Le temps des espérances
Les populations africaines accueillirent la fin de la colonisation avec enthousiasme. Ce n’était pas un hasard si la chanson qui eut sans doute le plus grand succès au tournant des années 1960 portait le titre d’Indépendance cha-cha… Il semblait que l’accession à la souveraineté politique apporterait, en même temps que la liberté, les conditions indispensables au progrès et à l’unité du continent. Les nouveaux États étaient donc porteurs d’espoir. Pourtant, l’optimisme des premières années s’estompa à mesure que devenaient plus sensibles les faiblesses structurelles et que s’affrontaient des intérêts divergents à l’intérieur comme à l’extérieur.
L’État indépendant, reprenant l’héritage colonial, se donnait pour mission d’organiser, dans un même espace et pour un projet commun, des populations variées, réunies par une volonté extérieure.
L’Afrique indépendante adopta le découpage géopolitique antérieur (cf. carte 11). Le principe de l’intangibilité des frontières, adopté par l’OUA, fut généralement respecté, à quelques exceptions près. En revanche, plusieurs États procédèrent à une décolonisation toponymique, c’est-à-dire à l’abandon de noms imposés par les Européens. À la place, on rendit à certains lieux leur appellation en langue locale ; pour d’autres, on invoqua l’Histoire, parfois de façon abusive. Ainsi, dès 1957, la Gold Coast (Côte de l’Or) devint le Ghana, par référence à un ancien Empire ouestafricain (hégémonique du viiie au xie siècle) qui n’avait, en réalité, jamais touché le territoire de l’État contemporain. Le processus se poursuivit au-delà de la période des indépendances : par exemple, la République du Congo, issue de l’ancien Congo belge en 1960, qui avait rebaptisé sa capitale Kinshasa (ex-Léopoldville), prit, en 1971, le nom de Zaïre (« le fleuve » en langue kikongo). Le changement de nom fut parfois imposé par un nouveau régime désireux de marquer une rupture avec la situation antérieure qualifiée de « néo-coloniale » : le Dahomey devint ainsi la République populaire du Bénin (1975) et la Haute-Volta, le Burkina Faso (1984).
Les modifications touchèrent également certaines villes sans que soit changé le nom du pays : ainsi Bathurst (Gambie) devint Banjul, Lourenço-Marquès (Mozambique), Maputo, et Tananarive (Madagascar), Antananarivo. En maints endroits, les axes urbains furent débaptisés : pour ne citer que l’exemple d’une ville de moyenne importance, celui de Ségou (Mali), le conseil municipal y décida, dès le 21 septembre 1961, que le boulevard Archinard, l’avenue des Fêtes, les rues Carrier, Hacquard, Desbordes, Combes, de la Marne, Gallieni etc. prendraient des noms mieux adaptés à la situation, entre autres le boulevard de l’Indépendance, la rue El-Hadj-Omar, le stade Modibo-Keita, tandis que la petite place en face du bâtiment de l’Office du Niger devenait la place des Martyrs-du-Colonialisme. Quant à la statue d’Archinard, elle fut remisée dans un terrain vague [F. Simonis, 1993b].
On adopta un drapeau, un hymne national, une devise, des emblèmes. Cependant, le choix d’une langue officielle s’avérait plus délicat dans des pays généralement composés de nombreuses communautés linguistiques, car il ne fallait pas favoriser un groupe au détriment des autres. On conserva donc, le plus souvent, la langue des anciennes métropoles : le français, l’anglais, le portugais. Certains pays choisirent même le bilinguisme (au Cameroun par exemple, l’anglais et le français ; à Madagascar, le malgache et le français). En revanche, en Afrique du Nord, l’arabe retrouva une primauté perdue sous la colonisation, et en Afrique orientale, le swahili l’emporta.
La mouvance idéologique devait, elle aussi, constituer un ferment de cohésion nationale. La religion eut ce rôle dans les États qui affichaient leur attachement à l’Islam, par exemple la « République islamique de Mauritanie ». Les autres préférèrent affirmer une volonté de laïcité. Certains se réclamaient ouvertement d’une idéologie « socialiste », mais celle-ci sous-tendait des interprétations diverses, voire antagonistes : par exemple, le « socialisme à l’africaine » de la Tanzanie ou le « socialisme démocratique » du Sénégal différaient sensiblement du socialisme-révolutionnaire plutôt marxiste de la Guinée, comme du « marxisme-léninisme » adopté plus tard par la « République populaire » du Congo ou celle du Bénin. Ces derniers étaient eux-mêmes à l’opposé du socialisme de la « République algérienne démocratique et populaire » dont l’inspiration était plutôt nassérienne et qui rejetait officiellement le marxisme et le communisme. Toutefois, quelle que fût l’option choisie, on recourut largement à l’Histoire, le passé étant utilisé, voire réinterprété à titre justificatif.
La reconnaissance d’une filiation entre les luttes anticolonialistes et l’accession à l’indépendance fut intégrée dans un processus visant à légitimer l’État-nation contemporain. Les résistances à la conquête ainsi que les rébellions contre les Européens furent donc revendiquées comme partie intégrante du patrimoine national : ainsi, les partis du Tanganyika, TANU et TAPU, se considéraient comme les héritiers de la révolte maji-maji, selon les propres paroles de Julius Nyerere : « On the ashes of Maji-Maji our new nation was founded » [cité par C. Wondji, 1992] ; les nationalistes du Zimbabwe se référaient aux résistances des Shona à la fin du XIXe siècle ; en Afrique du Sud, Nelson Mandela considérait que les guerres menées par ses ancêtres « pour la défense de la patrie » étaient « la fierté et la gloire de la nation africaine tout entière ». On remit à l’honneur des personnages que la colonisation avait dévalorisés comme Samori en Guinée, El Hadj Omar au Mali, Béhanzin au Bénin. Enfin et surtout, l’idée nationale se cristallisa autour des personnalités charismatiques qui avaient conduit le pays à l’indépendance et dont beaucoup se considéraient comme les héritiers des héros d’antan. Les surnoms symboliques dont on les avait dotés avaient à la fois des caractéristiques politico-guerrières, magicoreligieuses, intellectuelles et éthiques pour reprendre la typologie proposée par Christophe Wondji auquel ces paragraphes sont grandement redevables (ibid.).
Les exemples abondent. Nkwamé Nkrumah était appelé par les Ghanéens l’Osaqyefo (Le faiseur de victoires, le général victorieux). Au Kenya, Jomo Kenyatta, qui fut emprisonné par les Anglais à cause de sa résistance à la colonisation (1952-1961), fut d’abord « le javelot flamboyant » ; puis, en tant que président de l’État indépendant jusqu’à sa mort (1963-1978), il devint le Mzee (l’Ancien, le Vieux Lion), c’est-à-dire l’homme d’expérience qui, ayant acquis la sagesse et la lucidité, peut dispenser un enseignement. Pour cette raison, Julius Nyerere (Tanzanie) préférait au titre de président, celui de Mwalimu (professeur, maître), car il se disait désireux de transformer avant tout les mentalités, « plus attaché à construire solidement la nation dans la conscience de chaque citoyen qu’à monter des édifices de pierre et de béton » (cité par C. Wondji, 1992). De même, en Côte-d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny qui veilla aux destinées de son pays jusqu’à sa mort (1993), d’abord considéré comme le « Magicien invincible » et « le Bélier, défenseur du Peuple », est devenu « le Vieux », dans le sens de dépositaire de la conscience morale et politique, et dans celui de père que le langage familier donne à cette expression. La notion de « guide » à la fois stratège et combattant transparaît donc dans tous les surnoms : en Tunisie, Habib Bourguiba était désigné sous le titre de « Combattant suprême » et de défenseur de la foi ; Sékou Touré, en Guinée, était à la fois le « Combattant suprême de la Révolution », et le « Grand Stratège ». C’est aussi l’idée contenue dans le vocable Raïs (chef), qui désigna Nasser après sa prise de pouvoir en Égypte, et dans le concept de zaïm qui, en Afrique du Nord évoque l’incarnation du pouvoir à la fois temporel et spirituel.
