Bad Kleinen in Mecklenburg
28.06.1919
Cher ami,
Certainement attendez-vous depuis longtemps déjà une réponse de moi et souhaitez-vous connaître ma réaction au traité que vous m’avez envoyé. Je me sens très fautif à cet égard et compte sur votre indulgence. Ces derniers temps, j’ai été harassé par de fastidieux problèmes professionnels qui m’ont pris bien du temps, car je n’ai ni l’habileté ni l’entraînement pour m’occuper de ce genre de choses. Je me suis donc trouvé dans l’impossibilité d’examiner de façon précise votre traité et je ne peux hélas pas vous donner un jugement bien fondé. Je le trouve difficile à comprendre. Le plus souvent, vous énoncez les unes après les autres vos propositions sans les justifier ou, du moins, sans leur donner une justification suffisamment explicite. J’ignore donc fréquemment si je suis en accord avec elles, car leur sens n’est pas, pour moi, assez limpide. Une justification plus développée rendrait certainement le sens plus clair. D’une façon générale, l’emploi du langage quotidien (das Sprachgebrauch des Lebens) est trop fluctuant pour pouvoir servir les objectifs ardus de la logique et de la théorie de la connaissance. Des élucidations sont, me semble-t-il, nécessaires pour rendre le sens plus précis. Car, d’emblée, vous employez bien des mots, du sens desquels dépendent manifestemment bien des choses.
Dès le départ, je bute sur les expressions « être le cas » (der Fall sein) et « fait » (Tatsache), et je suppose qu’être le cas et être un fait sont la même chose. Le monde est tout ce qui est le cas, et le monde est la totalité des faits. Tout fait n’est-il pas le cas, et tout ce qui est le cas n’est-il pas un fait ? Dire « A est un fait » n’est-il pas la même chose que de dire « A est le cas » ? Pourquoi cette double expression ? Naturellement, tout triangle équilatéral est un triangle dont les angles sont égaux, et tout triangle dont les angles sont égaux est un triangle équilatéral ; néanmoins le sens (Sinn) de la première expression ne coïncide pas avec celui de la seconde. Que tout triangle équilatéral soit un triangle dont les angles sont égaux est un théorème. Mais ici les expressions « triangle équilatéral » et « triangle dont les angles sont égaux »1 sont composées, et de la différence de leur composition résulte un sens différent. Mais il n’y a rien de tel dans le cas que vous prenez en considération. Peut-on dire que le sens de l’expression « être le cas » résulte de sa composition ? Que tout ce qui est le cas soit un fait, est-ce un théorème ? Je ne le pense pas ; mais je ne le considérerais pas non plus comme un axiome, car il ne me semble pas qu’une connaissance repose là-dessus. Or, aussitôt après, vous introduisez une troisième expression : « Ce qui le cas, le fait, est la subsistance (das Bestehen) d’états de choses. » Voici ce que je comprends : chaque fait est la subsistance d’un état de choses ; par conséquent, un fait différent est la subsistance d’un état de choses différent. Ne pourrait-on pas se passer des mots « la subsistance de » et dire : « Chaque fait est un état de choses, et chaque fait différent est un état de choses différent » ? Peut-être pourrait-on dire aussi : « Chaque état de choses est la subsistance d’un fait » ? Dès le départ, j’ai, comme vous le voyez, des doutes sur ce que vous voulez dire, et je ne parviens donc pas à vraiment avancer. En ce moment, je suis souvent fatigué, et cela me rend la compréhension difficile. J’espère que vous ne prendrez pas mal ces remarques, mais que vous les considérerez plutôt comme une invitation à rendre plus aisément compréhensibles les formes d’expression de votre traité. Là où tant de choses dépendent de l’appréhension précise du sens, on ne doit pas trop exiger du lecteur. Il me paraît en soi fâcheux d’employer des expressions différentes dans le même sens, et là où il y a un avantage particulier à le faire, il ne faut pas laisser le lecteur dans le doute. Là où le lecteur pourrait, à l’encontre de l’intention de l’auteur, donner le même sens à deux expressions différentes, l’auteur doit indiquer leur différence et rendre aussi manifeste que possible en quoi cette différence consiste. Y a-t-il donc des états de choses qui n’ont pas de subsistance ? Toute liaison d’objets est-elle un état de choses ? N’importe-t-il pas de savoir aussi par quoi ces liaisons sont produites ? Qu’est-ce donc qui opère la liaison ? Peut-être cela se passe-t-il comme la gravitation dans le système des planètes ? S’agit-il d’un état de choses ? Vous écrivez : « Il est essentiel à la chose de pouvoir être une partie constituante d’un état de choses. » Une chose pourrait-elle être une partie constituante d’un fait ? La partie de la partie est partie d’un tout. Si la chose est une partie constituante d’un fait, et que tout fait soit une partie du monde, alors la chose est aussi une partie du monde. Pour mieux comprendre, j’aimerais des exemples, notamment pour voir ce qui correspond dans le langage au fait, à l’état de choses et à la situation et comment un fait, un état de choses subsistant et un état de choses non subsistant sont désignés dans le langage, mais aussi pour savoir s’il en résulte une différence essentielle entre un état de choses et un fait. Je pourrais prendre comme exemple le Vésuve en tant que partie constituante d’un fait. Alors, les parties constituantes du Vésuve devraient aussi être les parties constituantes du fait et celui-ci consisterait (bestehen) donc aussi en parties de lave figées. Ce qui ne me semble pas être vrai.
