CHAPITRE XVII
– Malko, je vous présente mon ami Hafiz Jam, annonça Ralph McCarthy, très protecteur. C’est un vrai ami, hein, Hafiz ?
Le dénommé Hafiz Jam, enquêteur de la Spécial Branch à Peshawar, baissa modestement ses yeux bordés de rouge de fumeur de hasch. Il ressemblait vaguement à une fouine fatiguée mais cela ne semblait pas le gêner. Père de trois enfants, avec un salaire de huit mille roupies
par mois, il demandait depuis longtemps à la CIA de compléter son budget. A raison de quatre mille roupies
par mois, plus une bouteille de scotch tous les jeudis soir, ce n’était pas un mauvais investissement pour l’agence américaine. Hafiz Jam collectionnait pour la Spécial Branch toutes les informations collectées sur le terrain par une myriade d’informateurs payés quelques roupies. Ce qui en faisait une mine précieuse.
Ralph McCarthy était allé le récupérer à leur lieu de rencontre habituel, la Modle Filling Station, sur Khyber Road, une des stations-service modernes de Peshawar, pour l’amener directement dans la maison de Rahman Baba Road.
Un peu intimidé, il but une solide gorgée de scotch et posa sur Dorothy O’Leary un regard semblable à celui du
loup de Tex Avery. A la fois bestial et suppliant... Ralph McCarthy ne négligeait rien pour le mettre en condition. Sur son ordre, la jeune femme avait abandonné sa tenue pakistanaise pour un T-shirt moulant et une mini. Pour Hafiz Jam, c’était autre chose que les danseuses indiennes des clips de la chaîne EL. Celle-là était vraie. A portée de main.
Dorothy O’Leary prit une Gauloise blonde dans son paquet et, aussitôt, l’agent de la Spécial Branch sortit un Zippo représentant une superbe pin-up, cadeau de son « traitant », pour allumer la cigarette. Ces petites marques d’attention l’attachaient au moins autant que les dollars. Ralph McCarthy, le sentant mûr, attaqua :
– Vous n’avez jamais rien eu sur le mollah Zaid Ghulam Shaikh ? demanda-t-il d’un ton presque badin.
Hafiz Jam parut presque choqué.
– Oh, c’est un homme très respecté. Je l’ai vu plusieurs fois chez le gouverneur. Il est très pieux, quelquefois il prononce des prêches à la mosquée d’Hayatabad.
On avait l’impression qu’il récitait une leçon. Ralph McCarthy l’interrompit :
– Il ne fait pas de politique ?
– Oh non, il s’occupe seulement d’humanitaire. Il y a beaucoup d’étrangers dans son ONG mais ils n’ont jamais eu de problèmes. Ce sont surtout des Arabes. Il est financé de l’étranger, par des gens très honorables. Il fait beaucoup de bien, conclut-il avec un regard humide à Dorothy O’Leary.
Celle-ci en profita pour demander, sur le ton de la plaisanterie :
– Il n’a pas de femme ?
Le Pakistanais se récria :
– Bien sûr que non ! Il se consacre à la religion et à soulager la misère des Afghans. Il est très bon, répéta-t-il avec une énorme conviction.
Sournoisement, Ralph McCarthy remplit à nouveau son verre. Mais le Pakistanais n’avait d’yeux que pour Dorothy qui s’était levée afin de préparer son habituelle carafe
de « Caïpirinha ». Ayant sorti une bouteille de Cointreau, elle écrasa consciencieusement des citrons verts sur de la glace.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Hafiz Jam, fasciné.
Dorothy lui expédia un sourire explosif. A réduire en cendres un taliban.
– Vous voulez goûter ?
Il se leva comme s’il avait eu un ressort sous les fesses.
– Bien sûr.
Ralph cligna de l’œil à l’intention de Malko et se leva à son tour.
– On vous laisse un moment, on a des coups de fil à donner.
Ils sortirent de la pièce et l’Américain pouffa.
– Elle va le presser comme un citron. Mieux que moi.
Dorothy O’Leary était écarlate et respirait un peu trop vite pour une femme honnête, lorsque Malko et Ralph revinrent dans le living-room.
