Hochreit, Post Hohenberg, Basse-Autriche
20.08.1932
Cher Professeur,
C’est vraiment à contrecœur que je vous écris cette longue lettre. Mais je dois régler l’affaire qu’il y a entre nous, même si j’encours le risque de passer pour un casse-pied. Et je ne peux m’expliquer qu’en exposant intégralement son déroulement.
J’ai reçu en avril (ou début mai) votre article sur le « Physicalisme ». En le parcourant, je me suis rendu compte que, dans un certain nombre de passages, soit le contenu, soit les mots et les tournures puisaient dans des matériaux de pensée que j’ai en partie publiés dans le Traité et en partie communiqués oralement, pendant ces trois ou quatre dernières années, à Schlick, à Waismann et à d’autres par leur intermédiaire. Une lecture plus minutieuse a confirmé mon impression de départ, et elle m’a aussi montré que vous ne me citez nulle part. Cela saute d’autant plus aux yeux que vous faites en revanche, sciemment et scrupulement, référence à vos propres écrits et à ceux de M. Neurath, en plusieurs occurrences. Le lecteur se trouve donc induit en erreur par l’absence de référence à votre source principale. Il me paraît clair que c’est intentionnellement que vous ne m’avez pas nommé et que vous avez tu l’origine de vos pensées. — J’ai donc écrit une lettre au Prof. Schlick pour lui faire part de mon indignation sur votre façon de procéder. Entre autres choses, je lui ai dit qu’en communiquant oralement mes résultats sans les assurer dans des publications en revue, etc., je m’étais mis dans la position pour le moins curieuse d’apparaître comme un plagiaire ou un compilateur de pensées venues d’ailleurs, si je rendais public mon travail de ces quatre dernières années. (Votre publication, je dois l’avouer, a provoqué chez moi cette peur.) Cette idée et d’autres aussi m’ont inquiété car, d’un côté, je ne veux pas « encaisser » cette affaire mais, de l’autre, je ne veux pas entrer dans une querelle de priorité académique. Il n’en reste pas moins que ce qu’il y a d’usurpé dans les résultats de votre dernier texte (sur un sujet qui m’est proche), et son ton autosuffisant et pédant me répugnent. Ma première idée a été de vous retourner votre tiré à part en l’accompagnant d’une remarque mais, comme je l’avais annoté en le lisant, je l’ai conservé. Schlick m’a répondu par une lettre où il désapprouve aussi votre comportement, mais est convaincu que vous avez agi de bonne foi. — Deux mois ont passé depuis, et mon sentiment a changé. Je me suis dit : qu’ai-je à faire avec le professeur Carnap ou un cercle académique, et qu’ai-je à faire de ce que l’on pense de mes publications dans ce cercle ? — En juillet, alors que j’étais à Vienne, j’en ai discuté avec Schlick et Waismann, ainsi qu’avec un autre de mes amis. Celui-ci, après que je lui ai exposé cette affaire dégoûtante, m’a dit : « Que vas-tu faire ? » — Moi : « Je vais renvoyer à Carnap le prochain tiré à part qu’il m’enverra avec une remarque appropriée ». — Mon ami : « Mais n’est-ce pas incorrect ? Car il se peut que C[arnap] ait été dans de bonnes dispositions à ton égard et qu’il ait simplement omis de te citer. De toute façon, le professeur Schlick est l’ami de Carnap, ainsi que le tien, il désapprouve la démarche de Carnap, mais estime qu’il est de bonne foi, et il lui fera donc remarquer son erreur. Et la réponse de Carnap montrera si cette affaire a ou non causé des dommages. » — Cette recommandation m’est apparue juste et adéquate. J’en ai informé Schlick qui vous a écrit une lettre dont le contenu ne m’est pas inconnu. — Ensuite, il m’a envoyé la réponse que vous lui aviez adressée et qu’il semblait considérer comme satisfaisante, mais que j’ai perçue bien différemment. J’avais commencé à vous écrire une lettre que je n’ai pas terminée, et j’en ai écrit une à Schlick en lui demandant de vous la communiquer. Je joins cette lettre à celle que je suis en train d’écrire, car elle vous éclairera sur mon point de vue. Schlick m’a répondu aussitôt en me suggérant amicalement et avec bienveillance de ne pas insister pour que ma lettre vous soit transmise. C’est ce qui m’a conduit à vous écrire pour vous communiquer sans ambages tout ce qui est, selon moi, essentiel en cette affaire. — Et, pour vous redire une fois encore ce qui est clairement dit dans ma lettre à Schlick que je vous fais suivre : mon objectif n’est pas que vous mentionniez mon nom dans vos écrits. Si tel avait été mon souhait, je ne vous aurais pas communiqué mon point de vue de façon aussi franche. J’espère en effet que prochainement je n’entretiendrai plus les relations (relativement lâches) que j’entretiens actuellement avec la vie académique. Mais mon sentiment est qu’il est incorrect que vous n’ayez aucunement signalé ma position sur ces questions.
Avec mes salutations distinguées.
— L’article envoyé par Carnap était « Die Physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft [La langue physicaliste comme langue universelle de la science] », Erkenntnis, t. 2, 1931, p. 432-465.
