L’économiste Piero Sraffa (1898-1983) vécut et travailla d’abord dans son pays d’origine. En 1919, il fit la connaissance de Gramsci, auquel il ne tarda pas à se lier et qu’il soutint très activement après son emprisonnement en 1926, jusqu’à son décès survenu en 1937.
Lui-même était un penseur engagé qui avait publié en 1921 trois articles dans l’Ordine Nuovo, et qui s’était directement affronté à Mussolini sur la question bancaire, en 1922. Bien qu’il ait réussi à obtenir une chaire d’économie politique à l’université de Cagliari, sa situation était relativement précaire, principalement en raison de cet affrontement.
Lorsque Keynes lui écrivit en janvier 1927 pour l’inviter à venir enseigner à Cambridge, il accepta aussitôt sa proposition et partit s’installer en Angleterre. Keynes lui présenta Wittgenstein dès 1929, peu après qu’il fut revenu à Cambridge. Assez rapidement, les deux hommes se lièrent d’amitié et prirent l’habitude de se voir régulièrement. Ils eurent quantité de discussions, mais aussi de nombreux entretiens en bonne et due forme qui semblent avoir largement contribué à amorcer le retour de Wittgenstein au « sol raboteux »1.
Selon une anecdote devenue célèbre, pour toute réponse à Wittgenstein qui lui expliquait que la proposition et l’état de choses représenté par elle doivent avoir la même « multiplicité » ou « forme » logique, Sraffa aurait fait un geste familier aux Napolitains, exprimant soit le dégoût soit le mépris, tout en lui demandant : « Quelle est donc la forme logique de cela ? » Et c’est cette « réponse » qui aurait convaincu Wittgenstein que la thèse de l’isomorphisme entre langage et réalité mise en avant par le Tractatus n’était pas tenable2.
Si Sraffa, tout comme Ramsey, a joué un rôle non négligeable dans la remise en question des présupposés logico-ontologiques du Tractatus, il semble bien que les discussions avec lui aient eu aussi un véritable impact sur le point de vue « pour ainsi dire anthropologique » accrédité par Wittgenstein vers la fin des années 1930. En tout cas, elles le stimulèrent considérablement. La préface des Recherches philosophiques, aussitôt après avoir salué Ramsey, remercie en effet Sraffa dans les termes suivants : « Et plus encore qu’à cette critique, toujours vigoureuse et sûre [c’est-à-dire la critique de Ramsey], je suis redevable à celle que M. P. Sraffa, professeur à l’université de Cambridge, a inlassablement exercée sur mes pensées pendant de nombreuses années. C’est à cette stimulation que je dois les idées les plus fécondes de cet écrit3. »
(La datation de certains éléments des échanges entre Wittgenstein et Sraffa est incertaine, et il arrive que le jour de la semaine indiqué par Wittgenstein dans sa lettre ne corresponde pas à la date notée entre crochets qui est celle du jour où Sraffa en a pris connaissance.)
É. R.
1. Pour cette caractérisation de la nouvelle position de Wittgenstein, cf. Philosophische Untersuchungen, § 106.
2. N. Malcolm, A Memoir, p. 58 (dans sa postface, B. McGuinness donne une autre version de l’anecdote, rapportée par G. H. von Wright). Cf. infra p. 882.
3. Philosophische Untersuchungen (Recherches philosophiques, p. 22).