La carafe de « Caïpirinha » était vide et le policier assis tout près de Dorothy O’Leary sur le canapé bas. Le Pakistanais se leva avec des excuses embrouillées, expliquant qu’il avait un rendez-vous important, qu’il ne pouvait pas s’éterniser.
Ralph McCarthy le raccompagna jusqu’au portail. Dès qu’ils eurent quitté la pièce, Dorothy annonça :
– Le mollah est un cochon ! Il a une maîtresse, une hôtesse de la PIA qui vient une fois par semaine à Peshawar, le lundi. Elle passe la nuit au Pearl Continental, mais retrouve secrètement son amant...
C’était trop beau !
– Où ? demanda Malko.
– Il prétend ne pas le savoir, mais il croit que c’est dans les locaux de l’ONG, qui sont déserts le soir. Il m’a fait jurer de ne jamais mentionner ce qu’il avait dit. Il se ferait virer de la Spécial Branch.
– Le nom de cette fille ?
– Il ne sait pas. C’est une très belle rousse, paraît-il.
Ralph réapparut, hilare.
– Alors ?
– Elle s’est bien débrouillée, dit Malko.
Dorothy lui jeta un regard noir.
– Vous pouvez me remercier... Ce salaud m’a tellement pincé les seins que je vais avoir mal pendant huit jours... Il était comme un fou. Il m’a proposé de venir le voir à son bureau...
Ralph McCarthy lui jeta un regard égrillard.
– Il t’a sautée ?
Dorothy sortit de la pièce avec un haussement d’épaules, sans répondre.
– Ne la taquinez pas, tempéra Malko.
Ralph McCarthy se baissa soudain pour ramener de sous les coussins une petite culotte de dentelle blanche qu’il agita en riant.
– Vous ne connaissez pas les Pakistanais, fit-il. C’est comme si on avait laissé un tigre affamé avec un agneau bien gras... Ça n’a pas dû lui déplaire, à Dorothy. Elle aime le genre fougueux. En tout cas, maintenant, on va s’amuser.
– Nous sommes samedi, remarqua Malko, ça fait deux jours à attendre. Abu Salim doit savoir maintenant que son plan pour nous éliminer a échoué. Il va probablement disparaître.
Ralph McCarthy eut un geste d’impuissance.
– Je sais. Tout ce qu’on peut faire, c’est se balader, ici et à Hayatabad, en espérant croiser sa Suzuki. Mais on a autant de chance que de gagner au casino.
Malko, lui, avait une corvée à accomplir. Mettre au courant Franck Capistrano de sa probable erreur aux conséquences tragiques pour les quatre jeunes Saoudiens décapités « pour l’exemple ». Imprudent dé téléphoner de Peshawar, même en utilisant le portable codé de Ralph McCarthy. La seule solution était un aller-retour à Islamabad,
afin d’utiliser les moyens de transmission
protégés de la
Central Intelligence Agency.
A Washington, il était cinq heures du matin. Connaissant les habitudes matinales du Special Advisor for National Security, Malko n’avait pas hésité, mais se demandait maintenant, à la cinquième sonnerie sans réponse, s’il n’avait pas eu tort.
– Hello ! Who’s calling ?
La voix rocailleuse et grave de Franck Capistrano ne pouvait prêter à confusion.
– C’est moi, Malko Linge, répondit Malko. Je vous appelle d’Islamabad, sur un circuit « protégé ». Je suis désolé de le faire si tôt...
– No problem ! affirma l’Américain, instantanément réveillé. Vous avez de bonnes nouvelles ?
– J’ai des nouvelles... répliqua Malko, avant de passer au récit de sa rencontre avec Osama Bin Laden, et d’expliquer ce qui l’avait précédée et suivie.
Franck Capistrano ne l’interrompit pas une seule fois. Lorsque Malko eut terminé, il demeura silencieux si longtemps que Malko crut la communication coupée... Enfin, il demanda calmement :
– Quelle est votre opinion ?
– Je crois qu’il dit la vérité, répondit Malko.