— Un autre de mes amis : Non identifié.
— Dans sa lettre à Waismann du 24 août 1932, Schlick lui dit ceci de l’affaire : « L’affaire Carnap-Wittgenstein est à pleurer, et je me demande souvent : mais à quoi bon cette grande dépense d’énergie nerveuse ! Wittgenstein m’a demandé de faire suivre à Carnap la lettre qu’il m’a adressée et dont tu as eu une copie. Naturellement, il m’a fallu refuser. Ce qui a eu pour conséquence qu’après avoir longuement réfléchi Wittgenstein l’a finalement envoyée à Carnap, avec une lettre d’accompagnement (dont j’ai une copie) qui n’adoucit qu’un peu l’impression donnée par la première. C’est une chance que Carnap soit un homme aussi placide ! Je crains qu’en ce moment Wittgenstein n’aille pas bien du tout. Il se plaint de ne pas être en mesure, pour de multiples raisons physiques et psychiques, de faire avancer son travail comme il le voudrait, et donc aussi de ne pas pouvoir venir. Il souhaite maintenant que nous repoussions notre rencontre aux mois prochains, mais je crains qu’il ne soit pas possible, de mon côté, d’arranger quelque chose. »
— En lieu et place d’une véritable réponse à Wittgenstein, Carnap écrivit ceci à Schlick le 29 septembre 1932 : « Cher Schlick, […] Wittgenstein ne m’a pas seulement envoyé la copie de la lettre qu’il t’a écrite, mais il m’a aussi écrit une lettre dont je t’adresse copie. Je dois reconnaître que je n’accorde pas autant d’importance à la question factuelle de savoir si je tiens ou non de lui les points mentionnés, et si j’aurais dû ou non le citer, qu’à la nouvelle question qu’il soulève dans sa lettre ; et je suis vraiment préoccupé par le ton de cette lettre et par les traits humains qui s’y révèlent. Je suppose qu’il en va de même pour toi. Je ferai néanmoins encore quelques remarques sur la question factuelle. Après avoir reçu ta première lettre, j’avais pris la peine de voir si j’avais commis une injustice envers Wittgenstein en ne le citant pas. Si j’avais eu la conviction de l’avoir fait, je n’aurais pas hésité à rétablir publiquement moi-même les choses en une occasion appropriée. Mais je ne suis pas parvenu à m’en convaincre. Je pense qu’aucun des points de détail qu’il évoque ne provient de lui, et que je ne lui dois que mes principes généraux. Dans le premier jet de la première page où il est question de ces principes (écrite il y a deux ans, à Biberwier), j’avais fait référence à Frege, Russell, Whitehead et Wittgenstein, au moment où j’évoquais les développements de la logique contemporaine. J’ai ensuite supprimé ces références pour que le lecteur n’impute pas à ces logiciens les conceptions que je mets en avant dans la suite du texte — surtout celles relatives au physicalisme. Dans le passage en question, j’ai expressément écrit ceci : « Nous ne parlerons que brièvement de la philosophie et des sciences formelles. La conception que nous en soutenons ici a été à plusieurs reprises exposée par d’autres. » Aucun lecteur n’ira donc croire que je revendique, dans ce que je dis de la philosophie, de la logique et des mathématiques, une quelconque priorité. (Cela ne fait qu’une page.) Les lecteurs d’Erkenntnis connaissent parfaitement la provenance de cette conception.
« Sur les différents points :
« — Je n’ai trouvé aucune mention du physicalisme dans le Tractatus. À ce jour, je ne sais toujours pas la conception que s’en fait Wittgenstein, car Waismann n’a pas clairement pris position à ce sujet. Au contraire, il a dit qu’il(s) butai(en)t, lui (et Wittgenstein), sur certaines difficultés, sans même les formuler.
« — Je me souviens vaguement d’une conversation avec Waismann portant sur les définitions, et je n’ai plus la moindre idée de ce qu’il a dit de la conception wittgensteinienne des définitions ostensives. Mais je constate que, dans ses Thèses supposées reprendre les conceptions de Wittgenstein, Waismann dit, p. 16 : “Il y a deux façons dont nous pouvons donner une signification à un signe : (1) par une ostension… en quoi… nous indiquons le fait correspondant ; (2) par une définition… La définition reste à l’intérieur du langage. L’ostension en sort… La définition peut être exprimée dans le langage, l’ostension, non1.” Or, je soutiens (p. 435) une conception opposée et donne un exemple montrant que l’ainsi nommée définition par ostension reste à l’intérieur du langage, et qu’aucun acte d’indication ne lui est nécessaire.
« — Sur les hypothèses. Je ne partage pas la conception de Wittgenstein (à laquelle tu fais référence dans Naturwissenchaft) — conception selon laquelle les hypothèses ne sont pas des propositions, mais des indications pour construire des propositions. Ce que je dis des hypothèses me paraît être une formulation plus claire (à savoir une formulation sémantique des relations de déduction) de ce qui a déjà été dit d’une manière analogue par Poincaré et Duhem. (Je les cite d’ailleurs tous les deux en relation avec cette question dans la partie du manuscrit de ma sémantique que j’ai écrite cette année, en février.)
