CHAPITRE IX
Le grondement puissant de plusieurs avions de chasse arracha Malko au sommeil. Il se précipita à la fenêtre, mais ne vit que le ciel bleu. Les Mirage étaient passés plus à gauche. Il regarda sa Breitling Chronomat. Six heures six minutes, quatre secondes. Ce devaient être les Mirage du colonel Padripura... Il se recoucha. La soirée s’était prolongée, la veille. Après le magnum de Taittinger, Ralph McCarthy en avait «  retrouvé  » un second... Tandis que Dorothy fabriquait des «  Kamikaze  » comme une vraie barmaid, en mélangeant du jus de citron, du Cointreau et de la vodka.
Malko s’était éclipsé alors que l’Américain commençait à regarder la jeune femme avec un drôle d’air.
Il se leva un peu plus tard. Les Mirage avaient dû revenir, mais il n’avait aucun moyen de connaître le résultat avant le soir en rencontrant le colonel pakistanais. La chaleur effroyable empêchait de se promener dans le bazar. Il ne restait plus qu’à tuer le temps.
Vers cinq heures, il se fit emmener par Perverst à University Town.
Le calme régnait dans la maison de Rahman Baba Road. L’œil à marée basse, Ralph McCarthy l’accueillit avec un sourire et un bâillement.
– Je me demande si on n’a pas trop bu hier soir, fit-il. Allons voir Ghaffar.
Dorothy était invisible. Seuls quelques employés de l’ONG vaquaient à leurs occupations. Un quart d’heure plus tard, ils pénétraient dans la cour du mess de l’Air Force. Le colonel Ghaffar Padripura, en tenue de vol, attendait en face d’un Coca. Il serra la main des deux hommes et annonça d’une voix calme  :
– Tout s’est bien passé. L’objectif était bien là.
Ralph McCarthy lui envoya une grande claque dans le dos.
Well done  ! On vous invite à dîner à la maison.
L’officier se fit un peu prier pour la forme, ils restèrent à bavarder quelques minutes, puis le colonel les suivit, grimpa dans sa Suzuki et leur emboîta le pas.
Dans la Nissan, Malko demanda  :
– Vous croyez que Bin Laden est mort  ?
L’Américain tourna vers lui un visage hilare.
– Vous avez déjà vu exploser une bombe de trois cents livres à fragmentation  ? Il ne reste rien dans un rayon de cent mètres. Et là, ils en avaient six. En plus, les Mirage IV possèdent un excellent système de visée.
Malko eut une pensée attristée pour Sayed Gul. Lui aussi avait dû périr sous les bombes des Mirage IV. Ils arrivèrent tous ensemble à Rahman Baba Road. Dorothy avait déjà disposé la table sous la véranda et les antimoustiques.
Le colonel Padripura commença par avaler un double Gaston de Lagrange XO qui parut lui faire grand plaisir. Dorothy avait mis de la musique, le chowkidar faisait office de maître d’hôtel et le riz était à peu près bien cuit. Si l’électricité n’avait pas disparu, tout aurait été parfait. Dorothy, en «  tenue de combat  » – pull moulant et longue jupe – virevoltait autour des invités quand elle ne pilonnait pas du citron vert pour préparer ses «  Caïpirinha  » à grand renfort de Cointreau.
Quand il n’y eut plus rien à manger, Ralph alluma un cigare et lança  :
– Ghaffar, raconte-nous un peu.
Le colonel Padripura semblait atteint de strabisme divergent, un œil sur la bouteille de Defender, l’autre sur la poitrine de Dorothy. Ecarlate, les yeux injectés de sang et la voix plutôt pâteuse, il commença  :
– Je vous l’ai dit, tout s’est bien passé. Le temps était clair, nous avons fait un passage pour repérer et nous avons tapé ensuite. Toutes les bombes ont explosé et la base a été détruite, en particulier les bâtiments.
– Vous avez vu des survivants  ? demanda Malko.
L’officier étouffa discrètement un hoquet.
– Nous sommes passés trop vite pour les voir.
– Il y avait un avion sur la piste  ?
– Non. Il était peut-être dissimulé sous une tente. On n’a pas voulu refaire un passage, ils auraient pu avoir des stringers. J’aurai un compte rendu demain, par des informateurs de Jallalabad.
Il se laissa aller en arrière et ferma les yeux.
– On ne peut pas le laisser partir comme ça, fit Ralph. Malko, aidez-moi à l’installer dans la chambre du fond.