Nouveau silence. Ce devait être dur pour le conseiller de la Maison-Blanche. Ce dernier digéra quelques secondes la réponse de Malko avant de dire d’une voix presque éteinte :
– Pour l’Arabie Saoudite, je savais déjà. Depuis très peu de temps. Je me suis trompé. Ce qui n’empêche pas que ce salaud est notre ennemi. Pour le reste, il faut aller jusqu’au bout. Avoir des preuves. Que tout cela reste entre nous pour l’instant. Tenez-moi au courant. And thank you so much.
C’est lui qui raccrocha. Malko se dit qu’il n’allait sûrement pas se rendormir.
L’afghani flambait : huit mille deux cent trente pour un dollar. Ça hurlait et ça gesticulait dans toutes les boutiques de changeurs de la place Chawk Yodgar, au cœur du Khyber Bazar.
L’homme connu sous le nom d’Abu Salim s’éloigna. Le cours de la monnaie afghane était un excellent baromètre de l’avance des talibans...
Il avait déjeuné frugalement dans un restaurant en plein air, en face du cinéma Ferdouz. Se forçant à manger, malgré son peu d’appétit, sans cesser de surveiller les alentours du restaurant. Il se sentait traqué. Sans la surveillance continue qu’il faisait exercer sur ses adversaires, il aurait dormi sur ses deux oreilles. Un 4 x 4 Nissan avait bien explosé en plein désert, deux jours plus tôt, frappé par une roquette de RPG7. Mais il n’y avait dedans qu’un Pakistanais.
Ce genre d’incident étant courant dans la zone tribale, le Frontier Corp n’avait enquêté que mollement.
La disparition soudaine d’Ali Masood Afridi, injoignable même sur son portable, ne lui disait rien de bon. Beaucoup de signes inquiétants s’accumulaient... Il se rassurait en se disant que, même totalement retourné, le Pachtou n’avait pas pu donner beaucoup d’indications sur lui. Son numéro de téléphone et les caractéristiques de sa voiture. Pour ne prendre aucun risque, il ne se déplaçait qu’en tonga ou en rickshaw, désormais.
Impossible de disparaître. Il devait impérativement rester quelques jours encore à Peshawar, afin de rencontrer ses complices qui arrivaient de très loin et n’étaient pas joignables. Il était là comme une chèvre attachée à son piquet. Il s’éloigna, se noyant dans la foule anonyme du bazar. Contrairement aux terroristes de l’ancienne vague, comme Carlos, Abu Salim détestait la publicité. Sa satisfaction
venait de sa puissance, du sentiment de supériorité qui l’animait. Lui, le petit ingénieur anonyme, faisait trembler le monde. Il n’était admiré que d’une poignée de gens qui ne pourraient jamais lui témoigner publiquement leur estime. Un peu comme les anciens traîtres du monde occidental, qui se faisaient décorer en cachette par le KGB et mettaient ensuite dans un coffre des médailles qu’ils ne pourraient jamais porter.
Depuis une heure, Malko poireautait dans le hall du Pearl Continental au milieu d’une marée de barbus en dichdacha ou kamiz et charouar. Un barbu enturbanné dormait, la bouche ouverte, dans un fauteuil. Malko s’était renseigné : le vol PIA en provenance de Lahore était arrivé à l’heure. L’équipage ne devrait donc plus tarder.
Ils n’avaient pas gagné au casino... Quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis la confidence de Hafiz Jam, le policier de la Spécial Branch, et ils avaient eu beau sillonner Hayatabab, University Town et Peshawar, aucune trace de la Suzuki blanche. Pour sa part, Malko pensait que l’homme qu’ils connaissaient sous le nom d’Abu Salim avait quitté Peshawar. Il aperçut soudain des uniformes vert-gris dans l’entrée.
L’équipage du vol PIA de Lahore. Les femmes étaient en tunique et charouar, avec un foulard. Il repéra immédiatement celle qu’il cherchait à sa tignasse flamboyante. Plutôt petite, les traits épais, un air de salope avec sa grosse bouche et ses yeux soulignés de khôl. Il se rapprocha un peu tandis qu’ils s’inscrivaient à la réception. Il était sept heures et il faisait nuit. Si l’information de Hafiz Jam était exacte, l’hôtesse rousse allait ressortir assez vite.
