commanda une vodka, sous le regard réprobateur de quelques barbus en kamiz et charouar. Seuls les étrangers avaient le droit de consommer ouvertement de l’alcool.
Lorsqu’il revint dans sa chambre, il trouva un message
glissé sous la porte : « Sayed Gul vous retrouvera demain au restaurant
Azad Afghan, sur Jamrud Road. A midi. »
Inespéré ! Sayed était vivant, il se souvenait de Malko et il avait envie de le voir ! Ça méritait d’être célébré. Il appela Ralph McCarthy.
– J’ai une bonne nouvelle, annonça-t-il. J’arrive.
Dorothy O’Leary s’était surpassée : la table était mise sous la véranda avec des bougies et une batterie de lampes antimoustiques. Une bouteille de Taittinger Comtes de Champagne, blanc de blancs 1988 reposait dans un seau, Ralph s’était rasé et la jeune femme, vêtue d’un pull moulant et d’une longue jupe bariolée, s’était fait un chignon, allongeant ses yeux de khôl.
– J’ai rendez-vous avec Sayed Gul demain, annonça triomphalement Malko.
Ralph explosa de joie.
– Super !
Dorothy était déjà en train de verser le champagne. Ils trinquèrent. Les bulles du Taittinger parurent à Malko encore plus délicieuses que d’habitude. En quelques minutes, la bouteille fut vide... Pour arroser le repas, l’Américain passa au Defender « Very Classic Pale » arrosé de soda et Dorothy se confectionna un pichet de « Caïpirinha », écrasant au fond plusieurs citrons verts et versant dessus du Cointreau et de la glace.
C’était Byzance.
Hélas, la nourriture n’était pas à la hauteur de la boisson... Du poulet qui avait dû descendre à pied la Khyber Pass, du riz gluant et de la
raita. Le cuisinier avait bien essayé de faire des frites, mais seulement obtenu des pustules graisseuses et blafardes. Une demi-bouteille de Defender « Very Classic Pale » plus tard, Ralph McCarthy se leva et prit la direction de sa chambre, avec un vague grognement. Il ne supportait pas la chaleur... Malko dut aider Dorothy à terminer son « Caïpirinha ». La jeune
femme aussi semblait assez allumée. Ils regardèrent griller les moustiques pendant quelques minutes, puis Malko se leva.
– Je vais me coucher.
Dorothy lui emboîta le pas. En passant dans le couloir, ils entendirent un ronflement sonore. Par la porte entrouverte, Malko aperçut Ralph allongé sur son lit, la bouche ouverte, tout habillé. Dorothy pouffa derrière lui.
– Il a eu trop d’émotions aujourd’hui.
Comme Malko ouvrait la porte de sa chambre, elle le rattrapa.
– Je ne vous ai pas félicité... Et je me suis donné beaucoup de mal pour vous.
– Je sais, sourit Malko, merci pour le dîner.
– Non, pas le dîner.
Avec un sourire provocant, elle releva soudain sa longue jupe, découvrant des jambes gainées de bas noirs retenus par une guêpière en dentelle ! Aussi inattendu qu’un strip-tease dans une mosquée.
– Vous n’aimez pas ? demanda Dorothy d’une voix timide. Ralph m’a dit pourtant que...
Sans finir sa phrase, elle se souda à lui, le ventre en avant, et l’embrassa aussi goulûment que la première fois. Entre le Taittinger et le « Caïpirinha », il ne mit pas longtemps à s’enflammer. Les épaules appuyées au mur du couloir, Dorothy saisit sa jupe à deux mains pour la relever jusqu’à sa taille, permettant à Malko d’admirer la blancheur de ses cuisses tranchant sur le noir du nylon. Il se libéra fiévreusement et l’embrocha sans fioritures. Dorothy poussait des petits gémissements saccadés, accrochée des deux mains à sa nuque. Quand elle le sentit près d’exploser, elle émit un cri bref et lui griffa la nuque. Ensuite, tandis qu’il se rajustait, elle rabattit sa jupe, les yeux brillants, du khôl coulant sur ses joues.
