Né à Olmütz en Moravie, l’architecte Paul Engelmann (1891-1965) fut l’élève d’Adolf Loos et, pendant un an, le secrétaire privé de Karl Kraus. Pendant la Grande Guerre, la mère et les sœurs de Ludwig lui confièrent le réaménagement de la résidence familiale de Neuwaldegg1 et, dans les années 1920, Margaret Wittgenstein-Stonborough fit appel à lui pour se faire construire une maison à Vienne — projet auquel Wittgenstein s’associa et dont il semble avoir été le principal acteur, si l’on en croit Engelmann qui écrivit à Hermine Wittgenstein, le 9 janvier 1932 : « À l’époque, je voulais quelque chose d’autre qui me soit propre. Maintenant que le travail de votre frère est visible sous sa forme achevée, il est évident que le mien aurait été en deçà de ce qui a été réalisé, qui est bien meilleur et que j’avais alors du mal à comprendre2. »
Architecte de métier, Engelmann était aussi ami des arts et des lettres, et il écrivait lui-même à l’occasion (notamment des poèmes). À Olmütz où il vécut le plus souvent avant de s’installer à Tel-Aviv en 1934, il s’était entouré d’un cercle de jeunes artistes et écrivains. Les membres du groupe se retrouvaient régulièrement le soir, dans la maison familiale (demeure modeste, mais confortable, rebaptisée « palais de la Moritzplatz »), le plus souvent en présence de la mère de Paul, Ernestine, pour discuter de littérature, de musique ou de religion, pour jouer de la musique ou même pour mettre en scène une pièce de théâtre. Heinrich Groag (1892-1974), étudiant en droit (qui devint avocat), était le pivot du « cercle d’Olmütz », dont les éléments centraux étaient Paul Engelmann lui-même, l’écrivain (auteur de pièces de théâtre) Max Zweig (1892-1992) et son cousin, le musicien Fritz Zweig (1893-1984), qui fut élève d’Arnold Schönberg. Le frère de Paul, Peter, qui devint un caricaturiste célèbre à Vienne, y faisait parfois quelques apparitions.
À son arrivée à Olmütz (où les autorités militaires l’avaient envoyé pour recevoir une formation d’officier d’artillerie et où il passa plus de deux mois, d’octobre à décembre 1916), Wittgenstein, qui se sentait seul et déprimé, se présenta au domicile des Engelmann, pour saluer Paul de la part d’Adolf Loos. Il fut aussitôt intégré au cercle d’Olmütz, et découvrit en Paul un jeune homme aux prises avec des problèmes existentiels analogues aux siens. Comme Engelmann le souligne dans son Mémoire : « Sans s’y attendre le moins du monde, Wittgenstein découvrit en moi quelqu’un qui, comme bien des membres de la jeune génération, souffrait terriblement de l’inadéquation entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il doit être à ses propres yeux ; et, qui plus est, quelqu’un qui cherchait la source de cette inadéquation à l’intérieur de lui-même, plutôt qu’à l’extérieur3. »
Désormais, Wittgenstein avait donc un ami qui comprenait ses difficultés à exister, auquel il pouvait se confier, et avec lequel il pouvait parler de littérature, de poésie et de religion. Et cet ami était très attentif. Bien qu’il ne soit pas philosophe, il lut et relut le Tractatus, dont Wittgenstein lui avait offert la dactylographie ayant servi à l’édition d’Ostwald.
Or Engelmann avait compris le Traité comme une œuvre « annulant in fine sa propre image du monde […] pour montrer “combien peu a été accompli une fois ces problèmes résolus4” », et témoigner de ce que « les efforts de la pensée humaine pour “exprimer l’inexprimable” sont une tentative désespérée d’apaiser l’éternel besoin de métaphysique des hommes5 ».
Lorsque, bien plus tard, il eut connaissance des exégèses officielles du Tractatus (notamment de celle proposée par le Cercle de Vienne), il fut donc convaincu qu’elles en méconnaissaient le véritable objectif. Aussi envisagea-t-il, quelque temps après la disparition de son auteur, de publier les lettres qu’il avait reçues de lui et de les accompagner d’un Mémoire. Elizabeth Anscombe lui en donna l’autorisation en 1965, et Brian McGuinness en assura l’édition.
Ce sont ces lettres que nous publions dans les pages qui suivent. Elles ont été récemment rééditées par Ilse Somavilla dans un volume où sont également publiées les lettres d’Engelmann à Wittgenstein et à sa sœur Hermine, ainsi que les échanges de Wittgenstein avec Ernestine Engelmann et certains des amis de Paul : Briefe, Begenungen, Erinnerungen, Innsbruck-Vienne, Haymon, 20066.
Dans sa présentation de ce volume, Ilse Somavilla note qu’Engelmann a été le premier à avoir attiré l’attention des exégètes non seulement sur « l’arrière-plan viennois de la pensée de Wittgenstein, mais aussi sur l’influence de Henrich Hertz » (cf. op. cit., p. 9). Et elle souligne également que : « L’“inexprimable” (das Unaussprechliche) que l’on cite si souvent en rapport avec la philosophie de Wittgenstein […] se révèle avoir été au cœur des discussions entre les deux amis. Comme le montre leur correspondance, ce fut Engelmann qui fit voir à Wittgenstein la possibilité d’exprimer par la littérature cet “inexprimable” — et de “l’exprimer de façon inexprimable”7. »
É. R.
1. Cette résidence, située aux environs de Vienne, était la résidence de mi-saison de la famille Wittgenstein.
2. Engelmann — Wittgenstein, Briefe, Begegnungen, Erinnerungen, p. 80.
3. P. Engelmann, A Memoir, p. 95 (dans l’édition d’I. Somavilla).
4. Ici, Engelmann cite un fragment de la préface du Tractatus.
5. A Memoir, p. 109 (dans l’édition d’I. Somavilla).
6. Il m’est apparu opportun de reprendre quelques éléments de l’apparat critique de ce volume, pour compléter celui de l’édition source afin d’éclairer certaines questions dont Wittgenstein parle à son ami.
7. Op. cit., p. 10.