Pour sa part, Léopold Sédar Senghor, le premier président de la République du Sénégal (devenue indépendante en 1960), fut admiré par les Sénégalais parce qu’il menait de front une double activité politique et littéraire réussie. Né en 1906, il fit ses études supérieures en France où il passa l’agrégation de grammaire. Au début des années 1930, il voulut revaloriser la culture africaine et inventa, avec le poète martiniquais Aimé Césaire, le concept de « négritude » (cf. chapitre 5). Il s’agissait de montrer l’existence d’une identité noire, d’en exalter les valeurs en face de celles qu’imposait la colonisation et de dénoncer la vision simpliste que les métropolitains avaient des Africains : « Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France », écrivait-il en faisant allusion à une publicité montrant un tirailleur sénégalais souriant de toutes ses dents. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fut élu député à l’Assemblée nationale française (1946). Dès lors, il mena de front ses activités politiques et son œuvre poétique. Il publia les Éthiopiques en 1956, année où il participa au gouvernement Edgar Faure (1955-1956), et Nocturnes en 1961, alors qu’il était président de la République du Sénégal. Il resta à la tête de son pays jusqu’au 31 décembre 1980, date à laquelle il quitta volontairement le pouvoir. Considéré comme l’un des plus grands poètes francophones contemporains, il fut élu à l’Académie française.
Personnifications symboliques des nations indépendantes, ces personnages n’étaient pourtant pas à l’abri des critiques lorsque leur autorité devenait trop possessive et contraignante car « si les peuples africains aiment à se donner des leaders charismatiques, ils posent cependant un regard perçant sur leurs actes » [C. Wondji, 1992]. Ainsi s’explique par exemple que Sylvanus Olympio n’ait pas été défendu par les Togolais lors du coup d’État militaire de 1963, ni Nkrumah par les Ghanéens en 1966, et que des mouvements de contestation se soient développés contre les abus du pouvoir personnel, entre autres celui de Félix Houphouët-Boigny, en particulier à l’occasion de la construction d’une imposante basilique à Yamoussoukro, sa ville natale, en 1985-1988. En fait, dès 1970, sur dix-sept chefs d’État qui avaient présidé à l’indépendance de leur pays, neuf avaient été évincés ou assassinés [J. du Bois de Gaudusson, 1992]. Le comportement ambitieux, voire peu scrupuleux de leurs hommes politiques fut sans doute à l’origine des premières déceptions qu’éprouvèrent les populations de certains pays africains, au lendemain des indépendances.
Les premières constitutions des pays indépendants présentaient des similitudes avec celles de leurs anciennes métropoles. Elles furent, en effet, élaborées le plus souvent par des juristes africains formés dans les universités européennes, parfois avec l’aide de conseillers techniques (cf. chapitre 9). Sur le plan des principes, elles avaient pourtant leur spécificité : références à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et/ou à la charte des Nations unies ainsi qu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; volonté affirmée d’unité nationale et condamnation de toute discrimination d’ordre ethnique, régional ou religieux, même lorsqu’il y était explicitement fait référence à Dieu ; évocation de la solidarité, voire de l’unité interafricaine.
En revanche, sur le plan des pratiques, elles étaient plus proches de leur modèle. La constitution française de 1958, par exemple, inspira largement celles des États francophones : choix du régime républicain, exécutif renforcé, « parlementarisme rationalisé » [M. Glèlè, 1980]. En revanche, on préféra partout le monocaméralisme et un exécutif monocéphale comme en Côte-d’Ivoire. Dans d’autres États, comme en République centrafricaine, au Togo, au Gabon, les pouvoirs du président étaient encore renforcés car il avait le droit de dissolution. À partir de 1963, le régime présidentiel se généralisa et gagna les États qui, comme le Cameroun, Madagascar, le Mali et le Tchad, avaient d’abord adopté un système parlementaire. La principale innovation résida dans l’instauration du « parti unique », favorisé par les lois électorales, même lorsque la Constitution reconnaissait le principe du multipartisme. Le scrutin de liste majoritaire à un tour, sans panachage ni vote préférentiel, favorisait en effet la formation qui avait obtenu le plus grand nombre de voix et condamnait la minorité à l’opposition, « exclue des organes délibérants, en attendant d’être bannie au nom de l’ordre social et de la sécurité » (id., 1980).
Le passage du multipartisme au parti unique fut présenté comme une nécessité pour construire plus aisément l’État national et sortir du sous-développement par la recherche du consensus. Des théories furent élaborées pour faire du parti unique « une nécessité organique […] l’instrument par excellence de l’intégration » [J. du Bois de Gaudusson, 1992, p. 52]. En fait, dans plusieurs pays, en particulier en Algérie, la lutte pour l’indépendance s’était organisée autour d’un seul parti, le FLN, qui avait gardé une place prééminente une fois la victoire acquise. Ailleurs, le parti unique était souvent le parti nationaliste majoritaire qui avait réussi à dominer les autres, comme au Sénégal ou au Bénin. Une évolution analogue se produisit dans des pays à constitution fédérale, par exemple au Cameroun. Cette ancienne colonie allemande avait été scindée, au lendemain de la Première Guerre mondiale, en deux territoires confiés en mandat par la Société des Nations (et plus tard par l’ONU) respectivement à la France et à la Grande-Bretagne. Dès lors, les populations de chaque partie furent administrées différemment par leur puissance de tutelle. La séparation se concrétisait, au point de vue linguistique, par l’existence d’un Cameroun anglophone et d’un Cameroun francophone plus étendu. Dès 1961, le Cameroun se réunifia sous la forme d’un État fédéral. Il était alors dirigé par une assemblée fédérale et deux assemblées fédérées (l’une pour le Cameroun occidental, l’autre pour le Cameroun oriental). Les députés se recrutaient dans un parti unique pour l’ensemble du pays, l’Union nationale camerounaise, organisé en 1965, qui prendra le nom de Rassemblement démocratique du peuple camerounais en 1984. Cette République fédérale, bilingue, se maintint jusqu’en 1972, date où elle céda la place à la République unie du Cameroun, désormais régie par une assemblée nationale qui restait toujours l’émanation d’un parti unique.
Le système du parti unique engendra partout une évolution vers des régimes autocratiques qui se généralisèrent à partir de la décennie 70. La faute en incombait, selon Maurice Glèlè, à l’absence de contrepoids démocratique : loin de représenter « la conception africaine du pouvoir » comme l’affirmaient certains politologues, les premières institutions des pays africains n’avaient introduit aucune pratique usuelle en Afrique comme la procédure de la « palabre », technique de consultation et de discussion permettant d’associer à la décision toutes les catégories sociales ; elles étaient « marquées du sceau des modèles étrangers ». D’autres spécialistes y voient pourtant l’élaboration d’un véritable modèle, celui d’une « démocratie tutélaire » [J. du Bois de Gaudusson, 1992].
Au moment de l’indépendance, bien peu de pays possédaient des cadres supérieurs. Le Congo belge, par exemple, n’avait que quelques bacheliers et seulement six diplômés de l’Université. La colonisation avait, en effet, longtemps cantonné les Africains à des tâches subalternes et les avait instruits en conséquence. Quelques rares centres d’enseignement supérieurs existaient dans les possessions anglaises et un seul établissement avait été créé à Dakar pour l’Afrique française, à la fin des années 1950.