Le colonel se laissa faire avec un sourire béat. Dorothy les suivait avec une lampe à pétrole. Ils l’installèrent sur un matelas, laissant la jeune femme mettre la clim et fermer les rideaux, tandis qu’ils revenaient à la véranda. Deux minutes plus tard, ils entendirent des cris perçants et se ruèrent dans le couloir. La bête s’était réveillée. Ghaffar Padripura, le pantalon sur les chevilles, était en train de violer Dorothy  !
Ralph tira Malko en arrière.
– Laissez-le faire, il a bien mérité une petite récompense...
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Malko était en train de se raser quand son téléphone sonna. Il reconnut tout de suite la voix du journaliste Rahimullah Yousefsaï.
– Je viens de recevoir un coup de téléphone de notre ami commun, annonça le Pakistanais.
Malko sentit les battements de son cœur s’accélérer.
– Celui qui est venu me voir à l’Azad Afghan  ?
– Oui.
Sayed Gul. Donc, il avait échappé au bombardement. Par lui, on allait savoir si Ben Laden était toujours vivant.
– Que voulait-il  ?
– Vous rencontrer à nouveau. Il vient de Jallalabad par la route. Il demande que vous le retrouviez à Landicotal vers dix heures, au check-point de la sortie ouest.
– J’y serai, promit Malko, sans réfléchir.
Après avoir raccroché, il réalisa ce que ce rendez-vous avait d’étrange, et même d’inquiétant. Sayed Gul ne pouvait pas ignorer le bombardement. Que voulait-il réellement  ? Ce devait être un piège, une tortueuse vengeance d’Osama Bin Laden. Dans la zone tribale, tout pouvait arriver. On assassinait comme on respirait. Plus facilement qu’à Peshawar.
Rasé, Malko rejoignit Perverst et sa Toyota. Direction University Town. Ralph McCarthy, mis au courant, fit la grimace.
– Je n’aime pas ça. C’est à Landicotal que nous avons perdu deux hommes récemment. Ils étaient sous couverture DEA. Il faut prendre des biscuits.
Malko aussi avait de mauvais souvenirs de Landicotal où il avait failli perdre la vie, douze ans plus tôt. Dernière bourgade avant le poste frontière de Torkham, c’était le repaire de tous les trafics, où le haschisch, l’héroïne et les armes se vendaient à tous les étalages. Même le Frontier Corps ne s’y risquait pas trop.
– On a juste le temps  ! fit l’Américain, mais il ne faut pas partir les mains vides...
Il prit dans son râtelier deux Kalach et une dizaine de chargeurs et y ajouta quelques grenades défensives dans un sac de toile, ajoutant avec un ricanement  :
– C’est vraiment pour se rassurer  ! Je les connais, s’ils nous veulent du mal, ils vont taper à la RPG7, bien à l’abri. Vous savez ce qu’on dit des Pachtous  ? Un guerrier pachtou vous tue de préférence dans le dos avec un fusil, parce qu’il est loin, et la nuit...
Voilà comment les plus belles légendes s’effondraient.
Vingt minutes plus tard, ils franchissaient le check-point de Kharkano, immense marché coupé en deux par la frontière de la zone tribale. La sentinelle du Frontier Corps connaissait Ralph McCarthy qui lui glissa discrètement une bouteille de scotch et le suivit dans sa guérite. Cela évitait les permis exigés pour tous les étrangers. L’Américain réapparut accompagné de deux soldats du Frontier Corps en uniforme marron et grand béret noir, avec des Kalach et trois chargeurs dans des étuis de toile accrochés à la poitrine. Deux jeunes gens souriants qui paraissaient parfaitement inoffensifs en dépit de leur allure martiale. Après avoir salué Malko, ils prirent sagement place à l’arrière de la Nissan.
– Pourquoi viennent-ils  ? s’étonna Malko.
Ralph McCarthy lui fit un clin d’oeil.
– J’applique le règlement. Normalement, dans la zone tribale, il faut toujours se faire accompagner d’un militaire censé vous protéger... Aujourd’hui, si les autres ont de mauvaises intentions, ça les retiendra peut-être un peu. Bien que la peau d’un béret noir ne vaille pas très cher... Enfin.