Il regagna son poste d’observation dans le hall. Une brutale tornade s’était abattue sur Peshawar, une queue de mousson amenant des trombes d’eau et des rafales de vent. Les rues étaient inondées, le tonnerre n’arrêtait pas. Un temps de fin du monde.
La rousse sortit d’un ascenseur une demi-heure plus tard. Elle avait troqué son uniforme pour un voile d’où dépassait une mèche de cheveux. Elle gagna le porche de l’hôtel et se mit à attendre un taxi. Malko courut jusqu’à la Nissan où l’attendait Ralph McCarthy. L’Américain était en train de vérifier son Browning.
Cinq minutes plus tard, ils virent passer un rickshaw héroïque sous les rafales de pluie. L’hôtesse était tassée au fond de l’engin. Entre le temps effroyable, le voile et l’obscurité, la discrétion était assurée. Le rickshaw tourna à droite dans Jamrud Road. La pluie redoublait. Ils durent franchir de vrais lacs avant d’arriver à University Town... Le rickshaw prit encore à droite, dans Abdara Road et ensuite à gauche, dans Old Bara Road. Pour s’arrêter en face du 80 !
– Bingo ! fit Ralph McCarthy à mi-voix.
C’était l’adresse de l’Islamic Relief Agency. L’ONG dirigée par le mollah Zaid Ghulam Shaikh.
L’Américain stoppa cinquante mètres plus loin. Sous la pluie battante, Old Bara Road était totalement déserte. Il valait mieux attendre un peu. L’hôtesse n’était sûrement pas là pour dix minutes. Ralph alluma une Gauloise blonde tandis que Malko regardait tomber la pluie. Il connaissait l’idée de l’Américain : surprendre le mollah et sa maîtresse dans une situation embarrassante...
Seulement, ce n’était pas gagné d’avance. D’abord, il fallait pénétrer dans la propriété. Ensuite, surprendre le mollah dans une situation vraiment compromettante. Si la maison était gardée, cela serait impossible.
Ralph McCarthy éteignit sa cigarette.
– On y va.
Le temps d’atteindre le portail, ils étaient trempés. Des éclairs zébraient le ciel sans arrêt. L’Américain poussa le portail et il s’entrouvrit sur la maison totalement obscure. Ils gagnèrent la véranda puis poussèrent la porte d’entrée. Elle n’était pas fermée à clef ! Ils s’immobilisèrent, tendant l’oreille. La pluie sur le toit de tôle faisait un vacarme effroyable. Le couloir était plongé dans une obscurité
totale. Les trombes d’eau faiblirent et ils perçurent des bribes de musique. Ralph McCarthy alluma brièvement son Zippo pour repérer les lieux. Le
chowkidar devait dormir. Devant le garage, ils reconnurent la vieille Land Cruiser noire du mollah. Ça se présentait bien. Ils avancèrent à tâtons, découvrant un rai de lumière filtrant sous une porte. Ralph colla son oreille au battant avant de murmurer à Malko :
– C’est là que ça se passe...
Ils demeurèrent strictement immobiles quelques instants, s’habituant à l’obscurité. Peu à peu, les bruits devenaient plus distincts. Des soupirs sur fond de musique.
– Ils baisent, fit sobrement l’Américain.
Les soupirs firent soudain place à des gémissements scandés, rythmés. Une femme en train de se faire défoncer et qui aime ça...
Ralph McCarthy n’hésita pas. Tournant la poignée de la porte, il écarta sans bruit le battant. Les gémissements se firent plus forts. Malko écarquilla les yeux. Une lampe éclairait vaguement un charpoi au fond de la pièce. Il lui fallut quelques secondes pour distinguer ce qui s’y passait, tant la scène était confuse.
L’hôtesse de la PIA, reconnaissable à sa chevelure flamboyante, était allongée sur le ventre, se tenant des deux mains aux pieds du charpoi. Entièrement nue. Il voyait ses seins écrasés contre le charpoi et sa croupe proéminente, sous ses reins creusés. Un barbu assez maigre, nu comme un ver, la tête coiffée d’un turban, était allongé sur elle. D’après sa position, il était en train de la sodomiser.