La formation de cadres à tous les niveaux s’avérait donc indispensable. Or les moyens locaux étaient insuffisants. Les États recoururent donc à l’assistance technique de leurs anciennes métropoles et à celle d’autres pays : USA, Canada, Allemagne fédérale, Pays-Bas, pays de l’Est, en fonction des choix politiques. Ils mirent également à contribution des organismes internationaux comme l’UNESCO ou la FAO. De même, le programme des Nations unies finança des centres de formation technique comme celui de Lusaka (Zambie).
L’africanisation s’effectua rapidement mais de façon inégale dans les divers secteurs d’activité, avec des disparités entre les pays dans les niveaux de formation et, parfois, un gonflement sensible des emplois de la fonction publique : ainsi, en 1964, les dépenses en personnel absorbaient 78 % du budget du Congo et 64 % de celui du Dahomey (Bénin). Elle s’accompagna également d’une adaptation des programmes scolaires qui avait pour but de développer la connaissance du pays et par là même de favoriser l’unité nationale et la solidarité africaine.
La construction de l’État-nation impliquait, dans l’esprit de ses promoteurs, le sacrifice des intérêts particuliers à l’intérêt supérieur, donc la condamnation de ce tout ce qui était qualifié, de façon quelque peu péjorative, de revendication ethnique, tribale ou de régionaliste. Ce faisant, ils pérennisaient des divisions qui s’étaient cristallisées sous la colonisation. Des travaux récents ont, en effet, remis en cause l’ethnicité en tant que réalité historique donnée et ont démonté les processus de sa construction [J.-L. Amselle et E. Mbobolo, 1985 ; J.-P. Chrétien et G. Prunier, 1989]. Toutefois, les sentiments d’appartenance identitaire des populations africaines, au lendemain des indépendances, reposaient sur des données complexes dont les hommes politiques surent jouer pour asseoir leur autorité. Ainsi, au Dahomey (Bénin), les trois dirigeants principaux représentaient chacun une force régionaliste : Hubert Maga pour le Nord, Sourou Migan Apithy pour Porto-Novo et Justin Ahomadegbé pour le Centre (la région de l’ancien royaume du Danhomè) ; pourtant, à l’intérieur de chaque parti apparemment uni, s’opposaient des intérêts sociaux, générateurs de crises politiques. Des clivages existaient également dans les peuples semblant les mieux soudés : au Kenya, par exemple, des rivalités intra-kikuyu s’exprimèrent lors de la succession de Jomo Kenyatta ; au Nigeria, les grands marchands de bétail hausa d’Ibadan appuyèrent, pour des raisons économiques, l’Action Group, un parti yorouba et non le Northern Peoples’ Congress qui était pourtant le parti de leur région d’origine [J.-F. Bayart, 1989]. Dans ce contexte, l’armée, qui constituait un groupe particulier, hiérarchisé, se prétendit au-dessus des divisions de la société civile et, de ce fait, capable de restaurer l’ordre menacé par l’instabilité politique.
Sources : nos calculs
Le diagramme précédent montre une importante concentration de coups d’État réussis entre 1963 et 1969, concernant 15 pays, alors que 14 nouveaux pays furent touchés dans les vingt ans qui suivirent. Par déduction, 43 % des pays ne connurent donc jamais de coups de force réussis, même s’il y eut des tentatives, ce qui relativise l’idée d’un continent en proie à une instabilité politique généralisée. En revanche, certains pays furent touchés à plusieurs reprises, ce que fait ressortir le tableau suivant.
Premier coup d’État |
Pays |
Coups d’État ultérieurs |
13-01-1963 |
Togo |
13-01-1967 |
28-10-1963 |
Bénin (Dahomey) |
22-12-1965 ; 17-12-1967 ; 10-12-1969 ; 26-10-1972 |
18-02-1964 |
Gabon |
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19-06-1965 |
Algérie |
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25-11-1965 |
Zaïre (Congo-Kinshasa) |
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01-01-1966 |
Centrafrique |
20/21-09-1979 ; 01-09-1981 |
04-01-1966 |
Burkina-Faso (Haute-Volta) |
08-02-1974 ; 25-10-1980 ; 07-11-1982 ; 04-08-1983 ; 15-10-1987 |
15-01-1966 |
Nigeria |
01-08-1966 ; 29-07-1975 ; 31-12-1983 ; 15-10-1987 |
24-02-1966 |
Ghana |
13-01-1972 ; 05-07-1978 ; 04-06-1979 ; 31-12-1981 |
28-11-1966 |
Burundi |
01-11-1976 ; 02-09-1987 |
23-03-1967 |
Sierra Leone |
13-04-1968 |
04-08-1968 |
Congo |
|
18-11-1968 |
Mali |
26-03-1991 |
25-05-1969 |
Soudan |
29-07-1985 ; 29-01-1986 |
21-10-1969 |
Somalie |
|
25-01-1971 |
Ouganda |
|
18-05-1972 |
Madagascar |
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05-07-1973 |
Rwanda |
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15-04-1974 |
Niger |
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12-09-1974 |
Éthiopie |
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06-04-1975 |
Tchad |
01-12-1990 |
10-07-1978 |
Mauritanie |
04-01-1980 ; 12-12-1984 |
03-08-1979 |
Guinée équatoriale |
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11-04-1980 |
Liberia |
10-09-1990 |
14-11-1980 |
Guinée-Bissau |
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03-04-1984 |
Guinée |
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20-01-1986 |
Lesotho |
21-02-1990 ; 30-04-1991 |
02-1986 |
Swaziland |
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27-01-1991 |
Somalie |
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Sources : d’après P. McGowan, 1986 ; D. Bangoura, 1992 ; Le Monde (1986-1991).
N.B. On peut relever quelques différences avec les auteurs cités, le coup d’État impliquant pour nous le renversement par la force d’un régime en place et non la pression qui conduit un chef d’État à démissionner.
L’instabilité, mesurée par la construction d’un indice dit TMIS (Total Military Involvent Score) prenant en compte les putschs réussis, ceux qui ont échoué ainsi que les complots, montre que les États ouest-africains avaient une forte propension à la violence politique [P. McGowan et T. Johnson, 1984]. Cette zone regroupait, en effet, 70 % de l’ensemble des mouvements décelés entre 1963 et 1985 [C. Coquery-Vidrovitch, 1990]. Pourtant, à ne considérer que les pays concernés, c’est-à-dire en excluant la fréquence de leurs crises politiques, la place de l’Ouest africain apparaît plus modeste : 7 sur 15 de 1963 à 1969, et 5 sur 14 de 1971 à 1991. En outre, le tableau précédent mentionne des pays ayant connu un passé différent (sous domination britannique, française, portugaise, belge, ou espagnole), colonial ou non (Liberia, Éthiopie), ce qui nous permet de conclure, comme Catherine Coquery-Vidrovitch, que l’argument de l’héritage politique, parfois invoqué pour expliquer un penchant plus ou moins favorable à l’instabilité, n’apparaît pas probant : il n’est pas démontré que les anciennes possessions françaises aient eu une forte tendance au « césarisme » alors que la tradition britannique serait plus propice à la démocratie.
Au demeurant, les putschs présentaient des spécificités propres à chaque pays. Par exemple, au Bénin (Dahomey), qui subit le plus grand nombre de coups d’État militaires pendant la décennie qui suivit l’indépendance, les auteurs affirmaient ne pas vouloir conserver le pouvoir mais agir pour « remettre les affaires en ordre ». D’ailleurs, le premier coup de force avait été précédé par la diffusion de tracts qui, de notoriété publique, avaient été rédigés par un intellectuel : on y faisait appel à l’armée pour instaurer un régime « véritablement démocratique et honnête »… Chacun des coups d’État ouvrit donc une période d’alternance entre un gouvernement militaire et un gouvernement civil qui lui succédait une fois les soldats « rentrés dans leurs casernes », l’œuvre de redressement ayant été achevée. Ce scénario devait se répéter jusqu’en 1972, date à laquelle l’armée s’installa au gouvernement pour près de deux décennies.