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La montée vers le col de Torkham, verrou de la route menant à Jallalabad, n’avait pas changé depuis douze ans. Toujours les mêmes lacets serpentant au milieu des montagnes brûlées, un paysage majestueux et désertique, sans un arbre, sans un buisson, alternant des crêtes ocre et déchiquetées et des plaques de basalte noir et brillant. Presque à chaque virage se dressait un vieux fort en ruine, en mâchicoulis jaunâtre, vestige des combats furieux qui avaient opposé, au siècle dernier, Pachtous et Britanniques. Ralph McCarthy mit une demi-heure à doubler un énorme convoi de la Croix-Rouge montant vers Kaboul. Une cinquantaine de camions poussifs...
En contrebas, des caravanes de chameaux cheminaient sur les pistes non asphaltées parallèles à la route principale, doublées par des pick-up double cabine sur le plateau desquels s’entassaient des dizaines de pauvres hères, ballottés et noyés de poussière. Sur la route, des bus peinturlurés, avec autant de gens sur le toit qu’à l’intérieur, grimpaient poussivement. Des carrioles à chevaux se hâtaient lentement, doublées dans la descente par des bicyclettes en nombre incroyable, lancées dans les lacets à tombeau ouvert. Un vrai Tour de France  ! Certaines servaient de mulets, d’énormes cartons sur le porte-bagages. Malko aperçut des attelages encore plus étranges. Des Pachtous juchés sur un vélo en tenaient un autre à la main  ! Acrobatie digne de Médrano.
– Ils vont chercher les bicyclettes à Torkham, expliqua l’Américain. Elles arrivent d’Inde, via l’Afghanistan, et elles sont beaucoup plus solides que les pakistanaises. Le type prend soixante-dix roupies par vélo. Il fait trois trajets dans la journée.
Un peu plus loin, ils passèrent devant l’énorme Fort Shasak des Khyber Rifle. Sur un à-plat rocheux, une plaque rappelait les combats glorieux du 2e régiment pendjabi. Puis la route fit un coude à gauche, traversant la vieille voie ferrée qui ne servait qu’une fois par mois. Ils étaient à Landicotal. Une rue unique, bordée de maisons en brique et en torchis, encombrée de camions, de bus, de charrettes.
Cinq cents mètres plus loin, ils atteignirent le dernier check-point avant l’Afghanistan. Un panneau indiquait «  Torkham 5 km  ». Deux cabanes, des charpois dehors et la queue des véhicules allant vers Peshawar. Ralph McCarthy gara le 4 x 4 entre deux maisons avant de gagner un petit promontoire dominant la vallée et la route qui y menait. En face d’eux, plusieurs pics marquaient la frontière avec l’Afghanistan. Le paysage était grandiose et ils étaient les seuls non-Pachtous.
– D’ici, on a une bonne vue, remarqua Malko. On les verra venir.
– Ça vous fera une belle jambe, ricana Ralph. Ils seront gentils jusqu’au dernier moment. Et comme ce sont des Pachtous, personne ne nous viendra en aide s’il y a un problème.
Il alluma une Gauloise blonde avec le Zippo cabossé qui ne l’avait pas quitté depuis la guerre au Vietnam et s’assit sur un rocher, en bordure du promontoire. Malko regardait les véhicules montant de la vallée. Sayed Gul lui avait-il donné un vrai rendez-vous ou lui tendait-il un guet-apens  ?
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Le soleil était au zénith. Sayed Gul avait déjà deux heures de retard. Or, Jallalabad ne se trouvait qu’à soixante-dix kilomètres de Torkham et la route ne comportait aucune difficulté. De plus, Malko avait remarqué qu’il y avait relativement peu de circulation venant d’Afghanistan. L’avance rapide des talibans décourageaient les voyageurs. Ralph McCarthy, lui aussi, paraissait soucieux. Il écrasa sa énième Gauloise blonde et rejoignit Malko.
– Il faut aller voir à Torkham, suggéra-t-il. Sayed Gul est peut-être bloqué là-bas pour une raison idiote. On laisse les deux zigotos ici, on les reprendra au retour...
Quelques instants plus tard, le 4 x 4 dévalait la route étroite à toute vitesse. Un avion traçait un sillon blanc dans l’azur et Malko repensa à Bin Laden. C’était étrange de traquer le responsable de la catastrophe du vol 800 dans cet endroit perdu. Et pourtant, ce qu’ils avaient trouvé chez Abdul Basin Karim ne laissait aucune place au doute. Cela, joint à son passage sur le vol de la TWA, le désignait comme le coupable avéré. Mais pas le donneur d’ordre.