Mais ce n’était pas tout : un deuxième homme était, lui, allongé sur le saint mollah. Un jeune barbu aussi nu que les deux autres, qui faisait subir au religieux le traitement que ce dernier infligeait à l’hôtesse de l’air ! Les trois participants soufflaient, gémissaient, s’agitaient, tout à leur bonheur. Pris en sandwich, le mollah Shaikh paraissait goûter particulièrement la situation. La pénombre
régnait dans la pièce et, absorbés par leurs ébats, ils ne s’étaient absolument pas aperçus qu’ils n’étaient pas seuls.
Le flash du Nikon de Ralph McCarthy fit l’effet d’une bombe atomique. Il eut le temps de shooter trois fois avant que l’harmonieux sandwich ne se défasse. Le jeune homme abandonna les fesses fripées du mollah avec un cri aigu. Ralph eut le temps de déclencher une quatrième fois, immortalisant le long sexe fin encore dressé. Médusé, ébloui, le jeune sodomite resta figé à côté du charpoi.
A son tour, le mollah-sandwich s’arracha à la croupe de la belle hôtesse, révélant ce qui avait la dimension d’un troisième bras. La Pakistanaise se redressa avec un cri perçant, sous les éclairs du flash... Ralph McCarthy shoota une dernière fois et restant toujours dans l’ombre, lança une interjection en urdu. Comme un zombie, le jeune homme ramassa son charouar, et le sexe beaucoup moins triomphant, s’enfuit en passant devant eux sans demander son reste.
– Go away ! lança l’Américain à la jeune femme, en anglais.
Fébrilement, elle entreprit d’enfiler son charouar, les traits déformés par la peur. Ses gros seins ballottant, elle courut vers la porte, le reste de ses vêtements à la main. Ralph McCarthy referma soigneusement derrière elle et alluma enfin.
Le mollah avait retrouvé un semblant de dignité, et drapé un tissu autour de ses reins. Son membre orgueilleux pointait encore. Il était assez âgé, la barbe grise, le visage marqué et ascétique, le front très haut. Une belle tête de tribun. Ralph McCarthy s’avança, le pistolet à la main, avec un sourire vipérin, et l’interpella. Aucun risque d’erreur, la photo du mollah apparaissait fréquemment dans la presse.
– Zaid Ghulam Shaikh !
L’autre ne répondit pas, encore sous le choc. Comme il cherchait à gagner la porte, Ralph le repoussa sans douceur sur le charpoi où il se rassit.
– Vous parlez anglais ?
Le mollah inclina la tête affirmativement.
– OK ! fit Ralph McCarthy. On ne vous veut pas de mal. Si vous faites ce qu’on vous dit, si vous répondez aux questions, personne ne verra jamais ces photos. Dans le cas contraire, elles seront largement distribuées, à Peshawar, à Islamabad, dans les Emirats, en Arabie, en Iran, partout où elles pourront intéresser.
Le mollah était décomposé. Son menton tremblait.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix chevrotante.
– Peu importe, dit Malko, nous avons seulement des questions à vous poser.
– Quelles questions ?
– Connaissez-vous un homme qui se fait appeler Abu Salim ?
Malko vit le regard du mollah chavirer. Il fronça les sourcils, répéta le nom et leva un regard rempli de terreur.
– Non ! Non ! Pourquoi ?
Le pire c’est qu’il semblait sincère.... Malko n’était pas vraiment fier de lui. Il fallait que l’enjeu soit considérable pour qu’il se livre à ce chantage.
– Vous aviez ici un chowkidar avec une barbe orange, continua-t-il. Il a eu un accident de la circulation vendredi dernier.
– Oui. Zulfikar Ahmad.
– Cet homme avait essayé de me tuer quelques jours plus tôt. C’est vous qui lui en avez donné l’ordre ?
Zaid Ghulam Shaikh eut un geste de protestation énergique.
– Non, non, Allah interdit de tuer son prochain, balbutia-t-il. Je ne sais pas ce que vous voulez dire...