– C’est exactement ce dont j’avais rêvé, soupira-t-elle. J’en ai les jambes coupées. Bonne nuit.
Il réalisa, alors qu’elle s’éloignait dans le couloir, que les ronflements de Ralph n’avaient pas changé de rythme.
La plupart des clients du restaurant Azad Afghan mangeant avec leurs mains, un lavabo surmonté d’un robinet était scellé sur la façade de Jamrud Road. Au moment où Malko se garait devant, un Flying Coach embelli de grandes antennes souples comme un insecte, des grappes de passagers agrippées aux portières ouvertes, contenues par les « contrôleurs » en équilibre comme eux, des liasses de petites coupures entre les doigts, dévalait la grande avenue, en provenance de la Khyber Pass. Il ralentit devant le restaurant.
Deux hommes sautèrent en voltige du gros bus avant qu’il ne reparte dans un jet de diesel noirâtre. Un vieux barbu en robe qui s’étala sur la chaussée et un homme plus jeune coiffé d’un turban, en kamiz et charouar gris, une superbe barbe noire contrastant avec son crâne dégarni. Il sortit une paire de lunettes de sa poche, et les chaussa. Malko reconnut alors Sayed Gul. Ce dernier l’avait vu et marcha vers lui après avoir aidé le vieux à se relever. Les deux hommes s’étreignirent longuement.
– Je ne pensais jamais vous revoir, dit Sayed Gul.
– Moi non plus ! Et Asad, il est toujours avec vous ?
Le regard de l’Afghan s’assombrit.
– Asad a été tué, lors de la prise de Jallalabad. Qu’Allah l’ait en sa Sainte Garde.
C’était l’inséparable garde du corps de Sayed Gul, un géant barbu à la crinière de Samson. L’Afghan ajouta avec tristesse :
– Beaucoup de ceux que vous avez connus sont morts. Quand les chouravi sont partis, nous nous sommes déchirés entre nous. C’est triste, même si c’est la volonté de Dieu.
Ils pénétrèrent dans le restaurant. Spartiate, quelques tables occupées par des familles. Ici, il n’y avait jamais d’étrangers. Le garçon vint prendre leur commande, apportant une bouteille d’eau minérale.
– Vous voulez un chachlik ? proposa Malko à Sayed Gul.
Le garçon le coupa :
– No meat today, sir. Only chicken.
Au Pakistan, deux jours par semaine, on ne mangeait pas de viande, par économie. On leur apporta des nans, du riz et des morceaux de poulet nageant dans une sauce rouge qui aurait fait des trous dans du titane. Les deux hommes mangèrent en silence, puis Malko demanda :
– Que faites-vous maintenant ?
Sayed Gul sourit dans sa barbe.
– Oh, j’ai fait beaucoup de choses. Longtemps, je suis resté avec le commandant Sayyaf, dans la région de Jallalabad. J’ai séjourné souvent à Kaboul. Et puis, depuis quelques mois, on m’a donné une mission spéciale.
– C’est secret ? l’interrogea Malko en souriant.
– Pas pour vous. Je commande le groupe de protection d’un hôte de notre commandant, un Saoudien qui se nomme Osama Bin Laden. Peut-être avez-vous entendu parler de lui ?
Son regard était transparent. Il ne savait pas. Malko baissa la tête dans son assiette.
– Oui, un peu. Quel genre d’homme est-ce ?
– Il s’est battu courageusement durant le Djihad, et maintenant, il aide beaucoup de gens qui continuent d’autres luttes. Comme il a énormément d’argent, il fait reconstruire des mosquées partout où elles ont été détruites par les chouravi. Il aide aussi nos frères palestiniens et finance en partie l’université d’Islamabad. Il prie beaucoup, il observe strictement le Coran.
Malko lui adressa un sourire en coin.
– Sayed, vous êtes devenu très pieux...
– C’est vrai, fit l’Afghan. J’ai même passé quelque temps dans une madrasa
. J’y ai découvert beaucoup de choses, un sens à la vie.