En écrivant ces lignes, je voulais vous aider amicalement, mais maintenant que je les ai écrites, je crains de ne vous avoir irrité en vous posant des questions pressantes. Pardonnez-moi, et conservez votre amitié
à quelqu’un qui pense souvent à vous
G. Frege
— Pour Frege, les expressions « triangle équilatéral » et « triangle dont les angles sont égaux » ont un sens (Sinn) différent, mais elles possèdent la même signification (Bedeutung), c’est-à-dire dénotent le même objet (ou concept, selon qu’elles sont ou non précédées de l’article défini).
Bad Kleinen [in Mecklenburg]
16.09.1919
Cher Monsieur Wittgenstein,
Je n’ai toujours pas répondu à votre lettre de Cassino, et je viens d’en recevoir une autre de vous. Merci beaucoup pour l’une et l’autre, et je vous félicite pour votre retour heureux de captivité. Puissiez-vous rapidement surmonter les conséquences de ce que vous avez dû endurer. Que vous vouliez vous engager dans une profession me paraît être une bonne chose, et je souhaite sincèrement qu’elle satisfasse vos espoirs. À mon sens, les chances que nous parvenions à nous entendre dans le domaine philosophique ne sont pas aussi minces que vous semblez le croire. J’associe cela à l’espoir que vous défendrez un jour ce que je crois avoir découvert dans le domaine de la logique. Mais encore faut-il que vous soyez d’abord acquis à cette cause. C’est pour cela que je souhaiterais que nous échangions nos points de vue. Les longues conversations que nous avons eues m’ont permis de reconnaître en vous un homme qui a, comme moi, cherché la vérité, encore qu’il l’ait fait en partie en suivant d’autres chemins. Cela justement me donne l’espoir de découvrir en vous quelque chose qui puisse compléter mes découvertes, et peut-être même les rectifier. J’espère donc qu’en essayant de vous enseigner à voir avec mes yeux, j’apprendrai à voir avec les vôtres. Et je ne renoncerai pas aisément à l’espoir que nous parvenions à nous comprendre.
Permettez-moi de ne pas prendre en compte cette fois le contenu de votre seconde lettre. La première, celle que vous avez écrite à Cassino, a remué tellement de choses en moi que ce n’est pas une lettre, mais un livre qu’il me faudrait écrire, pour donner suite à toutes vos suggestions.
Ce que vous me dites de l’objectif de votre livre me déconcerte. Selon vous, cet objectif ne peut être atteint que si d’autres ont déjà pensé les pensées exprimées en lui. Le plaisir que l’on prend à le lire ne peut donc pas être simplement éveillé par un contenu déjà connu ; il ne le peut que par la forme révélant la singularité de son auteur. En cela, le livre n’est pas une prestation scientifique, mais artistique : ce qui est dit s’efface derrière la façon dont cela est dit. Or, dans mes remarques, j’avais supposé que vous souhaitiez communiquer un contenu nouveau. Auquel cas la plus grande clarté aurait été la plus grande beauté.