Dans les autres pays, les militaires se saisirent du pouvoir pour le conserver, quelle que fût leur orientation idéologique, capitaliste comme dans le cas du Togo, ou socialiste à l’exemple de l’Algérie. Dans ce dernier pays, Ahmed Ben Bella avait pu imposer sa politique dans une situation intérieure troublée, le 10 septembre 1962, grâce à l’appui de l’armée. Le 25 septembre était fondée la « République algérienne démocratique et populaire ». La pratique du parti unique s’imposa progressivement alors même que la Constitution était élaborée en dehors de l’Assemblée nationale constituante. Adoptée par référendum, le 8 septembre 1963, elle instituait un pouvoir présidentiel autoritaire dévolu à Ben Bella, élu président de la République. Celui-ci s’orienta vers un programme révolutionnaire dans lequel étaient nationalisées les terres appartenant aux Français (1er octobre 1963). Pourtant, dès 1963, l’existence de deux millions de chômeurs et de 2,6 millions de sans-ressources engendra des « troubles de la misère ». Le système d’autogestion appliqué à l’agriculture et à l’industrie ne put apporter de résultats suffisants sur le plan économique alors qu’au sein du gouvernement les méthodes de pouvoir personnel de Ben Bella suscitaient une opposition grandissante. Le coup d’État du chef de l’armée, Houari Boumediene, opéré sans effusion de sang, le 19 juin 1965, mit fin à une période de « romantisme révolutionnaire » [Ch.-R. Ageron, 1990, p. 123], et ouvrit une ère de socialisme étatique.
Les oppositions exacerbées dégénérèrent parfois en guerres civiles dont deux marquèrent particulièrement les années 1960 en raison de leurs répercussions internationales.
Au Congo belge, l’indépendance ouvrit une lutte pour la prise du pouvoir entre le président modéré Joseph Kasavubu et le Premier ministre radical Patrice Lumumba, alors que la province minière du Katanga faisait sécession sous la direction de Moïse Tschombé (14 juillet 1960). Ce dernier, soutenu par les entreprises et les puissances occidentales, allait consolider sa position par l’emploi de mercenaires, les « affreux », recrutés en Europe et en Afrique du Sud pour former les « gendarmes katangais ». La bataille politique se déroula dans un contexte de crise générale. Les mutineries des forces de l’ordre engendrèrent un climat d’insécurité qui provoqua le départ massif des cadres européens, paralysant l’État, désorganisant la production et entraînant une africanisation massive opérée précipitamment. Tandis que Lumumba était assassiné, le 17 janvier 1961, ses partisans se soulevèrent et l’un d’eux, Antoine Gizenga, créa un État indépendant à Kisangani (Stanleyville). L’appel aux Casques bleus de l’ONU aboutit à une victoire momentanée du pouvoir central par la réintégration du Katanga et l’exil de Moïse Tschombé (27 décembre 1961). Pourtant, la lutte reprit au Katanga et dura jusqu’au 14 janvier 1963, date à laquelle la sécession fut définitivement terminée. À partir de 1963, la rébellion lumumbiste se transforma en une lutte armée dirigée par un Comité de libération nationale, mais des dissensions idéologiques existaient entre le marxiste Mulele, qui dirigeait les maquis de l’Ouest, et les lumumbistes de l’Est plutôt nationalistes [E. Mbokolo, 1985]. Cette résistance au gouvernement central s’appuyait sur les révoltes paysannes (1962-1964), « la plus grande jacquerie du siècle » [C. Coquery-Vidrovitch, 1986]. Mobilisés autour du mythe muléliste, les ruraux préconisaient une nouvelle indépendance, dispensatrice de justice ; ils combattaient en utilisant des formes magico-religieuses et en pratiquant le terrorisme. Le rappel de Moïse Tschombé pour former un gouvernement de Salut public, le 6 juillet 1964, suscita une nouvelle flambée de violences. La prise de Kisangani par les forces belges, britanniques et américaines, le 4 août 1964, relança une polémique internationale en même temps qu’était développée une campagne destinée à impressionner l’opinion occidentale en dénonçant les atrocités commises par les « rebelles ». Une action américano-belge pour sauver la population européenne de Kisangani, les 24-26 novembre 1964, provoqua l’indignation des pays africains même modérés qui y voyaient une manifestation de l’arrogance des « Blancs » [M. Michel, 1993, p. 230]. Ce fut le président Kasavubu qui fit évoluer la situation en révoquant Tschombé de façon inattendue, le 13 octobre 1965. La crise qui en découla fut dénouée par le coup d’État du général Mobutu, le 24 novembre 1965. Celui-ci, s’attribuant tous les pouvoirs, allait mettre fin à la guerre civile.
Au Nigeria, la fédération avait été créée au moment de l’indépendance sur la base d’une collaboration entre trois États parmi lesquels le Nord avait une primauté démographique et électorale. Les forces centrifuges restaient vivaces et les antagonismes débouchèrent sur deux coups d’État successifs, en 1966. Le général Gowon, arrivé au pouvoir, décida de diviser la fédération en 26 États pour briser l’hégémonie du Nord qui se trouva réparti entre 6 unités. D’autre part, les Ibo, qui dirigeaient l’Est jusqu’alors, se virent coupés de la mer et surtout de la région productrice de pétrole. Ils réagirent violemment sous la direction du général Ojukwu, qui proclama la sécession de sa région ainsi que la création de la République du Biafra, le 30 mai 1967. Le gouvernement fédéral riposta en déclarant la guerre et organisa un blocus contre les sécessionnistes. La situation se compliqua par l’intervention de pays étrangers, les ventes d’armes alimentant le conflit. Le Biafra, soutenu par la France, la Chine et, en Afrique, seulement par Houphouët-Boigny et Nyerere, résista aux attaques des troupes fédérales mais, mal équipé et en proie à la famine, il dut capituler le 16 janvier 1970. La victoire du gouvernement central, opérée sans représailles, se concrétisa par un renforcement de ses pouvoirs par rapport à ceux des États.
Ainsi, la cohésion nationale ne fut souvent obtenue que par la contrainte. À l’inverse, dans les périodes de graves difficultés, elle se mua parfois en nationalisme égoïste qui s’exerça aux dépens d’autres communautés. Des mouvements xénophobes provoquèrent alors le renvoi d’étrangers, dans leur pays d’origine et même d’Africains, comme ce fut le cas, entre autres, au Ghana, en 1966-1967.
À la fin des années 1950, l’indépendance politique apparaissait comme une condition indispensable au développement économique. La colonisation avait, en effet, cantonné les pays dépendants dans le rôle de fournisseurs de matières premières et d’acheteur de produits fabriqués. Il semblait donc évident que la fin du régime colonial entraînerait celle d’une économie fondée sur des échanges inégaux, générateurs du sous-développement.
En fait, l’analyse de la situation économique ainsi que des solutions préconisées pour sortir du sous-développement suscitèrent, dans les années 1960 et 1970, une floraison d’études sur la croissance et les modalités de la révolution industrielle qui avaient pour but de tirer des enseignements applicables aux pays du tiers-monde, entre autres les ouvrages de W.W. Rostow ou de Paul Bairoch. Des praticiens portèrent un regard critique sur les premiers pas des pays africains, à l’instar de René Dumont qui affirmait « l’Afrique noire est mal partie » et proposait des mesures pour redresser la situation. Le terme « sous-développé », lui-même, prêtait à discussion. Ainsi, Charles Bettelheim en contestait la validité à cause du principe évolutionniste qui en était le fondement : « Certes, le niveau de vie de la majorité des habitants de ces pays est en retard sur celui des pays industrialisés, mais ce retard n’est pas lié au fait que l’économie des “pays sous-développés” serait à un stade d’évolution moins avancée que celle des pays plus industrialisés. En fait, les pays dits “sous-développés” ont évolué en même temps que les pays développés, mais ils n’ont pas évolué dans le même sens, ni de la même façon. C’est là ce que la notion de sous-développement tend à masquer. D’un point de vue scientifique, il est nécessaire, à mon avis, de substituer à l’expression pays “sous-développés”, l’expression plus exacte de “pays exploités, dominés, et à économie déformée” » [1967, p. 28].