Ils atteignaient la vallée. La route filait au milieu de rizières et de champs de maïs. Ralph McCarthy freina pour éviter une file de camions immobilisés au poste frontière. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de l’Afghanistan.
– On continue à pied, suggéra l’Américain.
Ils n’avaient plus sur eux que leurs pistolets. Un peu léger. Tous les gens qu’ils croisaient portaient soit de vieux Lee-Enfield 303, soit des Kalach. Ici, se promener sans armes était de la provocation. Pour un Pachtou, un homme désarmé n’était pas un homme. Les règles du reste du monde ne s’appliquaient pas dans la zone tribale.
Du côté afghan, pas un seul véhicule en vue. On voyait la route sur cent mètres, puis elle tournait. Ralph McCarthy s’approcha d’un des gardes-frontière et engagea la conversation avec lui. Malko le vit changer de visage. Le Pakistanais faisait de grands gestes, désignant l’autre côté de la route. Un petit bus se présenta et aussitôt, son conducteur fut interrogé aussi. Echange de cigarettes, Ralph McCarthy était très à l’aise et parlait parfaitement pachtou. Finalement, il revint vers Malko, le visage sombre.
– Plus la peine d’attendre Sayed Gul.
– Pourquoi  ?
– Il est tombé dans une embuscade, à trente kilomètres d’ici. Il a été tué avec ses soixante-dix hommes d’escorte. Ici, ils le connaissaient très bien. On ne leur a laissé aucune chance. Le 4 x 4 de Gul a pris deux roquettes de RPG. Il ne doit pas en rester grand-chose. Il paraît que les véhicules sont encore au bord de la route. Ça s’est passé il y a deux heures environ...
Malko était amer. Et intrigué.
– Qui a commis ce massacre  ?
L’Américain fit la grimace.
– Ils prétendent ne pas le savoir. Le chauffeur du bus prétend que les types étaient en embuscade depuis ce matin. Il les a vus en montant sur Jallalabad. Ce n’étaient pas des gens d’ici.
– Bin Laden  ?
– Ça en a tout l’air.
Malko regarda le sol caillouteux. C’était lui le responsable de la mort de Sayed Gul. Il s’était réjoui trop tôt de l’avoir vu échapper aux bombes. Cette embuscade révélait deux faits nouveaux. D’abord, Osama Bin Laden avait échappé aux bombes des Mirage IV. Ensuite, il avait établi un lien entre le déplacement de Sayed Gul à Peshawar et le raid dont il avait été victime. Et il n’avait pas tardé à réagir. Ironie du sort, Sayed Gul n’était pas tombé sous les coups de ses ennemis jurés, les chouravi, mais sous ceux de ses frères d’armes.
– Repartons, suggéra Malko. Osama Bin Laden est vivant. Et nous avons une raison supplémentaire de le neutraliser.
Le chef terroriste n’avait pas perdu de temps. Ce n’était qu’un épisode nouveau dans la lutte à mort où le gouvernement des Etats-Unis et le Saoudien s’affrontaient. Tandis qu’ils redescendaient les lacets, Malko se mit à penser à l’avenir, luttant contre le découragement. La première partie de sa mission avait été trop facile. Certes, retrouver le terroriste qui avait posé une bombe dans le vol 800, tuant deux cent trente personnes, était gratifiant. Mais cela ne résolvait qu’une toute petite partie du problème. L’homme à abattre était le cerveau, celui qui enverrait d’autres Karim commettre d’autres crimes  : Osama Bin Laden, qui se cachait maintenant au cœur de l’Afghanistan où il était chez lui.
Ralph McCarthy conduisait à toute vitesse, comme pour conjurer le sort. A l’arrière, les deux soldats dansaient comme des bouchons. Malko regardait défiler les pentes pelées. C’était la troisième fois que le destin le ramenait dans ce décor lunaire plein de violence. Il n’en repartirait pas sans avoir réussi.
Même s’il devait aller chercher Osama Bin Laden au fond des montagnes du Kunar.
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Comme si Ralph McCarthy avait lu dans ses pensées, il dit soudain  :
– A mon avis, la vengeance de Bin Laden ne s’arrêtera pas là. Nous sommes les prochains sur la liste. Peshawar fourmille de «  croyants  » qui ne demandent qu’à devenir shahid 1. Par exemple, en tuant un Américain ou quelqu’un travaillant pour eux. Vous savez comment sont morts les deux agents de la DEA capturés à Landicotal  ? On les a attachés derrière des chameaux et traînés sur la rocaille jusqu’à ce qu’ils aient perdu tout leur sang. Les vautours ont fait le reste.