– Vous êtes toujours à Jallalabad ?
– Non, devant l’avance des talibans, nous nous sommes repliés sur un ancien camp wahabite, au cœur du district de Khugiani, dans la vallée de Spingar. Les talibans sont de bons croyants, mais nous craignons qu’ils ne soient manipulés. C’est à deux heures et demie de la piste de Jallalabad. Vous pourriez venir nous rendre visite. Je serais heureux de vous y accueillir, aussi longtemps que vous le souhaiteriez. Osama Bin Laden dispose d’un Beechcraft, nous pourrions même nous rendre à Kaboul.
Malko but une gorgée d’eau pour apaiser le feu de la sauce rouge. Il éprouvait une grande tristesse.
– Je ne peux pas venir, Sayed, fit-il.
L’Afghan lui jeta un regard étonné.
– Vous n’avez pas le temps de venir passer quelques jours avec un vieil ami ? Moi, je suis venu.
– Ce n’est pas une question de temps. Je travaille toujours avec les Américains, et Osama Bin Laden a déclaré la guerre aux Etats-Unis. Il a commandité deux attentats en Arabie Saoudite et nous sommes pratiquement sûrs que c’est un de ses hommes qui a commis l’attentat contre le vol 800 de la TWA, au large de New York. L’explosion de ce Boeing 747 a fait deux cent trente morts.
Sayed Gul avait pâli.
– Ce que vous me dites est impossible, dit-il. Osama Bin Laden n’est pas un terroriste. Il donne de l’argent à certains radicaux islamistes, ou à des gens comme les Palestiniens qui luttent pour une cause juste. Nous aussi, alors, nous étions des terroristes, lorsque nous cherchions à libérer notre pays des Soviétiques ? Vous nous aidiez, pourtant...
– Vous vous battiez contre une armée étrangère d’occupation, répliqua Malko. Cela n’a rien à voir.
– Osama Bin Laden est un trop bon musulman pour commettre des crimes de ce genre, plaida l’Afghan. Vous avez été mal renseignés. Les Américains sont naïfs, parfois.
– Vous avez connu un certain Abdul Basin Karim ? C’est lui qui...
Sayed Gul réfléchit quelques instants.
– Oui. C’est vrai, il était proche de Bin Laden, pendant le Djihad. Mais, je le jure sur Dieu, je ne l’ai pas vu depuis très longtemps.
On leur apporta du thé. Malko sentait qu’il n’ébranlerait pas Sayed Gul. Celui-ci se força à sourire.
– Malko, n’importe qui d’autre aurait porté ces accusations, je l’aurais tué. Mais vous êtes mon frère, vous avez risqué votre vie pour notre cause, vous serez toujours chez vous en Afghanistan, et ma maison vous sera toujours ouverte.
Malko eut envie de lui dire qu’il n’était qu’un samouraï moderne avec un peu d’éthique, mais à quoi bon doucher le lyrisme oriental...
– Je sais, fit-il. Mais les gens changent. Bin Laden a entamé un nouveau Djihad.
L’Afghan se pencha au-dessus de la table.
– Je veux vous convaincre, dit-il d’une voix pressante. Venez rencontrer Osama Bin Laden.
– Ce n’est pas facile, objecta Malko.
– Pour vous, cela le sera. Je repars tout à l’heure. Je vais lui en parler et je vous préviendrai par l’intermédiaire de Rahimullah Yousefsaï.
– Cela m’étonnerait qu’il souhaite me voir, objecta Malko. Et je ne pense pas non plus que je souhaiterais le rencontrer. Dites-lui seulement que s’il est coupable, il sera pourchassé sur la terre entière, et, un jour, rattrapé. Le bras de l’Amérique est long, très long.
Sayed Gul ne répondit pas. Malko laissa deux cents roupies sur la table et ils retrouvèrent le soleil brûlant.
– Vous êtes venu en bus de Jallalabad ? demanda Malko.
– Non, j’ai laissé ma voiture à Torkham, à la frontière. C’était plus simple. Je vais reprendre un bus jusque-là.