Quel que fût leur choix en matière de terminologie, la plupart des économistes rejetaient la solution d’une augmentation des exportations qu’ils jugeaient insuffisante à la fois pour élargir le marché intérieur et pour provoquer une accumulation de capitaux destinés à l’investissement. Ils reprenaient ainsi la thèse que le spécialiste de l’Amérique latine, Raoul Prébisch, avait construite sur la notion technique de « termes de l’échange », procédant du calcul d’un ratio entre les prix à l’exportation et ceux à l’importation, et selon laquelle les échanges sont structurellement défavorables aux exportateurs de matières premières (rapport de 1959). Or en 1964, la première « Conférence mondiale sur le Commerce et le Développement », réunie à Genève sous l’égide des Nations unies, reprit cette thèse en l’extrapolant et en tira des principes généraux : pour pallier la dégradation des termes de l’échange, il fallait revaloriser le prix des matières premières et compenser le déséquilibre par une politique d’aide consistant à transférer des capitaux sous forme de prêts, de dons, etc. On établissait ainsi officiellement une corrélation entre le commerce international et le sousdéveloppement. D’autre part, les experts des pays sous-développés voyaient dans les investissements étrangers une nouvelle forme de dépendance et dénonçaient volontiers les entreprises expatriées qui profitaient des bas salaires de leurs employés pour faire des profits et qui bénéficiaient de surcroît de facilités fiscales. Selon eux, la seule solution équitable résidait dans la création d’industries, ce que proposait le rapport de la Commission économique pour l’Afrique en 1963 :
« 22. Porter en Afrique et dans les autres régions sous-développées le faible niveau de la production par habitant à celui que les pays industriels ont atteint, tel est l’objectif du développement économique le plus communément accepté. […]
« 23. Un grand nombre de pays africains préparent actuellement des plans économiques. Pour cette préparation, les traits distinctifs et les ressources de chaque pays joueront sans aucun doute un rôle décisif. […] On peut dire, en résumé, que la transition économique comporte dans les deux grands secteurs des augmentations tendant, à peu près, à doubler la production agricole par habitant et à porter la production industrielle par habitant au multiple vingtcinq. Ces ordres de grandeur indiquent immédiatement quel est le secteur où l’écart entre l’Afrique et les pays industriels est le plus important. L’expansion industrielle accélérée est à mettre au centre de tout programme visant à porter le revenu africain au niveau de l’Europe industrielle en supposant que la production et le revenu industriels par travailleur seront beaucoup plus élevés que la production et le revenu agricoles. Un doublement de la production agricole par habitant qui ne serait pas accompagné du développement simultané des industries proposé ci-dessus, créerait des problèmes de commercialisation dont la solution n’est guère envisageable pour le moment. »
ONU, 1963, p. 5.
L’industrialisation était donc la seule voie possible de développement ; pour la mener à bien, il fallait recourir à la planification, donc à l’État.
Les voies étaient multiples, certains pays adoptant le libéralisme, d’autres un « socialisme à l’africaine », d’autres encore un socialisme d’État. Pourtant, la typologie n’était pas aussi tranchée car plusieurs paramètres entraient en ligne de compte, en particulier le degré d’intervention de l’État, le rôle dévolu à l’industrialisation, enfin la place accordée à la modernisation de l’agriculture qui était toujours le principal secteur de production à la fois pour la consommation intérieure et pour l’exportation.
Les pays qui avaient choisi la voie libérale se caractérisaient par l’appel aux capitaux extérieurs et par l’ouverture aux entreprises étrangères. Ils élaborèrent à cet effet des codes d’investissements, comme celui de la Côte-d’Ivoire, en 1959, ou celui du Maroc, en 1962, qui offraient des garanties aux investisseurs étrangers pour le transfert de leurs bénéfices et le rapatriement éventuel de leur capital ; des facilités étaient également accordées aux entreprises comme des exonérations fiscales totales ou partielles. Il s’agissait surtout de promouvoir l’industrialisation.
Cependant, ils pratiquaient un libéralisme que nous qualifierons de « mitigé » en raison de l’intervention de l’État. Celui-ci agissait par l’intermédiaire d’une planification plutôt directive, de la construction d’infrastructures, de sa position d’important dispensateur d’emplois salariés ainsi que par sa politique douanière et monétaire. Pourtant, ce fut surtout dans l’agriculture qu’il eut un rôle majeur, en particulier dans la création de coopératives comme au Sénégal ou au Dahomey (Bénin). Dans ce dernier, le gouvernement créa des périmètres d’aménagement rural dans lesquels le groupement coopératif était obligatoire : il ne pouvait donc y subsister de propriété faisant l’objet d’une gestion individuelle libre. Les propriétaires devaient apporter leur sol à la coopérative sous forme de parts sociales (parts A) alors que ceux qui apportaient « librement et volontairement leur travail » disposaient de parts B, dont chacune correspondait généralement à 200 journées de travail. Cette organisation avait été élaborée parce qu’il existait une abondante main-d’œuvre de paysans sans terre. Il ne pouvait y avoir de participation monétaire. La base de décision était l’assemblée générale des coopérateurs, comme dans la coopération classique, et les parts étaient rémunérées à 3 % pour éviter toute spéculation. La direction technique était assurée par la SONADER (Société nationale pour le développement rural), organisme paraétatique créé en 1961. Une première tranche du programme, concernant surtout les régions sud-ouest du pays, portait sur 10 700 hectares correspondant à 2 700 « unités-travailleurs » et la seconde sur 34 000 hectares, plantés pour moitié en palmiers à huile sélectionnés et pour moitié en cultures vivrières, correspondant au total à 8 500 « unités-travailleurs ». Dans la pratique, les réalisations furent inférieures aux prévisions, d’une part à cause du caractère obligatoire de l’organisation, d’autre part parce que les modalités de la répartition des bénéfices ne correspondaient pas aux habitudes. L’entraide existait, en effet, dans les milieux paysans pour le travail mais pas pour la production dont l’appropriation était individuelle [M. Mensah, 1966].
L’intervention de l’État dans l’agriculture s’opéra parfois en agissant sur les prix. Plusieurs pays anglophones avaient maintenu le système des offices de commercialisation (Marketing Boards) hérité de la colonisation (cf. chapitres 6-7). Il n’existait pas d’organisation semblable dans les anciens territoires français, mais dans certains, comme la Côte-d’Ivoire, la Caisse de stabilisation et de Soutien des prix à la production agricole, un organisme non étatique, fut fondée en 1960 dans le but d’égaliser les prix entre les bonnes et les mauvaises années. Or en 1966, elle devint un organisme public qui fixait les prix à la production, gérait les réserves du fonds de stabilisation et rapportait des profits à l’État. Pourtant, à la différence de ce qui se passait dans les pays anglophones, l’achat et la vente des produits furent laissés aux entreprises de commerce étrangères [D.K. Fieldhouse, 1986].
Au contraire de la Côte-d’Ivoire où l’État renforçait sa présence dans le domaine économique, la Tunisie évolua vers un désengagement progressif du secteur public. Au lendemain de l’indépendance, elle avait opté pour une voie non capitaliste en préconisant la construction d’un « développement autocentré », exposé dans les Perspectives décennales de développement. Deux plans, 1962-1964 et 1965-1968, avaient prévu l’implantation de coopératives dans le secteur agricole et dans celui de la consommation. Pourtant, une orientation nouvelle vers une voie libérale se dessina pendant le IIIe Plan (1969-1972) avec la privatisation des coopératives et l’appel aux capitaux privés dans le secteur industriel et dans celui du tourisme.