Ferais-je partie de ceux qui comprendront votre livre ? Difficilement, si vous ne m’y aidez pas. Ce que vous m’écrivez sur les états de choses, les faits et les situations ne me serait jamais venu à l’esprit, encore qu’il se pourrait que je sois proche de vous dans un passage de mon essai2. C’est avec plaisir que j’ai lu dans votre lettre une phrase dans laquelle votre façon de parler semble être en accord total avec la mienne. La voici : « Ces deux phrases ont un seul et même sens, mais les représentations (Vorstellungen) que je leur ai associées quand je les ai écrites ne sont pas les mêmes. » Je suis entièrement d’accord avec votre façon de distinguer la phrase de son sens et de laisser ouverte la possibilité que les deux phrases aient le même sens, bien qu’elles se distinguent par les représentations qui leur sont associées. Dans l’essai que je viens de mentionner, j’ai moi-même traité cette question, page 633. Vous soulignez le mot « je ». Là aussi, je vois un signe d’accord. En effet, le sens véritable de la phrase est le même pour tout un chacun ; mais les représentations que chacun associe à la phrase n’appartiennent qu’à lui. Il est leur porteur, et nul ne peut avoir les représentations de quelqu’un d’autre.
Vous écrivez : « Ce qui correspond à une proposition élémentaire, si elle est vraie, est la subsistance d’un état de choses. » Vous expliquez ainsi l’ensemble de l’expression « subsistance d’un état de choses », mais non l’expression « état de choses ». Lorsque l’on donne une définition, il faut toujours considérer l’expression expliquée comme un tout indivisible. Et, dans ce tout, les parties qu’il est possible de distinguer du point de vue grammatical ne doivent pas être conçues comme ayant un sens propre. Vous-même employez d’ailleurs dans d’autres contextes le mot « subsistance ». Il apparaît ainsi que, selon vous, l’expression « subsistance d’un état de choses » est à décomposer en deux parties, et que la phrase « Ce qui correspond à une proposition élémentaire, si elle est vraie, est la subsistance d’un état de choses » n’est pas une explication de l’expression « subsistance d’un état de choses ». Je comprendrais ce que vous expliquez là de la façon suivante : « Il n’est pas possible de transformer une proposition élémentaire en une phrase de la forme “A subsiste” sans en altérer le sens. » Ici, le sens du mot « subsiste » est supposé connu. Si donc la proposition élémentaire est vraie, alors A est un état de choses. Et l’on peut dire aussi : « Si la proposition “A subsiste” est une proposition élémentaire vraie, alors A est un état de choses » — étant donné qu’il n’est pas nécessaire de transformer d’abord la phrase puisqu’elle a la forme requise.
Il me faut d’abord attendre ce que vous direz à ce sujet.
D’ici là, croyez en l’amitié de votre dévoué
G. Frege
Bad Kleinen in Mecklenb.
30.09.1919
Cher Monsieur Wittgenstein,
J’ai bien réfléchi à votre demande d’aide pour la publication de votre traité dans les Beiträge zur Philosophie der Deutschten Idealismus. De ces messieurs, je ne connais personnellement que le professeur Bauch d’Iéna. J’ai l’impression que, pour l’acceptation des contributions, la décision revient le plus souvent au seul M. Hoffmann d’Erfurt. Je crois toutefois qu’une recommandation venant du professeur Bauch aurait un poids décisif. Dois-je me tourner vers lui ? Je pourrais lui écrire que j’ai reconnu en vous un penseur qu’il faut prendre en considération. Sur le traité lui-même, je ne peux porter aucun jugement, non parce que je ne suis pas en accord avec son contenu, mais parce que ce contenu ne m’est pas suffisamment clair. Si nous parvenions d’abord à nous entendre sur l’emploi des mots, peut-être découvririons-nous que nous ne divergeons pas considérablement. Je pourrais demander au professeur Bauch s’il veut voir le manuscrit. Mais je crois que cela n’a guère de chance d’aboutir. Si mes calculs sont bons, votre manuscrit occuperait environ cinquante pages des Beiträge et entrerait donc tout juste dans l’un de leurs volumes. Or il n’y a aucun espoir, me semble-t-il, que l’éditeur accorde à un auteur, et qui plus est à un auteur inconnu, tout un volume. Pour pouvoir envisager une publication dans une revue, il faudrait diviser votre traité en parties. Dans la préface, vous écrivez que la vérité des pensées que vous communiquez vous paraît définitive et intangible. L’une de ces pensées, contenant la solution d’un problème philosophique, ne pourrait-elle pas faire l’objet d’un traité et l’ensemble être divisé en autant de parties qu’il contient de problèmes philosophiques ? En outre, mieux vaut ne pas effaroucher le lecteur par un long traité. Si le premier traité, qui comprendrait les pensées fondamentales, était bien accueilli, il serait plus aisé de faire paraître les autres dans la revue. Ainsi un autre obstacle se trouverait-il levé.