Lorsqu’ils arrivèrent à la maison de Rahman Baba Road, Dorothy les attendait sous la véranda.
– Il y a un message de Joe, annonça-t-elle. Mr Capistrano arrive ce soir à Peshawar à 21 h 30, en provenance de Dahran. Il faut aller le chercher.
– Qu’est-ce qu’il vient faire ici  ?
Malko tombait des nues. Ralph McCarthy eut un sourire en coin.
– Vous féliciter.
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Franck Capistrano ne semblait pas trop frais après son voyage de quinze heures. Pas rasé, la chemise froissée, les yeux rouges, il flottait toujours dans son costume et ses yeux semblaient s’être enfoncés encore plus dans leurs orbites. Il agita son sandwich en direction de Malko, écrasant de l’autre main un moustique sur son avant-bras poilu.
– Vous avez fait un fichu bon boulot  ! lança-t-il.
Cela ne faisait pas une demi-heure qu’il était là, débarqué de l’avion avec un brief-case et une housse à vêtements.
– Vous êtes venu uniquement pour nous dire cela  ? s’étonna Malko.
– Non, non, il fallait que j’aille, de toute façon, en Arabie Saoudite. Ordre du président. Alors, je me suis dit que cela valait la peine de faire un saut jusqu’ici. La Spécial Branch nous a remis tous les objets trouvés dans la chambre d’Abdul Basin Karim. Y compris le faux passeport avec lequel il a pris l’avion à Athènes. Je ne me pardonnerai jamais d’avoir donné un visa à ce fumier.
– Il est mort, remarqua Malko.
Franck Capistrano pointa son sandwich sur lui.
– OK. Mais Bin Laden est vivant. Et pourtant, vous avez fait tout ce qu’il fallait. Mais ce type est super malin. Quand Sayed Gul lui a parlé de vous, il a compris aussitôt et a pris la tangente.
– Vous avez sûrement raison, approuva Malko, mais maintenant, il est hors de portée, Dieu sait où. Je pense que ma mission est terminée.
– Niet, fit le conseiller spécial de la Maison-Blanche. Vous allez rester à Peshawar.
– Pourquoi  ? Il est impossible d’explorer l’Afghanistan.
Le gros homme avala ce qui restait de son sandwich d’une seule bouchée, l’arrosant d’une grande rasade de Defender «  Cinq ans  », ne laissant que les glaçons au fond du verre.
– D’autres vont aller le chercher pour nous.
– Qui  ?
– Les talibans.
– Les talibans  ! Mais ils sont aussi fondamentalistes que Bin Laden  !
Right  ! fit Capistrano, avec un léger renvoi. Mais ils ont besoin de munitions, d’armes et de soutien logistique. Tout cela vient du Pakistan... Et un peu de nous, ajouta-t-il modestement. Depuis le début de cette affaire, nous observons leur progression d’un regard sympathique. Ils mangent dans la main des Pakistanais qui nous mangent dans la main. Or, en face, ce ne sont pas nos copains. Massoud est proche des Russes et des Français, Rachid Dostom des Russes, et les deux sont alliés avec les Hazara financés par l’Iran...
– Mais ce sont des fous furieux  ! objecta Malko, ils veulent transformer les cinémas en mosquées, ils bouclent les femmes, ils ne connaissent rien à l’économie.
– OK, OK  ! C’est vrai. Ce sont des fous furieux. Mais nos fous furieux. Ils emmerdent l’Iran, l’Inde et les Russes. C’est pas mal, non  ? Quant aux Afghans, ils vivaient déjà avec deux ou trois siècles de retard. Qu’ils en prennent dix de plus dans la gueule ne change rien. Leurs femmes ont toujours porté le chadri.
– Je comprends, fit Malko, amusé par ce cynisme froid. Quel accord avez-vous passé avec les talibans  ?
– Avec les talibans, aucun. Mais avec l’ISI, oui. Derrière chaque «  commandant  » taleb, il y a un mec de l’ISI. Le deal est simple. On continue à payer leurs petits frais et ils nous trouvent Bin Laden. Le problème, c’est que les talibans se refusent obstinément à lui faire le moindre mal. Alors, c’est vous et Ralph qui finirez le travail...