Le choix d’un « socialisme à l’africaine » par Julius Nyerere, pour la Tanzanie, procédait d’une analyse originale du développement. La Déclaration d’Arusha (26-29 janvier 1967), « profession de foi de la TANU », visait à « construire un État socialiste » démocratique. Elle proposait une nouvelle politique économique caractérisée par l’indépendance à l’égard de l’aide extérieure et par le choix de l’agriculture comme « base du développement » :
« L’erreur que nous commettons est de croire que le développement commence par l’industrie. C’est une erreur parce que nous n’avons pas les moyens d’installer beaucoup d’industries modernes dans notre pays. Nous n’avons ni les moyens financiers nécessaires, ni les compétences techniques. Il ne suffit pas de dire que nous ferons venir les moyens financiers et les techniciens d’autres pays pour créer des industries. La réponse est la même que celle que nous avons donnée plus haut : nous ne pouvons nous procurer assez d’argent, ni faire venir assez de techniciens pour créer toutes les industries dont nous avons besoin.
« Et même si nous pouvions obtenir l’assistance nécessaire, l’état de dépendance où nous nous trouverions à l’égard de cette assistance pourrait contrecarrer notre politique en matière de socialisme. La politique qui consiste à inviter une succession de capitalistes à venir installer des industries dans notre pays pourrait réussir à nous donner toutes les industries dont nous avons besoin, mais elle pourrait aussi empêcher l’établissement du socialisme à moins que nous pensions ne pas pouvoir construire le Socialisme sans construire auparavant le Capitalisme »
Extrait du texte intégral in S. Urfer, 1976, p. 211
La réorganisation économique devait donc être effectuée en valorisant le travail des paysans car c’était sur eux que reposaient le remboursement des prêts utilisés pour les équipements industriels et urbains, les ressources essentielles de la nation provenant de la vente des produits agricoles. Ce projet nécessitait un « travail opiniâtre » conduit avec intelligence :
« Utiliser une grosse houe à la place d’une petite, utiliser une charrue traînée par des bœufs à la place d’une simple houe, utiliser des engrais, utiliser des insecticides, savoir la récolte qui convient à telle saison et à tel sol, choisir de bonnes semences, savoir à quel moment il convient de planter, de sarcler, etc., tout cela dénote l’emploi du savoir et de l’intelligence. Et tout cela se combine avec un travail opiniâtre pour donner, en quantité et en qualité, de meilleurs résultats. L’argent et le temps que nous consacrons à transmettre ce savoir aux paysans sont mieux employés et profitent davantage à notre pays que l’argent et la somme considérable de temps que nous consacrons à d’autres activités que nous appelons développement.
« Ces faits sont bien connus de nous tous. Les secteurs de notre Plan quinquennal de développement pour lesquels les objectifs sont atteints ou dépassés sont ceux qui dépendent uniquement du travail personnel et opiniâtre du peuple. La production de coton, de café, de noix de cajou, de tabac et de pyrèthre a considérablement augmenté au cours des trois dernières années. Mais ce sont les résultats d’un travail opiniâtre et d’une impulsion intelligemment donnée : ce n’est pas qu’on y ait consacré de grosses sommes d’argent.
« De plus, le peuple, grâce à son travail opiniâtre, à un peu d’aide et à quelques directives, a mené à bien de nombreux projets de développement dans les villages. Il a construit des écoles, des dispensaires, des centres communautaires et des routes ; il a creusé des puits, des canaux d’irrigation, des abreuvoirs, de petits réservoirs, et achevé divers autres projets de développement. S’il avait attendu d’avoir de l’argent, il ne jouirait pas aujourd’hui de ces réalisations. »
Id., p. 216-217.
L’unité de base de l’organisation était l’ujamaa (« esprit et état de vie familial » en swahili), procédant du regroupement de ruraux en villages, sur la base de l’adhésion volontaire et appliquant trois principes dits « traditionnels » : respect mutuel entre les membres, propriété collective des biens essentiels, redistribution périodique des richesses accumulées ; la priorité était donnée aux cultures vivrières. La pratique de la « villagisation » se généralisa à partir de 1969, puis on la rendit obligatoire, souvent opérée de force par l’armée qui transporta des millions de ruraux vers des terres en friches, d’août à novembre 1974, ce qui était en contradiction avec le principe traditionnel de l’autonomie villageoise. Les résultats furent probants : en juin 1975, 65 % de la population rurale était regroupée en villages. Toutefois les objectifs ne furent pas atteints sur le plan économique car la production vivrière était insuffisante, ni dans le domaine social et politique, les paysans pauvres n’ayant pas amélioré leur condition [C. Coquery-Vidovitch, 1992]. À partir de 1977, le IIIe Plan allait donner une place plus importante à l’industrie.
L’Égypte initia une politique dirigiste dès le lendemain de la révolution de 1952. Une réforme agraire fut promulguée par une loi du 9 septembre qui limitait la propriété individuelle à 200 feddans plus 100 par famille (1 feddan équivalant à 4 200 m2), superficie réduite à 100 feddans en juin 1961. Les terres ainsi récupérées étaient concédées à des coopératives agricoles ou vendues aux petits paysans avec des facilités de remboursement. Il ne s’agissait donc pas de détruire la propriété privée mais d’en permettre l’accession à un grand nombre, selon les termes de la charte du 30 juin 1962 (citée par N. Tomiche, 1966). Après la crise de Suez, l’Égypte renforça le dirigisme étatique, en particulier à partir de 1960-1961. Une vague de nationalisations plaça dans les mains de l’État les banques, les assurances, les transports publics ainsi que la plupart des biens de production minière et industrielle, à l’exception de l’industrie pétrolière qui ne fut que partiellement nationalisée. Un plan décennal, réalisé en deux étapes, 1960-1965 et 1965-1970, devait développer la production de biens d’équipement afin de diminuer la dépendance extérieure. Les résultats furent modérés : la répartition du PIB entre 1965 et 1970 se modifia en faveur du secteur industriel dont la proportion passa de 27 à 28 % alors que celle de l’agriculture demeurait stationnaire (29 %) et que les services (45 %) avaient diminué de près de 3 %.
L’idéologie égyptienne influença celle des dirigeants algériens. Sur le plan des principes, ces derniers s’étaient prononcés pour une option socialiste dans le programme de Tripoli, dès juin 1962. La faillite de la politique agraire de Ben Bella, évoquée précédemment, incita le gouvernement de Boumediene à réorienter son économie. Les principes du développement, inscrits plus tard dans la charte nationale adoptée par référendum en 1976, relevaient du choix socialiste, décolonisateur et anti-impérialiste, opéré depuis l’indépendance. Ce dernier ne pouvait être réalisé dans les faits que par la « récupération des richesses naturelles, l’appropriation par la collectivité des grands moyens de production, l’équilibre des échanges extérieurs, l’indépendance financière de l’État, la création d’un marché national, ainsi que sur la maîtrise des technologies » [cité par M. Toumi, 1988, p. 68].
Dans cette optique, le développement des infrastructures industrielles devait être le moteur de toute l’économie selon la formule d’une « industrialisation industrialisante ». La priorité fut donc donnée à l’industrie lourde, dans l’optique d’un « développement autocentré », c’est-à-dire valorisant sur place les richesses nationales, dont la planification commença en 1967, selon les orientations des Perspectives septennales. La première phase, de 1967 à 1969 fut suivie par un plan triennal (1970-1973), puis par des plans quadriennaux. Cette planification s’inspirait des études effectuées par des économistes progressistes ainsi que des expériences menées dans d’autres pays comme l’Égypte et la Tunisie. L’État gérait les entreprises par l’intermédiaire de sociétés nationales dirigées par une technocratie toute-puissante [M. Bonnefous, 1990]. L’évolution des priorités se répercuta sur la répartition des investissements publics (cf. tableau suivant).