Après avoir lu votre préface, on ne sait vraiment pas quoi faire de vos premières propositions. On s’attend à voir une question, un problème posé et, au lieu de cela, on lit des assertions en attente de justifications, auxquelles aucune justification n’est donnée. Comment parvenez-vous à ces assertions ? À quels problèmes sont-elles liées ? J’aimerais que dès le départ soit posée une question, que soit proposée une énigme dont on aurait plaisir à connaître la solution. Il faut donner du courage au lecteur pour qu’il puisse s’intéresser à ce qui suit.
Mais vous seul pouvez vraiment répondre à ces questions. Ce qu’il me manque, c’est une véritable introduction fixant un objectif.
Ne prenez pas ombrage de mes remarques ; leurs intentions sont bonnes.
Conservez plutôt votre amitié
G. Frege
— En fait, Frege écrivit et à Bauch et à Hoffmann, qui lui répondirent l’un et l’autre. Cf. Gottlob Frege, Wissenschaftlicher Briefwechsel (vol. 2 des Nachgelassene Schriften und Wissenschaftlicher Briefwechsel), p. 8-9, 81.
Bad Kleinen (Mecklenb[urg])
03.04.1920
Cher Monsieur Wittgenstein,
Un très grand merci pour votre lettre du 19 mars ! Naturellement, je ne vous en veux pas pour votre franchise. Mais je souhaiterais savoir quels sont les fondements plus profonds de l’idéalisme que je n’ai pas, selon vous, saisis. J’ai cru comprendre que vous-même ne tenez pas pour vraie la théorie idéaliste de la connaissance. À mon sens, vous reconnaissez par là qu’il n’existe pas de fondement plus profond à cet idéalisme. Ses fondements ne peuvent donc pas être des fondements logiques, mais seulement des pseudo-fondements. Il arrive que l’on soit induit en erreur par le langage, car le langage ne sert pas toujours les exigences logiques. Outre les capacités logiques de l’homme, bien des choses d’ordre psychologique sont à l’œuvre dans la formation du langage. Les fautes logiques ne sont pas à imputer à la logique, mais aux impuretés et aux perturbations qui pèsent sur l’activité logique de l’homme. Il n’était pas dans mon intention de remonter à la source de ces perturbations psychologiques et langagières. Pourriez-vous, s’il vous plaît, reparcourir mon essai sur la pensée pour m’indiquer la première phrase avec laquelle vous êtes en désaccord et les raisons de votre désaccord, afin que je comprenne mieux ce que vous avez en vue ? Je n’ai pas cherché à combattre l’idéalisme au sens où vous l’entendez. Je n’ai probablement jamais employé le terme d’« idéalisme ». Prenez donc mes propositions simplement telles qu’elles sont, sans m’imputer une intention qui m’est peut-être étrangère.
Quant à votre propre écrit, la toute première phrase m’arrête déjà, non parce que je la considérerais comme fausse, mais parce qu’elle n’a pas, pour moi, un sens clair. « Le monde est tout ce qui est le cas. » Le « est » peut être employé comme simple copule, ou bien comme signe d’égalité, au sens plus développé « est le même que ». Ici, le « est » est manifestement une simple copule dans la subordonnée, mais dans la principale, je ne peux comprendre le « est » que comme un signe d’égalité. Aucun doute n’est, je crois, possible, jusque-là. Mais faut-il comprendre cette équation comme une définition ? Cela n’est pas vraiment clair. Voulez-vous dire : « Par “monde”, j’entends tout ce qui est le cas » ? S’il en est ainsi, « le monde » est l’expression expliquée, et « tout ce qui est le cas » l’expression expliquante. Par là, rien n’est asserté ni du monde ni de ce qui est le cas ; et, à supposer qu’il y ait une assertion, elle dit quelque chose de l’emploi que l’auteur fait du langage. Savoir si et dans quelle mesure l’usage de l’auteur peut s’accorder avec l’usage ordinaire du langage est une tout autre affaire qui n’a que peu d’intérêt pour le philosophe, dès lors qu’il a fixé son usage du langage.