« — Sur le mode formel et matériel du discours. Ici, Wittgenstein ne semble pas m’avoir compris. C’est en partie ma faute, car j’ai peu explicité ces concepts. J’en traiterai dans mon livre bien plus exhaustivement et j’y montrerai qu’à ce niveau je refuse la conception de Wittgenstein. (Mais, d’une façon générale, je ferai en sorte d’être le plus économe possible de remarques polémiques.) Et cela n’a rien à voir avec la métaphysique de la physique.
« Je suis sûr que ces développements t’ennuient. Moi aussi. Mais nous avons à faire face à une tout autre question : comment expliquer l’extrême susceptibilité et la violence de Wittgenstein ? Je comprends que tu te trouves là confronté à certaines énigmes. Mais je dois, quant à moi, faire en sorte d’interpréter son attitude de façon psychologique pour surmonter ce qu’elle a de déprimant et d’inquiétant et pour ne pas verser dans les conflits et les reproches. La violence de sa réaction par rapport à l’insignifiance du point de départ me porte à penser qu’il nourrit, à mon encontre, une très forte rancœur personnelle, et que ce point de départ a seulement été le déclencheur qui lui a permis de déverser l’intensité de la rancœur accumulée. Car, même si les points évoqués provenaient de lui, la situation factuelle ne justifierait aucunement la brutalité de ses reproches. Elle ne constitue certainement pas une raison suffisante pour qu’il ait manifesté une telle colère à mon égard. Le texte qui l’a provoquée est le quatrième que je publie dans Erkenntnis. Dans les trois premiers, j’ai cité Wittgenstein ; et je l’ai aussi mentionné à de multiples reprises dans des conférences, des cours et des conversations privées. Toi mis à part, je crois être celui qui a le plus attiré l’attention sur lui. Et si je soupçonne qu’il s’agit seulement d’une question de personne, c’est parce qu’il se comporte tout autrement à ton égard qu’au mien. Dans ton texte sur le positivisme, tu as présenté de façon plus précise que je ne l’ai fait dans le mien des conceptions d’ordre général (sur le sens, la vérification, les lois de la nature) qui proviennent, pour la plupart, de Wittgenstein. Si je ne me trompe, tu ne l’as pas cité, au moins en plusieurs passages importants (ce qui n’était pas d’ailleurs nécessaire), alors que tu l’avais fait dans bien de tes textes antérieurs. Mais il ne paraît pas te le reprocher, alors qu’il se rebelle contre moi. Pour essayer de comprendre cette rancœur, j’ai repensé à l’époque où je m’entendais encore avec lui (été 1927 ou 1928). Nous nous opposions parfois très fortement, mais moins du point de vue théorique que du point de vue factuel et affectif. Lui, en tant qu’artiste, me considérait comme un rationaliste pédant ne respectant pas la vie (souviens-toi de son refus catégorique de l’espéranto dont tu avais plusieurs fois imprudemment parlé) et comme un homme superficiel méprisant tout ce qui est sublime (je crois qu’un de mes propos contre Schopenhauer l’avait mis fort en colère, et je pense aussi avoir dit que j’appréciais le style posé et parfois ironique de Russell dans Ce que je crois, alors qu’il reprochait sa superficialité à ce livre). Finalement, Wittgenstein m’a fait dire par toi ou Waismann qu’il ne pouvait plus parler avec moi. Ce qu’il nous faut interpréter, tout comme l’affaire actuelle, comme un signe d’aversion personnelle. Compte tenu de son impulsivité et de la force de ses dispositions affectives, il est compréhensible que son aversion à mon égard le conduise à me rejeter brutalement. Peut-être aussi y a-t-il un sentiment de rivalité. Je ne sais pas. Si c’est le cas, il est injustifié, puisque notre Cercle l’estime considérablement et qu’il l’honore. Mais rien de tout cela ne suffit à expliquer qu’il soit si inamical et si blessant à mon égard. Seul parle ainsi un homme qui ne va pas bien. En disant cela, je ne pense pas seulement à sa nervosité qui s’est accrue avec le surmenage (dans ses lettres, il y a des traits névrotiques qui sont vraiment manifestes et inquiétants). Je pense donc qu’il doit aussi aller humainement mal. Mais il m’est difficile d’en dire plus. Je n’ai pas écrit à Wittgenstein pour lui parler de cette affaire. Je lui ai simplement mis un mot pour accuser réception de sa lettre. Actuellement, une explication sereine avec lui est exclue. Je ne sais pas s’il y a quelque espoir qu’un jour il réfléchisse calmement à tout cela et qu’il adopte une autre attitude. Si tu souhaites lui communiquer certains passages de cette lettre, je ne m’y oppose naturellement pas. Ne me réponds pas de façon détaillée. Il faut maintenant que tu prennes du repos plutôt que d’écrire de longues lettres. […]
Ton
R. C.
1. Cf. Wittgenstein und die Wiener Kreis (trad. fr. mod., p. 229 ). (N.d.T.)