Le financement provenait surtout des revenus des hydrocarbures qui augmentèrent rapidement, de façon substantielle, sous l’égide de la SONATRACH créée en 1963, la production de pétrole passant de près de 27 millions de tonnes en 1965 à 42,5 en 1968 et celle de gaz respectivement de 1 839 millions de mètres cubes à 2 342. Couvrant 58 % des exportations en 1968, la part des hydrocarbures s’accrut dans les décennies suivantes jusqu’à atteindre 96 % dans les années 1980. En outre, leur taxation rapportait 22 % des recettes budgétaires avant leur nationalisation en 1971. Plusieurs pôles industriels furent implantés : celui d’Azrew à l’Ouest, ceux d’Annaba et de Skikda à l’Est qui complétaient celui de la région d’Alger.
Sur le plan de l’agriculture, la socialisation se traduisit par l’existence d’un important secteur rural autogéré, bénéficiant de bonnes terres, et produisant 75 % du produit brut de l’agriculture et 60 % des exportations agricoles à la fin des années 1960. À côté, subsistait un secteur privé composé de moyennes et grandes exploitations dont les propriétaires résidant en ville détenaient entre 20 et 25 % de la propriété foncière agricole totale. Selon leur taille, les exploitations avaient une rentabilité variable ; dans les grandes prédominait le système du khamessat où le travailleur (khammès) était rémunéré au cinquième de la production. Il existait également un secteur « traditionnel » composé de petites exploitations surpeuplées dont la superficie totale était deux fois et demi plus étendue que celle du secteur autogéré, mais trois à quatre fois moins rentable et trois plus peuplé avec une forte proportion de paysans sans terres [S. Tidafi, 1969].
Les déséquilibres se pérennisaient donc. Alors que l’industrie produisit, en 1970, 41 % du PIB, le domaine manufacturier n’y participait que pour 15 %. La part de l’agriculture avait été réduite à 11 %, mais 60 % de la population était rurale, la majorité vivant dans des conditions misérables, ce qui devait entraîner une réforme agraire à partir de 1972.
Au tournant des années 1970, le bilan fait apparaître de fortes disparités entre les États, comme le montre le tableau suivant, qui valorise les écarts au taux moyen. Ceci est particulièrement sensible pour le PNB où, de surcroît, un intervalle important sépare le plus faible taux (0,5 %) du plus fort (8,8 %). Pourtant, à l’exception de certains pays qui enregistrèrent un recul par rapport aux années 1950, comme le Ghana où le taux de croissance du PIB par habitant descendit de 1,09 % à 0,7 %, dans la plupart des autres les années 1960 furent bonnes. D’ailleurs, l’évolution des prix, mesurée globalement pour l’Afrique, suivit un rythme parallèle à celui des pays industrialisés, différent de celui des pays en développement dont le continent était pourtant un élément constitutif.
Sources : statistiques FMI.
Sources : Banque mondiale ; Afrique contemporaine, n° 164, oct.-déc. 1992, p. 24.
(a) : 1961-1970.
La part des industries s’accrut rapidement. Le taux moyen d’accroissement annuel des exportations s’éleva à 5,9 % pendant la décennie. À côté de ces résultats positifs, des points faibles demeuraient en particulier dans le domaine de l’agriculture. En outre, l’industrialisation portait la plupart du temps sur des industries de substitution destinées à la consommation locale, et rarement des industries d’équipement. Enfin, et surtout, l’augmentation de la population était souvent plus rapide que celle de l’économie. L’insuffisance de la production agricole et la croissance urbaine accentuèrent la dépendance alimentaire à l’égard de l’étranger, phénomène déjà sensible précédemment. Les populations de nombreux pays recoururent à l’émigration. Ainsi, alors qu’il y avait en France 510 000 Algériens en 1962, leur nombre augmenta pour atteindre 884 320 en 1975. Les zones de départ furent d’abord rurales, en particulier les montagnes, qui fournissaient traditionnellement près des deux tiers des migrants. La situation se modifia par la suite : en 1972, environ 60 % venaient de la région de Constantine, 30 % de celle d’Alger et 10 % d’Oran. Au Maroc, les montagnes fournissaient également la plus grande proportion des émigrants. En revanche, en Tunisie, ils étaient originaires en majorité du Sahel, de Bizerte et de Sousse, du cap Bon et des oasis du Sud. Au point de vue social, 75 % des émigrants marocains étaient des cultivateurs, 40 % des Algériens, mais seulement 20 % des Tunisiens. Parfois, ils avaient commencé par s’installer en ville, mais les conditions difficiles les avaient incités à partir pour l’étranger. Les raisons de l’émigration étaient d’abord économiques, même si l’espoir d’une promotion sociale et d’un « enrichissement » motivait certains. Dans une enquête effectuée en Moselle, en 1972, un ouvrier expliquait : « Si j’avais trouvé du travail en Algérie, jamais je n’aurais quitté mon pays. J’étais chômeur, alors je suis venu pour chercher le pain de mes enfants. Je veux gagner ma vie pour ma famille et mes enfants. » [Cité par C. Glogowski, 1993.]
À la fin de la décennie, il fallut bien se rendre à l’évidence que la croissance des pays africains, même dans les meilleurs cas, n’était pas parvenue à pallier le sous-développement.
L’accession à l’indépendance d’États africains qui se libéraient de l’emprise coloniale donna une vigueur nouvelle au panafricanisme. Le thème de l’unité africaine, qui datait de la fin du siècle dernier et s’était exprimé officiellement lors de la première conférence panafricaine réunie à Londres en 1900, avait été lancé par un Afro-Américain, William E. Burghardt Du Bois (1868-1963). Il avait suscité différents courants de pensée dont celui du Jamaïcain Marcus Garvey (1887-1940). Par la suite, six congrès panafricains s’étaient réunis qui avaient évolué progressivement vers des prises de position politiques. Ainsi, comme nous l’avons évoqué plus haut, le Ve congrès de Manchester avait proclamé « la détermination des Africains à être libres ».
Ce fut donc dans cette filiation que l’idée d’une union continentale fut développée lors de la première conférence des États africains, réunie à Accra (Ghana) en 1958, à l’initiative de Kwamé Nkrumah, qui avait alors pour conseiller le théoricien du panafricanisme, George Padmore (1903-1959). Le chef d’État du Ghana y voyait une triple nécessité (économique, politique et historique), et la seule option pour faire sortir l’Afrique du sous-développement.
Cette vue était partagée par Sékou Touré qui prônait une « économie africaine », définie, entre autres, par Ismaël Touré, chef de la délégation guinéenne à Addis-Abeba, lors d’une réunion de la Commission économique pour l’Afrique : « Nous savons qu’aujourd’hui le facteur politique dominant en Afrique et admis par tous c’est le sentiment national ; donc l’économie doit avoir un caractère national africain sinon elle serait en contradiction avec les aspirations normales, les aspirations communes des Africains ; et aussi, nous savons qu’au fur et à mesure de leur prise de conscience, les Africains tendent vers des blocs et non plus, comme par le passé, à morceler leur pays et à s’isoler dans des cadres étroits. Même les frontières des zones de colonisation ne résistent pas aujourd’hui à cet élan d’unité, qui ne fera que se développer. Par conséquent, les études économiques ne peuvent pas ignorer ce facteur et continuer d’œuvrer selon les anciennes données du problème. Nous savons que, dans ce domaine, on peut d’ores et déjà citer un commencement de réalisation de blocs. Par exemple, le bloc nord-africain, le bloc de l’Afrique occidentale ; le bloc est-africain etc. Donc l’Économie doit étudier les données africaines, non plus à l’échelle d’un territoire ou d’un groupe de territoires appartenant aujourd’hui à telle ou telle zone d’influence, mais en fonction de l’unité réelle qui existe et qui est en train de se retrouver. Il faudra envisager la création d’un véritable marché africain et, tant qu’il n’y aura pas un marché africain, qu’il n’y aura pas une économie autonome africaine, l’Afrique sera toujours dépendante au point de vue économique, et il faut qu’on en finisse avec cette dépendance et que, justement, les nations hautement développées sachent qu’il y va également de leur intérêt. L’étude des aspects actuels du sous-développement est intéressante non seulement pour dégager ses inconvénients et pouvoir attirer l’attention des uns et des autres sur l’urgence qu’il y a à les corriger, mais aussi pour décider les Africains eux-mêmes à se mobiliser et à s’atteler à cette tâche urgente qui les concerne en premier lieu. » [Cité par S. Touré, 1959, p. 138-139.]