Mais une pensée qui, lorsqu’elle est reconnue comme vraie, constitue une extension essentielle de notre connaissance peut également être exprimée par une équation. Toute reconnaissance est une connaissance de ce type. Par exemple, la reconnaissance d’une planète comme étant une planète déjà observée antérieurement. Alors, nous avons deux noms : le nom qu’elle avait antérieurement reçu, et un second que je lui ai maintenant donné, peut-être simplement sous la forme « la planète que j’observe en ce moment précis ». L’astronome construit d’abord à titre d’hypothèse, éventuellement sous forme de question, l’équation : « La planète que j’observe en ce moment précis est-elle Éros ? » Cette question a un sens pour l’astronome. Il est convaincu que l’on doit pouvoir y répondre affirmativement ou négativement. Pour lui, le nom « Éros » a un sens, tout comme l’expression « la planète que j’observe en ce moment précis ». Et chacun de ces noms avait déjà ce sens (Sinn) avant que l’équation ne soit construite. Aucun d’eux ne tire son sens de cette équation, comme ce serait le cas s’il s’agissait d’une définition. En outre, il était aussi admis, avant que l’astronome ne pose cette question, que chacun de ces noms possédait une signification (bedeuntungsvoll sei). Cette signification ne peut pas être donnée au nom par la question ou par le jugement affirmatif qu’induit cette question, comme ce serait le cas si l’équation était une définition. Supposons que l’astronome réponde affirmativement à la question. Par là, il n’établit rien qui concerne son propre emploi du langage, comme dans le cas de la définition ; mais il acquiert une connaissance nouvelle dont la valeur est bien supérieure à celle d’une simple conséquence du principe général d’identité a = a. Si l’on donne au signe « 2 » la signification « 1 + 1 » (que je suppose connue) par l’équation 2 = 1 + 1 qui est une définition, il s’ensuit évidemment que 2 = 1 + 1 ; mais par une telle équation, on n’acquiert aucune connaissance nouvelle. Car elle n’est qu’un cas particulier du principe d’identité.
Or, si vous n’entendez pas la phrase « Le monde est tout ce qui est le cas » comme une équation qui soit une définition, mais souhaitez formuler par elle une connaissance qui soit valable, alors il faut donner un sens à chacun des deux noms — « le monde » et « tout ce qui est le cas » — avant de former la phrase — donc un sens qui n’est pas d’abord donné par cette équation même. Avant que je ne puisse en dire plus sur ce problème, il faut clarifier ce point : équation qui est une définition ou jugement de reconnaissance ? Ou bien y a-t-il une troisième possibilité ?
Pour autant que je sache, il est, de toute façon, pratiquement impossible de publier un travail difficile dans notre situation économique désespérée, si l’on ne prend pas soi-même en charge une partie importante de son coût.
Je viens de m’apercevoir que dans l’une de vos lettres antérieures, vous reconnaissez à l’idéalisme un noyau profond et vrai, que vous voyez en lui un sentiment important, mais satisfait de façon incorrecte, et donc un besoin pleinement légitime. De quel genre est ce besoin ?
Je serais heureux que vous m’aidiez à comprendre les résultats de vos pensées en répondant à mes questions.
Avec les salutations cordiales de votre vieil ami
G. Frege
— Le 2 avril 1936, Heinrich Scholz, qui venait de constituer le Nachlass de Frege et rassemblait sa correspondance, écrivit à Wittgenstein pour lui demander de bien vouloir lui transmettre les lettres qu’il avait reçues de Frege. Le 9 avril, Wittgenstein lui répondit ceci : « Je ne possède que quelques cartes et lettres de Frege dont le contenu n’est pas philosophique mais purement personnel. Elles n’ont aucune valeur dans le cadre d’une compilation des écrits de Frege. Mais elles ont, pour moi, une valeur sentimentale. Et j’ai du mal à accepter l’idée qu’elles soient mises à la disposition du public. »
1. Dans l’original, il y a ici un lapsus que nous avons corrigé : Frege parle deux fois de « triangle équilatéral ». (Éd.)
2. Frege introduit ici une note renvoyant à son article « Der Gedanke, eine Logische Untersuchung », p. 58. (Éd.)
3. Cf. G. Frege, « Recherches logiques, (1) La pensée », Écrits logiques et philosophiques, trad. fr. par C. Imbert, Paris, Éd. du Seuil, 1971, p. 180. (N.d.T.)