Le Canadien J. C. Taylor (1914-1946) vint à Trinity College pour compléter son cursus. En 1937-1938, il assista aux cours de Wittgenstein (qui eurent lieu dans ses appartements) et il eut de nombreuses entrevues avec lui, avant de repartir à Berkeley soutenir sa thèse et enseigner.
Il mourut en 1946, lors d’une rixe dans un bar, alors qu’il était en chemin vers Melbourne où il venait d’obtenir un poste à l’Université.
É. R.
2426 Haste Street
Apt 1, Berkeley, Californie
24.09.[1938]
Cher Wittgenstein,
[…]
Je n’ai fait aucun travail de missionnaire, et je suis tout à fait conscient de n’en avoir pas suffisamment la capacité, mais j’ai pas mal discuté avec trois ou quatre personnes intelligentes (les étudiants diplômés que j’ai mentionnés), et j’ai sursauté quand ils ont dit des choses erronées sur la manière de faire de Moore — ce qui, je crois, n’a été inutile ni pour moi ni pour eux. Ces discussions ne sont pas sans ressembler à celles que j’avais avec Smythies ou Lewy. Grâce à vous, je suis plus au clair sur certaines choses que ceux qui n’ont pas eu ma chance. Je ne me sers pas de ce que vous avez dit directement, comme le font, par exemple, Waismann et parfois Schlick ; et si je recours à l’une de vos expressions, à l’un de vos exemples ou à l’une de vos idées (ce que j’essaie de faire aussi rarement que possible), j’indique qu’ils sont de vous. Je ne discute pas du tout quand je me sens fatigué ou mal, et j’essaie de mettre clairement en évidence les limites extrêmes dont souffrent les commentaires triviaux. Je ne sais si c’est ou non une bonne chose. Mais je sais que je n’ai pas eu honte de ces discussions, et que je ne me suis pas senti mal après les avoir eues.
[…]
Je suis certain que vous ne vous plairiez pas du tout ici — c’est assez accablant et pire, en définitive, que je ne m’y attendais.
Dans l’assez petit groupe d’étudiants diplômés, votre nom fait bondir. D’ailleurs, Ganz ne semble pas non plus avoir donné à quiconque une idée claire du genre de choses que vous faites. Mais en un sens, cela n’est guère possible.
Les gens d’ici se sont montrés très gentils et accueillants. En dépit de cela, je ne me sens ni vraiment chez moi ni satisfait. Il n’y a personne qui vous ressemble ou qui ressemble aux quatre ou cinq autres de Cambridge. La façon d’avancer est plus laxiste ; et je crains de ne devenir, moi aussi, laxiste.
Si j’en ai financièrement l’opportunité, je reviendrai à Cambridge. Non parce que je déteste ce que je fais ici — du moins, pas encore. Mais pour ne pas déraper, il me faudra tenir bon sur tout ce que j’ai acquis, et cela ne suffira peut-être même pas. Ce qui me sauve, c’est que j’ai projeté certaines choses, et que je dois travailler plutôt dur. Et c’est aussi qu’actuellement je parviens à éviter les mauvaises gens.
J’ai lu deux fois Der Schmetterling [Le papillon]. Les sketches sont aussi bons que vous le disiez. Par endroits, je n’ai pas aimé l’amertune de la grimace faite par l’auteur ; il n’est pas aussi dur qu’il le croit. Quelqu’un de plus dur n’aurait pas eu besoin de manifester autant d’amertune sur certaines choses. (Je me rends compte, après avoir écrit la phrase qui précède, que la manière dont je l’ai formulée ressemble à la façon dont vous aviez, une fois, commenté Kafka à mon intention.) Mais j’ai aimé le livre.
Belmont m’a demandé ce que vous aviez écrit et ce qu’on pouvait lire de vous. Je ne lui ai pas dit que vous alliez bientôt publier, car je suppose que ce n’est encore pas entièrement sûr. Mais je lui ai parlé du manuscrit en anglais que vous avez dicté à Skinner et Alice Ambrose, il y a cinq ou six ans. Et je lui ai dit que, s’il souhaitait le voir, je pourrais vous en demander l’autorisation. Lorsque vous m’écrirez, dites-moi, s’il vous plaît, si vous préférez que je ne le lui donne pas à lire, ou si je peux de lui donner.
J’espère que le petit volume que vous avez mentionné est en voie de publication. Je l’attends avec impatience.
Si la guerre éclate et que, comme vous dites, elle change tout, je pense que, si elle dure, je la ferai, en tant que Canadien. Je suis porté à espérer qu’elle sera déclarée sur l’affaire de la Tchécoslovaquie. Mieux vaut arrêter le traîneau et en découdre avec les loups plutôt que de leur jeter une quelconque pitance !
Transmettez, s’il vous plaît, mes meilleurs vœux à Skinner.
Si vous le voulez bien, écrivez-moi pour me donner votre sentiment sur tout cela ; je veux dire pour me faire savoir si je vous donne l’impression d’être quelqu’un qui s’abuse lui-même. Et s’il vous plaît, écrivez-moi ce que vous en pensez vraiment.