Pourtant, des dissensions idéologiques apparurent rapidement et conduisirent à la formation de deux groupes politiques. Le groupe de Casablanca, constitué du 3 au 6 janvier 1961, réunissait les représentants du Ghana, de la Guinée, du Mali, du Maroc, de la République arabe unie (RAU) ainsi que du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) ; la Libye y assistait en tant qu’observateur. La « charte africaine de Casablanca » affirmait la « volonté de faire triompher la liberté dans toute l’Afrique et de réaliser son unité » ; elle soutenait donc dans leur action les territoires encore dominés luttant pour l’indépendance. Elle prônait la création d’un marché commun africain et d’une citoyenneté africaine unique, c’est-à-dire la réalisation d’objectifs supranationaux. À l’opposé, la conférence de Monrovia, réunie du 8 au 12 mai 1961 à l’initiative de sir Abubakar Tafawa Balewa, Premier ministre du Nigeria, se prononça pour le renforcement des États-nations en affirmant l’égalité absolue entre eux, la noningérence dans les affaires intérieures de chacun, le respect de leur souveraineté. Ils fondaient leur entente sur la coopération au sein d’organismes consultatifs et n’envisageaient pas une union supranationale. Le groupe de Monrovia, formé en majorité de représentants de 21 pays subsahariens, se montrait plus modéré que celui de Casablanca, qui avait d’ailleurs refusé de participer à la conférence bien qu’ayant été invité. Il préconisait le maintien, voire le renforcement des relations économiques avec les anciennes métropoles afin d’attirer les capitaux nécessaires au développement et proposait l’introduction du français et de l’anglais à côté de langues nationales. Sur le plan politique, un appel fut lancé pour une solution négociée du problème algérien, sans apporter son soutien au seul GPRA.
Ainsi, des clivages politiques internes séparaient les « pays progressistes » représentant 46 millions d’habitants dont 11 millions pour l’Afrique subsaharienne, et les « pays modérés » regroupant 98 millions d’habitants dont 6 pour l’Afrique du Nord. Dès lors que des divergences d’intérêt s’opposaient à la création d’un gouvernement unique pour le continent, il fallait organiser la concertation. La fondation de l’OUA devait répondre à cette préoccupation.
Créée le 25 mai 1963, l’Organisation de l’unité africaine s’installa à Addis-Abeba (Éthiopie). Sa présidence devait être assurée successivement par le dirigeant d’un des États membres (51 après le retrait du Maroc en 1984), désigné chaque année à la conférence des chefs d’État et de gouvernement. En face des blocs, ils préconisèrent une politique de non-alignement qui devint un principe de base de l’OUA, dès sa création (article 3, point 7 de sa charte).
Malgré ce principe, des alliances se nouèrent et des clivages apparurent, en Afrique même, entre les partisans du monde occidental et ceux du monde communiste. La division du monde en blocs fit de l’Afrique un enjeu stratégique, surtout après la crise du Congo et la guerre du Biafra.
L’OUA fut donc affaiblie par les divisions internes. Toutefois, un consensus apparut pour condamner la politique d’apartheid de l’Afrique du Sud ainsi que les guerres coloniales du Portugal, et des boycottages furent lancés envers leurs produits.
Enfin, la Banque africaine de développement (BAD), fondée en août 1963, qui réunissait tous les pays sauf l’Afrique du Sud et les pays encore colonisés, constituait également un élément de coopération sur le plan du continent.
Des unions se nouèrent sur une base régionale ou sur l’appartenance à une communauté culturelle.
Les pays francophones élaborèrent une entente au cours d’une réunion à Abidjan, en octobre 1960, puis à Brazzaville, en décembre 1960 où ils constituèrent un groupe rassemblant 12 pays. Cette entente se concrétisa sur le plan économique par la mise sur pied, à Yaoundé, de l’Organisation africaine et malgache de coopération économique (OAMCE), les 25-28 mai 1961, qui fut suivie par plusieurs organismes techniques concernant les postes et télécommunications, les banques, des institutions de développement etc. Par la suite, l’Union africaine et malgache (UAM), fondée à Tananarive, le 12 septembre 1961, mit au point une représentation diplomatique ainsi que des accords de défense. La charte de l’UAMCE, élaborée à Dakar (7-10 mars 1964) et adoptée à Nouakchott, les 28-30 avril suivants, regroupa les éléments existants et élargit ses compétences au domaine politique, mais elle s’effaça lorsque fut créée l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM), à Nouakchott, les 10-12 janvier 1965, dont la charte fut adoptée le 27 juin 1966 à Tananarive. Cette organisation s’appuyait sur l’existence des liens francophones. Elle fut dénoncée par Sékou Touré qui voyait en elle : « une nouvelle mystification, forgée pour saper les bases de l’unité africaine, pour retarder l’évolution de l’Afrique au profit de l’impérialisme » [cité par W. Jackson, 1993, p. 206].
Parallèlement s’étaient organisées des ententes sous-régionales. Par exemple, le 29 mai 1959, s’était créé le Conseil de l’Entente, siégeant à Abidjan, et qui réunissait la Côte-d’Ivoire, le Dahomey (Bénin), la Haute-Volta (Burkina Faso), le Niger et le Togo à partir de 1966. Leur but était « d’organiser et développer la solidarité et la coopération économique entre les États membres ». Les États de l’Ouest africain étaient également liés sur le plan monétaire au sein de l’UMOA fondée le 12 mai 1969.
Pendant les années 1960, une grande partie de l’Afrique se couvrit de zones douanières, plusieurs ententes douanières étant édifiées sur un plan régional. L’Union douanière des États d’Afrique centrale (UDEAC) fondée le 8 décembre 1964, succédant à l’Union douanière équatoriale, créait un marché commun entre le Congo, le Cameroun, le Gabon, la République centrafricaine et le Tchad. La Communauté est-africaine réunit la Tanzanie, l’Ouganda et le Kenya, le 1er décembre 1967. L’Union douanière d’Afrique australe (Customs Union) intégra dans un même ensemble l’Afrique du Sud, le Botswana, le Lesotho, le Swaziland et, plus tard, quatre Bantoustans.
En conclusion, la réalisation de l’unité africaine se heurta rapidement aux intérêts particuliers et à la diversité des options idéologiques. Le thème de l’unicité de la culture africaine, au cœur de maints discours pendant cette période, ne fut pas plus mobilisateur que celui de l’économie ou de la politique. Certes, les rencontres culturelles, comme le premier festival mondial des arts nègres de Dakar, en avril 1966, permirent aux Africains de se rencontrer et de mieux se connaître, mais elles prouvèrent plutôt l’existence d’une extrême variété et d’une très grande richesse culturelles. En fait, l’Afrique était partagée entre la nécessité d’une coopération internationale, voire d’une intégration régionale, compte tenu de la faiblesse relative de chacun des pays, et le désir de construire l’État-nation.
Les années 1960 s’achevèrent dans la déception tant sur le plan de la politique intérieure que sur celui de l’économie. Le temps des espérances allait laisser la place à celui « l’afro-pessimisme ».