Correspondance
avec Frank Plumpton Ramsey

(1923-1929)

Au terme d’un cursus brillant de mathématiques à Trinity College, Frank Plumpton Ramsey (1903-1930) devint, dès 1924, fellow de King’s College, grâce à l’appui de Keynes.

Il fut l’un des traducteurs anglais du Tractatus logico-philosophicus, sur lequel il publia, en 1923, un compte rendu substantiel qui fit date : « Critical Notice of Wittgenstein’s Tractatus » (Mind, 32, p. 465-478).

Ramsey se rendit en Autriche pendant l’été 1923 puis à Puchberg am Schneeberg où Wittgenstein enseignait alors. Il y séjourna en septembre une quinzaine de jours, pendant lesquels les deux hommes se virent quotidiennement pour lire et discuter point par point le Tractatus.

De Puchberg même, Ramsey envoya à sa mère un compte rendu très vivant de sa première rencontre avec Wittgenstein : « Wittgenstein est instituteur à l’école du village. Il est très pauvre, du moins il vit de façon très économe. Il occupe une petite chambre blanchie à la chaux, qui comprend en tout et pour tout un lit, un lavabo, une petite table et une chaise. Son repas du soir, que j’ai partagé hier avec lui, n’a rien d’attrayant : pain grossier, beurre et cacao. Il travaille à l’école de 8 h à 12 ou 13 h, et semble être libre tout l’après-midi.

« Il paraît plus jeune qu’il n’est ; mais il dit qu’il a une mauvaise vue et qu’il a pris froid. Il a une allure athlétique. Lorsqu’il explique sa philosophie, il s’excite et fait de grands gestes, mais il fait baisser la tension par un rire plein de charme. Il a les yeux bleus.

« Il prévoit de consacrer 4 ou 5 heures par jour à l’explication de son livre. En deux jours, nous avons parcouru 7 pages (+ quelques références supplémentaires) sur 80. Quand nous en aurons fini avec le livre, je tâcherai de lui tirer quelques idées quant aux développements que je veux essayer de lui donner. Il dit qu’il ne fera rien de plus, non parce que cela l’ennuierait, mais parce que son esprit a perdu son agilité. Il prétend que nul ne peut se consacrer plus de 5 ou 10 ans au travail philosophique. (Son livre lui en a pris 7.) Et il a la certitude que Russell ne fera plus rien d’important. Il ne croit pas que ceux qui liront son livre vont comprendre ses idées, mais il est convaincu qu’un jour quelqu’un les pensera par lui-même et prendra un réel plaisir à les découvrir exactement formulées en lui. Je pense qu’il exagère sa propre inspiration verbale ; elle est bien plus minutieuse que je ne le supposais, mais, selon moi, elle reflète la façon dont ses idées lui sont venues, et celle-ci peut être différente chez quelqu’un d’autre.

« Il a déjà résolu la difficulté principale sur laquelle j’avais buté une année durant, et que j’avais fini par abandonner dans un découragement total, après avoir décidé qu’il ne l’avait pas lui-même aperçue. (Elle ne se trouve pas dans les 7 premières pages, mais nous en avons incidemment parlé.) Il est grand. Je considérais jusqu’ici que Moore était grand, mais Wittgenstein à côté !

« Il prétend que j’aurai oublié d’ici à quelques jours tout ce qu’il m’explique. Moore, lorsqu’il était en Norvège, disait comprendre parfaitement Wittgenstein, mais après son retour en Angleterre, il n’était pas plus avancé qu’à son départ.

« Ce qu’il y a de terrible, c’est quand il demande : “Est-ce clair ?”, que je réponds que non, et qu’il s’exclame : “Nom d’un chien, devoir reprendre tout cela est épouvantable !” Parfois il dit que je ne peux pas comprendre tel ou tel point dans l’immédiat, et qu’il faut le laisser de côté. Il lui arrive fréquemment d’oublier la signification de ce qu’il a écrit pendant cinq minutes, puis de s’en ressouvenir plus tard. Certaines de ses phrases sont délibérément ambiguës : elles ont un sens banal et un autre plus difficile, auquel il adhère également.

« Il est quelque peu contrarié, je m’en rends compte, par le fait que Russell prépare une nouvelle édition des Principia, car il pense lui avoir montré que l’ouvrage comportait tellement d’erreurs qu’il était inutile de le rééditer. Il faudrait, selon lui, tout reprendre à zéro. Il a passé une semaine avec Russell il y a 4 ans1. »

Au cours de ces discussions, Wittgenstein apporta un certain nombre de modifications et de corrections au Tractatus que Ramsey consigna sur son exemplaire personnel de l’ouvrage2.

En 1924, Ramsey s’installa pour six mois à Vienne et rendit à nouveau visite à Wittgenstein dans les petits villages de Basse-Autriche où il enseignait. Mais leur dernière entrevue fut quelque peu tendue, et il en alla de même lorsqu’ils se revirent en Angleterre chez Keynes, l’été 1925. Déçu, Ramsey n’envoya pas à Wittgenstein « The Foundations of Mathematics », l’article qu’il publia en 1925 et dans lequel il tentait de prolonger en les recroisant les enseignements du Tractatus sur l’identité et ceux des Principia Mathematica. Averti par Schlick de l’existence de cet article, Wittgenstein le lut et en fit, en 1927, une critique sévère.

Mais les deux hommes restèrent cependant en contact. Et, au moment où Wittgenstein revint à Cambridge et décida de soutenir une thèse, Ramsey devint son superviseur et eut avec lui de nombreuses discussions qui semblent avoir été à la fois chaleureuses et fructueuses, et cela, jusqu’à sa disparition tragique, début 1930.

À la fin des années 1920, Ramsey avait entièrement revu sa position sur les fondements des mathématiques. Il ne cherchait plus à démontrer leur nature tautologique et à les préserver de la « menace bolchevique de Brouwer et de Weyl3 », comme en 1925 ; mais il soutenait, à l’encontre de l’axiome d’infinité de Russell, une conception finitiste des propositions générales. Or, la nouvelle position de Ramsey semble avoir considérablement aidé Wittgenstein à prendre conscience des erreurs du Tractatus. En tout cas, il reconnaît ceci, dans la préface aux Recherches philosophiques écrite en 1945 : « La critique de mes idées par Frank Ramsey, avec qui je les ai discutées dans d’innombrables entretiens au cours des deux dernières années de sa vie, m’a aidé — dans une mesure que je ne suis pas à même d’apprécier — à me rendre compte de ces erreurs4. »

É. R.

1. Allusion à la rencontre de 1919 à La Haye, et non à celle de 1922 à Innsbruck (qui ne semble pas avoir donné lieu à de véritables échanges philosophiques).

2. Elles sont présentées par C. Lewy, « A Note on the Text of the Tractatus », Mind, vol. 76 (1967), p. 417-423, et ont été, pour l’essentiel, incorporées à la seconde édition de l’ouvrage, en 1933.

3. Cette formule que s’appropriera bien plus tard Wittgenstein (notamment dans ses cours de 1939) apparaît dans l’article de Ramsey « The Foundations of Mathematics ».

4. Philosophische Untersuchungen (Recherches philosophiques, p. 22).