– C’est-à-dire  ? s’inquiéta Malko, sur ses gardes.
Franck Capistrano retrouva son sourire de mafioso heureux.
– Dès que les talibans auront coincé Bin Laden, vous serez prévenu par un de mes amis, le général Iftikar Raza. C’est lui qui coordonne l’aide aux talibans, à Peshawar. Il vous arrangera un petit voyage discret jusqu’à M. Bin Laden. Et là...
Il eut un geste expressif, promenant son gros pouce le long de sa gorge.
Malko remarqua  :
– Cela ne serait pas mieux de ramener Osama Bin Laden devant un tribunal américain  ?
Franck Capistrano lui jeta un regard résigné.
– Ç’aurait été aussi beaucoup mieux de juger Hitler à Nuremberg. Les Pakistanais acceptent de nous aider, mais discrètement. Si on ramenait ce salaud chez nous, le monde entier saurait que les Pakistanais nous ont aidés. Ce qui leur causerait beaucoup de problèmes... Donc, on s’en tient à ma version.
Le silence retomba sous la véranda. Décidément, lorsque Franck Capistrano avait une idée en tête... Ce dernier eut un sourire encourageant.
– Vous ne serez pas trop de deux. Ralph parle dari et pachtou. Et vous méritez, après votre succès, d’être le matador.
En plus, se dit Malko, si l’affaire tournait mal, la Company et la Maison-Blanche n’étaient pas directement impliquées. C’était l’aventure d’un soldat perdu et d’une barbouze hors cadre, même pas américaine.
Franck Capistrano était en train de griffonner sur une de ses cartes qu’il tendit à Malko.
– Voilà les numéros du général Iftikar Raza. Ligne directe, portable, maison. Votre nom de code est «  shah  ». Vous pourrez m’appeler à n’importe quelle heure pour m’annoncer la bonne nouvelle. Une chose encore, vous avez un appareil photo  ?
– Non  !
– Tenez.
Il lui tendit un tout petit appareil chromé.
– C’est le dernier Nikon. Tout est automatique. Je veux une photo de ce salaud mort. Pour mon album de famille. On la distribuera aux familles des victimes du vol 800.
Il était déjà debout.
– Quelqu’un peut me ramener au Pearl  ? Je me lève tôt demain matin. J’ai rendez-vous en fin de journée avec le roi Fahd à Ryad. Ensuite, je prends à minuit vingt-cinq le vol Air France pour Paris. Trois heures de repos au hub de Roissy puis j’attrape le Concorde d’Air France, à onze heures, pour New York. Ce qui permet, grâce au décalage horaire, d’arriver à New York à 8 h 45 du matin. J’ai une réunion aux Nations unies à neuf heures. J’aurai quelques minutes de retard...
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Malko et Ralph McCarthy se partageaient une bouteille de vodka Petrossian au poivre, au bar «  pour étrangers  » du Pearl, après avoir ramené Franck Capistrano prendre un repos bien mérité...
L’Américain dit soudain tout haut ce que Malko pensait tout bas  :
– Je comprends pourquoi Capistrano a fait une belle carrière. Ce truc-là est hyper risqué. D’abord, parce que les Pakistanais n’ont pas envie de laisser des témoins... Ensuite, nous sommes tous les deux des marginaux. Si on morfle, rien ne remontera officiellement à Washington. Deux soldats de fortune auront été jouer aux cons en Afghanistan. Mais, c’est le jeu... Regardez.
Il sortit de sa poche une coupure du journal The News. Elle relatait qu’un jeune illuminé américain combattant avec les talibans avait été tué au cours des combats.
Bullshit  ! fit sombrement Ralph McCarthy. Ce type appartenait à la Company. Il était passé me voir. Si on a un pépin, c’est tout ce qu’on aura comme éloge funèbre.
Malko eut envie de lui dire que les barbouzes mouraient rarement au champ d’honneur.
Ils abandonnèrent le bar, sinistre, et l’Américain raccompagna Malko jusqu’à la réception. Avec sa clef, l’employé lui tendit un message. Malko ouvrit l’enveloppe. Le texte était tapé à la machine.
«  Je vous attends demain au Khan Klub à huit heures. Sayed Gul.  » Malko relut trois fois le texte. C’était la première fois dans sa longue carrière qu’un mort lui donnait rendez-vous.
1. Martyrs.