De nouveau, il étreignit Malko et lui dit de sa voix douce :
– Nous allons bientôt nous revoir, Inch’Allah !
Il s’éloigna pour héler un taxi collectif. Malko le
regarda partir, en proie à des sentiments contradictoires. Il était heureux d’avoir retrouvé Sayed et, en même temps, triste. Maintenant, ils étaient dans deux camps adverses. Tandis qu’il remontait dans sa voiture transformée en four, il se dit qu’involontairement, Sayed Gul lui avait communiqué l’information qu’il cherchait depuis son arrivée au Pakistan.
Le lieu où se trouvait Osama Bin Laden.
Il n’avait pas le droit de conserver cette information pour lui. En même temps, il savait qu’à la seconde où la CIA l’aurait en sa possession, elle l’utiliserait. Vraisemblablement, comme l’avait dit Franck Capistrano, en envoyant les Mirage pakistanais écraser Osama Bin Laden sous leurs bombes.
Sayed Gul risquait d’être tué aussi. Mais il ne pouvait pas faire de sentiment : ceux qui posaient des bombes n’en faisaient pas. Il se dit avec un pincement au cœur que Sayed Gul, en voyant arriver les Mirage, saurait que leurs chemins s’étaient définitivement écartés.
Malko attendait dans la Nissan climatisée, en face de la maison à colonnades blanches de Khyber Road. Ralph McCarthy était entré à l’ISI une demi-heure plus tôt. Dès que Malko lui avait relaté sa rencontre avec Sayed, il avait sauté sur ses pieds.
– L’ISI possède la liste de toutes les anciennes bases de moudjahidin, avait-il expliqué. Ce sont eux qui les ravitaillaient. Je connais un type qui va me situer ce camp à dix mètres près.
Après avoir pris l’éternel sésame – une bouteille de Defender « Success » –, ils avaient mis le cap sur Peshawar. Malko le vit ressortir, visiblement d’excellente humeur.
– Et voilà, fit l’Américain, j’ai l’emplacement exact du camp. Il comporte quelques maisons, un dépôt de munitions, une piste d’atterrissage et un terrain de football qui
servait à l’entraînement. C’est bien à deux heures et demie au nord-est de Jallalabad. Il n’y a plus que quelques détails à régler, et boum !
– Quels détails ? demanda Malko tandis qu’ils roulaient à nouveau vers University Town.
– D’abord, nous assurer que les ordres sont toujours les ordres. Pour ça, j’appelle Joe, qui joindra Frank Capistrano. On va le sortir de son lit, mais ce n’est pas grave. Ensuite, je donne un coup de fil à un bon copain à moi, le colonel Ghaffar Padripura. Il commande un escadron de l’armée de l’air pakistanaise, ici à Peshawar. Une unité un peu spéciale qui accomplit toutes les missions qui n’existent pas... Un petit coup de main aux talibans, ou la destruction d’un village inamical. Ou même d’un convoi de drogue. Dernièrement, ses Mirage ont détruit dans le désert du Baloutchistan une caravane de chameaux transportant cent tonnes de haschisch...
– Le Pakistan lutte comme ça contre la drogue ?
L’Américain éclata de rire.
– Non, ces types n’avaient pas « bakchiché » les « intermédiaires agréés ». Il fallait les punir.
Malko lui jeta un coup d’œil stupéfait.
– Si vous demandez à ce colonel d’aller bombarder Bin Laden, il va le faire sans poser de questions ?
Nouveau rire heureux.
– Le colonel Padripura me connaît depuis longtemps. Il sait que je ne parle jamais en mon nom. Si je lui demande un service, c’est la Company qui le demande. Il a l’habitude. Nous avons fait des centaines d’opérations ensemble, pendant le Djihad. En avion et en hélicoptère. On allait chercher des gens, on en ramenait, on bombardait, on posait des mines... Ensuite, je ne lui parlerai pas de Bin Laden.
– Mais ses chefs ?