– Bon, dit Malko, je vois que vous aimez la publicité.
Il fit mine de gagner la porte, déclenchant aussitôt un cri strident.
– Non, non, please !
– La vérité ! lança Malko.
Le mollah bredouilla.
– Zulfikar m’a dit qu’il s’était battu, qu’il devait se
cacher, qu’on le cherchait pour le tuer. J’ai accepté de le prendre chez moi quelques jours.
– Vous ignoriez ce qu’il avait fait ?
Le mollah se tordit les mains. Ses lèvres tremblaient.
– Bien sûr ! Je le jure sur le saint Coran. Qu’Allah me châtie si je mens. C’était un homme très pieux, très courageux, qui avait combattu pendant le Djihad.
Malko sentait le découragement l’envahir. Et si Zaid Ghulam Shaikh était innocent ? Il insista :
– Ce Zulfikar avait des amis ?
Le mollah passa ses doigts tremblants dans sa barbe.
– Des amis ? Je ne sais pas, il ne sortait pas beaucoup.
– Vous ne l’avez jamais vu avec personne ?
Silence lourd. Zaid Ghulam Shaikh réfléchissait, le front plissé, oubliant même son humiliation. Il cherchait désespérément à sauver sa réputation. Il leva enfin la tête.
– Je l’ai vu une fois bavarder avec un jeune homme qui vient toutes les semaines à nos séances de cinéma.
– Comment est-il ?
– Assez grand, il porte une moustache, une barbe, il a beaucoup de cheveux. Je crois qu’il connaît quelqu’un qui travaille ici, un coordinateur, Mir...
Malko l’interrompit :
– Il a une voiture ?
Nouvelle réflexion. Puis le mollah dit timidement :
– Je crois qu’il a un petit 4 x 4. Il l’avait garé devant, le jour où je l’ai vu.
– Une Suzuki ?
– Oui, peut-être...
Le cœur de Malko battait plus vite. Enfin, il approchait.
– Et ce Mir, qui est-ce ?
– Un garçon très gentil. Très pieux. Il gère la logistique. Je l’ai vu à plusieurs reprises avec le jeune homme.
– Quel jour a lieu votre séance de cinéma ?
Zaid Ghulam Shaikh ferma les yeux un instant. Il ne devait même plus se rappeler son nom...
– Le mercredi, vers cinq heures.
– Donc, dans deux jours.
– Oui.
Sa voix n’était plus qu’un souffle.
– Parfait, conclut Malko. Je vous donne mon téléphone. Mercredi, dès que vous voyez ce jeune homme, vous m’appelez.
Le mollah lui jeta un regard suppliant.
– Qu’est-ce qui va arriver ?
– Rien, promit Malko. Rien du tout. Nous allons seulement vérifier quelque chose. Ensuite seulement, nous vous rendrons la pellicule non développée ! Mais si vous n’appelez pas, ce film sera développé et les photos distribuées. D’accord ?
Malko griffonna le numéro de son portable sur un bristol et le tendit au mollah en précisant :
– Si vous parlez de cela à qui que ce soit, et surtout à Mir, vous deviendrez le mollah le plus célèbre du Pakistan.
Zaid Ghulam Shaikh n’en revenait pas de se tirer aussi bien de cette horrible situation. En un clin d’œil, il fut rhabillé, et s’enfuit littéralement. La pluie tombait toujours. Pendant qu’il montait dans son 4 x 4, Malko et Ralph McCarthy gagnaient le leur. Ils virent la Land Cruiser noire jaillir dans Old Bara Road et foncer vers Jamrud Road, comme si tous les djins de la création étaient à ses trousses.
Ils suivirent à bonne distance Zaid Ghulam Shaikh. Celui-ci ne s’arrêta nulle part et les mena droit chez lui.
– Il joue le jeu, remarqua Ralph. Ce soir, nous avons fait une bonne action en remettant une âme perdue dans le droit chemin.
Un ange passa en chantant « Alléluia » !
Malko n’avait pas le cœur à plaisanter. Les prochaines quarante-huit heures allaient passer lentement. Si le mollah-sandwich les trahissait, son enquête était terminée.