J’espère que vous êtes parti à Dublin.
Taylor
— Abraham Gans était américain. Il avait suivi les cours de Wittgenstein (cf. Th. Redpath, Ludwig Wittgenstein, A Student’s Memoir, p. 19) et il était élève de Moore, lequel note dans son agenda, le 22 janvier 1935 : « W[ittgenstein] est venu comme d’habitude et m’a trouvé avec Gans ; il a argumenté avec lui. »
— Der Schmetterling : L’un des deux contes de Wilhelm Busch (que Wittgenstein recommandait fréquemment à ses amis) (voir aussi les lettres 433 et 435).
— Au sujet de Belmont, voir les lettres 375 et 376 de et à A. Ambrose.
— Le manuscrit ici évoqué est Le Cahier brun.
2203 Cedar St., Berkeley,
Californie, U.S.A.
24.02.[1939]
Cher Wittgenstein,
[…]
Je n’ai cessé d’avoir des discussions en classe avec Marhenke qui développe d’excellents arguments à l’encontre du criticisme superficiel, et qui me coince lorsque c’est nécessaire. Grâce à lui, je vois bien plus clairement qu’au moment où j’ai quitté Cambridge les limites du genre de choses que font Moore et en particulier Wisdom. Et je pense avoir maintenant une meilleure idée du type de limites qui pèsent sur la valeur de ce genre de travail. Je ne l’estime cependant pas dénué de toute valeur, mais je comprends ce qui lui manque, et je me rends compte que le fait de mettre l’accent sur les petites erreurs que comporte un livre empêche de voir ce qu’il implique ou n’implique pas de plus essentiel. Vous avez attiré mon attention sur tout cela l’an passé, vous souvenez-vous ? Aujourd’hui, je vois que ce que vous me disiez alors est vrai. Je suis aussi plus conscient que jamais du danger que nos élèves ne fassent du mauvais travail. Il est très facile de voir les choses que vous avez élaborées exploitées comme des substituts au travail sérieux sur n’importe quel problème. Vous savez mieux que quiconque, je crois, qu’il en est ainsi. Enfin, je suis maintenant plus conscient que lorsque j’ai quitté Cambridge de ce que vous m’avez indiqué il y a longtemps — à savoir de l’étroitesse de mes propres talents philosophiques.
Vous imaginerez sans mal que tout ce que je viens d’évoquer et la situation générale qui est la mienne ici m’ont conduit à douter de plus en plus de la valeur de ce que je peux faire en philosophie. Je ne vais pas pour autant me vouer au diable, mais je doute de moi-même et de mon avenir plus que de raison. Je me soumets moi-même durement à une sorte de fonction critique qui m’est fort utile et me permettra d’être plus au clair sur ce qu’il en est vraiment. Ce n’est pas méprisable, mais ce n’est cependant pas grand-chose. Si j’avais un intérêt durable pour un autre travail dont je sois capable de m’acquitter correctement, je changerais de métier dès que possible. Mais les choses étant ce qu’elles sont, j’ai décidé de continuer ici l’an prochain, si possible comme assistant. J’ai déjà donné quelques cours et lorsque je les prépare, j’arrive à faire un travail qui n’est pas dénué de toute valeur et dont j’ai l’impression qu’il est meilleur pour moi que n’importe quel autre. J’espère ainsi sortir dans une certaine mesure de la coquille qui me vient de Cambridge — peut-être devrais-je dire de ma coquille tout court. Dans un an, je saurai mieux où j’en suis, car actuellement je suis dans la confusion, et tout autour de moi change vraiment.
Je crois avoir maintenant toutes les lettres que vous m’avez écrites ; j’ai reçu hier celle qui vous avait été retournée. Peut-être aurais-je dû vous écrire un petit mot, lorsque j’ai reçu celle du 30 jan[vier]. J’avais songé à vous écrire ce que je viens de vous dire, mais j’étais très occupé par la rédaction d’un essai, la préparation des cours et d’autres choses encore. J’aurais certainement dû vous écrire il y a longtemps. Merci pour tous les mots de vous restés sans réponse.
Il est, je crois, certainement vrai que la situation politique produit dans une certaine mesure, en chacun de nous, l’impression que penser ne paie pas. C’est en tout cas ce qu’elle tend à produire en moi. D’autant qu’ici personne ne fait un travail tant soit peu original.
J’ai donné à Belmont Le Cahier brun à la condition expresse qu’il n’en fasse pas de copie.
Sur Munich, je partage votre sentiment, j’aurais préféré que la guerre éclate. Quoi que le Gouvernement fasse, cela ne surprend plus personne, pas même qu’il ait fait volte-face et reconnu Franco. Je suppose que, le moment venu, ils occuperont aussi la France, c’est-à-dire les colonies françaises.
Merci de m’avoir envoyé une copie de la Préface de votre livre. Pour autant que je puisse en juger, il me semble qu’elle est ce qui convient pour clarifier ce qui doit l’être. Je pense que la publier fera du bien et élucidera les choses dans la tête des gens.