– Ses chefs savent parfaitement à quoi s’en tenir. C’est une affaire qui restera dans un cercle très restreint. C’est Padripura qui établit ses plans de vol. Totalement fantaisistes,
mais comme tout le monde sait, personne ne lui pose de questions.
Ils étaient arrivés à Rahman Baba Road. Tandis que Malko s’installait dans la véranda, Ralph McCarthy entamait le processus qui devait mener à l’élimination physique d’Osama Bin Laden.
Ralph McCarthy émergea de son bureau, radieux.
– Joe vient de recevoir l’ordre écrit de passer à l’action, annonça-t-il. J’ai appelé mon copain aussitôt. Nous avons rendez-vous à son mess.
Trois secondes plus tard, ils étaient dans la grosse Nissan, roulant vers le sud de Khyber Road, au cœur du quartier le plus élégant et le plus chic de Peshawar : celui des officiers. Il n’y avait que de superbes villas bien léchées, des casernes impeccables, des logements pimpants. Là, on comprenait que l’armée absorbe quarante pour cent du budget pakistanais... Contraste saisissant avec la pouillerie du Khyber Bazar. On se serait cru dans une autre ville.
Ralph McCarthy s’engagea dans l’entrée du club des officiers de l’Air Force, salué par la sentinelle. Ils gagnèrent le mess, décoré de photos et de fanions. Un seul homme était au bar. Visage fin et moustache nette, des yeux intelligents. L’Américain fit les présentations et le barman leur apporta deux Coca. Le colonel Padripura devait avoir la quarantaine. Ralph posa sur un tabouret l’éternel paquet de papier marron.
– Ça te fera bien le week-end, plaisanta-t-il.
La bouteille de Defender « Success » changea de tabouret.
–
Choukrai , fit l’officier, mais tu n’es pas venu que pour cela...
– Non.
Ralph McCarthy sortit de son attaché-case une carte à grande échelle du nord-est de l’Afghanistan et posa le doigt sur un cercle dessiné au crayon rouge.
– Ici, il y a un petit camp occupé par des gens inamicaux, dit-il d’un ton léger. Tu peux arranger cela ?
Le colonel Padripura étudia la carte un instant, relevant les hauteurs, le relief, les distances. Puis il releva la tête.
– Cela ne devrait pas poser de problèmes, annonça-t-il calmement, comme si on lui demandait s’il était libre pour le week-end.
– Quand ?
– C’est pressé ?
– Oui. Très.
– Attends-moi.
Il traversa le mess et disparut. Un quart d’heure plus tard, il était de retour.
– Tu as de la chance, dit-il. Demain, j’avais justement une mission d’entraînement.
– Super, exulta Ralph McCarthy. Tu as la clearance habituelle. Ton patron sera prévenu après.
Le colonel sourit. L’Air Force pakistanaise n’avait rien à refuser aux Américains qui allaient lui livrer des F.16 payés par l’Arabie Saoudite.
– Quelle heure ? insista l’Américain.
– Décollage six heures. Nous serons sur l’objectif environ vingt minutes après.
– Prends ce qu’il faut, conseilla Ralph McCarthy d’un ton plein de sous-entendus.
C’est-à-dire des bombes assez grosses. Les risques pour le colonel étaient nuls, ce qui restait de l’aviation militaire afghane ne quittant guère le nord du pays. Mais presque tous les jours, les Mirage sortaient, donnant un coup de main aux talibans.
Les trois hommes terminèrent leurs boissons et se séparèrent.
– On se voit demain, ici, à la même heure, suggéra l’Américain.
– OK.
En remontant dans la Nissan, Ralph McCarthy ne dissimulait pas sa joie.
– Voilà une affaire rondement menée, fit-il. Demain, exit Bin Laden. Et ce soir, on va faire la fête.
– Où ?
– A la maison. Il doit me rester un magnum de Taittinger Comtes de Champagne et Dorothy va nous faire une danse du ventre. Yallah !
C’était une façon pas plus bête qu’une autre de fêter l’élimination d’un terroriste.