Au moment où vous recevrez cette lettre, vous serez fixé sur votre nomination à la chaire de Moore. Si j’en crois ce que j’ai entendu dire, vous sous-estimez vos chances.
Le programme du Club des sciences morales de ce trimestre me semble être bien meilleur (Lewy m’en a adressé une copie).
Puisque vous ne me demandez pas de vous réexpédier la copie de la Préface, je suppose que je peux la conserver.
J’aimerais revenir à Cambridge et me présenter à un fel[lowship]. […]
Je suis heureux que vous vous sentiez de nouveau vous-même et donniez des cours.
J. C. Taylor
— Le professeur Marhenke était américain. Il enseignait alors à l’université de Californie, à Berkeley et avait été antérieurement professeur invité à Cambridge.
— Munich : Allusion à l’accord franco-britannique de 1938 avec Hitler qui lui laissait les mains libres en Tchécoslovaquie.
— La Préface de votre livre : Une préface datant de 1938 qui contient, comme le soulignent G. Baker et P. M. S. Hacker, l’esquisse générale de la préface qui a été publiée et qui est datée de 1945. Cf. An Analytical Commentary on the Philosophical Investigations, vol. 1, Wittgenstein, Understanding and Meaning, Oxford, Blackwell, 1980, p. 19.
S. S. « Stag Hound », U. S. Lines, Panama
22.01.[1946]
Cher Wittgenstein,
Vous avez certainement appris que j’ai obtenu le poste d’enseignant de Paul, à Melbourne. Je suis en ce moment en chemin.
Souvenez-vous que, la dernière fois où je vous ai vu, vous m’avez demandé — au sujet d’une de mes lettres que vous aviez interprétée comme vous reprochant à mots couverts de m’avoir abusé par votre enseignement — quelque chose du genre : cette interprétation était-elle réellement fausse ? Est-il ou non vrai qu’à l’époque j’ai eu l’impression d’avoir été abusé par vous ? (Je n’ai pas bonne mémoire, et il se peut que ma dernière phrase soit un compte rendu inexact, mais j’espère qu’il ne l’est pas essentiellement.) Souvenez-vous aussi que ma réponse était hésitante, et que vous avez dit quelque chose comme : « Dites ce qui vous vient à l’esprit en premier lieu, et non après mûre réflexion. »
Je ne pense pas qu’en pareil cas le résultat de la réflexion soit nécessairement une « rationalisation » au sens « freudien ». Et je pense que l’affaire est trop complexe pour qu’on y réponde de façon satisfaisante par « oui » ou « non », et que c’était principalement pour cela que j’avais longuement hésité. À bien y regarder, il y a, dans la réponse, deux étapes. Si la question est simplement : « Ai-je eu l’impression à ce moment-là (ou à un autre moment) d’avoir été abusé ? », la réponse est celle que j’ai donnée la dernière fois que je vous ai vu après y avoir réfléchi — à savoir « non ». (J’ai en plusieurs occasions parlé de votre enseignement à Cambridge avec d’autres de vos anciens élèves qui parfois pensaient avoir été abusés, et j’ai toujours été en désaccord avec mes interlocuteurs dans ces discussions.) Mais la question initiale n’est pas très éloignée de celle-ci : « Pensiez-vous, à ce moment-là, avoir été égaré ? » Or, à cette question, je répondrai que j’ai eu — et ai encore — l’impression d’avoir été égaré. Ce qui importe ici est le sens de « égaré ». Or je dirais que j’ai été égaré, en un sens qui est certainement applicable à presque tous les cas où l’on reçoit une formation excellente, i. e. plus ou moins éblouissante. Car lorsqu’on en reçoit une qui nous éblouit, on est alors presque sûr — c’est en tout cas ce que j’aurais dû penser — de ne pas pouvoir évaluer correctement certaines choses, ou certains aspects de ces choses, que cette formation ne met pas au premier plan. C’est certainement ce qui s’est produit dans mon cas. J’ai découvert que j’avais eu bien du mal à voir certaines choses avec un regard neuf. Mais, tout au long de ce processus (qui est toujours en cours, je suppose), je n’ai jamais pensé avoir été rendu infirme par ce que vous m’avez appris ou avez essayé de m’apprendre ni par vos travaux. J’ai été dans le passé plus embarrassé que je ne le suis actuellement pour dire ce qui fait la valeur de votre travail, mais, même alors, je n’en ai pensé aucun mal. En réalité, je n’en ai jamais pensé que du bien. Et il est vrai, comme vous me l’aviez suggéré, que j’ai découvert que je ne pourrai rien tirer directement de vos idées, et que cela m’a beaucoup perturbé.
Voici tout ce que je puis dire pour clarifier l’affaire. Mon adresse : Département de philosophie, Université de Melbourne, Melbourne, N. 3, Victoria, Australie.
Avec mes meilleurs vœux.
Taylor
— George Paul diffusa les idées de Wittgenstein d’abord en Australie, puis (à l’époque où cette lettre fut écrite) à Oxford.